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Introduction

De nombreuses variables personnelles à l’enseignant et d’autres relatives à l’organisation scolaire influencent la décision de l’individu de quitter la profession au cours de ses premières années de pratique professionnelle (Alem, 2003) ou de s’y engager pleinement, puis de développer et de maintenir cet engagement tout au long de sa carrière.

Afin de remédier à la méconnaissance, dans le domaine des sciences de l’éducation, de l’engagement professionnel des enseignantes du primaire[1], la recherche dont il est ici question visait la compréhension, la description et la modélisation du processus de développement et de maintien de cet engagement (Duchesne, 2004). Cette étude s’est avérée innovatrice sous plusieurs facettes ; la perspective existentielle sous laquelle elle a été conduite constitue un apport novateur. Par ailleurs, seuls les aspects du déclenchement (voie de « démarrage du processus d’engagement professionnel) et de l’affaiblissement de l’engagement professionnel avaient fait l’objet des travaux des chercheurs. La voie d’alimentation du processus (qui comprend les stratégies permettant de développer et de maintenir celui-ci), ainsi que tous les éléments qui résultent de l’action de s’engager dans son travail, constituent des connaissances inédites dans le domaine du développement professionnel des enseignants. Cet article a essentiellement pour but de présenter la perspective existentielle qui a guidé l’élaboration de cette recherche, de même que l’articulation du processus qui illustre comment, pour les enseignantes rencontrées, s’engager dans son travail donne un sens à sa vie.

Impact de l’engagement professionnel

Une carrière dans l’enseignement se développe selon un processus[2] plutôt qu’en une suite d’événements (Huberman, 1989). L’enseignement est une profession qui apporte son lot de difficultés et de satisfactions, avec la particularité que celles-ci touchent directement la personne dans son affectivité de même que dans la signification qu’elle attribue à son travail (Abraham, 1982 ; Amiel et al., 1984 ; Firestone et Pennell, 1993 ; Hargreaves, 1994 ; Lightfoot, 1983 ; Lortie, 1975 ; Moyne, 1984 ; Nias, 1984 et 1989 ; Peterson et Martin, 1990 ; Singh et Billingsley, 1998 ; Yee, 1990). Des enseignants s’engagent dans leur profession et la récompense la plus importante qu’ils en retirent prend ses sources de la relation qu’ils établissent avec leurs élèves (Lortie, 1975). C’est ici que s’inscrit tout le sens de l’engagement professionnel des enseignants : il est influencé par ce qui est vécu en classe avec les élèves alors que le rendement scolaire de ces derniers est tributaire du degré d’engagement au travail de leurs enseignants (Rosenholtz, 1991).

Ce n’est qu’au cours des années 1990 que des chercheurs tels que Firestone et Pennell (1993), Reyes (1990), Rosentholtz (1987, 1991), Rosenholtz et Simpson (1990), Singh et Billingsley (1998) ou Yee (1990) se sont intéressés à l’engagement professionnel des enseignants. Ces recherches ont été menées en contextes américain ou britannique et ont essentiellement mis l’accent sur les dimensions sociales — par exemple : l’influence des conditions de travail — de l’engagement des enseignants. L’absence de conditions favorisant le développement d’une forte motivation interne résulte en conséquences négatives sur l’engagement des enseignants à leur travail (Rosenholtz, 1991). Plutôt que de rechercher les récompenses résultant d’une action centrée sur leur performance professionnelle, ces derniers redéfinissent leur mission en termes de « faire avec ». Les enseignants faiblement engagés, selon les recherches de Rosenholtz, s’ennuient au travail, passent le temps, s’inventent des façons de quitter leur emploi et focalisent sur l’aspect social, plutôt que professionnel, de leurs relations avec leurs collègues. De plus, ces enseignants contrôlent leurs élèves plus qu’ils ne leur enseignent et se plaignent de ceux-ci, de leurs parents, de même que de la direction de l’école.

Un investissement médiocre au travail et l’absence de croissance personnelle sont parmi les conséquences d’un faible engagement ; ces dernières freinent les espoirs des enseignants de vivre de nouveaux défis professionnels. Les enseignants faiblement engagés stagnent dans leur profession : ils ne se sentent ni en progrès, ni en croissance ou en développement, ils diminuent leurs aspirations et semblent moins motivés à l’accomplissement ; ils évitent de prendre des risques à l’intérieur de leur travail et font preuve à la fois de prudence et de conservatisme. Ces enseignants n’élaborent pas de projets pédagogiques à long terme, ni de projets professionnels ; ils ont peu d’ambition, et ce, indépendamment de leur âge ou de leurs années d’expérience (Rosenholtz, 1991). Par ailleurs, ces enseignants peu impliqués demeurent dans la profession essentiellement en raison des bénéfices externes qu’ils en retirent, tels la sécurité d’emploi, le salaire, les vacances ou les heures de travail. Ils préfèrent généralement les tâches répétitives qui exigent peu de préparation ou de correction ; l’accompagnement des élèves ainsi que la réussite de ceux-ci ne font pas partie de leurs motivations à demeurer dans la profession. Au contraire, ces enseignants peu engagés attribuent les insuccès de leurs élèves au manque d’intérêt ou à l’absence de motivation de ceux-ci (Yee, 1990).

Les recherches de Rosenholtz et Simpson (1990) ont démontré une corrélation positive entre l’engagement des enseignants et les résultats en lecture et en mathématiques de leurs élèves. De plus, l’absentéisme au travail s’avère, selon ces chercheurs, un indice de faible engagement et affecte négativement la performance scolaire des élèves. En somme, un enseignant peu engagé, qui, de surcroît, s’absente souvent ou régulièrement, risque de provoquer une diminution de la performance scolaire de ses élèves.

