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Introduction

L'enseignement est en voie de professionnalisation. Réactualisé par divers écrits européens et américains (Perron, Lessard et Bélanger, 1993; Huberman, 1993, Perrenoud, 1993; Holmes Group, 1995; Altet, 1994; Gauthier, Desbiens, Malo, Martineau et Simard, 1997; Tardif et Gauthier, 1999), le débat entourant ce processus fait état de discussions entre chercheurs et théoriciens, mais aussi entre praticiens, comme en témoignent les rencontres organisées par le Conseil pédagogique interdisciplinaire du Québec favorisant la création d'un ordre professionnel des enseignants.

Ce processus de professionnalisation se reflète également dans la réforme des programmes de formation des maîtres qui a eu cours au milieu des années 1990 et qui a mis l'accent sur la dimension professionnelle de l'acte d'enseigner et sur les compétences attendues des étudiants-maîtres à la fin de leur formation initale (Ministère de l'Éducation, 1994).

La question de la professionnalisation de l'enseignement renvoie par ailleurs à celle de l'identité professionnelle et de sa construction, pour l'enseignant, au moment de sa formation initiale aussi bien que dans l'exercice de sa profession. Or, s'il est fait mention de compétences attendues et de pratiques réflexives, dans les débats théoriques et politiques, il est peu question de définition de l'identité professionnelle, au-delà des exercices de qualification de «l'acte professionnel» et encore moins du processus constitutif de cette identité. En ayant pour objectif de contribuer à la réflexion sur ces questions, nous exposons, dans un premier temps, un modèle de construction de l'identité professionnelle de l'enseignant et du futur enseignant que nous avons élaboré, en identifiant ses sources et sa spécificité; nous proposons, dans un deuxième temps, une définition de l'identité professionnelle de l'enseignant et de ses diverses composantes en regard desquelles sont ensuite mises au jour les qualités professionnelles qui en découlent; enfin, le caractère dynamique et interactif de la construction identitaire propre à ce modèle est illustré à l'aide d'entrevues effectuées auprès de deux groupes d'enseignantes du primaire ayant un parcours professionnel différent.

La profession enseignante: pour un modèle de construction de l'identité professionnelle

Le modèle

Le modèle de construction de l'identité professionnelle de l'enseignant et du futur enseignant que nous proposons repose sur une conception de l'identité professionnelle qui ne saurait être réduite à une identité socialement partagée avec les membres d'un groupe exerçant une occupation, soit-elle ou non professionnelle. Pour qu'un individu la reconnaisse comme sienne, l'identité professionnelle doit être intégrée à l'identité qu'on peut appeler globale de la personne (Gohier, 1997b, 1998). Si ce n'était pas le cas, comment pourrait-on en effet exiger de l'enseignant, comme le fait le Conseil supérieur de l'éducation, par exemple, qu'il soit autonome, fasse preuve de réflexivité et ait une compétence éthique? Comment un enseignant qui n'aurait qu'à maîtriser un répertoire de connaissances et de comportements pourrait-il faire des choix? Ces questions ont autant de résonances dans nos sociétés contemporaines, pluriethniques, où l'on est loin de la monoculturalité et des pratiques univoques et consensuelles qu'elle entraîne. Même là, l'uniformité est loin d'être totale, puisque l'enseignant doit ajuster sa pratique en fonction des sous-groupes socioéconomicoculturels qui composent la société, des individus qui les constituent ou encore de populations ayant des problèmes socio-affectifs ou cognitifs. Il doit également articuler son projet personnel professionnel avec le projet éducatif des acteurs qu'il côtoie et, plus globalement, avec les projets éducatifs nationaux et locaux.

C'est dans la tension entre la représentation qu'il a de lui-même comme enseignant, qui participe de celle qu'il a de lui-même comme personne et de celle qu'il a du groupe des enseignants et de la profession, dans l'interaction entre le je et le nous, que le futur enseignant aussi bien que l'enseignant en exercice peuvent construire et reconstruire une identité professionnelle. Des dimensions psycho-individuelles aussi bien que sociales de la construction identitaire sont mises en oeuvre par les processus conjugués d'identisation, ou de singularisation, et d'identification, ou d'appartenance (Tap, 1980a, 1980b)[2], qui se manifestent par l'aller et retour constant, chez l'enseignant, entre la connaissance de soi et le rapport à l'autre. C'est cette dialectique interactionnelle qui provoquera des moments de remise en question, moteurs de la dynamique du processus de construction identitaire. Ces moments de remise en question, s'ils sont provoqués par le choc de la rencontre avec l'autre (élève, direction de l'école, collègue), sont aussi souvent possibles grâce à lui, au sens où c'est souvent en établissant une relation de confiance/contiguïté (Winnicott, 1975) avec un autre collègue, par exemple, que l'enseignant trouvera l'impulsion nécessaire pour amorcer des remises en question, dont on sait à quel point elles sont déséquilibrantes.

Ces moments de crise, caractérisés par l'exploration, l'engagement et l'autoévaluation (Marcia, Waterman, Matteson, Archer et Orlofsky, 1993), renforcent les sentiments de congruence, de compétence, d'estime de soi et de direction de soi qui sont au coeur d'une identité professionnelle affirmée. Ces moments de remise en question ont certes une incidence sur les choix qu'effectuera l'enseignant par rapport à sa pratique, sur sa représentation de lui – comprenant ses connaissances, croyances, attitudes, valeurs, conduites, habiletés, buts, projets, aspirations – et du groupe des enseignants – comprenant les savoirs de la profession, les idéologies et les valeurs éducatives, le système éducatif, la déontologie et les demandes sociales. C'est à travers ce processus, dynamique et interactif, caractérisé par un compromis entre les demandes sociales et son affirmation de soi, que son identité professionnelle se transformera, potentiellement tout au long de sa carrière, et qu'il pourra contribuer à la redéfinition de sa profession avec ses collègues et partenaires.

Les éléments du modèle proposé, que nous nous sommes contentés d'esquisser ici, ont été exposés en détail dans d'autres travaux (Gohier, Anadón, Bouchard, Charbonneau et Chevrier, 1997, 1999a, 1999b, 2000). Il peut être schématisé ainsi.

Figure 1

Processus de construction de l'identité professionnelle de l'enseignant

Processus de construction de l'identité professionnelle de l'enseignant

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Le modèle: ses sources, sa spécificité

Ce modèle se distingue d'autres conceptions de la construction identitaire, sur le plan professionnel, en ce qu'il fait appel à des dimensions psychologiques aussi bien que sociologiques, de manière intégrée. D'autres modèles, comme celui, souvent cité, de Dubar (1996), reconnaissent l'existence de deux pôles dans la construction identitaire. Selon Dubar, l'identité professionnelle est une identité sociale caractérisée par l'articulation entre deux transactions, l'une interne à l'individu, l'identité pour soi, l'autre externe, l'identité pour autrui. L'identité pour soi, relevant du processus biographique, est une transaction «subjective» entre l'identité héritée et celle qui est visée, et que la personne revendique comme sienne. L'identité pour autrui, relevant du processus relationnel, est une transaction «objective» entre les identités attribuées par autrui et les identités incorporées. L'identité sociale est composée des deux identités.

On voit cependant que la transaction dite «subjective», si elle présuppose une capacité de l'individu à faire des choix, demeure dans un registre sociologique «d'identification à des catégories jugées attractives ou protectrices» (Dubar, 1996, p. 116), sans qu'une dimension proprement psychologique ne soit invoquée. Dubar lui-même confirme cela en disant reconnaître la division du Soi (les deux pôles identitaires) comme une réalité originaire de l'identité, mais pour «l'installer dans le social», pour «comprendre les identités et leurs éventuelles déchirures comme des produits d'une tension ou d'une contradiction interne au monde social lui-même (entre l'agir instrumental et communicationnel, le sociétaire et le communautaire, l'économique et le culturel, etc.) et non d'abord comme des résultats du fonctionnement psychique et de ses refoulements biographiques» (Dubar, 1996, p. 112).

D'autres conceptions de la construction de l'identité professionnelle, se rattachant plus particulièrment au courant interactionniste, supposent une dialectique entre le sujet et le monde de la socialisation professionnelle. Par exemple, Sikes, Measor et Woods (1985) décrivent des stades dans le développement de la carrière professorale en identifiant les moments de crise comme moteur principal de ce développement. L'identité professionnelle de l'enseignant est une identité négociée en fonction des contraintes de l'environnement professionnel et des intérêts de la personne. Celle-ci essaie de faire face (cope) à ces contraintes en utilisant diverses stratégies, qui vont de leur refus à leur intériorisation totale, mais résultent souvent en un «compromis stratégique» impliquant un mélange d'ajustement intériorisé et de redéfinition stratégique qui permet au sujet d'atteindre ses buts partiellement redéfinis (Sikes, Measor et Woods, 1985, p. 236).

