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Introduction

En mai 1996, la Boîte à lettres de Longueuil (BAL) entreprenait une recherche-action-formation[1] sur le renouvellement de ses pratiques d’alphabétisation qui aura duré plus de cinq ans. À terme, cette recherche a permis de produire : 1) une connaissance sensible de la nature de l’appropriation de la lecture et de l’écriture (ALÉ) qui met en relief la complexité du rapport que chacun établit dans nos sociétés occidentales avec l’écrit ; et 2) une approche renouvelée de l’alphabétisation populaire, c’est-à-dire des pratiques expérimentées, puis formalisées auprès de jeunes adultes analphabètes[2]. Ces nouvelles pratiques s’enrichissent d’une représentation transformée des (jeunes) analphabètes ainsi que de la mission de l’organisme, de sa philosophie de l’intervention et de son organisation du travail.

Dans le présent article, nous examinerons les caractéristiques essentielles de la recherche-action-formation (RAF) dont la mise en oeuvre a permis les réalisations mentionnées. Ces caractéristiques concernent notamment l’articulation des trois finalités de la recherche-action-formation ainsi que des positions de certains sujets-acteurs, entre eux et eu égard aux finalités. Cette dynamique complexe est sous-tendue par l’utilisation de l’approche biographique. L’approche biographique a été retenue en tant qu’outil méthodologique de la démarche de recherche-action-formation en raison de son potentiel formatif et émancipatoire, s’inscrivant ainsi dans la perspective de l’alphabétisation populaire prônée par la BAL.

Pourquoi une recherche-action ?

La démarche de recherche-action qui a été menée à la BAL correspondait à la tradition démocratique et participative de l’organisme ainsi qu’à sa philosophie de l’alphabétisation populaire. La Boîte à lettres de Longueuil est un organisme d’alphabétisation populaire de la Rive-Sud de Montréal qui reçoit depuis près de 20 ans des jeunes âgés de 16 à 25 ans désireux de s’alphabétiser. Comme la Boîte à lettres est le seul groupe d’alphabétisation au Québec oeuvrant auprès des jeunes, cet organisme est devenu, par son expertise, un point de référence non seulement pour les milieux d’alphabétisation populaire et scolaire, mais aussi pour différents secteurs d’intervention. La presque totalité des jeunes qui fréquentent la Boîte à lettres — des garçons dans 70 % des cas — vient de milieux défavorisés où l’on rencontre fréquemment pauvreté, analphabétisme, violence familiale, etc. Dès le début de l’école primaire, ils ont accumulé des retards scolaires et ont été rapidement transférés dans des classes spéciales où l’on retrouve côte à côte des enfants présentant des problèmes d’apprentissage et d’autres, des problèmes de comportement. À leur arrivée à la Boîte à lettres, après un long cheminement dans les classes spéciales tant au primaire qu’au secondaire, ils sont très peu alphabétisés et, sur le plan personnel, ils ont développé peu d’habiletés interactionnelles et sociales. De plus, leur image de soi et leur estime personnelle sont faibles.

La démarche de recherche-action entreprise comprend plusieurs caractéristiques, dont les principales ont été résumées par Mayer et Ouellet (1991). Il s’agit d’une démarche de longue durée et non pas d’une intervention ponctuelle. Elle est entreprise en collaboration avec un groupe réel, inséré dans un contexte précis. Les finalités, objectifs et orientations de la recherche ont été discutés et négociés par les principaux groupes d’acteurs, dans une perspective de recherche-action radicale ou politique[3]. La production de connaissances s’inscrit non pas dans une épistémologie positiviste, mais bien dans une perspective compréhensive et clinique, à partir de la pratique. On crée un mouvement de va-et-vient entre la théorie et la pratique qui part de la pratique et y revient. Les données recueillies prennent tout leur sens en tant qu’« éléments d’un processus de changement social et, en ce sens, l’objet de la recherche-action est une situation sociale », celle de la position d’exclusion dont sont victimes les jeunes analphabètes. Les chercheurs ne se situent pas à l’extérieur de la démarche, mais adoptent une « attitude participante, allant de l’observation empathique à l’interaction directe en vue d’une coopération réelle, et instaurant une relation de sujet à sujet entre [eux] et les autres partenaires » (Mayer et Ouellet, 1991, p. 108). Dans la suite du texte, nous reprenons ces caractéristiques en les présentant d’abord sous l’angle de l’articulation des trois finalités de la démarche de recherche, puis sous l’angle des positions des divers acteurs eu égard à ces finalités. Cette dynamique est représentée dans la figure suivante.

Figure 1

Dynamique des finalités et des positions des actrices et des acteurs de la recherche-action-formation

Dynamique des finalités et des positions des actrices et des acteurs de la recherche-action-formation

J : Jeunes

F : Formatrices

C : Chercheuses

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« Une démarche de recherche dans l’action consiste à se questionner sur les pratiques quotidiennes pour mieux les connaître et, en principe, rendre ainsi l’action plus efficace par rapport aux buts fixés » (Hautecoeur, 1991, p. 3). La recherche réalisée à la BAL de Longueuil a été entreprise à la suite du constat suivant : les jeunes ne semblaient pas intégrer les apprentissages en lecture et en écriture effectués à la BAL. La finalité principale de la recherche s’est donc construite autour d’une action, transformer les pratiques de l’organisme afin d’amener les jeunes à intégrer dans leur vie quotidienne les acquis de leur cheminement formatif. Cette démarche s’inscrit bien dans la lignée de la recherche-action définie par Dionne (1998) comme :

une modalité d’intervention collective inspirée de techniques de prise de décision qui associe acteurs et chercheurs dans des démarches communes d’action en vue d’améliorer une situation précise, évaluée à partir de connaissances systématiques de la situation initiale et appréciée à partir d’une formulation partagée d’objectifs de changement.

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Cette démarche se situe par ailleurs dans une perspective clinique dans la mesure où il s’agit d’« une pratique des sciences humaines au service de l’action dans toute sa complexité » (Sévigny, 1993, p. 17), « centrée sur un cas individuel qui [fait] problème et pour lequel il faut trouver des solutions » (Sévigny, 1993, p. 13). Enfin, comme c’est le cas dans la perspective clinique, nous avons interrogé une réalité sociale en transformation avec des outils épistémologiques, théoriques et méthodologiques que nous avons dû créer en fonction de cette situation spécifique (Sévigny, 1993, p. 16-17).

