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Introduction

Dans la tradition de l’école primaire française, la polyvalence des enseignants, entendue comme la prise en charge par chaque maître des différents domaines ou disciplines constitutifs du cursus, est à la fois une nécessité dictée par les contraintes de la géographique scolaire et une prérogative participant à l’affirmation d’une identité professionnelle pour le moins originale dans le champ des métiers de l’enseignement. Il n’y a pas très longtemps encore, cette polyvalence des maîtres allait de soi. Cela ne signifie pas qu’elle ait jamais été ressentie par ceux-ci comme aisée à mettre en oeuvre, mais elle était, selon le mot de l’Inspection générale, « naturelle » (Bouchez, 1997, p. 10).

Naturelle pour une raison relative à l’organisation scolaire. Dans la première moitié du xxe siècle, les petites écoles françaises sont très souvent des classes uniques. Ce n’est qu’à la fin des années 1950 que s’impose le modèle à deux classes et un peu plus tard celui à cinq classes[1].

Naturelle pour une raison socio-éducative. L’offre d’intervention extérieure est inexistante ou quasi inexistante. L’école se vit alors comme une institution totale et autosuffisante pour préparer à l’entrée dans le monde du travail.

Naturelle, enfin, pour une raison idéologique. L’acculturation et la socialisation des générations les plus jeunes ne peut être conçue ou imaginée selon une organisation pédagogique autre que celle ayant pour modèle le maître unique. L’unicité du maître s’affirme comme une évidence éducative.

La polyvalence en France est aujourd’hui, si ce n’est en crise, tout au moins en débat. Les effets conjugués de l’ouverture de l’école et de l’extension des missions confiées aux maîtres ont largement contribué à en fragiliser l’exercice. C’est sa faisabilité même qui est de manière régulière remise en cause. Mais si le débat sur la polyvalence paraît si difficile à dénouer, c’est que chaque enseignant la revendique tout en la contestant. Nous pouvons parler d’un attachement critique pour souligner ce lien ambigu, cette adhésion rétive qui fait de chaque enseignant à la fois un défenseur et un détracteur de la polyvalence.

Cet article s’attache à mettre en lumière et à comprendre l’évolution des représentations que se font de la polyvalence les jeunes professeurs des écoles, partant de la thèse que cet attachement critique des jeunes enseignants à l’idée et à la pratique de la polyvalence se construit durant leur formation et leur première année d’exercice.

À cette fin, une première partie est consacrée à un état des lieux problématique, c’est-à-dire à une mise à plat des différents arguments relatifs à la question de la polyvalence – ceux que l’on mobilise traditionnellement pour la défendre et ceux que l’on met en avant pour justifier la thèse d’un nécessaire réaménagement de l’organisation pédagogique –, et à une clarification du concept de polyvalence.

Dans la deuxième partie, nous présentons le cadre théorique et les orientations méthodologiques de l’enquête, menée de 1997 à 2000, dans le cadre d’une recherche de l’Institut national de recherche pédagogique (INRP) [2], sur les représentations de la polyvalence que se font les jeunes professeurs des écoles. Enfin, dans les deux dernières parties, nous exposons et discutons les principaux résultats, convaincus qu’il faut distinguer le cas de l’école primaire de celui de l’école maternelle.

La polyvalence en question

La polyvalence comme solution

C’est un ensemble d’arguments disparates qui a contribué et qui contribue encore aujourd’hui à légitimer et à valoriser l’idée de polyvalence, arguments que l’on peut qualifier de classiques. Présentons les trois plus importants.

Un argument institutionnel

La première occurrence du terme polyvalence dans les textes institutionnels concernant l’école primaire est récente puisqu’elle date de 1972.

Les élèves-maîtres qui entrent en première année de formation pédagogique [peut-on lire dans la circulaire du 4 janvier 1972, dans Bouysse, 1996, p. 170] sont titulaires de baccalauréats de séries différentes et n’ont pas toujours reçu les enseignements artistiques nécessaires à l’exercice de leur fonction : dessin, éducation musicale, travail manuel éducatif. Il convient donc de veiller à ce que ces disciplines puissent être enseignées et approfondies au niveau de la formation pédagogique. L’observation vaut également d’ailleurs pour les actions de formation continue qui doivent confirmer la polyvalence des maîtres du premier degré.