Tout en étant d'accord avec la dimension interactionniste de cette approche, au sens large d'une interrelation entre la personne et son environnement social, et avec l'importance de la crise comme moteur de développement identitaire, on peut cependant déplorer son manque de clarté quant aux spécificités qui font de l'individu cet acteur en constante interaction avec son environnement. On trouve déjà cette lacune dans la conception du Soi de Mead, dont les auteurs se réclament. Mead (1963) reconnaît deux instances dans la constitution du Soi, soit le Moi, constitué par le regard des membres du groupe d'appartenance, de l'autrui significatif, et le Je qui s'approprie un rôle spécifique dans cette communauté. Or, comme le soutient Touraine, en commentant l'oeuvre de Mead, «l'ensemble du Moi et du Soi forme la personnalité», et la thèse centrale de Mead est que «le contenu de l'esprit n'est que le développement et le produit d'une interaction sociale». Le Je se distingue du Moi par sa liberté de réagir positivement ou négativement aux normes sociales intériorisées par le Moi. Mais les raisons de la résistance aux injonctions d'un «autrui généralisé» ne sont pas claires. Il semble que la simple existence de l'individualité explique les décalages fréquents entre l'acteur particulier et les normes générales» (Touraine, 1992, p. 310). Là encore, ce qui échappe à la dimension sociale de la construction identitaire n'est pas bien identifié dans le construit théorique.

À un modèle plus général de la construction identitaire, comme celui de Tap (1980a, 1980b), qui n'a pas été conceptualisé par rapport à l'identité professionnelle, mais qui fait état des deux pôles identitaires, nous avons emprunté les concepts d'identisation et d'identification, parce qu'ils sont définis assez largement pour signifier l'inextricable dialectique entre le processus de singularisation et d'identification. Notre modèle intègre par ailleurs, d'une part, plusieurs autres éléments relatifs à l'identité professionnelle (sentiments de compétence et d'appartenance, représentations de la profession, etc.) et, d'autre part, les notions de congruence et de contiguïté qu'on ne trouve pas dans la conception de l'identité personnelle de Tap (qui met en jeu l'identisation et l'identification). Tap (1996) identifie en effet six caractéristiques dans la construction et la dynamique de l'identité, soit la continuité, la cohérence du moi, l'unicité (singularité), la diversité (plusieurs personnages dans une même personne), l'action (réalisation de soi par) et l'estime de soi. Bien que nous soyons d'accord avec plusieurs de ces éléments, notre position diverge de celle de Tap, qui se rapproche de celle d'Erikson, en ce que nous privilégions le concept de congruence, avec soi à un moment précis de son histoire personnelle, plutôt que celui de cohérence relié au sentiment d'être le même (sameness dirait Erikson), ainsi que celui de contiguïté plutôt que de continuité, faisant référence au lien de confiance instauré entre deux personnes (Gohier, 1989, 1990), donc à l'expérience cognitive aussi bien qu'affective du sujet.

La dimension psychologique de la construction identitaire de notre modèle puise donc à différentes sources, dont la phénoménologie expérientielle et la psychanalyse humaniste. À la première, nous empruntons le concept de congruence, développé entre autres par Rogers, et l'idée de l'importance du ressenti des situations et de leur symbolisation par la personne (Cormier, 1993). À la seconde, l'importance de la dynamique affective, en partie inconsciente, se manifestant, entre autres, dans le rapport de contiguïté avec l'autre, dynamique constitutive du moi, du sentiment du droit à exister, donc à créer. Ce rapport, fondamental, de contiguïté, n'évacue pas la présence et la nécessité de rapports conflictuels dans la formation de l'identité du sujet-acteur social, mais il érige les fondations identitaires constituées par le sentiment d'identité.

Cette dimension psychologique a pour pendant et corollaire une dimension sociologique de la construction identitaire, reflétée par le vocable d'acteur social, qui s'apparente, dans sa conception, à la sociologie du sujet de Touraine, tout en s'en démarquant. Touraine, tout en s'inspirant de l'interactionnisme symbolique, dont il souligne les limites, comme on l'a vu, théorise un sujet d'abord et avant tout défini par son libre arbitre, mû par son inconscient et la force non apprivoisée du désir, lui permettant d'opposer un droit de veto aux forces incontrôlées du pouvoir, et, par là, de devenir un acteur social. S'il fait appel à des éléments psychologiques dans sa conception du sujet, c'est surtout à l'inconscient freudien que Touraine fait référence, en rejetant toute forme d'introspection qui, selon lui, conduit au narcissisme (Touraine, 1992, p. 245).

Tout en se rapprochant de la conception tourainienne de l'acteur social, notre conception du sujet s'en différencie par les éléments psychologiques que nous venons de mentionner et en ce que, pour nous, l'introspection est au contraire un moment essentiel de l'analyse et de la connaissance de soi, sans lequel le rapport à l'autre (tout autre, individu aussi bien que société) est impossible. Aussi proposons-nous d'aller au-delà d'un modèle sociologique du sujet (Gohier, Anadón, 2000), en privilégiant, comme nous l'avons dit d'entrée de jeu, un modèle psychosociologique intégré du sujet. Ce modèle est par ailleurs un modèle de construction de l'identité professionnelle de l'enseignant. Il renvoie à une définition de l'identité professionnelle de l'enseignant que nous présentons maintenant.

Pour une définition de l'identité professionnelle de l'enseignant

En fonction de ce qui précède, on peut caractériser le processus de constitution et de transformation de l'identité professionnelle de l'enseignant comme un processus dynamique et interactif de construction d'une représentation de soi en tant qu'enseignant, mû par des phases de remise en question, générées par des situations de conflit (internes ou externes à l'individu) et sous-tendu par les processus d'identisation et d'identification. Il est facilité par des liens de contiguïté avec l'autre et vise l'affirmation des sentiments de congruence, de compétence, d'estime de soi et de direction de soi. Ce processus, qui débute dès la formation du futur maître, mène à la construction et, virtuellement, à la transformation de la représentation que la personne a d'elle-même comme enseignant tout au long de sa carrière.

Ce processus de construction identitaire se fonde à une conception de l'identité professionnelle de l'enseignant. Pour la cerner, il faut connaître les éléments qu'inclut la représentation de soi comme enseignant. Si on se reporte au modèle, on peut voir que celle-ci est tributaire à la fois de la représentation que l'enseignant a de lui, comme personne, et de celle qu'il a des enseignants et de la profession. Ces deux types de représentations recouvrent divers éléments qu'on peut tenter de circonscrire, sans prétendre à l'exhaustivité.

La représentation de soi comme personne se rapporte aux connaissances, aux croyances, aux attitudes, aux valeurs, aux habiletés, aux buts, aux projets, aux aspirations que la personne se reconnaît ou s'attribue indépendamment de son contexte professionnel ou, à tout le moins, dans un sentiment d'affirmation de sa singularité par rapport à l'imposition de normes professionnelles.

Le deuxième type de représentations porte sur les enseignants et la profession enseignante ou, plus justement, sur le rapport que l'enseignant et le futur enseignant entretiennent avec les enseignants et la profession enseignante, lequel est constitué de divers éléments, soit le rapport au travail, aux responsabillités, aux apprenants, aux collègues et au corps enseignant ainsi qu'à l'école comme institution sociale. Dans le débat actuel sur la professionnalisation de l'enseignement, ces différents éléments confortent la conception de l'enseignement en tant que profession requérant, entre autres, autonomie, réflexivité, et compétence éthique. C'est ce que donne à voir un bref examen de ces différents ordres de rapports.

Le rapport au travail

On peut définir l'enseignant comme un professionnel de l'éducation/apprentissage[3]. Les deux termes sont indissociables puisque l'enseignant est un spécialiste des stratégies éducatives ayant pour but de favoriser des apprentissages, voire la maîtrise même des processus d'apprentissage chez l'autre. L'enseignement est un service public, visant le bien-être de la collectivité en contribuant au développement des personnes qui vont composer et gouverner la société de demain, assurant ainsi sa pérennité, et idéalement, dans une société démocratique, favorisant l'accès pour le plus grand nombre à une meilleure qualité de vie. L'acte éducatif est par ailleurs un acte complexe (Perrenoud, 1993; Conseil supérieur de l'éducation, 1991) – complexe, réflexif et interactif selon les termes du Conseil supérieur de l'éducation (1991) – requérant la maîtrise de plusieurs savoirs, tant théoriques que pratiques, et de plusieurs habiletés. Savoirs pédagogiques et didactiques, savoirs disciplinaires, connaissances dans le domaine de l'évaluation des apprentissages, habiletés relationnelles, sens de l'éthique en sont autant d'exemples. C'est d'ailleurs dans un rapport de responsabilité, et ce, à plusieurs égards, que l'enseignant assume sa fonction.