Prioriser la transformation de la réalité dans toute sa complexité

L’objectif ultime de la recherche menée à la Boîte à lettres visait le renouvellement des pratiques d’alphabétisation. L’atteinte de cet objectif a exigé la formulation d’une finalité de recherche à proprement parler : comprendre la nature même de l’appropriation de la lecture et de l’écriture. Mais c’est petit à petit que le comité de coordination de la recherche[4] a compris toute la complexité de cette réalité. Dans la foulée de l’approche clinique en sciences humaines, les membres de ce comité se sont intéressées à un problème social spécifique qu’elles ont abordé d’un point de vue holistique (Sévigny, 1993). L’analphabétisme s’apparente en effet à un fait social total tel que défini par Marcel Mauss, c’est-à-dire « qui implique tous les niveaux de la réalité sociale : du macro ou niveau sociétal, au micro ou niveau individuel, en passant par les intermédiaires que seraient le groupe ou l’organisation » (Sévigny, 1993, p. 19-20).

Le comité de coordination de la recherche-action-formation (comité RAF) a choisi de s’inscrire dans la dialectique pratique/théorie pour appréhender la dynamique du rapport à l’écrit. Il a d’abord repéré plusieurs contributions dans la documentation scientifique qui ont permis de cerner quelques balises (théoriques) de l’appropriation de la lecture et de l’écriture (ALE). Il a par ailleurs cheminé en examinant la place de la lecture et de l’écriture dans les vies personnelles de ses membres, parallèlement à la même démarche effectuée par les jeunes qui fréquentent la Boîte à lettres. Enfin, le comité RAF a tenté d’éclairer les expériences personnelles des uns et des autres face à l’ALE à la lumière des connaissances théoriques repérées dans la documentation et en mettant à l’épreuve ces connaissances théoriques dans les expériences concrètes de près de 45 personnes. Ce processus de recherche a ainsi permis de tracer un portrait cohérent et approfondi de l’appropriation de la lecture et de l’écriture.

L’appropriation de la lecture et de l’écriture (ALE)[5] peut se définir comme la dynamique qui s’instaure entre un sujet-acteur et l’écrit (la lecture et l’écriture). Cette dynamique se concrétise par un éventail de pratiques dans des interactions avec de nombreux sujets-acteurs inscrits dans divers espaces socioculturels eux-mêmes traversés par des représentations de l’écrit. Cette dynamique évolue au cours des étapes de la vie. En bref, l’ALE comprend quatre composantes : le sujet-acteur lui-même, les rapports caractéristiques des espaces socioculturels qui le façonnent, ses pratiques de lecture et d’écriture et, enfin, les différentes représentations de l’écrit qui le traversent et qui traversent aussi les différents espaces socioculturels. Partant de ces balises théoriques, la construction de l’objet de recherche comportait deux volets : comprendre le versant dynamique de l’ALE ainsi que son versant figé (celui qui caractérise le rapport des jeunes analphabètes à l’écrit). La redynamisation de l’ALE, et notamment d’un rapport figé à l’écrit, implique une transformation — variable dans son ampleur et sa durée — de ses quatre composantes et exige en conséquence un travail sur ces mêmes composantes.

À la suite de la recherche, la Boîte à lettres de Longueuil a développé une approche globale de l’alphabétisation qui comprend notamment trois volets : le processus d’accueil, le suivi individuel et les ateliers, dont l’atelier Autobiographie. Le processus d’accueil constitue la première étape à laquelle un jeune est convié lorsqu’il s’inscrit à la BAL. Le suivi individuel, pour sa part, se définit comme un soutien psychosocial offert au jeune. Ce soutien est disponible tout au long de son parcours de redynamisation. L’atelier Autobiographie constitue une modalité spécifique de l’approche biographique en formation des adultes[6]. Cet atelier invite chaque participant(e) à une réflexion profonde sur son rapport à l’écrit afin de le redynamiser.

Deux ans après la fin de la recherche, l’équipe de la BAL affirme que les nouvelles pratiques mises en place s’inscrivent bien dans la perspective de l’alphabétisation populaire qui vise une émancipation individuelle et collective et revêt donc un caractère de (relative) permanence (Goyette et Lessard-Hébert, 1987). La lutte contre la pauvreté, l’analphabétisme et l’exclusion commande une intervention à trois niveaux sociaux, dans la foulée de l’approche clinique en sciences humaines[7] : au niveau du sujet-acteur, au niveau des espaces mésosociaux (famille, école et milieu de travail) et, enfin, au niveau (macrosocial) de l’ensemble de la société. Les politiques d’alphabétisme et d’alphabétisation « ne peuvent faire fi de la solidarité sociale, de la solidarité nationale, de la solidarité sur les différentes façons d’apprendre, de la solidarité intergénérationnelle et de la solidarité internationale » (Bélanger, 1998).

Le paradoxe du trait d’union entre recherche et action

Dans l’approche clinique en sciences humaines, l’un des objectifs de la recherche, c’est de développer « un savoir global, une théorie générale qui pourrait être applicable aux situations spécifiques, qui puisse aider à faire le lien entre le général et le particulier, entre l’abstraction et le cas concret » (Sévigny, 1993, p. 14). Le processus de recherche, en bref, vise à construire un objet. Par ailleurs, l’un des objectifs de l’action, c’est de transformer la réalité, de modifier un objet. Le trait d’union entre les mots recherche et action ne fait pas que relier deux concepts distincts. Un nouveau concept, en référence à chacun des concepts originaux, induit l’idée d’une nouvelle approche résultant de l’interaction continue entre eux : « Pour comprendre la recherche-action, il faut comprendre le tout, soit l’organisation des interactions entre les parties, mais aussi chaque partie dans son identité propre » (Goyette et Lessard-Hébert, 1987, p. 180).

Dans cette union, les deux concepts deviennent à la fois contradictoires et complémentaires. Ils sont contradictoires, car la recherche se rapporte à l’idée de construire un objet et l’action, à l’idée de modifier un objet. Si la recherche produit une conception d’un objet en alimentant et en précisant les données sur celui-ci à un moment donné, elle sert aussi d’ancrage à l’action pour modifier cet objet. On peut ainsi parler de dualité créatrice entre la nature de la recherche et la nature de l’action résolue dans la flèche du temps. Il s’agit de « démarches qui se veulent duales, c’est-à-dire celles qui poursuivent à la fois l’étude et la transformation de la réalité étudiée » (Liu, 1997, dans Boyer, 2000, p. 87). Le trait d’union fait naître un sens paradoxal, une opposition entre la dynamique et la statique, le mouvement et la fixité. C’est dans le temps que se travaillent les contradictions et aussi dans le fait que les différents sujets-acteurs négocient dans l’expérience et adoptent ou entérinent les diverses finalités.

La recherche-action se développe dans une trajectoire oscillatoire entre ces deux pôles. Le pôle recherche est caractérisé par un effort de construction de l’objet dans une dynamique d’identification/distanciation de la part des sujets-acteurs. Il est conçu dans une compréhension donnée. À l’autre pôle de l’oscillation, l’action tente de se rapprocher le plus possible de l’objet pour le modifier à partir d’une compréhension donnée. Dans cette oscillation, les apports respectifs de la recherche et de l’action se croisent et se complètent : les connaissances produites, en s’insérant dans l’action, sont questionnées et l’action, en se référant à ces connaissances, précise son tir. Ce croisement se réalise à travers le projet de transformer l’objet. Dans une recherche-action, le projet de transformation de l’objet correspond à « une aspiration commune » (Liu, 1997) des sujets-acteurs. Il leur permet de réguler l’oscillation entre la recherche et l’action.