À l’instar de Rosenholtz et Simpson, d’autres chercheurs ont aussi observé une corrélation entre l’engagement organisationnel des enseignants et la performance des élèves en écriture et en lecture. Il semble que l’engagement des enseignants contribue non seulement au succès des élèves, mais qu’il soit aussi influencé par celui-ci (Firestone et Pennell, 1993). Les enseignants ont besoin de recevoir certaines formes de rétroaction de la part de leurs élèves et de savoir que l’enseignement dispensé a porté fruit. Ces auteurs affirment qu’un faible engagement professionnel aura pour effet de réduire les possibilités de succès des élèves. Les enseignants surmenés, quant à eux, présentent un engagement professionnel plus faible : ils manifestent moins de sympathie pour leurs élèves, sont moins tolérants à la frustration dans leur classe et ressentent plus d’anxiété et de fatigue. Ils ne développent pas de projet afin d’améliorer la qualité de leur enseignement et sont peu enclins à défendre, devant leurs supérieurs, des valeurs qui leur semblent importantes. Ces enseignants, afin de maintenir un climat de classe plus agréable, tendent à diminuer leurs exigences envers leurs élèves.

Par ailleurs, dans les établissements scolaires où le niveau d’engagement des enseignants est élevé, des études répertoriées par Reyes (1990) ont démontré que les enseignants sont profondément impliqués dans l’école, qu’ils manifestent un souci de l’enfant, qu’ils remettent en question les idées et méthodes traditionnelles, qu’ils font preuve de créativité, qu’ils réagissent positivement aux événements et qu’ils témoignent de la volonté de faire fonctionner l’école. Par ailleurs, les enseignants engagés fournissent plus d’efforts dans l’intérêt de l’école, adhèrent aux buts de même qu’à la mission de celle-ci et voient diminuer le risque de quitter la profession. L’engagement au travail insuffle aux enseignants des valeurs qui les exhortent à travailler de façon productive et créative. Ces enseignants, qui se perçoivent « en mouvement », maintiennent leurs aspirations élevées, font preuve d’une estime de soi positive, travaillent fort, prennent des risques et demeurent engagés envers l’organisation, les collègues, les élèves et les matières dont ils sont responsables (Reyes, 1990).

Les rares études répertoriées portant sur l’engagement des enseignants n’abordent pas ce phénomène sous l’angle de la quête de sens à la vie. Ces recherches ne s’intéressent pas non plus à la signification que prend l’engagement dans la vie de la personne qu’est l’enseignant ni à la possibilité, pour celle-ci, d’y expérimenter l’accomplissement de soi, de son potentiel, de ses talents ou de sa mission. On sait, de surcroît, qu’il existe des conditions internes et des conditions externes à l’engagement professionnel. Des auteurs, tels Becker (1960) ou Reyes (1990), ont produit des modèles démontrant les relations entre les concepts qui y sont inhérents. On ne sait pas, cependant, par quel processus se développe et se maintient cet engagement, particulièrement dans le milieu scolaire.

Les travaux sur l’engagement professionnel et ceux sur l’engagement au travail des enseignants, lorsqu’il s’agit de comprendre le processus permettant de développer ou de maintenir cette forme d’engagement, demeurent à peu près inexistants. Puisque ces recherches se sont surtout intéressées aux conséquences de l’engagement plutôt qu’au processus interne qui en permet l’actualisation et au sens qu’il donne à la vie de la personne, cette recherche a tenté (1) de comprendre, (2) de décrire et (3) de modéliser le processus par lequel des enseignantes du primaire développent et maintiennent leur engagement professionnel. Elle a également cherché à savoir comment des enseignantes du primaire parvenaient à actualiser leur engagement dans leur travail et de quelle façon l’engagement professionnel donnait un sens à leur vie.

Cadre conceptuel

La psychologie existentielle tient ses origines de la philosophie existentielle européenne. Bien que s’inspirant principalement — mais non exclusivement — des écrits de Kierkegaard, son développement en psychologie est attribuable à des psychologues, psychiatres et psychanalystes issus des écoles freudienne, jungienne ou adlérienne. Ceux-ci croyaient que les théories et les méthodes thérapeutiques connues jusqu’alors ne pouvaient tout expliquer en ce qui concerne l’existence des individus, malades ou non. Ils croyaient que le thérapeute devait privilégier une approche phénoménologique au patient plutôt qu’une approche issue du modèle médical, telle que privilégiée jusqu’alors. L’une des particularités de la psychologie existentielle est qu’elle ne fut pas créée par un seul individu, mais qu’elle est née de la démarche de psychanalystes essentiellement issus de l’Europe germanique, tels que Viktor Frankl (1905-1997) et Erich Fromm (1900-1980), mais aussi de la contribution de thérapeutes humanistes américains comme Rollo May (1909-1994), Abraham Maslow (1908-1970) ou Carl Rogers (1902-1987). La psychologie existentielle cherche à analyser la structure de l’existence humaine afin de mieux comprendre la réalité sous-jacente aux situations de crise que traverse l’individu. Elle prétend également que l’art, la littérature, la philosophie ou tout autre mouvement culturel permettent aux individus de se révéler à eux-mêmes (May, 1967, 1972 ; Yalom, 1980). Il s’agit d’une approche à la personnalité dont les préoccupations premières sont le sens et les valeurs (Sargent, 1973).

La psychologie existentielle s’est donc développée à travers le courant humaniste américain en une pensée prenant appui sur le sens que l’individu donne à sa propre expérience, sur son besoin de développement personnel, d’actualisation et de dépassement de soi. Il diffère de l’existentialisme français dont Jean-Paul Sartre et Albert Camus furent les précurseurs, cet existentialisme étant construit à partir des limites de l’individu, de l’anxiété issue de l’incertitude et du non-être (Yalom, 1980), de la conception de l’absurde comme étant l’étrangeté à laquelle l’homme est soumis face au monde et de l’impossibilité pour l’homme d’être le fondement de sa propre existence, d’être responsable de ce qu’il est sans être sa propre raison d’être (Akoun, 1977).