Le terme polyvalence apparaît dans un contexte marqué par l’inquiétude. On craint que certaines disciplines, notamment les disciplines artistiques eu égard au cursus antérieur de certains élèves-maîtres, soient mal enseignées, voire tout simplement oubliées. L’institution parle de polyvalence au moment où celle-ci semble menacée dans l’effectivité de la pratique. Depuis 1993, pas moins de 19 textes ministériels, essentiellement des circulaires, mentionnent le terme polyvalence ; aucun n’en donne une définition claire et précise, mais tous en soulignent l’importance et la positivité.

Un argument socioprofessionnel

Pratique née avec l’École de la République, la polyvalence apparaît comme ce qui spécifie l’école primaire. La polyvalence participe à la construction d’une identité professionnelle originale dont le ressort est moins de permettre à des enfants d’entrer dans une pluralité de champs disciplinaires que de s’ouvrir à l’unité de la culture. C’est cet argument qu’avance Michel Develay pour défendre la polyvalence :

« Ce qui fait la richesse de la polyvalence, c’est de considérer l’enfant non dans le rapport qu’il entretient avec tel ou tel savoir dans telle ou telle discipline, mais dans le rapport qu’il entretient avec le savoir, pris comme un tout, avec la culture ». [Il serait peut-être plus pertinent de parler d’argument identitaire.]

Develay, 1995, p. 5

Un argument pédagogique

L’exercice de la polyvalence permet au maître de parer au problème du morcellement des apprentissages liés aux découpages disciplinaires ; il peut lier ou articuler des leçons, aider à décontextualiser et recontextualiser une notion, proposer des stratégies de transfert ou encore asseoir des compétences méthodologiques.

Bref, la polyvalence est une garantie pour assurer la cohérence des apprentissages, qu’ils soient cognitifs ou sociaux. C’est ce que précise, d’ailleurs, le document présentant les programmes de l’école primaire française de 1995 : « L’indispensable cohérence des apprentissages met en évidence l’importance, dans le premier degré, du maître polyvalent, responsable de la progression globale des élèves » (Ministère de l’Éducation nationale [MEN] 1995, p. 22).

C’est moins la polyvalence du maître qui est garante des apprentissages que l’inscription dans la durée d’une relation, impliquant quotidiennement un maître capable de fournir à l’enfant des repères intellectuels, symboliques, affectifs et sociaux. Autrement dit, ce n’est pas tant la polyvalence qui est valorisée que ce qu’elle permet, c’est-à-dire l’instauration d’une relation intime et durable entre un maître et des élèves. En ce sens, la polyvalence n’est ni un postulat ni un principe, mais la conséquence du principe sur lequel repose l’école républicaine, principe selon lequel le maître doit éduquer les enfants dans leur totalité.

La polyvalence comme problème

Depuis une vingtaine d’années, la polyvalence est dans une situation difficile pour toute une série de raisons que l’on ne peut plus ignorer. Nous voudrions, dans les lignes qui suivent, présenter l’essentiel de ces raisons sous forme de cinq arguments.

Un argument idéologique

Si nous entendons par idéologie les idées dominantes dans une société donnée à une époque donnée, on peut dire que l’idéologie actuelle ne fait guère crédit à l’idée de polyvalence. La société française se méfie de ce qui est poly-, multi-, pluri- valent. Pour preuve, les licences et maîtrises à forte composante pluridisciplinaire sont plutôt mal cotées dans le système universitaire français. Le mérite et la compétence sont attachés à la spécialisation, et la reconnaissance identifiée au statut de spécialiste. Il est clair que la polyvalence pâtit de ce contexte culturel et idéologique qui valorise le spécialiste.