L’ajout d’une visée explicite de formation

La spécificité du modèle proposé ici tient à l’articulation explicite de la finalité de formation à la finalité de production de connaissances (recherche) et à la finalité d’action (formative), mais aussi aux rapports entre les sujets-acteurs de cette démarche qui ont tous investi la visée formative ainsi que les deux autres visées. Plus concrètement, la dimension formative transforme, d’une part, le rapport établi à la production de connaissances. Les différents types de connaissances produites prennent en effet appui tant sur la documentation scientifique que sur l’expérience concrète des sujets-acteurs. Cette facette du modèle se rapproche de ce que l’on appelle en formation des adultes la recherche-formation ou la recherche collaborative. D’autre part, la dimension formative transforme le rapport établi à l’intervention, car, là encore, la recherche a pris appui sur les deux leviers que sont les connaissances dites scientifiques et l’expérimentation par les différents groupes de sujets-acteurs à tout le moins d’une nouvelle pratique jugée centrale au renouvellement des pratiques d’alphabétisation[8]. Nous pouvons d’ailleurs fort justement parler de coformation dans plusieurs des situations vécues par les sujets-acteurs au cours des années du déroulement de la recherche.

Villers (1999, 2002) propose de structurer la dynamique formative autour de quatre pôles formant deux axes : le sujet apprenant et le (sujet) formateur se situent aux extrémités de l’axe vertical, tandis que les savoirs acquis par l’apprenant (ces savoirs intégrés contribuent à son identité actuelle) et les savoirs transmis (par le formateur) se situent sur l’axe horizontal. La longueur des deux axes varie selon les situations. Ainsi, à titre d’exemple, l’axe interpersonnel constitué par les formatrices de la BAL et les jeunes qui fréquentent l’organisme est court, car la relation entre ces deux types de sujets-acteurs est, entre autres, chaleureuse, alors que la distance entre les deux types de savoirs en jeu dans la dynamique formative est plus grande.

Les savoirs transmis doivent comporter deux caractéristiques, d’après Villers (1999), pour que joue la dynamique formative : leur pertinence pour le sujet apprenant et leur incomplétude afin de permettre à ce dernier de faire sa propre construction de savoir. Cette dernière caractéristique des savoirs transmis rejoint la définition que Besse (1995) propose de l’appropriation. Pour celui-ci, en effet, la construction des savoirs par le sujet apprenant constitue une étape essentielle de l’appropriation de l’écrit.

L’axe des savoirs est mis en jeu par la dialectique autorité/liberté sur l’axe interpersonnel. L’autorité du formateur prend sa source dans la reconnaissance (sociale) de la valeur des savoirs transmis. Le formateur « participe de cette autorité en tant que passeur, chargé de familiariser l’apprenant avec l’étrangeté de ce savoir. Mais c’est une autorité qui est là pour que s’engage une liberté faite de consentement à apprendre » (Villers, 2002, p. 10), celle du sujet apprenant.

De manière fondamentale, l’axe interpersonnel met en jeu le désir du sujet apprenant et le double désir du formateur, désir de transmettre et désir d’apprendre. La relation formative est faite de l’alliance de deux sujets apprenants. Leur coprésence physique constitue d’ailleurs un « puissant adjuvant » de la dynamique formative, comme le fait remarquer Villers. Réfléchissant à ses propres stratégies d’apprentissage, le sujet formateur en vient à reconnaître « la singularité de sa démarche » et la meilleure façon de la mettre à contribution dans son cheminement personnel. De son côté, c’est à partir de l’expérimentation qu’il fait de « la manière dont [le formateur] se débrouille avec les savoirs qu’il transmet » que le sujet apprenant « entre dans la démarche d’acquisition de savoirs nouveaux pour lui » (Villers, 2002, p. 10). La relation formative devient le ressort énergétique pour le remaniement des savoirs acquis par les nouveaux savoirs. Pour le psychanalyste Villers (1999), tout l’art du formateur consiste dans « la transformation de ce transfert sur sa personne en un transfert de travail » (p. 104). Le formateur veillera à montrer au sujet apprenant que les nouveaux savoirs peuvent répondre à son désir de formation. Il y parviendra dans la mesure où il s’est lui-même laissé interpeller par la situation problème originale qui a amené la mise en place du dispositif de formation, c’est-à-dire en rencontrant le désir initial du sujet apprenant. Ainsi s’organise une dynamique dont le mouvement est porteur de « trans-formation » identitaire pour les deux sujets.

La finalité de formation constitue la finalité ultime d’engagement des jeunes dans la recherche alors que, pour l’équipe de la BAL, elle découle de la nécessité d’une appropriation du processus retenu pour atteindre les finalités de recherche et d’action, à savoir la recherche-action-formation, et de l’approche biographique retenue en tant qu’outil méthodologique de cette articulation. Il est certain que l’engagement des formatrices dans une démarche autobiographique de l’ALE a permis à ces dernières d’en développer une connaissance sensible et, comme on le lira plus loin, a entraîné une transformation de leur propre rapport à l’écrit, contribuant ainsi à la rencontre du désir des unes et des autres. Par ailleurs, c’est dans une perspective de coformation que s’est construite la relation formative en ce qui a trait à l’ALE entre les membres du comité RAF.

Selon les sujets-acteurs, la finalité formative apparaît donc déterminante ou instrumentale à la finalité d’action. C’est ici que se joue l’enjeu de l’articulation de la formation aux deux autres finalités. À certains moments, la finalité de formation a occupé, pour les formatrices et les chercheuses, le devant de la scène ; elle a représenté un investissement intensif durant plusieurs semaines, mais sans jamais que ces deux groupes d’acteurs ne perdent de vue la finalité d’action et en acceptant, pour ce qui est des formatrices, de mener cette action dans une perspective d’expérimentation, c’est-à-dire sans la maîtriser. C’est ainsi que les sujets-acteurs ont accepté de « se laisser interroger par des nouveaux savoirs » (Villers, 2002, p. 10) qui trans-forment leur identité.

Le récit de formation, outil méthodologique de la visée formative

Dans une visée de recherche traditionnelle, le récit de vie sert la seule finalité de production de données au service du chercheur, alors que les sujets-acteurs de la présente recherche ont adopté une pratique du récit qui « se met en priorité au service des personnes qui se racontent et vise à obtenir, au bénéfice de celles-ci, un effet de changement ou de transformation » (Legrand, 1993, p. 217).