Le rapport aux responsabilités

L'enseignant est responsable, envers la société, de l'éducation de ses membres. Il est imputable de ses actes. La notion d'imputabilité est d'ailleurs de plus en plus présente dans nos sociétés utilitaristes, qui malheureusement l'interprètent souvent de manière trop comptable. Car si l'enseignant, et plus largement le système éducatif, doit rendre compte de ses actes auprès du gouvernement, notamment en tant que représentant de la société et bailleur de fonds publics, c'est surtout en termes de qualité de la formation et d'aide à l'apprentissage qu'il doit le faire, et non en termes de rentabilité, dans le vocabulaire désormais passé dans le langage courant de rapports coût/production. La responsabilité qu'il a envers la société doit au contraire l'amener à réfléchir à sa fonction sociale et à l'orientation qu'il veut lui donner. Dans cet acte de réflexion, il peut participer à la définition ou redéfinition de sa profession, étant un acteur de la professionnalisation et non un simple pion sur l'échiquier de sa mise en place. Car la professionnalisation d'un métier est un processus dynamique auquel participent les acteurs de la profession et non pas la réitération en tous points conformes d'un modèle professionnel figé, fermé (Anadón, 1999; Gohier, Anadón, Bouchard, Charbonneau et Chevrier, 1999a). C'est le caractère réflexif de l'action éducative qui en fait une profession et non un répertoire, souvent trop vite institutionnalisé, d'actes entièrement définis.

La responsabilité de l'enseignant s'exerce d'abord et avant tout à l'égard de l'élève ou de l'étudiant. Il est responsable de la qualité de sa formation et aussi d'un rapport avec lui dans lequel il n'abusera pas de son pouvoir, que ce soit sur le plan intellectuel par l'endoctrinement, entre autres, ou sur le plan affectif ou sexuel, par la séduction (Gohier, 1999). Cette responsabilité de maître/adulte (ayant la maîtrise de son savoir ou de son champ d'expertise), l'enseignant ne peut l'exercer que s'il est un véritable éducateur qui se soucie du développement global de la personne. Il ne peut l'avoir que s'il assortit son action pédagogique de considérations d'ordre éthique et déontologique (Gohier, 1997a; Gaudreau, Turgeon, Garnier et Buissonnet, 1999).

La responsabilité de l'enseignant envers l'élève se double de celle qu'il a envers le parent, tuteur de l'enfant, responsabilité au sens de pouvoir répondre de ses actes envers les parents lorsqu'ils le demandent. Il reste que c'est l'apprenant qui est au coeur de l'action éducative.

Le rapport aux apprenants

Comme certains l'ont déjà dit, sous forme de boutade, la finalité première de l'enseignant, comme spécialiste de l'éducation/apprentissage, c'est sa disparition. Il peut considérer sa tâche achevée lorsque l'élève est devenu suffisamment autonome pour poursuivre un processus de formation continue, qui, on le sait, dure toute la vie. Paradoxalement, c'est en instituant une relation de qualité avec l'élève qu'il atteindra ce but, car l'action éducative repose sur la relation pédagogique qu'entretient une personne avec une autre afin de favoriser son développement. L'importance de cette relation n'est plus à démontrer, même au début du troisième millénaire, dans une société caractérisée par la mondialisation et la globalisation des marchés et par la prépondérance des technologies de la communication qui envahissent tous les domaines, y inclus celui de l'éducation. Tout en préconisant une adaptation de l'éducation à cette «nouvelle civilisation», à ce monde du virtuel, l'UNESCO reconnaît aussi la prééminence de la relation pédagogique (Brunswick et Danzin, 1998).

Outre l'aspect affectif, cette relation met en jeu d'autres dimensions. On oublie trop souvent de parler de la relation intellectuelle qui s'instaure entre l'enseignant et l'élève. En donnant l'information requise ou en l'orientant vers des pistes de solution ou vers les outils nécessaires pour les trouver, l'enseignant permet à l'élève de retracer la connaissance, voire de la réinventer, et, ultimement, de participer à sa construction. En mettant en oeuvre un ensemble de savoirs, disciplinaires, pédagogiques et didactiques, autant théoriques qu'issus de la pratique ou de l'action (Tardif, 1993; Gauthier et al., 1997), l'enseignant peut atteindre cet objectif, qui est en somme l'ultime finalité de l'éducation.

On ne saurait non plus taire le rôle de modèle que peut jouer l'enseignant pour l'élève. L'enseignant exerce une inflluence sur l'élève par son comportement et par les valeurs qu'il véhicule, même dans les pédagogies actuelles non directives ou plus centrées sur l'élève. Davantage de cette manière, peut-être, puisqu'il ne fait plus figure d'autorité absolue et extrinsèque, mais plutôt d'accompagnateur sur les chemins du savoir, l'élève compagnon risquant d'autant d'intérioriser les valeurs qu'elles lui semblent intrinsèques, partie intégrante de son propre cheminement.

Mais bien que l'enseignant soit en dernière instance seul avec ses élèves dans sa classe, il n'est pas l'unique acteur sur la scène de l'éducation. Bien d'autres instances et bien d'autres personnes y jouent un rôle important. Le ministère de l'Éducation, la direction de l'école, les commissions scolaires, autant d'intervenants qui ont voix au chapitre en ce qui concerne les orientations éducatives, les programmes scolaires et la formation des maîtres. Mais, au quotidien, c'est le rapport à la direction de l'école et aux collègues qui oeuvrent dans son établissement qui sont au coeur de la vie professionnelle de l'enseignant.

Le rapport aux collègues et au corps enseignant

Dans sa conception de la professionnalité enseignante, le Conseil supérieur de l'éducation (1991) met l'accent sur cette caractéristique du travail de l'enseignant, en optant pour un professionnalisme collectif et ouvert qui fait appel «[...] à une ouverture de chaque enseignant ou enseignante à la concertation avec ses collègues ainsi qu'à la participation à la vie et aux orientations de l'établissement» (p. 26). Outre le rapport privilégié avec certains collègues avec qui les enseignants établissent des collaborations de travail (Gohier et al., 1999b), cette collégialité s'est concrétisée par la mise en place des conseils d'établissement (Harvey, 1999) issus de la réforme de l'éducation préconisée par la ministre Marois (Gouvernement du Québec, 1997). L'enseignant entretient également des rapports avec l'ensemble de ses collègues étant en lien avec des regroupements syndicaux et un ordre professionnel. Le travail de collaboration qui en découle rejoint cette autre dimension de l'identité professionnelle qu'est le rapport à la société.

Le rapport à l'école comme institution sociale

Le projet éducatif est le lieu névralgique d'expression du mandat social dévolu aux enseignants et de sa réappropriation par les acteurs de l'éducation. L'enseignant participe à l'élaboration du projet éducatif spécifique à son établissement, celui-ci s'insérant dans un projet éducatif sociétal plus général, définissant les grandes lignes directrices de l'action éducative. Se manifeste là un des éléments de professionnalité de l'enseignant, dans sa participation à la formulation des finalités éducatives qui vont se traduire par des plans d'action spécifiques au sein de l'établissement dans lequel il oeuvre. Il est en cela un partenaire, avec d'autres acteurs sociaux, dans la prise de décision concernant les orientations éducatives à privilégier. Ainsi, même s'il reçoit son mandat de la société, puisque la mission première de l'enseignant est de former des citoyens conformes aux finalités qu'elle met de l'avant, il contribue, en retour, à la redéfinition constante de ce mandat.

L'examen des composantes de la représentation de soi comme enseignant nous conduit à formuler la définition de l'identité professionnelle de l'enseignant comme suit. Il s'agit de la représentation que l'enseignant ou le futur enseignant élabore de lui-même comme enseignant. Elle se situe à l'intersection de la représentation qu'il a de lui comme personne et de celle qu'il a de son rapport aux enseignants et à la profession enseignante. Cette représentation porte sur les connaissances, les croyances, les attitudes, les valeurs, les conduites, les habiletés, les buts, les projets et les aspirations qu'il s'attribue comme siens. La représentation qu'il a de son rapport aux enseignants et à la profession enseignante porte sur son rapport à son travail, comme professionnel de l'éducation/apprentissage, à ses responsabilités, aux apprenants, aux collègues et autres acteurs impliqués dans l'école comme institution sociale.