Un argument politique

Tout au long du siècle dernier, les missions des enseignants de l’école primaire et celles des enseignants du second degré ont suivi des trajectoires inverses : le corps des enseignants du second degré n’a cessé de se spécialiser, alors que celui des enseignants du premier degré a vu ses missions disciplinaires s’élargir. Cette extension s’est récemment accrue avec l’introduction de disciplines telles que les langues vivantes étrangères, la technologie ou encore l’informatique.

Dans un tel contexte, certains mots d’ordre politiques tels « l’école primaire a d’abord vocation à apprendre à lire, écrire et compter » peuvent être perçus par les enseignants comme une caution, voire une incitation, à réduire leurs activités d’enseignement à la transmission de savoirs et de savoir-faire de base. Autre exemple, la campagne contre l’illettrisme de la fin des années 1980 (campagne accusatrice pour les instituteurs) a sans aucun doute contribué à organiser un repli sur des acquisitions jugées plus fondamentales. D’une manière générale, toutes les politiques dénonciatrices ou minimalistes minent la polyvalence en limitant, plus ou moins implicitement, le domaine scolaire légitime à quelques enseignements instrumentaux.

Un argument institutionnel

Les cursus de formation proposés par les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) ne permettent pas toujours aux étudiants de penser la polyvalence comme une compétence pleine et entière. Prenons quelques exemples pour illustrer notre propos.

Dans beaucoup d’IUFM, les mémoires professionnels privilégient les approches disciplinaires et didactiques alors qu’ils sont des moments-clés pour s’ouvrir à des lectures interdisciplinaires du « faire-classe » (Cros, 1998). Or, si l’on en croit les travaux menés sur la prise de fonction des enseignants, les problèmes majeurs que rencontrent les jeunes professeurs, lorsqu’ils entrent dans le métier, sont des problèmes de discipline, de gestion du temps et de prise en compte de l’hétérogénéité des publics (MEN, 1997). Autant dire que les instituts de formation n’anticipent guère les difficultés professionnelles à venir lorsqu’ils proposent des formations exclusivement centrées sur des enjeux didactiques. Oubli des questions générales, oubli tout simplement de la polyvalence comme pratique originale.

Une récente recherche de l’IUFM du Limousin montre que les rapports de stages des formateurs ne font jamais référence à l’idée de polyvalence. La prestation du stagiaire est analysée le plus souvent sous l’angle disciplinaire ou centrée sur la relation du stagiaire avec la classe (Herman-Bredel et Legros, 2000). On peut également montrer que les plans de formation continue se construisent au gré des modes et des prescriptions ministérielles et se résument le plus souvent à une série d’actions de renforcement disciplinaire. Au total, on peut dire que la formation initiale et continue des maîtres a bien du mal à donner corps à une idée positive de la polyvalence.

Un argument conjoncturel

L’offre d’intervention extérieure, qu’elle émane des mairies, des associations, des collectivités territoriales ou encore des ministères (Secrétariat d’État à la jeunesse et aux sports, ministère de la Ville, ministère de la Culture et Secrétariat d’État à la santé), est aujourd’hui une offre importante. Fotinos et Testu (1996) montrent qu’en 1993-1994, 4 550 contrats ont été signés concernant 2,5 millions d’élèves pour un coût global qui s’élevait à plus d’un milliard de francs.

Cette offre massive d’interventions devient une opportunité lorsqu’elle se fait sur fond d’ouverture de l’institution. En effet, depuis vingt ans, les différentes politiques éducatives, de gauche comme de droite, ont toutes affirmé le souci d’articuler l’école à son dehors (famille, quartier, milieu associatif, etc.). Les concepts de continuité éducative et de partenariat sont devenus des maîtres-mots, et le thème de la co-éducation, un credo partagé. Dans ce nouveau contexte institutionnel et idéologique, l’abandon à des spécialistes extérieurs de disciplines jugées socialement et intellectuellement mineures devient vite une réalité qui se généralise.