Mais comment le récit est-il formatif ? En quoi une démarche autobiographique vécue par des jeunes analphabètes leur permettra-t-elle de travailler à la redynamisation de leur rapport à l’écrit ? En quoi, par ailleurs, une démarche autobiographique sur l’ALE permet-elle à des intervenantes, voire à des chercheuses, de repenser leur action ? L’effet formateur des récits de vie provient, d’après Villers (1996), de trois composantes caractéristiques de l’approche biographique en formation des adultes : 1) la production de soi, 2) la réarticulation de sa temporalité et, enfin, 3) l’interprétation du sens. Ainsi, en produisant le récit de leur rapport à l’écrit, tous les groupes d’acteurs (les jeunes notamment) deviennent sujets et acteurs (identité narrative) de leur appropriation de la lecture et de l’écriture. De plus, resituer concrètement dans le temps et l’espace ses pratiques de l’écrit permet paradoxalement de libérer un présent et surtout un avenir pour transformer son rapport à l’écrit. Enfin, dans l’approche biographique, « les énoncés qui s’échangent ne prennent leur véritable valeur qu’eu égard au sujet de l’énonciation qui soutient ces propos » (Villers, 1996, p. 130). L’auteur du récit se fait « le premier interprétant de son récit » et c’est cette production de sens qui lui permet « d’assumer son passé et de déterminer son avenir » (Villers, 1996, p. 117). Ainsi, une démarche autobiographique permet-elle notamment l’atteinte simultanée d’une finalité de production de connaissances (recherche) et d’une finalité de formation (« trans-formation » de son rapport à l’écrit et, pour ce qui est des membres du comité RAF, « trans-formation » du rapport aux jeunes analphabètes[9]) en plus de soutenir la finalité d’action.

Soulignons par ailleurs que cette triple utilisation de l’approche biographique constitue l’un des aspects originaux de cette recherche-action-formation. Elle a en effet amené jeunes, formatrices et chercheuses également à entreprendre une démarche autobiographique de (re)construction du rapport à l’écrit. Outre le comité de coordination de la RAF et plus de 30 jeunes, les autres travailleuses de la BAL ont par la suite entrepris la même démarche. Au total, près de 45 personnes ont vécu cette démarche en tant que sujets-acteurs inscrits dans un processus d’intercompréhension.

La recherche-action-formation a été un processus formatif pour les principaux sujets-acteurs, c’est-à-dire pour les formatrices, les chercheuses et, bien évidemment, les jeunes qui ont pris part à l’atelier Autobiographie. Ce processus comprend les caractéristiques suivantes, définies par Maheux, Gélinas et Claux (1983, dans Goyette et Lessard-Hébert, 1987) pour les praticiens en éducation. Un processus est formatif dans la mesure où il s’enracine dans la situation même du sujet-acteur. Il permet de prendre du recul par rapport à la situation ou à l’objet de pratique étudié. Il est constamment en action : il alimente la pratique et la pratique l’alimente. Un tel processus prend en considération les logiques en présence dans la situation et la dynamique de leur interaction. Il permet au sujet-acteur d’apprendre à partir de son action et, par conséquent, de mieux l’orienter en ayant plus de prise sur son devenir (Maheux, Gélinas et Claux, 1983, p. 16, dans Goyette et Lessard-Hébert, 1987, p. 97) et, pour ce qui est du comité RAF, d’élaborer une théorie qui tienne compte des expériences concrètes.

Les sujets-acteurs et leurs positions multiples au regard des finalités

La perspective clinique traverse toute la recherche-action-formation. Elle permet de faire le lien entre les finalités de la démarche et la dynamique des sujets-acteurs, car le chercheur clinicien se préoccupe non seulement de produire des données, mais il se préoccupe, de plus, des sujets-acteurs de cette démarche et notamment du sens que ces derniers attribuent aux données, comme le souligne Sévigny (1993) : « Le travail du clinicien devient alors […] l’interprétation de ces interprétations » (p. 18).

La transformation de la réalité réunit tous les sujets-acteurs d’une recherche-action-formation autour de cette finalité ultime. Or cette collaboration va contribuer à « trans-former » les sujets-acteurs eux-mêmes, comme le souligne Liu (1997), a fortiori en présence d’une finalité formative. La recherche-action « permet de considérer les multiples aspects de l’action et de la traiter comme un phénomène résultant d’une dynamique relationnelle d’actrices et d’acteurs générant un tout, lequel tout, à l’inverse, les génère comme des actrices et des acteurs de celui-ci » (Liu, 1997, dans Boyer, 2000). Desroche (1984) parle pour sa part de « participation observante ». Pour ce dernier, la recherche-action est une recherche dans l’action portant sur des sujets-acteurs, pour eux et par eux. Du point de vue des sujets-acteurs, l’investissement dans une recherche-action permet non seulement « de solutionner un problème immédiat » qu’ils vivent, mais de plus « d’enrichir le savoir […], le savoir-faire et le savoir-être, dans un cadre éthique mutuellement accepté » (Collectif de professeurs de l’Université du Québec à Chicoutimi, 1981, dans Mayer et Ouellet, 1991, p.107).

Les rapports entre les groupes d’acteurs constituent un enjeu véritable (Sévigny, 1993), car les positions de ces derniers divergent face aux objectifs pluriels de la recherche-action-formation et notamment face à l’objectif ultime, celui de transformer les pratiques en alphabétisation. Sévigny parle pour sa part de débats contradictoires entre sujets-acteurs.

Les relations entre les sujets-acteurs sont aussi caractérisées par des rapports de pouvoir, non seulement eu égard aux stratégies d’action, mais aussi eu égard à des compréhensions multi-référentielles (Barbier, 1996, dans Boyer, 2000). Dans cette situation de relations de pouvoir, le critère de pertinence, c’est-à-dire l’efficacité de l’action en vue du changement recherché, permet la régulation entre les sujets-acteurs. Le critère de pertinence met ainsi en relief l’importance de la communication comme processus et soutien à l’atteinte des trois finalités.

Une participation essentielle de plusieurs groupes d’acteurs

Dans la foulée de la philosophie de l’éducation populaire, la recherche-action-formation qui a été mise en place a instauré un nouveau type de relation entre les divers groupes d’acteurs qui, dans la mise en commun de leurs apports respectifs, se sont alliés pour mieux circonscrire les limites de l’accompagnement proposé jusque-là aux jeunes qui fréquentaient la BAL. Chercheurs, intervenantes et jeunes, ainsi que l’équipe de la BAL, les membres du conseil d’administration, les experts en évaluation, et, à un autre niveau, les bailleurs de fonds et les membres du comité-conseil ont tous joué un rôle dans la réalisation de la recherche et dans ses acquis[10].

Le tableau de la page suivante présente succinctement l’ensemble des acteurs touchés par la recherche.

Dans la suite du texte, nous allons nous attarder aux actions des membres du comité de coordination de la recherche et plus particulièrement à celles des formatrices et des chercheuses ainsi qu’à l’action des jeunes.