La position épistémologique sur laquelle s’appuie cette recherche est que la question du sens à la vie répond à un besoin fondamental de tout individu et qu’il existe trois façons de découvrir un sens à sa vie : par l’engagement dans une relation à un être cher, par l’attitude que l’on adopte devant une situation incontournable ou devant des réalités inchangeables ainsi que par l’engagement dans une action, une tâche ou un travail signifiants (Frankl, 1984). Selon celui-ci, le travail est le moyen par lequel l’individu est en relation avec la société. Il donne une signification et une valeur à sa vie en raison de la contribution sociale qu’il exige de lui. Sans travail ou sans occupation impliquant son engagement social, la personne se sent inutile et sa vie demeure dénuée de sens. Par conséquent, l’engagement dans une oeuvre ou dans une création — il faut entendre ici l’engagement dans un travail — comme moyen permettant à l’individu de donner un sens à sa vie a été privilégié lors de cette étude.

L’engagement professionnel

L’engagement professionnel est un concept qui a été fort étudié, documenté et défini dans le domaine de la psychologie des organisations. Trois perspectives à l’engagement seront ici examinées, soit : l’engagement fondé sur une approche psychologique, celui établi selon une approche sociale et l’engagement basé sur une approche existentielle.

L’approche psychologique

Une première forme d’engagement se définit par l’identification psychologique de l’individu aux buts et aux croyances de l’organisation ; il s’agit ici de l’approche la plus utilisée par la recherche sur l’engagement organisationnel. Cette relation qui s’établit entre la personne et l’organisation qui l’emploie mène vers une croyance et une acceptation fortes des valeurs et des buts de celle-ci, un empressement à déployer des efforts au travail et un désir considérable de maintenir son appartenance (Mowday, Porter et Steers, 1982). L’engagement psychologique se présente telle une forme d’attachement émotionnel à l’organisation faisant en sorte que l’individu s’y identifie fortement, s’y implique et est heureux d’en faire partie. Cet attachement s’applique également au rôle qu’y joue l’individu et à la foi qu’il porte en l’organisation elle-même. La personne est liée à l’organisation parce qu’elle le veut (Meyer et Allen, 1990).

L’approche sociale

Selon l’approche sociale, c’est le type de relation que la personne entretient avec l’organisation ou avec sa profession qui détermine son engagement. Elle implique, entre autres, les conditions de travail, les relations avec la direction de l’école et avec les collègues, ainsi que l’accès aux ressources organisationnelles. Becker (1964) demeure l’un des chercheurs les plus couramment cités par les auteurs qui se sont penchés sur les composantes sociales de l’engagement professionnel. Un des mécanismes les plus importants du développement de la personne demeure, selon Becker, le processus d’adaptation situationnelle. Lorsque l’individu fait face à une variété de situations sociales, il prend conscience des comportements requis pour chacune des situations et apprend à les adopter avec succès. Si la personne le désire réellement, elle adoptera les comportements requis jusqu’à ce que sa nouvelle attitude corresponde au type d’individu recherché pour cette situation.

L’approche existentielle

Finalement, selon l’approche existentielle, le sens au travail est tributaire de facteurs essentiellement psychologiques et sociaux, mais évolue au-delà de ceux-ci ; il est lié aux besoins d’épanouissement et de transcendance de l’individu, à son désir de réussite, à la signification, à l’orientation, à la cohérence, à l’intention et à la compréhension, à la centralité, aux objectifs ainsi qu’aux valeurs par lesquels sa vie s’articule. Cette approche repose sur le postulat que ce sont les besoins d’épanouissement et le désir de réussite qui motivent la personne à s’investir dans son travail (Morin, 1996). Selon cette perspective, l’individu manifeste une attitude positive à l’égard du travail, acquise dès l’enfance ou développée par celui-ci, qui influence directement son comportement. Ces individus hautement motivés valorisent le travail en général de même que leur identité professionnelle. Ces besoins de croissance et de transcendance furent identifiés par Maslow (1972), entre autres, comme les besoins supérieurs de la hiérarchie, alors que les besoins de sécurité en constituent la base et doivent être comblés, chez l’individu, pour que celui-ci puisse avoir accès à la catégorie supérieure.

La définition conceptuelle de l’engagement professionnel des enseignants qui a été privilégiée lors de cette étude a une visée opérationnelle ; elle est inspirée des perspectives exposées précédemment, mais en insistant davantage sur ses composantes existentielles afin de respecter les présupposés établis initialement.

Motivation et engagement professionnel

Même s’il peut arriver qu’on les confonde l’un et l’autre, les concepts de motivation et d’engagement professionnel se distinguent par leur nature autant que par leur fonction. Il existe, dans le domaine de la psychologie des organisations, une abondante documentation concernant le concept de motivation au travail ; le lecteur comprendra qu’en raison des contraintes liées au nombre de pages requises pour cet article, il n’est pas possible d’examiner cette documentation en profondeur.

La définition de Coquery (1991) est couramment utilisée dans le domaine de la psychologie du travail (Morin, 1996) ; pour l’auteur, la motivation constitue un « processus physiologique et psychologique responsable du déclenchement, de l’entretien et de la cessation d’un comportement, ainsi que de la valeur appétitive ou aversive conférée aux éléments du milieu sur lesquels s’exerce ce comportement » (p. 480). La motivation tient donc du comportement de l’individu et de son action au regard d’une situation donnée.

