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Qu'ont en commun John Dewey et Matthew Lipman? Ce sont deux philosophes qui ont une conception pragmatiste de l'expérience humaine. C'est du moins le point de vue que Marie-France Daniel met en perspective dans son dernier livre. Elle montre que Lipman, connu pour son programme de philosophie pour enfants, a été fortement inspiré par Dewey. Cet exercice de comparaison n'est, en fait, que le prétexte à présenter l'originalité du projet pédagogique de Lipman.

Lipman préconise l'enseignement de la philosophie dès les premières années d'école afin de bien préparer les enfants à assumer, sous un mode critique, leur rôle de citoyen. Pour lui, la philosophie est un art qui s'acquiert par la pratique, et qui est au service de la création personnelle (p. 161). Son programme s'oppose à un enseignement classique, assumé par des enseignants doctrinaires et incompétents (p. 90), qui cultivent l'«aliénation des enfants» (p.78, 121). Pour être éducative, «une activité scolaire doit engager les enfants dans une praxis réflexive», dit autrement, «l'enfant doit avoir la possibilité de formuler lui-même sa propre compréhension des choses et d'élaborer son propre système de connaissances. C'est le propos que Lipman véhicule dans tous ses écrits; c'est le principe qu'il applique dans son programme de philosophie pour enfants» (p. 58-59).

De ce premier grand principe, Lipman construit une pédagogie qui encourage les enfants à construire par eux-mêmes le sens qu'ils donnent aux choses. La question du sens ne concerne pas ici les événements existentiels, mais plutôt la «recherche de raisons valides et de justifications plausibles – non pas logiques au sens formel du terme, mais en accord avec une certaine perception que l'enfant se fait du monde» (p. 64). À cet égard, Lipman soutient que les enfants sont naturellement curieux et prennent spontanément plaisir (motivation intrinsèque, p. 77) au travail intellectuel. L'enfant aurait le sentiment du philosophe qui sait qu'il ne sait rien.

Marie-France Daniel soulève un certain nombre de questions sur les visions idéalistes de Lipman. Elle se demande, premièrement, si la majorité des enfants sont véritablement curieux et enclins à chercher le sens des choses. Son questionnement va par la suite s'orienter vers les qualités de l'enseignant idéal dans les programmes de Lipman, sur les accusations formulées par Lipman à l'endroit du système d'éducation et, finalement, sur ses théories morales. Ceux et celles qui enseignent la morale au Québec auront ici matière à réflexion.

Marie-France Daniel a écrit un livre d'envergure sur le programme lipmanien. Elle a mis en perspective, avec brio, ce qui inspire Lipman ainsi que les cadres de son projet pédagogique. Toutefois, deux réserves. D'une part, j'aurais préféré lire une version quelque peu abrégée; on a souvent l'impression de répétition. D'autre part, l'enthousiasme de l'autrice pour le programme de Lipman affaiblit la force de sa critique. Daniel aurait eu intérêt à décanter son texte de ses acclamations et à resserrer l'utilisation de notions fortes – doctrine de Lipman, idéologie de Lipman, décret de Platon – qui font sursauter le lecteur. Malgré ces réserves, pour qui veut découvrir les dessous du programme de philosophie pour enfants de Lipman, le livre de Marie-France Daniel est certes un incontournable.