Le comité de coordination de la recherche, le comité RAF[11], est l’acteur central de cette recherche-action-formation. La Boîte à lettres a choisi de le constituer d’abord des permanentes de son organisation, mais aussi de personnes extérieures reconnues pour leur différentes expertises en recherche-action et en alphabétisation. Le comité RAF a assumé totalement la prise en charge des diverses composantes des travaux. Il s’est occupé de plus de transmettre à l’équipe de la BAL l’information sur l’avancement des travaux. Il s’est par ailleurs préoccupé du transfert des résultats. Il a entretenu des rapports organiques et constants avec plusieurs acteurs à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisme. C’est aussi le comité RAF qui a géré le financement de l’ensemble des activités de la recherche. Le comité a joui d’une entière liberté de pensée et d’action.

Tableau 1

Les acteurs de la recherche-action-formation

Les acteurs de la recherche-action-formation

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Les membres du comité RAF venaient de cultures de travail différentes. Un « choc des cultures » est inévitable dans une aventure de recherche-action-formation qui réunit dans un but commun des chercheuses et des personnes du terrain. Comme le rappelle Rhéaume (1982), « la recherche-action est aussi le lieu d’une véritable remise en question de la division sociale du savoir et du pouvoir entre les divers partenaires impliqués [...] écarts culturels importants entre le chercheur, le praticien professionnel et les clientèles impliquées qui proviennent de catégories ou classes sociales différentes » (p. 50). Or les membres du comité RAF ont réussi à développer et à maintenir, tout au long des cinq années qu’auront duré les travaux de recherche, la volonté partagée, chacun selon son rôle, d’agir en fonction du but visé. C’est cette volonté et cet esprit d’équipe, dans un dispositif de cogestion, qui ont servi de point d’assise pour traverser certains moments de découragement, certains moments de doute, certains moments de tension. Dans le sens de Desroche, la cogestion s’avère utile pour établir des rapports de convivialité qui favorisent l’élaboration et le partage des connaissances, « qui invitent à la fois le chercheur à recueillir les connaissances fournies par l’action elle-même et l’acteur à contribuer directement à la production de connaissance » (Dionne, 1998, p. 21). De plus, l’ampleur de l’engagement de chacune des membres du comité RAF constitue sans contredit une condition additionnelle de réussite de cette démarche de recherche-action-formation[12].

L’un des défis principaux de cette recherche-action-formation était d’impliquer activement les jeunes adultes, de les amener à jouer un rôle déterminant dans la recherche « au-delà des beaux discours de principe sur la participation » (Roy, 1996). Le défi était de taille, car la majorité des jeunes qui fréquentent l’organisme n’avaient jamais vécu dans une culture participative et sont, règle générale, plutôt passifs au début de leur formation.

Le dispositif d’action, de recherche et de formation que l’approche biographique sous-tendait a conféré aux jeunes une position particulière à côté de celles des praticiennes et des chercheuses. Le fondement de la dynamique de coconstruction entre ces trois catégories de sujets-acteurs provient de l’intercompréhension suscitée par la participation de toutes et de tous à la rédaction de leur récit de formation, à la production de savoirs sur l’ALE et sur les nouvelles pratiques, et à l’élaboration de cette intervention et de sa modélisation.

Dans les sections suivantes, nous tenterons de montrer les positionnements respectifs de chacun des trois groupes d’acteurs précités eu égard à la dynamique des finalités et des relations avec les autres groupes. Précisons que cette analyse scindée des finalités et des fonctions[13] assumées par les sujets-acteurs s’avère difficile à réaliser et montre l’imbrication étroite, dans la réalité quotidienne, des trois finalités, l’action étant vécue comme une totalité.

Positions des jeunes au regard des trois finalités[14]

La participation des jeunes à la finalité de recherche

Les jeunes ont contribué à la visée de recherche. Ils ont été actifs lorsqu’ils ont évoqué leur passé et reconstitué leur histoire de formation. À travers leur introspection, l’écriture et le partage de leur récit, ils ont construit les données de la recherche. Dans une perspective strictement ethnographique, leur contribution à la recherche se restreindrait à fournir ces données aux chercheurs. Dans la perspective de recherche-action-formation qui a prévalu, leur contribution à la visée de recherche est plus large et plus active.

L’atelier Autobiographie comportait des activités expressives et réflexives où les jeunes se centraient sur leur parcours de formation à partir des traces cognitives, affectives, relationnelles et sociales qu’il a laissées en eux. Dans des exercices de remémoration individuels et collectifs, ils ont relaté les situations vécues dans ce parcours, généralement celles qu’ils estimaient les plus marquantes pour eux. C’est dans une interaction entre eux et les formatrices qu’ils ont reconstruit l’histoire de leur ALE, d’abord oralement et, par la suite, par écrit (Van der Maren, 1995). Le travail d’écriture constituait d’ailleurs une stratégie de redynamisation de l’ALE.

En alternance avec ces activités de production de leur histoire, les jeunes participaient à des analyses individuelles et collectives des matériaux recueillis. Dans ces activités, ils se décentraient des émotions associées à la remémoration de composantes de leur parcours pour chercher à découvrir la dynamique sous-jacente à leurs difficultés d’appropriation de la lecture et de l’écriture. En tant que sujets-acteurs de leur formation, les jeunes examinaient les données recueillies, établissaient des correspondances entre ces données et leur attribuaient une signification (Lessard-Hébert, Goyette et Boutin, 1990) au regard de leurs difficultés. Leur compréhension était suscitée et notée. Ces interprétations se fondaient sur une conceptualisation de l’appropriation de la lecture et de l’écriture telle que définie plus haut. À son tour, ce cadre théorique s’enrichissait des nouvelles interprétations qui émergeaient.

Comme ils l’ont indiqué dans les entrevues d’évaluation, les jeunes souscrivaient pleinement à l’objectif (de la recherche) consistant à examiner leur rapport à l’écrit. Dans la perspective compréhensive dans laquelle s’inscrivait cet engagement dans la redynamisation de leur appropriation de l’écrit, les jeunes n’étaient pas objet de la recherche, ils en devenaient les sujets.

La participation des jeunes à la finalité d’action

La finalité d’action se présentant comme la finalité ultime de la recherche, c’est à partir de cette finalité que l’on peut au mieux voir émerger l’articulation serrée de cette finalité avec les finalités de recherche et de formation.

La participation des jeunes à l’atelier et à la dynamique des diverses activités d’identification et de distanciation dans laquelle ils cheminaient (Desmarais et Jouthe, 1996) face aux diverses composantes de leur ALE était en bonne partie motivée par une volonté ultime, celle de redynamiser leur rapport à l’écrit. À l’exception d’un groupe restreint de jeunes ayant quitté l’atelier dès les premières rencontres, la majorité des jeunes se sont engagés dans cette perspective d’action. Quelques jeunes, afin de pousser plus loin l’approfondissement de leur trajectoire dans l’univers de l’écrit, ont même effectué la démarche à plus d’une reprise. Les jeunes ont contribué à la visée d’action en oeuvrant à leur propre « trans-formation ».