On peut par ailleurs se demander quelles qualités ces diverses composantes de l'identité professionnelle requièrent de la part de l'enseignant. C'est ce que nous examinons maintenant.

Les qualités requises de la part de l'enseignant

Le rapport à soi comme personne ou, en termes synthétiques, la connaissance de soi requiert une capacité introspective qui demande une mise à distance avec soi. Cette mise à distance est rendue possible grâce à un esprit réflexif capable d'autoévaluation. La psychologie au XXe siècle, de quelque allégeance qu'elle soit, l'a bien montré, la connaissance de soi contre la tendance – naturelle et inconsciente – de la personne à projeter sur l'autre ses propres manques et lacunes. Tous les outils que nous a légués la psychologie, sans nécessairement entrer dans une démarche thérapeutique, peuvent être utiles à cet exercice «d'examen de soi», du simple regard introspectif à la narration autobiographique. On retrouvera par ailleurs la composante «connaissance de soi» décrite un peu plus loin.

Quant au rapport aux enseignants et à la profession, on a vu qu'il comportait plusieurs éléments. Il est difficile de mettre terme à terme les qualités requises pour chacune de ces composantes, non pas parce qu'il est impossible de les identifier, mais plutôt parce que plusieurs composantes font appel à des qualités similaires. Aussi ferons-nous l'exercice, mais en identifiant les recoupements possibles.

Dans la section rapport au travail, nous avons vu que l'enseignant était un professionnel de l'éducation/apprentissage et que l'enseignement était un acte complexe, réflexif et interactif, ce qui se reflète dans les autres composantes de l'identité, plus particulièrement dans le rapport aux apprenants. L'enseignement requiert donc la maîtrise de nombreux savoirs, dont plusieurs ont été mentionnés: savoirs disciplinaires, pédagogiques et didactiques – d'ordre théorique et pratique – et l'acquisition de plusieurs compétences, dont la capacité réflexive. C'est en analysant constamment sa propre pratique, en ayant une distance par rapport à celle-ci, et en la réajustant que l'enseignant exerce sa fonction en qualité de professionnel. Cette capacité analytique se double d'un sens praxéologique qui permet de faire le pont entre la théorie et la pratique et d'effectuer des choix. Pour ce faire, l'enseignant devra exercer son jugement. Hare (1993)[4] définit le jugement comme la capacité d'évaluer de façon critique l'information disponible, les raisons qui sont invoquées pour soutenir un point de vue plutôt qu'un autre lors d'une prise de décision. Réflexion, analyse, jugement sont donc nécessaires pour effectuer des choix proprement éducatifs, qui ne reposent pas uniquement sur un rapport d'émotivité aux événements et aux choses.

Ces compétences ou capacités ne peuvent par ailleurs s'exercer sans l'autonomie de l'enseignant. Autant à certains égards et dans une certaine mesure, il devra agir de concert avec ses collègues, autant il doit pouvoir fonctionner de façon indépendante, en prenant des décisions dont il assume la responsabilité. Enfin, le réajustement constant de ses pratiques implique la capacité à s'autoévaluer. Pour ce faire, il devra par ailleurs avoir une bonne connaissance de soi, comme nous l'avons vu.

Dans la section rapport aux responsabilités, on a vu que la responsabilité de l'enseignant, en tant que professionnel, envers le public et en tant que maître/adulte, envers l'enfant, devait s'exprimer, entre autres, par la prise en compte de considérations d'ordre éthique dans l'exercice de sa fonction. Pour ce faire, il doit avoir une connaissance des règles déontologiques régissant sa profession. Ces règles, statuant sur les devoirs du professionnel envers le «client» (respect, intégrité, etc.), qu'elles soient codifiées par un ordre professionnel ou non, ne sont par ailleurs pas suffisantes pour assurer une pleine compétence éthique chez l'enseignant. Il faut d'abord et avant tout développer un sens éthique chez celui-ci, soit une compréhension de l'importance de ces questions dans l'exercice de ses fonctions. Si les règles déontologiques stipulent les devoirs que l'enseignant a envers l'élève et envers sa profession, elles ne circonscrivent en effet pas tout le domaine de l'éthique qui englobe, de façon plus générale, la réflexion sur la conduite humaine. Or, on le sait, toutes les conduites humaines ne sont pas codifiées et ne doivent certainement pas l'être. En sus de sa propre conduite, l'enseignant devra jauger celle de l'élève, qui devra parfois être sanctionnée. Les situations qui appellent une réflexion d'ordre éthique étant variées, il est important que l'enseignant développe une capacité à réfléchir aux dilemmes d'ordre éthique qui se présentent, au cas par cas, sous la forme de la délibération éthique, par exemple (Racine, Legault et Bégin, 1991).

Dans la section rapport aux apprenants, on a mentionné l'importance de la relation pédagogique, qu'elle soit d'ordre intellectuel, affectif ou moral, au sens large du terme, faisant référence à l'influence que peut exercer l'enseignant, en tant que porteur de valeurs, sur l'élève, comme modèle – au sens fort ou faible du terme. Pour instituer cette relation, l'enseignant devra faire preuve d'une capacité relationnelle, soit être capable d'entrer en relation avec l'autre. Cette capacité se manifeste par des qualités d'empathie et d'écoute, comme l'ont fait valoir les pédagogues humanistes, mais également par cette autre qualité qu'ils ont dénommée congruence. Or, la congruence, comprise comme cohérence ou concordance, chez un individu, entre le dire, le faire et le penser est impossible à réaliser sans une bonne connaissance de soi, qu'on a vue dans la composante représentation de soi. On rejoint ici également la capacité à s'autoévaluer déjà relevée dans la section rapport au travail. Cette connaissance de soi exige que la personne soit capable d'introspection, et aussi qu'elle connaisse les mécanismes d'ordre psychologique qui régissent les relations interpersonnelles, notamment ceux d'introjection et de projection qui aident à faire le partage entre ce qui appartient à soi et ce qui appartient à l'autre dans l'univers complexe de la relation. Mais cette connaissance de soi ne devrait pas se limiter à la dimension psychologique et affective de la relation pédagogique. Elle devrait aussi toucher les dimensions intellectuelle et morale de la personnalité, par une connaissance, d'une part, des capacités et des limites intellectuelles de chacun et, d'autre part, des valeurs qu'il véhicule souvent de façon implicite et qu'il doit rendre explicites. Cette connaissance de soi facilitera d'ailleurs les relations qu'il établira avec ses collègues.

En référence à la section Le rapport aux collègues et au corps professoral, outre les compétences relationnelles qui viennent d'être évoquées, l'enseignant devra posséder un sens de la collégialité, de partage et de rapport avec ses collègues, lequel sera généré entre autres par un sentiment d'appartenance à ce groupe. Ce sentiment d'appartenance peut lui-même être développé par la formulation d'objectifs communs dans le cadre du projet éducatif, par exemple, mais également par l'exercice de la mise en commun des pratiques pédagogiques aussi bien que des difficultés rencontrées en situation d'enseignement. Cette mise en commun requiert une compétence dialogique, à savoir une capacité à discuter avec ses pairs et à arriver, lorsque cela est nécessaire, à des décisions consensuelles. Cette collégialité se manifeste aussi par la capacité à travailler en équipe sur des projets communs, d'ordre scolaire aussi bien que parascolaire, comme on l'a relevé. Mais les collègues ne sont pas les seuls acteurs de l'éducation avec qui l'enseignant doit engager un dialogue. Il doit interagir avec tous les intervenants du monde de l'éducation, au premier chef ceux qui ont un lien avec l'établissement dans lequel il oeuvre.

À la section Le rapport à l'école comme institution sociale, on a vu que le projet éducatif était le lieu névralgique de la rencontre du mandat que la société donnait aux enseignants et de leur participation à la définition ou redéfinition de ce mandat. Pour pouvoir intervenir dans la formulation de ce projet, l'enseignant doit avoir une connaissance des demandes sociales qui lui sont adressées et, plus largement, de la culture dans laquelle s'insère l'école, comme institution sociale. Ce n'est en effet qu'en connaissant le contexte et les enjeux des demandes de la société envers l'école qu'il pourra prendre des décisions éclairées sur les orientations éducatives et pédagogiques à privilégier. Pour prendre part à cette discussion, il lui faudra acquérir une compétence argumentative. Pallascio, Angenot, Lafortune, Nachbauer et Gosselin (1999) insistent sur l'importance, pour l'enseignant, de s'affirmer professionnellement, c'est-à-dire de défendre ses choix, éventuellement par «l'expression d'un engagement au service d'une situation problématique par laquelle le pédagogue se sent rejoint et concerné, qui le pousse à assumer une responsabilité, à l'exercer, à se compromettre, et qui devient ainsi progressivement pour lui l'objet d'une véritable cause mobilisatrice» (p. 60).