Un argument structurel

Dès lors que l’on relie l’école primaire au collège, celle-ci devient la première étape d’un cursus scolaire beaucoup plus long et autrement exigeant, et cette articulation produit, par une sorte d’effet mécanique, un réajustement à la hausse des objectifs de l’école primaire. Telle est notamment l’analyse que faisait, au début des années 1990, la commission d’experts réunie à l’initiative de la Direction des écoles et chargée de dresser un bilan des savoirs dans le domaine de la lecture et de l’écriture.

La pédagogie séculaire de la lecture à l’école, centrée sur la capacité de lire un texte court, « sans trébucher » et « en mettant le ton » était scolairement et socialement adaptée jusqu’à la Libération. Doter chaque enfant de cette capacité à prendre connaissance d’un texte (en l’oralisant ou non) était un objectif pour lequel on disposait de huit années d’exercice, du CP au Certificat de fin d’études. Dès que le souci des maîtres devient l’entrée en 6e, il leur faut former en cinq ans des élèves aptes, non seulement à lire mais, aussi, à se servir aisément de l’écrit pour aborder les activités intellectuelles que requiert la scolarisation au collège : exposé, résolution de problème, mémorisation des points importants d’une leçon, prises de notes […].

MEN, 1992, p. 116

Ainsi, les réels enjeux pour les enseignants du primaire sont moins l’acquisition de connaissances disciplinaires que la mise en place de processus de conceptualisation, l’élaboration d’un rapport au savoir ou encore la maîtrise de compétences méthodologiques. L’alignement programmatique de l’école primaire sur le collège rend les activités professionnelles des maîtres plus exigeantes sur le plan de la maîtrise épistémologique et didactique des savoirs.

Que conclure de cet état des lieux relatif à la question de la polyvalence ? Deux choses, essentiellement. Tout d’abord, le débat porte sur une question sensible qui, à l’évidence, exige beaucoup de prudence. Décréter la péremption du principe de polyvalence ne semble guère envisageable, car les apports dont celui-ci peut se prévaloir semblent consistants malgré les difficultés liées à sa mise en oeuvre. Enfin, si les enseignants, comme nous le verrons un peu plus loin, ne sont pas exempts de tout reproche dans cette mise en oeuvre, la cohérence ne paraît pas non plus se trouver du côté de l’institution qui persévère dans la valorisation de la polyvalence et qui, dans le même temps, propose des dispositifs propres à la décourager dans la formation des maîtres comme dans l’organisation du curriculum et dans le système d’évaluation.

La polyvalence comme concept

Le débat gagne en clarté et en rigueur si nous prenons le temps de distinguer les différentes acceptions du concept de polyvalence. Un examen attentif permet de retenir cinq sens que nous explicitons brièvement.

La pluridisciplinarité

Dans son acception la plus commune, la polyvalence est la maîtrise didactisée – professionnelle – de l’ensemble des disciplines ou des domaines à aborder à l’école primaire. C’est la pluridisciplinarité qui caractérise en ce sens le maître du primaire, par opposition à la spécialisation, à l’expertise dans une discipline au secondaire et au supérieur. Dans la mesure où l’on peut repérer dans la formation initiale des professeurs des écoles une somme de formations didactiques plus ou moins abrégées, mises en oeuvre par des spécialistes et renvoyant aux diverses disciplines enseignées à l’école, la pluridisciplinarité de l’enseignant du primaire peut s’interpréter, à tort ou à raison, comme une esquisse de plurispécialisation ; l’extension du champ des savoirs à maîtriser est contrebalancée par l’absence d’approfondissement de ces savoirs, limités aux exigences d’une maîtrise des ordres d’enseignement primaire ou préscolaire.