Ainsi, par leur participation, les jeunes ont enrichi le savoir sur l’objet de la nouvelle pratique qu’est l’atelier Autobiographie. Ce savoir a contribué en retour à mieux cadrer leur effort de production de sens à propos de leur rapport à l’écrit, car il a été réinvesti dans l’animation de l’atelier. Tout au long de l’atelier, les jeunes ont aussi été invités par les formatrices, et plus tard par l’évaluateur, à formuler leurs commentaires sur son déroulement. Ces informations ont été réintroduites dans le processus de planification des activités de l’atelier et dans l’élaboration finale du modèle de l’atelier. Ainsi, en plus de leur cheminement au regard de leur rapport à l’écrit, c’est aussi par l’intermédiaire de leurs commentaires sur le processus que les sujets apprenants ont contribué à la conception de l’atelier et, finalement, à la perspective globale d’intervention auprès de l’ensemble des jeunes de la BAL.

L’engagement des jeunes dans la finalité de formation

La participation des jeunes à l’atelier a suscité une redynamisation de plusieurs composantes de l’ALE. Le principal impact explicité lors des entrevues d’évaluation concerne la représentation de soi face à l’écrit et notamment en tant que sujet apprenant. La démarche autobiographique a permis aux jeunes d’accoler de nouvelles significations à leur histoire de formation. Ils ont puisé un sens à leur présent et à leur avenir dans cette reconstruction (Pilon, 1996 ; Villers, 1996). Ils témoignent d’une certaine réconciliation avec leur histoire de formation et d’une réhabilitation de leur image personnelle en tant que sujets-acteurs de leurs apprentissages.

Leur participation aux activités écrites et l’enthousiasme qu’ils ont manifesté envers ce type d’écriture à la fois expressive et réflexive témoignent d’un plaisir à écrire sur un thème qui les intéressait : leur histoire personnelle. Sans présupposer la poursuite de leur investissement dans des activités d’écriture soutenues, leurs commentaires nous indiquent néanmoins qu’ils ont vécu, dans l’atelier, un rapport gratifiant à l’écrit. En ce qui concerne l’écriture plus normative, les jeunes ont vu dans l’expérience de la rédaction de leur récit une occasion d’apprendre la langue écrite à travers sa pratique. Ils ont reconnu les bénéfices et l’accessibilité des pratiques de lecture et d’écriture. Plusieurs ont indiqué y avoir été initiés à l’autocorrection et y ont développé une habileté dans la communication écrite et verbale. Bref, d’un point de vue théorique, les jeunes témoignent de marques tangibles de redynamisation de leurs modes d’appropriation de l’écrit.

Cette reconstruction demeure toutefois fragile pour la majorité d’entre eux. Elle est fortement liée à l’environnement formatif offert à la Boîte à lettres. Dans un autre contexte d’apprentissage, il n’est pas assuré que ces jeunes puissent maintenir ces acquis. Nous sommes convaincus qu’une redynamisation soutenue de l’appropriation de l’écrit exige la poursuite d’une action formative sur les quatre composantes de l’appropriation de l’écrit et, au premier chef, auprès du sujet-acteur lui-même, mais aussi dans des pratiques de lecture et d’écriture soutenues, dans les espaces socioculturels qui le façonnent et les représentations de l’écrit qui le traversent.

Positions des formatrices au regard des trois finalités

Les formatrices ont constitué une médiation essentielle entre les groupes d’acteurs, d’une part, et entre ces derniers et les différentes finalités, d’autre part. Elles ont en effet entretenu des rapports suivis avec les jeunes qui ont fréquenté l’atelier au cours des quatre ans durant lesquels s’est déroulée la recherche. Deux d’entre elles ont en outre participé activement au comité de coordination de la recherche (comité RAF). Au coeur de l’action, elles se sont approprié à la fois le processus et la méthode, mais elles ont aussi contribué personnellement à la production de données sur l’appropriation de l’écrit.

Dans la perspective de l’approche conscientisante de Freire (1974), le processus formatif instauré par l’approche biographique en formation des adultes prend forme dans un échange, un dialogue avec les pairs et la formatrice qui anime l’atelier, ce qui entraîne une transformation de ces rapports. Cette redéfinition des rapports sociaux constitue une autre caractéristique du nouvel espace formatif que constituent l’atelier et, plus globalement, la Boîte à lettres en tant qu’organisme d’alphabétisation populaire.

Tout en étant celui qui accompagne, le formateur est également un sujet apprenant, en dialogue avec l’apprenant, car, comme le dit Freire (1991), « nul n’ignore tout et nul ne sait tout » (p. 109). Ce dialogue doit être empreint « d’amour profond pour le monde et pour les hommes » (Freire, 1991, p. 109). Le désir de formation indispensable à l’engagement du jeune dans le processus de formation proposé par l’atelier Autobiographie est accueilli par un autre désir, celui de la formatrice qui s’engage à son tour d’une « manière telle qu’un signe de reconnaissance s’échange dans la relation formative, qui autorise le sujet à y engager son propre désir. Cet engagement produira des effets de remaniement identitaire à la mesure de l’apprentissage réalisé » (Villers, 1999, p. 104-105). La redéfinition des rapports entre formatrices et jeunes adultes à l’oeuvre dans l’atelier, par l’entremise de l’expérimentation qu’en font les uns et les autres, interagit avec le travail de transformation du sujet-acteur, notamment avec le nouveau regard qu’il est amené à porter sur lui-même (et sur sa représentation de lui-même face à l’écrit).

Les trois formatrices de la Boîte à lettres ont eu un investissement inégal dans la recherche, car elles sont arrivées dans l’organisme à des moments différents. Toutefois, leur implication dans la recherche-action-formation s’est concrétisée par le cumul de fonctions liées aux trois finalités de la recherche. Très rapidement, en plus de leurs fonctions dans l’action, elles ont assumé, selon les moments ou les activités, des fonctions de formation à proprement parler en sus des fonctions de recherche.

Les formatrices et la finalité de formation

Les formatrices ont contribué à la finalité de formation dans la recherche à partir de deux types d’activités principales : la double démarche formative centrée sur la production d’un récit autobiographique sur l’écrit et la tenue hebdomadaire d’un journal de bord sur l’animation de l’atelier Autobiographie. Comme le soutient Besse (1995), pour combattre l’illettrisme, « il est indispensable de faire un retour sur ce qu’implique notre rapport à l’écrit avant de se précipiter dans l’action » (p. 35).