Les qualités identifiées ici peuvent être mises en rapport avec deux éléments structurels essentiels au processus de construction identitaire sur le plan professionnel, soit les mécanismes d'identisation et d'identification. On retrouve en effet dans les qualités énumérées la présence constante et concomitante de la connaissance de soi et du rapport à l'autre. Une synthèse des qualités énumérées, même si elle est réductrice, étaie ce constat.

  • Rapport à soi: capacité introspective, réflexive, d'autoévaluation.

  • Rapport au travail: savoirs, capacité réflexive, capacité à faire le transfert entre la théorie et la pratique, capacité analytique, capacité à faire des choix, jugement, autonomie, capacité à s'autoévaluer.

  • Rapport aux responsabilités: connaissance des règles déontologiques, sens éthique, délibération éthique.

  • Rapport aux apprenants: capacité relationnelle, empathie, écoute, congruence, connaissance de soi, capacité introspective, connaissance des mécanismes psychologiques, connaissance de ses capacités et limites intellectuelles et de ses valeurs.

  • Rapport aux collègues: collégialité, sentiment d'appartenance au groupe, compétence dialogique, capacité à travailler en équipe.

  • Rapport à la société à travers l'école: connaissance des demandes sociales, de la culture, capacité à s'affirmer, compétence argumentative.

Sous chaque composante se retrouvent des éléments qui font référence à la connaissance de l'autre (élève, collègue, société) et à la capacité d'entrer en relation avec cet autre (capacité relationnelle et dialogique entre autres) qui a, en retour, des influences sur soi (culture, savoirs, demandes sociales, appartenance au groupe). Ce rapport à l'autre fait aussi appel au retour sur soi, à la connaissance de soi (capacité introspective, valeurs, capacités et limites intellectuelles). Ceci vient conforter l'idée que dans les éléments qui composent l'identité professionnelle et qui concourent à sa construction, les pôles identitaires d'identisation et d'identification sont présents. Autrement dit, les mécanismes de la construction identitaire se reflètent dans les qualités requises dans l'enseignement comme profession, ce qui conforte l'idée que l'identité professionnelle ne saurait être uniquement une identité socialement donnée (par le groupe des enseignants ou, plus largement, par la société), mais est composé de ce qu'on peut appeler l'identité personnelle (que la personne, s'attribue comme telle) et de l'identité sociale de la personne et fait appel à des dimensions psycho-individuelles et sociales dans sa constitution.

Ainsi, le processus de construction de l'identité professionnelle, par la mise en oeuvre conjuguée des processus d'identisation et d'identification et du rapport dialectique à soi et à l'autre, est essentiellement de nature dynamique et interactive. Son caractère dynamique est largement tributaire des phases de crise et de remise en question vécues par les enseignants. Cet aspect de la dynamique identitaire est illustré par l'analyse d'entrevues faites auprès de deux groupes d'enseignantes.

L'identité professionnelle, un processus dynamique et interactif: remises en question, changements et résolutions de problèmes

Dans le modèle que nous proposons, les moments de crise et de remise en question se traduisent plus particulièrement par le processus d'éveil, d'exploration, d'engagement et d'évaluation. En amont et en aval, ce processus est facilité par, et y conduit, un rapport de contiguïté, ou relation de confiance, avec l'autre – le plus souvent un pair – et est motivé par un malaise sur le plan des sentiments de congruence, de compétence, d'estime de soi et de direction de soi, qui sont renforcés à l'issu de la crise, au moment de sa résolution. Deux séries d'entrevues, l'une réalisée auprès de vingt enseignantes du préscolaire et du primaire[5], l'autre, auprès de onze enseignantes ayant oeuvré, concurremment ou subséquemment, au préscolaire ou au primaire et en formation des maîtres[6], permettent de montrer le caractère récurrent de ce processus dans la construction identitaire des enseignants, en mettant au jour les moments de remise en question, ses causes et la façon de résoudre la crise ou d'amener des transformations. Ces deux groupes d'enseignantes ont été ciblés afin d'illustrer la pertinence de notre modèle auprès d'enseignantes ayant un parcours professionnel différent. Or, le modèle s'est révélé pertinent dans les deux cas, bien qu'on puisse noter des différences dans l'expression de l'expérience professionnelle, les enseignantes avec une expérience en formation des maîtres ayant dû systématiser leur propre pratique et le modèle prédagogique qui la sous-tend pour la transmettre aux futurs maîtres en devenant, en fait, des modèles pour ceux-ci sur le plan de la formation pratique, ce que les enseignantes ayant une expérience exclusivement au primaire n'ont pas eu à faire.

Les enseignantes du préscolaire et du primaire

Les remises en question

Dans la première série d'entrevues, les enseignantes avaient une expérience de quatre à trente-deux ans. Dans quatre cas seulement, cependant, l'expérience se situait à moins de dix ans et elle était de vingt-six ans et plus pour plus de la moitié des sujets. Il va sans dire que les remises en question, allant du doute jusqu'à la crise majeure pouvant affecter le maintien dans la profession, sont plus ou moins accusées selon les personnes et selon l'expérience professionnelle. Outre la crise vécue lors de l'entrée dans la profession, les remises en question majeures paraissent souvent après plusieurs années d'exercice (dix ou quinze). Ce qui est récurrent toutefois chez les enseignantes, c'est la présence de moments de remise en question et leur importance sur la redéfinition de leur pratique, celle-ci s'accompagnant d'un retour plus global sur soi, sur ses capacités, ses limites, sa personnalité, pour une «meilleure» connaissance de soi. Une enseignante affirmera que les changements les plus importants qu'elle a vécus sont dus à une meilleure connaissance d'elle-même:

[...] parce que à un moment donné, à la commission scolaire X, on a fait beaucoup de croissance personnelle, des choses pour grandir. Des programmes pour développer le côté socioaffectif de l'enfant.[...] On a vécu ça beaucoup, et moi, ça m'a appris à me connaître [...] à me sentir plus sécure là-dedans (H4, 442-447)[7].

Une autre dira que des changements relatifs à la tâche et au niveau d'enseignement l'ont «[...] aidée à aller voir plus à l'intérieur de moi, toutes mes capacités» (H3, 623-624). Une autre encore associe ses changements d'ordre professionnel à des changements plus globaux en tant que personne. Par exemple, en parlant de certaines formations qui l'ont aidée, mais aussi «[...] c'est tout le bagage que j'ai aussi là, tu sais, tout ce que je suis en tant que personne» (C2, 385-386). Puis, en parlant de son expérience avec des enfants ayant des troubles de comportement: «Je pense qu'en tant que personne, moi ça m'a fait avancer [...]» (472-473). Elle sent qu'elle sera dorénavant capable de faire face à toutes sortes de situations (477). Une autre enseignante affirme que les changements vécus sur le plan professionnel et les formations qu'elle a reçues l'ont aidée à avoir confiance en elle, l'ont aidée «[...] moi personnellement aussi» (C1, 553).

L'affirmation de l'exercice périodique de la remise en question est par ailleurs récurrente, comme on l'a mentionné

[...] puis, je fais des remises en question avec mes élèves aussi, parce que ma gestion de classe me permet ça, on se remet en question une fois par semaine. Qu'est-ce qui a mal été? On se fait de l'autoévaluation, alors moi aussi, je me remets en question avec eux... (C0, 322-327). Je me remets en question toute la journée, les interventions que j'ai eues, je me remets en question tout le temps (H4, 570-572); alors, c'est plus des remises en question quotidiennes ou hebdomadaires [dans le sens de] est-ce que j'ai pris la bonne décision et est-ce que je veux changer? (M4, 457-459).