Pour Vallerand et Thill (1993), la motivation est un phénomène complexe qui ne peut être limité à une simple définition encyclopédique. La motivation constitue d’abord et avant tout un construit hypothétique. Ce qui est percevable, c’est la manifestation de ce construit par le comportement de la personne. Vallerand et Thill précisent qu’il pourrait s’ajouter à cette liste d’autres caractéristiques telles que les émotions ou la variabilité de même que la diminution et l’arrêt du comportement. Ils affirment que les forces motivationnelles présentes chez l’individu proviennent de deux sources, soit interne ou externe. Les forces motivationnelles internes à l’individu correspondent au drive (Vallerand et Thill, 1993), ou à la pulsion (Coquery, 1991) de la personne et poussent celle-ci à l’action, alors que les forces motivationnelles externes proviennent de son environnement et suscitent l’action de cette personne.

Par conséquent, nous considérons que la motivation constitue une force ou un drive qui pousse l’individu à l’action ou suscite l’adoption d’un comportement par celui-ci. Si la motivation est à l’origine de cette action ou de ce comportement, l’engagement en devient le résultat. Dans l’optique de l’actuelle recherche, l’engagement au travail de l’individu est considéré comme l’aboutissement d’une force motivationnelle ; la motivation précède l’engagement.

Définition opérationnelle de l’engagement professionnel des enseignants

Il fut précisé, précédemment, que toute personne a besoin de donner un sens à sa vie et que ce sens peut se trouver par l’accomplissement d’un travail signifiant. En accord avec ce postulat, le travail est le moyen par lequel l’individu est en relation avec la société ; il donne un sens et une valeur à sa vie en raison de la contribution sociale qu’il exige de lui (Fox, 1980 ; Frankl, 1984). Ce sont les besoins d’épanouissement et le désir de réussite qui motivent l’enseignant à s’engager dans son travail ; la personne est motivée par la nécessité de se dépasser et de vivre un sentiment d’efficacité professionnelle (Morin, 1996 ; Roberson, 1990).

L’engagement professionnel des enseignants est visible et public : il se manifeste par un empressement à déployer des efforts considérables pour le compte de la profession ou de l’organisation scolaire et par l’expression du désir d’y maintenir son appartenance (Goodell, 1969 ; Mowday, Porter et Steers, 1982). Il s’actualise également par l’attachement de la personne à sa profession de même que par la poursuite d’une ligne d’activités constante à l’intérieur de situations variées, persistant dans le temps (Becker, 1964).

C’est par ses actes que l’individu exprime ses valeurs ainsi que son être intellectuel et moral. Ce sont ses actions qui déterminent son niveau d’engagement : le sentiment de liberté ressenti dans le choix de l’acte, la justification de l’acte aux yeux de l’individu qui en est l’auteur et l’importance qu’il revêt pour ce dernier en termes d’investissement en temps ou en effort, des conséquences prévisibles qui y sont associées, de sa réalisation dans un contexte public de même que dans la récurrence de sa réalisation (Joule, 1991).

L’engagement professionnel des enseignants se traduit par un sain investissement, par la participation et par l’implication entière de la personne de même que par l’utilisation des ressources personnelles de celle-ci dans ses activités professionnelles. Cet engagement renvoie à une forte identification de la personne aux buts et aux valeurs de l’école, à la profession, aux activités de même qu’aux tâches qui y sont associées (Meyer et Allen, 1990 ; Mowday, Porter et Steers, 1982 ; Reyes, 1990). Par ailleurs, la relation que l’enseignant entretient avec sa profession ou avec l’organisation scolaire détermine son engagement ; il s’agit d’une évolution professionnelle, d’un processus par lequel le système personnel de l’individu s’articule à son système social (Kanter, 1968).

Méthodologie

La position adoptée pour la conduite de cette recherche s’apparente à celle décrite par Creswell (1998). Selon celui-ci, la recherche interprétative/qualitative consiste en un processus de compréhension s’appuyant sur des traditions méthodologiques distinctes dont le but est l’exploration d’un problème social ou humain. Le chercheur construit une fresque complexe et globale, procède à l’analyse du discours, rapporte la vision détaillée des individus qui l’informent et conduit son étude dans l’environnement naturel de ceux-ci.

Milieu de recherche

La collecte de données s’est effectuée auprès d’enseignantes de la Commission scolaire des Draveurs (CSD) de Gatineau. Il s’agit de la plus importante commission scolaire de la région de l’Outaouais en regard de la population desservie ; de plus, celle-ci est suffisamment grande pour que les enseignantes impliquées dans la recherche puissent oeuvrer dans des écoles différentes et ayant possiblement des cultures organisationnelles différentes sans pour autant se connaître personnellement les unes les autres. Par ailleurs, le territoire qu’occupe cette commission scolaire est en majeure partie urbain et les clientèles qu’elle dessert de même que les secteurs géographiques où ses écoles primaires se situent comportent suffisamment de similitudes pour que les enseignantes ayant participé à l’étude aient eu la possibilité de vivre des expériences communes ou similaires.

Échantillonnage théorique

Les directions des écoles dont au moins un des membres était en place depuis plus d’un an ont été contactées par lettre, puis par téléphone : elles ont alors été informées des objectifs de la recherche de même que de l’implication attendue des membres du personnel qui participeraient éventuellement à l’étude[3].

Les enseignantes qui ont contribué à cette recherche ont été choisies en raison du niveau élevé d’engagement professionnel dont elles font preuve. Les sept dirigeants d’établissements scolaires ayant accepté de participer à l’étude ont été invités à identifier les enseignantes de leur équipe dont le profil professionnel se rapprochait de celui décrit par Goodell (1969) (tableau 1). L’investissement, le dévouement, l’attachement et l’identification au travail dont les enseignantes sélectionnées font preuve dépassent le seuil minimal attendu chez le personnel enseignant du primaire. Il est alors permis de croire que ces enseignantes se présentent comme des personnes saines, telles que décrites par Maslow (1972) ; leurs besoins de base étant satisfaits, elles sont guidées, au plan professionnel, par les besoins supérieurs d’accomplissement de soi et de transcendance qui conduisent vers l’engagement de la personne. S’engager dans son travail ne constitue donc pas, pour les enseignantes rencontrées, une fin en soi ; c’est-à-dire qu’elles ne s’engagent pas dans le seul but « d’être engagées ». Cet engagement revêt un sens pour elles : il leur fournit une occasion de donner un sens à leur vie.