Par comparaison avec les jeunes, les formatrices et les chercheuses se situent dans un rapport antithétique à l’écrit. Elles ont en effet développé un rapport dynamique à l’écrit alors que les jeunes ont développé un rapport figé à l’écrit (Besse, 1995). Un bilan global du dispositif formatif mis en place dans la RAF a permis de mettre en lumière des effets perceptibles dans plusieurs des composantes de leur ALE[15]. La démarche autobiographique a suscité des significations nouvelles eu égard à leur ALE. Cette démarche autobiographique a entraîné un processus de reconstruction identitaire en tant que sujet-acteur pour l’une des formatrices. Du premier au deuxième récit, sa réflexion a évolué d’une centration sur l’actrice sociale façonnée dans un milieu familial où l’écrit et la langue française étaient fort valorisés vers un examen du sujet et de son désir d’écrire. La démarche formative a amené le sujet-acteur vers une plus grande autonomie. « J’ai eu l’occasion, tout comme ces jeunes, de reprendre du pouvoir sur une partie de ma vie » (Trottier, 2001, p. 9).

De plus, la démarche autobiographique a entraîné des effets sur le rapport à l’écrit des formatrices. L’une d’elles écrit, après avoir identifié son désir d’écrire : « […] après avoir fait cette réflexion sur l’appropriation de l’écrit, après avoir pris conscience du sens que l’écrit a joué dans ma construction identitaire, mon rapport à l’écrit est plus facile. […] C’est la reconnaissance que je donne à ce désir qui me libère, en partie, du besoin auparavant inassouvissable de la reconnaissance d’autrui » (Trottier, 2001, p. 8).

La reconstruction identitaire caractéristique du processus formatif atteint de plus le métier de formatrice et ses pratiques. La démarche formative, et notamment la collectivisation[16], a eu comme effet de transformer l’action des formatrices auprès des jeunes. Elles ont pris conscience de l’impact de leur démarche formative sur leur rapport actuel à l’écrit et de ses conséquences sur leurs propres pratiques en tant que formatrices. Se former par l’expérience, c’est, d’après Courtois (1995), non seulement « identifier et pouvoir mettre en oeuvre des compétences et des savoirs acquis dans des situations diverses, c’est aussi examiner et positionner la manière dont l’expérience nous a construits en tant que personne (formateur et formatrice), acteur social… » (p. 36). C’est ainsi, à titre d’exemple, que, pour l’une des formatrices, le rapport à l’écrit s’était construit prioritairement sur la maîtrise du code. Ses pratiques de l’écrit, de l’enfance à la vie adulte, étaient imprégnées de cette injonction intériorisée très tôt dans le parcours scolaire. Son appropriation personnelle de l’écrit influençait sa pratique en tant que formatrice, sans que ce soit toujours conscient. L’apprentissage du code y tenait une place centrale. À la suite de sa propre démarche autobiographique, elle souhaitait en venir à une relation formative plus souple, plus attentive aux besoins des jeunes.

Ayant travaillé leur propre rapport à l’écrit, les formatrices sont maintenant mieux en mesure de nommer, avec les jeunes, les difficultés qu’ils vivent. Aux yeux des formatrices, cela influe sur la qualité même de leur rapport aux jeunes. Enfin, conscientes de leur expérience, elles possèdent des atouts pour diversifier leurs stratégies pédagogiques. L’une d’elles souligne, entre autres, l’intérêt de développer un rapport ludique à l’écrit avec les jeunes : « Je crois que s’ils réussissent à trouver un sens à l’écrit, s’ils ont le sentiment de s’accomplir, ne serait-ce qu’un peu, à travers l’écrit, s’ils y trouvent un moyen d’explorer l’expression d’eux-mêmes, ils seront plus ouverts à l’apprentissage du code de la langue » (Trottier, 2001, p. 9).

Les formatrices et la finalité d’action

Trois types d’activités ont positionné davantage les formatrices dans l’action. Tout au long de la recherche, la formatrice senior a planifié et organisé l’atelier Autobiographie. Elle a de plus animé cet atelier durant trois ans. Ces activités se sont réalisées dans un premier temps en collaboration avec l’ensemble des membres du comité de recherche (comité RAF) et ensuite en sous-comité avec les autres formatrices. De plus, des rencontres ponctuelles ont été animées par l’ensemble des membres du comité RAF afin de transférer les acquis de la recherche aux autres acteurs de la Boîte à lettres. Les formatrices ont assumé des fonctions spécifiques dans ces activités de transfert.

Enfin, la formatrice senior a planifié, organisé et coanimé à deux reprises avec la chercheuse principale une formation intensive auprès des différents membres de l’équipe de la Boîte à lettres et notamment auprès des deux autres formatrices. Conçus concurremment comme un espace de formation et comme un espace de transfert des acquis de la recherche, ces petits groupes appelés micro-RAF ont permis aux travailleuses de la BAL non intégrées au comité RAF de s’approprier, selon leurs fonctions respectives dans l’organisme, les trois finalités de la recherche. Deux moments successifs ont ainsi permis à six personnes d’expérimenter et d’intégrer, dans un délai minimal, l’ensemble de la démarche et les acquis.

Les formatrices et la finalité de recherche

Très tôt dans le déroulement des activités de la recherche, des lectures ont été entreprises par l’assistante de recherche afin de circonscrire l’ALE. Le comité RAF s’appropriait des synthèses de ces lectures et les discutait en groupe. En tant que participantes à ces discussions et moments de théorisation collective, les formatrices remplissaient des fonctions de recherche.

Le fait de reconstruire son appropriation de la lecture et de l’écriture a permis par ailleurs à chacune de mieux comprendre la complexité de cet objet qu’est l’écrit, à travers ses multiples composantes, et de prendre conscience des différents éléments qui peuvent l’influencer. La démarche autobiographique a donc permis de concrétiser des aspects qui souvent demeurent abstraits, théoriques et qui ne peuvent être réellement compris et intégrés que par un exercice expérientiel. C’est ainsi que, dans l’esprit de Gramsci, les formatrices ont contribué à la finalité de recherche en passant du sentir au comprendre et au savoir et vice versa.

L’animation de l’atelier Autobiographie, lieu principal de collecte de données, leur donnait l’occasion de remplir des fonctions essentielles dans la recherche. Elles assumaient la responsabilité de favoriser chez les jeunes la production, l’analyse et la transmission de données concernant l’appropriation de la lecture et de l’écriture. Les animations, les lectures, les activités et outils conçus dans l’atelier Autobiographie servaient cette fonction. Par ailleurs, l’animation consistait à susciter, tout au long de la démarche, une interaction entre les jeunes afin de les faire cheminer davantage dans cette direction.