Les causes de la remise en question

Ces remises en question sont par ailleurs provoquées par différents facteurs, dont le changement de type d'étudiants (clientèle) ou de niveau d'enseignement, qui créent un «déséquilibre». Ainsi, certaines enseignantes feront-elles allusion à l'intégration dans leur classe d'enfants handicapés ou avec des problèmes de comportement comme déclencheurs de remises en question et de transformations sur le plan de leur approche pédagogique ou relationnelle. Une enseignante, par exemple, relate ainsi son expérience lorsque des enfants avec des problèmes de comportement ont été intégrés dans sa classe:

[...] les enfants en troubles de comportement, même moi, cette année, j'ai deux enfants déficients et quand tu travailles avec ces enfants-là, il faut que tu changes [...] dans ta façon d'enseigner [...]. J'ai changé mon approche, je pense, j'enseigne plus avec des méthodes stratégiques [...] je travaille beaucoup plus avec du matériel concret (C2, 417-428).

La confrontation avec ces enfants, ou plutôt avec leurs difficultés, même si elle a été difficile au début, l'a forcée à se transformer:

[...] je trouve que, ces enfants-là ça a peut-être été comme des cadeaux, comme des enfants qui m'ont fait avancer, perdre un tas d'illusions, de préjugés [...] (450-453). [...] il me semble que ça m'a appris à enseigner, ça m'a appris à aller les chercher [...] (464-465).

Une autre attribue en partie son évolution à l'intégration d'enfants avec des problèmes de comportement. Elle se sent par ailleurs toujours en formation:

Et tant et aussi longtemps que je me dis que je suis en formation, que je n'ai rien appris, c'est-à-dire que je ne suis pas à la fin de mes apprentissages, je pense que je serai capable de grandir avec les enfants. Je trouve ça super, [parce que sinon] souvent on rentre dans une routine et on fait les choses sans réfléchir. La journée où je n'aurai plus rien à apprendre, c'est la journée où je vais sortir, ça c'est clair (H1, 611-620).

Une enseignante fait le même constat à propos de l'intégration de handicapés physiques (H4, 517-520). Une autre évoque par ailleurs son passage du primaire à la maternelle comme ayant créé «[...] un déséquilibre, c'est agréable» (H2, 514), une expérience positive parce qu'elle lui a permis de se remettre en question.

D'autres mentionnent des crises ou des problèmes dus à des mésententes avec la direction de l'école, dans ces cas, jugée trop autoritaire et trop conservatrice:

[...] j'étais tombée sur un directeur qui exigeait que toutes les tables soient placées dans le même sens, une bonne enseignante avait toujours des plantes vertes, des affaires débiles. C'était un bon concierge, le concierge de l'école était plus pédagogue que le directeur (M1, 722-725).

Elle songe alors à quitter la profession, mais en ne voyant pas trop ce qu'elle pourrait faire. Elle décide alors de se donner d'autres défis, et elle fait un certificat en intervention sociale. Elle choisit cette avenue pour pouvoir:

[...] réinvestir ce que j'apprenais quand même. Là, tout d'un coup, ça m'avait échappé toutes ces années-là, mais les parents n'arrivent pas tous avec le même bagage... comment on fait pour intervenir auprès des familles qui sont plus en difficultés (738-741).

Une autre fait aussi état de problèmes avec des directions trop autoritaires et pas assez soutenantes:

[...] ce que j'ai vécu comme graves difficultés, c'est avec une direction, à un moment donné, qui contrôlait tout tout tout, donc tu n'avais pas de marge de manoeuvre [...] (R1, 858-860).

Elle dit alors s'être résignée à ne pas affronter ces personnes et avoir mieux fonctionné par la suite avec des personnes qui lui laissaient plus de latitude. Elle revendique son autonomie:

[...] je pense que je suis assez grande pour me poser des questions [...] je pense que quand tu es enseignant, tu dois savoir aussi ce que tu as à faire, je pense que c'est important d'avoir cette qualité-là. Je pense qu'il faut être autonome, mais pour avancer, pour cheminer. (941-945).

D'autres enseignantes diront avoir vécu des moments de remise en question non pas à cause de problèmes vécus ou de changements subis, mais plutôt faute d'en avoir, au sens où c'est le sentiment de répétition ou de routine dans l'exercice de la tâche qui a généré une crise, les amenant à mettre en doute le choix de leur profession. Une enseignante affirmera par exemple qu'après une période de six ou sept ans:

Là j'avais fait le tour de la question puis ça ne présentait plus de défi. C'est là que j'ai commencé au bac (599-601).

Une autre, après quinze ans d'expérience, songe à quitter le métier:

[...] je me souviens très bien, [après] quinze ans d'expérience. Je sais pas pourquoi, il y a eu un creux à un moment donné. Peut-être que je sentais un peu trop la routine.[...] puis, je me disais «pourquoi pas infirmière?» [...] je pourrais changer encore. Je suis bien contente de ne pas l'avoir fait [...] j'ai très vite répondu non (M3, 599-608).

Quand on lui demande comment elle a résolu cette crise, elle dit l'avoir fait en s'intéressant à tous les projets scolaires et parascolaires qui se présentent, concours d'arts plastiques, exposition de sciences, etc., parce que:

[...] je sens l'intégration des matières [...] (617). C'est comme ça que j'ai continué; puis plus jamais, j'ai remis ça en question, comment, justement en faisant des projets, en fonctionnant par projet (625-627).

Les principales causes de remises en question identifiées par ces enseignantes sont donc les changements dans la tâche: niveau ou clientèle (particulièrement avec des problèmes de comportement ou des handicaps), les conflits avec la direction de l'école et l'aspect routinier de la tâche après quelques années d'exercice.

Les façons de résoudre la crise ou d'amener des transformations

Le dernier extrait concerne les moyens mis en oeuvre pour dépasser la remise en question ou encore pour résoudre le problème ou la crise. Comme on a pu le voir dans certains extraits qui précèdent, la dernière enseignante citée, à l'instar d'autres collègues, va en effet modifier son approche pédagogique en se centrant davantage sur l'élève et en fonctionnant par projets. Pour ce faire, ces enseignantes font souvent mention de formations qu'elles suivent, soit ponctuellement, en relation d'aide, par exemple, formations offertes par le milieu ou par l'université, ou, à plus long terme, en s'inscrivant à des programmes universitaires de certificat ou de maîtrise. À l'inverse, ces formations peuvent être les déclencheurs du changement. Une enseignante affirme en ce sens que c'est un certificat en animation qui lui a donné une approche différente de sa relation avec l'apprenant (C3, 95-97). Une autre dit qu'elle a fait un certificat en intervention sociale qui l'a amenée à se questionner sur la condition des femmes dans la société, puis dans l'enseignement au préscolaire et au primaire, questionnement qui a fait l'objet d'une maîtrise (M1, 751-757). Elle a ensuite poursuivi sa démarche par des études doctorales qu'elle a abandonnées, faute de temps. Une autre affirme avoir suivi des formations et essayé des approches pédagogiques nouvelles, tout en essayant, avec les années, de créer un équilibre avec les acquis, en fonction de son expérience (R4, 525-543). D'autres font référence à une formation continue qui s'effectue moins en termes de cours crédités que de lectures et d'ouverture aux innovations pédagogiques et de curiosité pour «[...] tout ce qu'il y a comme nouveauté au niveau pédagogique, au niveau de la philosophie, de la psychologie pour enfant» (H2, 81-83).

Quand on analyse le profil de formation des enseignantes, on constate que la grande majorité des enseignantes (15) ont suivi des formations, après la formation initiale; ces formations vont du certificat en français, ou dans divers domaines, à la maîtrise et au début de scolarité de doctorat (dans deux cas), en passant par des cours «à la carte» (informatique, relation d'aide, langue), suivis par souci de perfectionnement ou simplement pour la culture générale. Ces formations correspondent à un cheminement que chacune choisit en fonction de ses besoins. Certaines ont eu des congés de maternité et ont dû se mettre à jour à leur retour. Une enseignante parle de son parcours comme étant non linéaire (C3, 132), ce qui caractérise en fait la majorité des enseignantes, même lorsqu'elles ont moins changé de niveau, à cause des formations suivies et des transformations relatives à leur pratique pédagogique. Le fait qu'il y ait peu de possibilités de mobilité professionnelle pour les enseignantes ne signifie pas qu'il n'y ait pas de transformations sur le plan de leur identité professionnelle et de leur pratique professionnelle, mais que celles-ci s'effectuent selon un parcours propre à chacune, selon les moyens qu'elle se donne pour faire face aux changements ou encore pour en susciter et relever de «nouveaux défis» (C1, 458), renforçant par là le sentiment de compétence.