Tableau 1

Les caractéristiques de l’enseignante engagée au primaire (adaptation du modèle de Goodell, 1969)

Les caractéristiques de l’enseignante engagée au primaire (adaptation du modèle de Goodell, 1969)

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Douze enseignantes du primaire, issues de sept établissements scolaires différents, ont participé à l’étude. Elles étaient toutes employées permanentes et titulaires de classe à l’intérieur de l’un des trois principaux champs d’enseignement de ce secteur, soit l’adaptation scolaire (champ 01), le préscolaire (champ 02) et le primaire régulier (champ 03). Bien qu’elles soient également des enseignantes du primaire, les spécialistes en anglais, en musique, en enseignement moral ou religieux de même qu’en éducation physique n’ont pas été sollicitées pour participer à cette étude, car leurs fonctions les obligent souvent à enseigner dans plus d’une école. Puisqu’il est reconnu que l’engagement professionnel peut être lié à la culture de l’école (Hargreaves, 1994 ; Rosenholtz et Simpson, 1990), le fait de visiter deux ou trois écoles différentes au cours d’une même semaine de travail aurait pu avoir une incidence sur les réponses des candidates. L’échantillonnage a donc été constitué d’enseignantes dont l’affectation était restreinte à une seule école. Même s’il convient d’admettre que les enseignantes spécialistes puisse démontrer, elles aussi, des dispositions à l’engagement, celui-ci pourrait cependant s’avérer différent de l’engagement de leurs collègues titulaires en raison de la nature même de leur tâche, de leur mobilité d’une école à l’autre à l’intérieur d’une même année scolaire et de leur rapport à la matière (se rapprochant du profil de l’enseignante du secondaire plus que de celui de la titulaire du primaire, qui demeure une généraliste).

Collecte des données

La collecte de données s’est effectuée par la conduite de deux séries d’entrevues semi-dirigées, pilotées par la chercheuse, conformément aux objectifs poursuivis par la recherche. Les entrevues, individuelles, ont été enregistrées sur bande audio et la transcription de celles-ci, de même que les notes consignées au journal de bord de la chercheuse, constituent l’ensemble des données d’analyse. La première série d’entrevues s’est effectuée à l’automne 2000, auprès de chacune des participantes, afin d’établir un premier contact entre l’enseignante interviewée et la chercheuse, d’installer un climat de confiance et d’amorcer une réflexion sur l’expérience d’engagement professionnel de l’enseignante ; nous croyons que la question de l’engagement constitue un sujet de discussion touchant un aspect intime et privé de la vie professionnelle de la répondante. Une seconde série d’entrevues s’est réalisée environ six mois plus tard, soit au printemps 2001 ; l’année scolaire ayant poursuivi son cours, les huit candidates ayant accepté de poursuivre leur participation ont eu le temps de réfléchir plus à fond sur le sujet et ont alors eu la possibilité de donner à leurs réponses une nouvelle lumière, une plus grande profondeur.

Schéma d’entrevue

Le schéma d’entrevue semi-dirigée comportait une vingtaine de questions principales qui ont servi de points de repère tout au long de l’entretien. Elles avaient pour fonction d’approfondir le thème étudié et de permettre à l’interviewée d’exprimer son point de vue sans pour autant laisser place à une discussion libre. Certaines questions incitaient l’enseignante à analyser sa situation (par exemple : « C’est quoi, pour toi, être engagée ? » ou « As-tu le sentiment d’être une enseignante différente de tes collègues ? ») alors que d’autres l’invitaient à se positionner face au phénomène (par exemple : « Comment, par quels moyens, arrives-tu à développer et à maintenir ton engagement au travail ? » ou « D’où te vient ce besoin de t’investir autant, de t’engager ? »). Les entrevues ont duré de 45 à 90 minutes, selon le temps dont l’enseignante disposait ou selon l’élaboration des réponses offertes par cette dernière.

Méthode d’analyse des données

La théorisation ancrée fut retenue pour l’analyse des données de la recherche. Il s’agit d’une méthode interprétative/qualitative qui s’inscrit dans une procédure bien définie et dont le but est de développer une théorie inductive générée par les relations entre les concepts du phénomène à l’étude. L’approche par théorisation ancrée propose un ensemble de procédures systématiques, telles que le codage ouvert, le codage axial et le codage sélectif, permettant de développer une théorie issue des données ; la logique inductive est ainsi privilégiée. À partir de cette méthodologie, les concepts et les relations inhérentes à ceux-ci ne sont pas seulement générés, mais sont aussi évalués. Les procédures relatives à cette approche sont à la fois nombreuses et spécifiques. Si ces dernières ont pour objet de donner au processus analytique précision et rigueur, la créativité en constitue un élément tout aussi important. Celle-ci permet au chercheur de questionner les données avec pertinence et d’effectuer les comparaisons qui feront jaillir de ces dernières une nouvelle vision du phénomène de même que des formulations théoriques inédites (Strauss et Corbin, 1990).