Positions des chercheuses eu égard aux trois finalités

Dans la foulée de la perspective clinique, les chercheuses ont travaillé sur le terrain à tenter de comprendre non seulement le problème, mais aussi les sujets-acteurs, et c’est avec l’ensemble des groupes qu’elles ont partagé leurs connaissances (Sévigny, 1993). « Le propre du chercheur clinicien est d’avoir habituellement recours à un cadre théorique explicite portant sur cette relation entre chercheurs et acteurs, un peu comme le psychanalyste aborde sa propre relation avec son patient par le biais de la théorie du transfert et du contre-transfert » (Sévigny, 1993, p. 21). Les chercheuses ont donc été amenées à se poser des questions telles que : « Jusqu’à quel point dois-je m’impliquer personnellement dans cette recherche ? Est-ce que je peux m’identifier assez aux acteurs pour les comprendre et est-ce que je m’en démarque assez pour ne pas prendre en compte leur seul point de vue ? Comment tenir compte de mes propres réactions intellectuelles et émotives dans cette relation et comment tenir compte des réactions des acteurs ? Comment se joue la relation de pouvoir dans cette situation ? » Et, comme le précise fort justement Sévigny (1993), « ce type de questions s’amplifie quand il n’y a pas seulement un chercheur en cause mais toute une équipe de recherche » (p. 22), comme ce fut le cas dans cette recherche.

Les trois membres du comité de coordination de la recherche provenant de l’extérieur de l’organisme ont assumé prioritairement des fonctions de recherche, bien qu’avec des mandats distincts. En tant que membres du comité RAF, elles ont participé collectivement aux trois finalités de la démarche, mais sans assumer directement des fonctions liées à l’action.

Des espaces privilégiés pour la recherche et la formation

Nous développerons brièvement dans ce qui suit comment le comité de coordination de la recherche et les deux démarches successives de formation avec les travailleuses de la BAL ont constitué des espaces privilégiés de production de connaissances et aussi de formation pour les chercheuses.

Trois sources de données ont contribué à la construction de l’objet de recherche : la revue de la documentation pertinente, la production des récits par les différents sujets-acteurs et les discussions et réflexions du comité de coordination de la recherche. C’est ainsi que l’objet de recherche a été construit dans une dialectique constante entre des savoirs d’expérience et des savoirs savants dans une perspective de connaissance pratique de la réalité sociale (Lamoureux, Lavoie, Mayer et Panet-Raymond,1996, p. 157), bref dans une dialectique entre la théorie et la pratique.

La construction de l’objet a de plus été constamment traversée par la dialectique du particulier et du général (Desmarais et Jouthe, 1996). Le travail — propre aux fonctions de recherche — d’intégration synthétique des données (pour chaque composante de l’appropriation de l’écrit) consistait à identifier les convergences et les divergences entre les récits des membres du comité RAF, d’une part, et ceux des jeunes, d’autre part. Comment éclairer la réalité vécue par les jeunes à partir de notre propre réalité et vice versa ? C’est entre autres à partir de cette analyse comparative que le comité RAF a décidé de s’investir dans une deuxième démarche autobiographique afin de mettre au jour ce que ses membres ont appelé « le côté sombre » de l’ALE de personnes ayant par ailleurs développé un rapport dynamique à l’écrit. La première démarche de production et d’analyse des récits des membres du comité RAF avait pour sa part permis de mettre en lumière les aspects dynamiques de l’appropriation de l’écrit. Chaque nouveau groupe de formation qui se mettait en place bénéficiait ainsi d’une compréhension enrichie de l’objet. On le voit, cette démarche de recherche a été marquée par une ouverture très large à la découverte. Les chercheuses ont misé sur le potentiel heuristique de cette situation singulière. Du point de vue méthodologique, les récits (de formation) cumulés des trois groupes d’acteurs ont ainsi rempli les diverses fonctions exploratoire, analytique et expressive (Bertaux, 1997) liées à la production de connaissances sur l’ALE.

Une rencontre heuristique des fonctions de recherche et de formation

L’engagement du comité RAF dans une démarche d’expérimentation de l’approche biographique comportait un objectif de formation. En tant que sujets-acteurs, ses membres cherchaient à cerner ce que la démarche autobiographique leur apprend sur elles-mêmes, sur leur processus d’appropriation de l’écrit, sur les possibles transformations opérées dans leur rapport à l’écrit, etc.

Dans cet espace de coformation, la chercheuse principale prit conscience de la compatibilité des deux postures assumées, celle de chercheuse et celle de formatrice, ainsi que du potentiel heuristique de cette compatibilité. À l’étape de l’analyse des récits, la collectivisation des matériaux autobiographiques dans une perspective d’herméneutique collective a permis la production de données additionnelles à propos de l’ALE et aussi à propos de la nature du processus formatif (identitaire) en cours. L’analyse de ces données collectives constitue une contribution additionnelle à la production de connaissances. Les récits constituent de fait un marqueur de cette démarche d’intercompréhension, cette dernière devenant à son tour un catalyseur eu égard aux trois finalités. Reconnaître cela et le prendre en compte, entre autres dans l’animation des rencontres de micro-RAF, c’est laisser toute la place à la possibilité pour les personnes de cheminer dans leur rapport à l’écrit (volet formation) et à la possibilité de découverte du côté de l’objet (volet recherche). Pour la chercheuse principale, ce processus a entraîné un questionnement et une remodélisation de ses fonctions de recherche et de formation à deux niveaux : globalement et, plus spécifiquement, à propos de l’atelier Autobiographie. L’on voit comment une dialectique de la finalité de formation avec celle de la recherche peut s’avérer heuristique en regard de la finalité ultime d’action.

Par ailleurs, les traces concrètes du cheminement des chercheuses dans leurs fonctions de recherche et de formation sont peu nombreuses. De même, le processus formatif des membres du comité RAF n’a pas encore fait l’objet d’une formalisation. Nous constatons rétroactivement qu’il est plus facile d’intégrer le travail de production et d’analyse des données biographiques dans la construction de l’objet et leur mise en rapport concomitante avec la théorie existante que d’intégrer dans cette démarche les commentaires des auteures des récits, sujets apprenants (les membres du comité RAF, par exemple), qui témoignent de leur propre cheminement dans l’appropriation actuelle de l’objet et de la démarche (finalité de formation). L’écriture du texte actuel est très formative à cet égard !

Conclusion

L’atteinte de la finalité d’action a nécessité de la part des jeunes un engagement dans la finalité de recherche et, surtout, dans la finalité de formation. Le point de vue des formatrices indique, dans le même sens, que l’atteinte de la finalité ultime de la démarche, à savoir le renouvellement des pratiques d’alphabétisation, a nécessité un engagement dans les finalités de production de connaissances, mais d’abord et avant tout dans la finalité de formation. Enfin, l’engagement des chercheuses dans la finalité de formation et dans celle de l’action a permis la production d’un nouveau savoir « qui se développe dans et par l’action réalisée par des groupes sociaux […] dans un mode d’interaction réciproque » (Rhéaume, 1982, p. 44). La finalité de formation, au départ instrumentalisée dans la finalité d’action, s’est révélée a posteriori indispensable à l’atteinte des deux autres finalités mais a nécessité pour ce faire l’engagement des trois principaux groupes d’acteurs dans les trois finalités de la recherche-action-formation.