La formation continue n'est pas la seule voie empruntée pour explorer des solutions aux problèmes ou de nouvelles avenues correspondant à un désir de changement. Une autre voie réside dans l'établissement de rapports privilégiés avec certains collègues, soit sous forme de collaboration de travail (planification de l'enseignement, échange de matériel pédagogique, élaboration de projets scolaires ou parascolaires), ou simplement sous forme d'échanges et de discussion sur les problèmes vécus. Une enseignante dit avoir surmonté les difficultés vécues lors de son entrée en fonction en s'inspirant d'une enseignante d'expérience qui était un modèle pour elle (C3, 453) et surtout en discutant avec une collègue amie avec qui elle débutait dans l'enseignement (C3, 464-469). Une autre identifie comme un moment de transformation important, celui où elle a quitté la campagne pour enseigner en ville, ayant alors surtout apprécié le fait d'avoir:

[...] des collègues avec qui je pouvais échanger, ce que je n'avais pas vécu; j'ai trouvé ça extraordinaire. Là, ma tâche m'est parue moins lourde; on échangeait, je n'avais pas besoin de tout faire [...]. Je pense que si j'étais restée vraiment isolée comme ça, j'aurais peut-être eu le goût d'abandonner d'une certaine façon (H0, 538-548).

Une autre souligne l'importance d'avoir appris à travailler en équipe, ce à quoi elle n'était pas disposée au départ et qu'elle juge maintenant essentiel «Et, année après année, c'est la quatrième année que je travaille en équipe avec certains professeurs, ce que je n'avais pas prévu [...]» (M2, 665-667).

Une autre encore parle de changements importants survenus au moment de la fusion de deux commissions scolaires lui ayant permis de rencontrer une enseignante de même niveau avec laquelle elle a fait plusieurs projets (R3, 1009 et ss). Une enseignante qui a changé souvent d'école et d'ordre d'enseignement, parce qu'elle était remplaçante, affirme pour sa part avoir pu s'adapter aux changements en sachant s'entourer, poser des questions aux collègues et travailler en équipe (R2, 680-692). En fait, l'importance de l'échange entre collègues est soulignée par la majorité des enseignantes comme l'indique cet autre extrait:

[...] il y avait les enseignantes aussi, on échangeait entre nous, je trouve que la complicité par dyade [...] ou par triade, des groupes de deux ou de trois, c'est vraiment merveilleux [...] Faut avoir de la complicité et du respect (R4, 552-563).

Le sentiment de contiguïté ou le rapport de proximité avec des pairs paraît donc un des paramètres essentiels aux transformations identitaires sur le plan professionnel, modifiant le rapport au travail et aux apprenants des enseignants.

Quant au rapport aux collègues, il peut être vécu sur un autre mode, celui de la confrontation/affirmation, selon ce qu'en dit une enseignante qui a eu une expérience de déléguée syndicale qui l'a aidée dans son affirmation professionnelle:

[...] je me suis habituée un moment donné à défendre les points de vue des autres, à défendre aussi mes points de vue, à prendre une confiance [...] ça te donne une force (C1, 298-305).

Elle dit avoir appris à s'affirmer à travers sa confrontation avec des collègues (une en particulier) (C1, 469-473).

Enfin, l'exploration des avenues possibles lors d'une remise en question ne saurait se faire sans un retour sur soi, sans un regard introspectif qui amène l'enseignante à prendre la juste mesure de ses capacités, de ses goûts, de ses limites, de ses valeurs, donc de son rapport à l'enseignement. C'est ce qu'on a vu dans certains extraits, lorsqu'une enseignante par exemple en parlant de ses remises en question affirmait: «On se fait de l'autoévaluation, alors moi aussi je me remets en question avec eux [...] (C0, 326-327); ou encore cette autre que des changements dans la tâche ont amenée à «[...] aller voir plus à l'intérieur de moi toutes mes capacités» (H3, 623-624); et celle-ci affirmant que les transformations étaient dues principalement à des cours «[...] de croissance personnelle, des choses pour grandir [...] et moi ça m'a appris à me connaître [...]» (H4, 443-446).

La formation continue, la collaboration avec les collègues et la connaissance de soi sont les principaux moyens mis en oeuvre par les enseignantes pour explorer de nouvelles avenues après une période de remise en question, ce qui renforce leurs sentiments de congruence, de compétence, d'estime de soi et de direction de soi. Les enseignantes qui ont une expérience d'enseignement en formation des maîtres vivent-elles le processus de remise en question de la même façon ou peuvent-elles nous apprendre autre chose sur celui-ci? C'est ce que nous voyons maintenant.

Les enseignantes ayant une expérience en formation des maîtres

Dans la deuxième série d'entrevues, comme il a été mentionné, les entretiens ont été réalisés auprès de 11 enseignantes ayant une expérience concurrente ou subséquente en formation des maîtres. Ces enseignantes avaient une expérience d'enseignement au préscolaire ou au primaire variant de dix à trente-deux ans, et une expérience d'enseignement à l'université de un à six ans, soit comme chargée de cours ou professeure invitée (en prêt de service de la commission scolaire), en lien avec la formation pratique. Ces enseignantes se distinguent des précédentes en ce qu'elles possèdent toutes (sauf une) un diplôme de maîtrise et que trois d'entre elles ont commencé ou poursuivent des études doctorales. On retrouve beaucoup de similitudes avec leurs consoeurs du point de vue des remises en question, des changements vécus et du processus de transformation.

Les similitudes

L'extrait suivant illustre de façon typique l'importance des remises en question, du recours à la formation et du retour sur soi:

La crise, c'est important... Le doute, le questionnement, c'est important pour changer, pour trouver des nouveaux moyens, pour aller plus loin. [...] j'en sortais très stimulée puis avec des découvertes nouvelles (C6F, 936-941).

Une formation de mise à jour et la découverte de la pédagogie centrée sur l'élève (Summerhill) l'ont beaucoup marquée ainsi que la découverte de tout ce qui concernait le développement de la personne.

[...] c'était le développement de la personne, c'était les débuts et c'est là que j'ai remis en question le plus ce que je faisais, l'intérêt à me développer moi-même, à changer quelque chose. J'étais une personne timide, très renfermée sur moi-même. Alors, c'est là que j'ai commencé à m'ouvrir(962-969).

On relève également les modifications de tâche ou d'ordre d'enseignement comme facteurs ou déclencheurs de changements, comme le souligne une enseignante qui dit avoir vécu bien des changements (de classes, d'écoles), donc beaucoup de «révolutions» (C5F, 919). Elle ajoute que «[...] quand il y a un changement de tâches, ça a toujours été [...] des temps très forts de remise en question» (1112-1114) et qu'il «[...] faut, comme enseignant, demeurer en apprentissage. [...] Il y a des choses qu'on acquiert, il y a des choses qui deviennent plus solides, il y a des convictions qui s'installent aussi, puis en même temps, il faut rester à l'affût» (929-934); ou cette autre qui a ressenti beaucoup d'insatisfaction en changeant de classe (4e, 5e, 6e), se sentant incompétente

[...] je me sentais incompétente en musique, par exemple, en sciences humaines, en sciences de la nature, en religion, en arts plastiques, en éducation physique et j'étais insatisfaite de moi à ces niveaux-là, il me semblait que j'étais jamais suffisamment bien préparée (H5F, 735-740).

Elle se perfectionne alors en enseignement du français langue seconde et enseigne la même matière à plusieurs niveaux: «Et ça, j'ai trouvé ça très très satisfaisant parce que là je me sentais compétente» (H5F, 758-759).

Les différences

On observe ici une différence avec le premier groupe d'enseignantes, à la fois sur le plan du rapport avec les collègues et, plus largement, avec le milieu d'enseignement au préscolaire et au primaire. Plusieurs évoquent en effet des difficultés vécues dans ce milieu qu'elles jugent souvent conservateur et qui ne les a pas appuyées dans l'approche pédagogique plus novatrice qu'elles pratiquaient ou dans des projets qu'elles voulaient développer. Par exemple, cette enseignante dit avoir trouvé difficile le fait que, dans le milieu, beaucoup ne croient pas réellement au potentiel des enfants en difficulté (C5F, 855 et ss). Elle dit avoir dû apprendre à développer un certain détachement et une certaine distance par rapport à l'opinion ou à la façon de fonctionner de ses collègues: «Alors j'ai dû travailler très fort par rapport à ça. D'être capable d'accepter que les gens n'interviennent pas comme moi» (962-964). Elle dit avoir appris à «[...] dédramatiser au lieu d'être en réaction émotive [..]» (965-966), par souci que ces réactions ne se répercutent pas sur les élèves. Par ailleurs, lorsqu'elle ne se sentait pas appuyée par les collègues ou le milieu, elle centrait son attention sur les enfants qui lui renvoient du feed-back positif: «C'est les enfants qui me faisaient sentir que c'était correct, parce qu'ils me donnaient des feed back positifs par rapport à l'approche que j'avais (1541-1543).