L’analyse des données et ses résultats

La première étape de l’analyse s’est opérée par le codage des données brutes ; soixante-seize codes ont ainsi été créés à partir des transcriptions intégrales des entretiens réalisés puis classés provisoirement en fonction de leurs liens de parenté. Par exemple, tous les énoncés qui référaient à des stratégies de développement et de maintien de l’engagement professionnel étaient regroupés sous le vocable stratégie. Les catégories conceptuelles se sont alors dessinées à la suite de l’examen minutieux des données, puis ont été décrites en termes de propriétés, de dimensions et de conditions d’application. L’analyse des données par théorisation ancrée a permis l’émergence de quatre catégories conceptuelles liées au processus d’engagement professionnel des enseignantes du primaire. La première, « Raison d’être de l’engagement professionnel », réfère à la signification que prend l’engagement professionnel pour les enseignantes interrogées. La seconde, « “Allumeurs” et “éteignoirs” de l’engagement professionnel », propose la mise au jour des facteurs qui ont un impact favorable ou défavorable sur le maintien et le développement de l’engagement. Pour sa part, « Stratégies de développement et de maintien de l’engagement professionnel » pose la question du comment et vise la compréhension du processus qui y est associé, alors que la dernière catégorie, « Opinions sur la profession », regroupe les commentaires exprimés par les enseignantes sous forme de valeurs, de perceptions ou de convictions à propos d’elles-mêmes — le soi — ou au sujet des autres et de la profession — l’extérieur du soi. Seuls les résultats de l’analyse de la première des quatre catégories émergentes mentionnées précédemment, soit : « Raison d’être de l’engagement professionnel », sont ici présentés (tableau 2).

Tableau 2

Composantes de la catégorie « Raison d’être de l’engagement professionnel »

Composantes de la catégorie « Raison d’être de l’engagement professionnel »

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Il s’agit alors de comprendre la signification que prend l’engagement professionnel pour chacune des enseignantes interrogées : vers qui ou vers quoi cet engagement est dirigé, pourquoi elles s’investissent dans leur travail avec tant de passion, pourquoi elles y consacrent tant de temps, tant d’énergie et tant d’importance et enfin, ce qu’elles en retirent en termes de récompenses ou de satisfaction aux plans personnel et professionnel. La catégorie « Raison d’être de l’engagement professionnel » se caractérise par quatre propriétés qui se subdivisent en treize conditions d’application.

Le concept maître du processus émergeant se présente tel le moteur de celui-ci puisqu’il lui permet de s’articuler en un mouvement évoluant vers la réponse à la quête existentielle de la personne : s’engager dans son travail procure à l’enseignante l’occasion de construire son soi personnel et professionnel par l’actualisation de ses valeurs, de ses compétences, de son identité et de son estime de soi. Il lui procure, surtout, la possibilité de donner un sens à sa vie.

Construction du soi personnel et du soi professionnel

La catégorie « Raison d’être de l’engagement professionnel », parce qu’elle porte sur le concept central de l’étude et à la place que celui-ci occupe dans la vie de la personne, constitue la catégorie qui comporte le plus grand nombre de commentaires émis par les enseignantes consultées. De fait, plus de la moitié de ces énoncés réfèrent à la construction du soi, personnel ou professionnel, comme raison d’être de l’engagement. La possibilité de se développer personnellement est associée à l’engagement au travail dans l’enseignement comme dans d’autres professions ; pourtant peu de recherches portent sur ce sujet (Hausman et Goldring, 2004).

Qu’est-ce qui fait que je suis engagée ? Je pense que c’est en fonction de qui je suis. C’est dans ma personnalité. Je suis une personne engagée. (P3)

Moi, j’suis comme ça, il faut que ça bouge, il faut que je sente qu’il y a un petit défi, t’sais quelque chose qui va me stimuler à avancer, puis je grandis à chaque fois, là, peu importe ce que je vais faire, que ce soit un cours que je vais suivre ou une activité que je vais organiser, je me dis que ça me fait avancer, moi, avec les enfants. (P10)

C’est un renouvellement constant : alors cette année, j’suis en enseignement stratégique ; les deux dernières années, j’étais en évaluation formative ; j’dois me nourrir, j’dois me nourrir pour que mon éducation ne reste pas stable. J’dois évoluer dans ma profession. Ça, ça toujours été très très important, puis dans ma vie personnelle c’est comme ça aussi, j’peux pas rester en attente, j’dois aller plus loin, vers… puis ça, ça me nourrit beaucoup en éducation.(P4)

Les enseignantes fortement engagées qui ont participé à cette étude se dévouent à leur travail d’abord et avant tout parce qu’elles en retirent un bénéfice de très grande importance à leurs yeux.

Mais c’est certain que ça m’apporte une certaine fierté, les gens sont contents autour de moi […] je le fais pas juste pour les autres, je le fais pour moi, je le fais pour les enfants, une certaine fierté de tout ça là… (P10)

J’étais moins engagée dans la profession où j’étais avant. Parce que j’avais pas de défi. J’étais saturée, j’avais besoin de changement. J’ai quitté mon travail pour retourner aux études, puis là j’fais ce que je veux, j’ai des beaux défis puis j’y vais à 100 miles à l’heure. (P11)

Même s’ils ont rassemblé moins de commentaires, les énoncés relatifs au désir de contribuer socialement et l’intérêt particulier qu’elles manifestent pour les enfants comme pour la profession constituent, eux aussi, des motifs appréciables pour s’engager dans l’enseignement.

Dévouement et contribution sociale

Les enseignantes rencontrées valorisent leur contribution au bien-être des personnes qu’elles côtoient dans leur milieu de travail : les enfants d’abord, mais aussi leurs collègues. Leur engagement dans la profession leur offre la possibilité, entre autres, de combler leurs besoins d’être en contact avec les autres, d’obtenir un statut social et de recevoir des marques de reconnaissance et d’encouragement implicites ou explicites, en échange de leur apport. Leur dévouement, de même que la possibilité de faire une différence dans la vie d’autrui, de partager leurs connaissances et leurs compétences, de vivre des occasions de s’enrichir, d’apprendre, d’enseigner, d’aimer ainsi que de voir progresser et s’épanouir leurs élèves, offrent à ces enseignantes l’occasion de se sentir nourries, valorisées, importantes et utiles auprès d’autrui comme à l’intérieur de la profession.