L’interdisciplinarité

Au-delà de la simple pluridisciplinarité, la polyvalence peut s’entendre comme la maîtrise des connexions à instaurer entre les disciplines. Cette maîtrise est indissociable d’une réflexion sur les conditions de réalisation, au plan épistémologique et pédagogique, de telles connexions. La notion qui émerge ici est celle d’interdisciplinarité, qui permet de dépasser l’appréhension de la polyvalence comme simple juxtaposition de disciplines, d’envisager un enseignement soucieux de les articuler et de les lier. Comme le précise le rapport de l’Inspection générale (Bouchez, 1997), ces liaisons peuvent impliquer une polyvalence « synchronique » (aptitude à l’articulation des objets d’enseignements dans le cadre d’une même séquence) ou « diachronique » (capacité à enchaîner de façon signifiante des séquences différentes) ; une polyvalence « réactive » (aptitude à saisir, sans intention préalable, les occasions d’articulations) ou « proactive » (construction préalable et délibérée de séquences interdisciplinaires, par exemple à partir d’un thème, d’une compétence, d’un projet). Ce qui est en jeu dans la polyvalence ainsi entendue, c’est la mise en cohérence des apprentissages et, à travers elle, la possibilité de donner un sens global à l’acte d’apprendre, l’accès à une culture générale qui ne se réduise pas à une mosaïque de savoirs fragmentaires.

La transdisciplinarité

La polyvalence peut être pensée comme une capacité de proposer des contenus, des tâches et des activités propres à développer chez l’élève des compétences transversales (compétences méthodologiques, attitudes sociales et intellectuelles, maîtrise des concepts de temps et d’espace). De ce point de vue, la polyvalence est une transdisciplinarité, qui peut comme l’interdisciplinarité donner lieu à une mise en oeuvre synchronique ou diachronique, réactive ou proactive. Les apprentissages disciplinaires ne laissent pas d’être mis à contribution dans cette perspective, mais sont minorés, dans le sens où ils ne sont pas une fin en soi. La perspective dominante est non seulement de donner à l’élève une formation culturelle de base, mais aussi et surtout de lui donner la possibilité d’opérer des transferts et des réinvestissements, d’utiliser les outils constitués et les ressources acquises pour atteindre ultérieurement des objectifs de formation plus ambitieux, des compétences nouvelles dans sa vie scolaire et extrascolaire.

La polyfonctionnalité

On peut encore penser la polyvalence dans la perspective de ce que certains nomment la polyfonctionnalité. L’enseignant doit certes enseigner, mais il doit aussi éduquer. À côté de ces deux missions essentielles, on peut discerner de façon plus concrète une multiplicité de fonctions connexes assumées au quotidien par les maîtres : s’investir dans un travail d’équipe et dans un projet d’établissement, coordonner les activités des intervenants extérieurs, s’impliquer dans un dialogue avec les parents, les élus, les associations, etc. Cette conception de la polyvalence coïncide avec la définition du Petit Robert, selon laquelle l’individu polyvalent est celui qui exerce plusieurs fonctions, plusieurs activités. Comme l’écrit Marc Hominal (1995, p. 5) : « Historiquement, cette conception a d’ailleurs largement été affirmée. L’instituteur devait instruire, éduquer le futur citoyen, former moralement, participer à la vie sociale et culturelle de la communauté. » La Charte pour bâtir l’école du xxie siècle (MEN, 1998) réactive une telle conception de la polyvalence.

La polyintervention

Dans une cinquième et dernière acception, la polyvalence peut être comprise comme une polyintervention. D’une part, le maître polyvalent peut être appelé à intervenir à tous les degrés du primaire, de la petite section de maternelle au CM2 ; d’autre part, il doit être prêt à exercer dans des situations et auprès de populations ou d’individus fort hétérogènes, d’une école à l’autre, d’une classe à l’autre, ou au sein d’une même classe : ZEP ou zones sensibles, classes uniques en milieu rural, classes à cours multiples ou à un seul cours, gens du voyage, enfants de migrants non francophones, handicapés intégrés dans le cursus commun, enfants précoces ou en difficulté scolaire, cas d’allongement ou de raccourcissement de la durée de présence dans un cycle, etc. Il faut donc que l’enseignant puisse s’adapter à une multiplicité de publics, en termes d’âge, d’origine sociale, de localisation géographique, d’appartenance culturelle ou de capacités physiques et intellectuelles. La confrontation à une telle diversité dans les conditions actuelles d’exercice de la profession peut être ressentie comme stimulante ou enrichissante, mais elle génère aussi des difficultés qu’il serait imprudent d’ignorer – notamment si l’on interroge les modalités de formation dans leur adéquation à cette plasticité requise de l’enseignant.