D'autres enseignantes vont dans le même sens, dont une qui dit avoir vécu des difficultés dans un milieu favorisant peu les innovations pédagogiques ou une façon différente de fonctionner:

[...] moi en début d'année [...], j'invite les parents à venir en classe quand ils le veulent, ils sont les bienvenus. Et là, une enseignante du 2e cycle est venue me voir pour me dire que je n'avais pas le droit de faire ça, que si je faisais ça, c'était des précédents et qu'elle aussi devrait faire ça et que... les parents avaient pas leur place dans l'école (M5F, 909-916). Les crises que j'ai vécues difficilement étaient bien plus liées au contexte ou à l'entourage (965-966).

Elle a peu de rapports avec ses collègues, mais sa force de caractère et des convictions profondes quant à la relation pédagogique lui permettent de continuer à fonctionner tel qu'elle l'entend: «En même temps, c'est des croyances profondes qui me font dire qu'il faut continuer, doucement, faire face» (1005-1007).

Une autre enseignante s'est sentie observée par ses collègues lorsqu'elle a commencé à aborder des approches moins conventionnelles. Elle a quand même poursuivi dans cette voie un certain temps: «J'étais cohérente avec moi, mais je me questionnais; je me disais que peut-être que ce n'est pas comme ça ou peut-être que je ne devrais pas, mais finalement, mes idées reprenaient le dessus [...]» (R5F, 726-730). Récemment, elle a quitté l'enseignement primaire pour enseigner à l'université, à titre de chargée de cours et en vue de poursuivre des études doctorales, à l'instar d'une autre enseignante (M6F).

Les façons de résoudre la crise ou d'amener des transformations

Les enseignantes qui n'ont pas été soutenues par leur milieu ont dû faire preuve de beaucoup d'autonomie dans l'exercice de leurs fonctions. Quand le milieu ne les confortait pas dans leur approche, elles évaluaient leur pratique par les réactions et le rendement des élèves, comme l'a mentionné une des enseignantes précédemment citée: «C'est les enfants qui me faisaient sentir que c'était correct, parce qu'ils me donnaient des feed-back positifs par rapport à l'approche que j'avais (C5F, 1541- 1543). C'est ce qu'exprime aussi une autre enseignante en disant que le feed-back des enfants et leur performance l'ont confirmée dans son approche (M5F, 696 et ss).

C'est donc surtout en faisant preuve d'autonomie, en évaluant leur pratique par le feed-back des élèves et en poursuivant leur formation, ce qui les a conduites à s'investir dans la formation des maîtres, que ces enseignantes ont résolu la crise qu'elles vivaient par rapport à leur métier d'enseignante. Toutes les enseignantes de ce groupe n'ont cependant pas vécu de problèmes aussi majeurs, mais elles ont toutes suivi différentes formations, ce qui a fortifié leur sentiment de compétence, et parfois exercé d'autres fonctions que celle d'enseignante, pour éviter la «routine». Après avoir suivi une formation en langue seconde, cette enseignante sentait toutefois toujours un besoin de changement et est allée enseigner trois ans en Afrique. À son retour, elle a été choisie pour être agente de développement pédagogique (ADP) au ministère de l'Éducation.

J'ai découvert plein d'horizons, comme ADP, j'avais le droit de faire tout le perfectionnement que je voulais, on avait le droit de participer à tous les congrès, on était invité à tous les colloques qui se donnaient au Québec. J'ai eu deux excellents collègues qui m'ont fait lire, qui m'ont éduquée et ça a été vraiment pour moi une découverte, ces deux années comme agente de développement pédagogique. Je suis revenue enseigner un an et là, j'ai vraiment essayé plein de nouvelles choses (H5F, 803-813).

Elle a élaboré un guide pédagogique et dit avoir fait des conférences, publié des livres (886-887). «Toute la valorisation qui est venue avec ça aussi, c'est devenu plus stimulant l'enseignement comme tel» (887-889). Puis elle a été conseillère pédagogique, directrice adjointe et elle a commencé à enseigner à l'université, ce dont elle se dit très contente (902 et ss). Elle identifie la «routinisation» (909) comme l'ennemi numéro un de l'enseignant.

La routine est d'ailleurs contrée par la variété des expériences professionnelles et par l'ouverture de nouveaux horizons par des formations diverses. De là découle une valorisation par le regard des autres (pairs et communauté éducative). C'est ce qu'exprime une autre enseignante lorsqu'elle parle de ses études de maîtrise:

[...] ça a vraiment été un beau cadeau que je me suis offert et ça n'a pas changé ma philosophie de l'éducation, mais ça m'a permis d'évoluer dans ma pensée, dans l'esprit de synthèse, dans [...] être capable de communiquer ce que je fais, mettre des mots aussi sur ce que je fais, d'être capable de le communiquer à d'autres et ça a été beaucoup valorisé, autant par ma commission scolaire que personnellement dans mon travail (H6F, 407-415).

Elle affirme par ailleurs que le fait de faire une maîtrise a changé sa pratique avec les enfants parce qu'elle a fait une recherche-action «[...] qui a donné des stratégies, des moyens pour mieux respecter les différences des enfants à la maternelle» (421-424).

Bref, la deuxième série d'entrevues avec les enseignantes-formatrices vient confirmer plusieurs éléments relevés dans la première série. Cela met davantage en évidence l'autonomie et l'affirmation professionnelles, l'importance de l'allo-évaluation par les élèves et de la valorisation par les pairs ou par le milieu éducatif que procurent l'obtention d'un diplôme de maîtrise ou la réalisation de certaines activités professionnelles (développement pédagogique, conférences, etc.).

Conclusion

Quelle conclusion peut-on tirer de la présentation des deux séries d'entrevues au regard de la construction identitaire de l'enseignant et sur le plan professionnel? On a vu que l'identité professionnelle de l'enseignant consiste en la représentation qu'il élabore de lui-même en tant qu'enseignant et qu'elle se situe au point d'intersection engendré par la dynamique interactionnelle entre les représentations qu'il a de lui-même comme personne et celles qu'il a des enseignants et de la profession enseignante. Celles-ci portent sur son rapport à son travail, comme professionnel de l'éducation/apprentissage, à ses responsabilités, aux apprenants et aux collègues ainsi qu'au corps enseignant et aux autres acteurs engagés dans l'école comme institution sociale. On a également vu que ces composantes de l'identité font appel à la maîtrise de certaines qualités professionnelles, sous forme de compétences, de savoirs, d'habiletés. Ces qualités, considérées sous l'angle de la construction de l'identité professionnelle, renvoient dans le modèle que nous proposons aux processus d'identisation et d'identification mis en oeuvre dans la construction identitaire dans un mouvement caractérisé par le dynamisme et l'interaction.

C'est ce que confirme l'analyse des entrevues sous l'angle du processus de remise en question et d'exploration qui sont les moteurs de la transformation identitaire. On note en effet l'importance et la récurrence des moments de remises en question chez tous les sujets. Les modes d'exploration de nouvelles avenues et de transformation sont différents, mais consistent globalement dans le recours à la formation continue, à la collaboration avec les collègues, au retour sur soi (meilleure connaissance de soi), à l'auto et à l'alloévaluation, au développement de l'autonomie et à l'exercice de diverses fonctions qui, avec la diplomation de deuxième, voire de troisième cycle, entraînent un sentiment de valorisation. Les remises en question et l'exploration de nouvelles avenues, nécessaires de l'avis de toutes les enseignantes, renforcent en retour les sentiments de congruence, de compétence, d'estime de soi et de direction de soi qui, sur le plan professionnel, sont au coeur de la construction identaire.

Ce que montre par ailleurs ce court périple dans la construction identitaire d'enseignantes, c'est l'importance de l'exploration de nouvelles avenues pour favoriser la construction de l'identité professionnelle, dont on ne peut penser qu'elle est définie une fois pour toutes par des paramètres rigides. Bien qu'elle se situe dans un contexte social et professionnel qui posent certaines balises, l'identité professionnelle est un processus en constante évolution, sous l'impulsion de l'enseignant qui est le principal acteur de sa transformation. Comme l'affirme une enseignante, c'est la «routinisation» qui est le pire ennemi de l'enseignant. L'identité professionnelle résulte de déséquilibres successifs et non d'une stabilité inaltérable. Elle ne consiste pas en la réitération du même, d'un modèle figé, mais dans la trajectoire d'un individu à travers les différents visages qu'elle peut prendre. C'est cela qu'on appelle l'autonomie professionnelle.