J’ai besoin de sentir que j’aide, d’une certaine façon. J’pense que j’aide puis que je me fais aider dans le fond, t’sais, c’est très réciproque. J’ai besoin d’amener quelque chose aux autres. J’pourrais pas… je l’ai essayé, d’être dans un petit bureau puis de travailler, mais je m’ennuie, je m’ennuie. J’ai besoin d’entrer en interaction avec des jeunes, de travailler avec des jeunes. Et ça, ça vient probablement du fait que j’ai pas d’enfants, donc j’ai besoin de ce côté-là aussi, probablement… (P4)

[…] c’est de se sentir utile, de sentir qu’ils ont besoin de toi. Je ne fais pas exprès pour qu’ils aient besoin de moi, c’est sûr, ils ont une difficulté, ils viennent me voir, je me sens utile, je sens que je prends une place dans la société puis que je peux faire une certaine différence. Pas une grosse différence, j’suis rien qu’en 3e année, là, mais je peux faire une différence, puis, pour moi, c’est important. (P1)

Mais, en quelque part, j’pense qu’il faut que je fasse grandir les enfants, mais mon besoin de faire grandir les adultes est bien important aussi. J’aime enseigner, mais j’aime ça former puis informer. (P9)

C’est par la voie de l’agir qu’elles tracent le chemin qui les conduira vers la réponse à leur quête existentielle ; les actions qu’elles posent, de l’ordre de l’attitude comme du comportement, sont génératrices de sens. L’engagement, comme il le fut établi par Frankl et Yalom (cités par Morin, 1996), assure la cohérence entre la vie intérieure et la vie en société de ces enseignantes.

Donner un sens à sa vie

Selon la perspective existentielle inhérente à cette recherche, le but ultime de la vie n’est pas l’auto-actualisation de l’individu, mais de s’inscrire à l’intérieur du processus qui consiste à y trouver un sens, une signification. Le regard doit se poser sur la vie, sur les autres ou sur les tâches dans lesquelles s’investir plutôt que sur l’individu lui-même (Frankl, 1984). Les gratifications de même que le sentiment de satisfaction qui résultent de cette forte implication auprès des autres permettent aux enseignantes consultées, au-delà du contexte professionnel dans lequel ces rétributions s’articulent, de donner un sens à leur vie. Cette recherche de sens à la vie se présente telle une attitude qu’adopte l’individu au regard de son existence afin de poursuivre des buts de réalisation, d’accomplissement et de dépassement personnels (Frankl, 1966 ; 1984). S’engager dans son travail prend son sens du fait qu’il permet à l’enseignante du primaire de rehausser son estime du soi et d’offrir à son entourage une image positive d’elle-même tout en soutenant ses besoins de croissance. L’engagement lui offre l’occasion de se sentir nourrie et en harmonie avec elle-même.

C’est un bien-être pour moi. J’pense que si j’avais pas… ça m’alimente, quotidiennement… quand je vois mes élèves en projet, quand je vois mes collègues qui viennent me voir parce qu’ils ont besoin de mon aide, qu’ils ont besoin que mes élèves aillent les aider, tout ça, moi, ça m’alimente. Le contact avec les autres, de voir des gens épanouis, mes élèves contents, en projet, s’ouvrir, même s’ils ont des difficultés, je leur dis : inquiète-toi pas, on va les surmonter… les stratégies qu’on fait pour surmonter ces difficultés-là, quand je vois leur sourire quand ils ont compris… c’est tout ça qui m’alimente… (P5)

C’est quoi une personne humaine si c’est pas de s’investir ? Je vais faire quoi de ma vie, si je ne m’investis pas dans mon travail ; c’est le seul endroit où je peux m’investir, j’en ai pas d’autres endroits, là. C’est ben sûr, ailleurs, si je veux être heureuse, c’est de m’investir en amour, le bonheur d’être amoureuse ou de m’investir avec mon enfant, mais ça c’est autre chose, c’est l’affectif, mais en dehors de l’affectif, il faut que tu aies autre chose, t’es pas juste une boule d’affection, tu veux avoir une certaine réussite personnelle au niveau de… ben, pourquoi j’ai vécu ou pourquoi j’suis dans la société ? (P6)

Comme le soulignent Harpaz et Fu (2002), le travail constitue l’une des activités humaines les plus valorisées, prenant souvent priorité sur les loisirs, la religion ou la communauté et occupant habituellement la seconde place, après la famille. En ce qui concerne les enseignantes qui ont participé à cette recherche, c’est d’abord et avant tout à elles-mêmes que profite ce haut niveau d’investissement ; s’engager dans leur travail leur procure l’occasion de combler leurs besoins existentiels et, par conséquent, de donner un sens à leur vie. L’enseignement est un travail qui a du sens pour les participantes à cette étude puisqu’il leur fournit l’occasion, à travers leurs relations à leurs élèves ou à leurs collègues, les activités liées à la classe, à l’école, à la profession ou à l’organisation scolaire de même que par les possibilités de développement personnel et professionnel qui leur sont offertes, de s’engager pleinement et, surtout, de donner un sens à leur vie. La figure 1 illustre le processus inhérent à cette catégorie.

La plupart des collaboratrices à cette recherche n’avaient jamais véritablement examiné leur expérience de travail sous l’angle d’un tel processus. Pourtant, chacune de ces enseignantes a semblé pleinement consciente de ce choix auquel elle fait face régulièrement de maintenir ou de réduire son engagement professionnel. S’engager dans son travail implique une dualité, un rapport d’opposition entre ces deux possibilités ; il s’articule selon un processus volontaire et subjectif qui exige d’être questionné, choisi, entretenu et évalué.

Figure 1

Schéma conceptuel de la catégorie « Raison d’être de l’engagement professionnel »

Schéma conceptuel de la catégorie « Raison d’être de l’engagement professionnel »

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Même s’il s’agit d’un mécanisme plus ou moins conscient chez les enseignantes rencontrées, celles-ci demeurent toutes convaincues que la décision de s’engager dans son travail leur appartient aussi bien que le choix des moyens à privilégier pour y parvenir.

Conclusion

Cette recherche a contribué à la mise au jour des constituants de la profession qui sont générateurs de sens pour les enseignantes du primaire rencontrées. Construire son soi personnel et professionnel, se dévouer à l’autre et contribuer socialement ainsi que se sentir nourrie, valorisée, importante et utile dans son travail en constituent les exemples. L’expérience décrite par ces enseignantes confirment que « la motivation principale de l’individu ayant une orientation intrinsèque demeure le développement et la croissance personnelle que le travail lui procure » (Roberson, 1990). Les participantes à cette recherche n’y font pas exception : si certaines ont peut-être choisi l’enseignement, au départ, pour la sécurité et la stabilité qu’offre cette profession, elles ont toutes développé, au fil des ans, des motivations intrinsèques à y demeurer. Cette force motivationnelle interne, décrite par Vallerand et Thill (1993), insuffle un drive à l’individu qui se traduit, chez ces enseignantes, par ce dynamisme qui les pousse à l’action, à l’accomplissement et à la réussite. De plus, en se dévouant aux autres, les enseignantes engagées qui ont participé à cette étude expérimentent deux types d’activités leur permettant de donner du sens à leur vie : l’altruisme et la dévotion (Yalom, 1980). Si le premier renvoie à l’amélioration des conditions de vie humaine et au service à autrui, le second se manifeste par l’implication active de la personne auprès de ceux qui l’entourent.

L’échantillonnage théorique, sélectionné par les membres des directions d’école qui ont agi à titre d’experts, a contribué à établir la crédibilité de cette recherche. Le profil des enseignantes engagées qui ont contribué à cette étude correspondait, de manière plus ou moins marquée, au profil de l’enseignante engagée décrit par Goodell (1969) qui a servi à établir les critères de sélection afin de constituer le groupe de répondantes. Même en tenant compte des spécificités relatives à la personnalité de chacune, aucun cas déviant ne s’est manifesté. L’échantillon, par son homogénéité, a facilité l’émergence de catégories et de sous-catégories bien définies tout en assurant la cohérence avec les éléments du cadre théorique.

Cette recherche se limitait à un échantillon d’enseignantes du primaire, titulaires de leur classe. Il serait intéressant d’examiner ce qu’il en est du processus d’engagement professionnel auprès de leurs collègues masculins ou de leurs collègues spécialistes, comme c’est le cas des enseignants de musique, d’anglais ou d’éducation physique. Par ailleurs, les résultats de cette recherche ne permettent pas d’établir si ce processus s’articule de la même façon chez les enseignantes non permanentes, contractuelles ou suppléantes. Il est permis de croire que la précarité de leur situation d’emploi a un impact sur leur engagement professionnel.

De nombreux emplois existants offrent la possibilité, pour les individus qui les occupent, de vivre une occasion d’engagement professionnel d’intensité plus ou moins grande. Ce ne sont pas, cependant, toutes les professions qui permettent aux personnes qui y oeuvrent de donner un sens à leur vie. L’enseignement au primaire, parce qu’il implique la contribution de l’adulte au développement des enfants qui lui sont confiés, procure une signification particulière au travail des enseignantes qui ont participé à cette étude. Il est donc permis de croire que le processus d’actualisation de l’engagement au travail résultant de cette recherche est transférable à d’autres milieux professionnels présentant des caractéristiques s’apparentant à celles inhérentes à l’enseignement primaire, à l’intérieur desquels les femmes sont fortement représentées et dont la mission est d’assister autrui dans son développement ou d’assurer le bien-être et la sécurité de celui-ci ; citons pour exemple l’enseignement à tous les ordres, les sciences infirmières, la médecine, le travail social, l’éducation spécialisée ou les services de garde à l’enfance.

Les enseignantes qui ont participé à cette recherche, même si elles présentent un profil d’engagement professionnel se démarquant de celui de leurs collègues, ne se perçoivent pas comme « différentes ». De leur propre aveu, ces enseignantes se disent semblables à leurs compagnes de travail ; elles savent qu’elles manifestent un haut niveau d’engagement professionnel, mais n’y voient rien de singulier ni d’extraordinaire ; pour elles, il s’agit d’une caractéristique personnelle qui témoigne de leur amour pour leur profession. À cet effet, les travaux de Day, Elliot et Kington (2005) ont démontré que ce sont, en premier lieu, les valeurs et les croyances personnelles des enseignants qui façonnent leur engagement. Parmi celles-ci, se retrouvent le maintien de normes professionnelles élevées, la tendance à « travailler fort », la valorisation de l’apprentissage permanent (formation continue) et l’importance de se sentir engagé à la fois intellectuellement et émotionnellement.

Il est alors permis de penser que ce pouvoir sur le développement et le maintien de l’engagement professionnel n’est pas exclusif à un nombre restreint d’élues, mais qu’au contraire, il s’avère accessible à toutes et que l’ensemble des enseignantes du primaire ont en elles cette faculté d’agir sur l’intensité de leur engagement au travail. Si l’on admet que toutes les enseignantes du primaire possèdent la capacité d’augmenter, à un degré plus ou moins élevé, leur niveau d’engagement professionnel, il faut aussi reconnaître qu’elles doivent, pour y arriver, en ressentir le désir. Si l’enseignement n’est pas perçu par les personnes qui le pratiquent comme générateur de sens, il est alors peu probable que l’engagement au travail de ces individus arrive à se développer en cours de carrière.