C’est dans ce contexte polémique que nous avons mené, en collaboration avec deux autres chercheurs, une enquête visant à expliciter les représentations que se font les jeunes professeurs des écoles de la polyvalence, dans ses différentes acceptions. Nous nous proposons, dans la suite de cet article, d’en présenter les principaux résultats, en prenant soin de distinguer les enjeux de l’école maternelle de ceux de l’école primaire.

Images de la polyvalence

Cadre théorique et orientations méthodologiques

Cette recherche, qui a fait l’objet d’un récent rapport (Deviterne, Prairat, Rétornaz et Schmitt, 2000), a tenté de saisir comment les professeurs des écoles, en formation et en première année d’exercice professionnel, se représentent cette « spécialisation » qu’est la polyvalence, et comment évoluent leurs représentations durant ces trois premières années. Nous ne cherchions pas à mettre au jour deux groupes de jeunes professeurs des écoles – les pro- et les antipolyvalence – mais une et une seule population d’enseignants divisés et contrariés. Partant du fait que le débat sur la polyvalence est moins une « guerre des camps » qu’un débat qui traverse chaque enseignant, cela paralyse la mise en oeuvre de véritables changements politiques ; sorte de schizophrénie professionnelle qui fait de chaque enseignant à la fois un défenseur et un détracteur de la polyvalence.

Notre recherche ne visait donc pas à faire un inventaire des pratiques, à mesurer des écarts entre le dire et le faire (Baillat, Espinoza et Vincent, 2001), mais à élucider un rapport ambivalent à la polyvalence. Ce n’est pas l’inévitable décalage discours-pratique que nous tentions d’éclairer, mais un rapport clivé, une distorsion au sein même des représentations. Emblème identitaire et tâche impossible, la polyvalence est à la fois louée et critiquée, mise en avant et partiellement récusée, défendue et escamotée. Et si le débat paraît si difficile à dénouer, telle est notre thèse, c’est bien parce qu’il ne passe pas entre les personnes, qu’il ne dessine pas des camps et des postures clairement identifiés, mais parce qu’il clive les acteurs eux-mêmes. Et ce clivage n’est pas propre aux enseignants : l’institution elle-même, par toute une série de contradictions, s’y trouve prise, comme nous l’avons montré dans la partie précédente, ce qui, rétroactivement, n’est pas sans effet sur les acteurs qu’elle est censée former et encadrer (Lenoir et Sauvé, 1998a, p. 122).

Pour opérationnaliser notre travail, nous sommes partis du concept de représentation sociale, tel qu’il est défini par Jodelet (1997, p. 53), c’est-à-dire comme « forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social ». Puis, nous avons émis l’hypothèse que les représentations sociales que les professeurs des écoles se font de la polyvalence, d’une part, se structurent fortement, et peut-être même de manière différenciée, durant les trois premières années : l’année de préparation du concours (PE1 : 1re année de formation en IUFM), l’année de professionnalisation (PE2 : 2e année de formation en IUFM) et l’année de socialisation professionnelle (PE3 : 1re année d’exercice professionnelle) et d’autre part, qu’elles évoluent de manière clivée, dans le sens d’une intégration de la pluralité des acceptions du concept de polyvalence, ou à l’inverse, dans le sens d’une réduction à quelques aspects dominants.

Cette hypothèse de recherche nous a conduits à retenir, comme option méthodologique, le questionnaire (Blanchet, Ghiglione, Massonnat et Trognon, 1987 ; Combessie, 1996), à la fois parce qu’il rend possible le recueil de données individuelles pour le plus grand nombre possible de sujets dans un temps court, mais aussi parce qu’il permet d’avoir une objectivation des représentations à un moment précis du cursus de formation ou de l’itinéraire professionnel des maîtres.

Concernant le questionnaire, nous nous sommes efforcés lors de sa conception de laisser place à des types de questions diversifiés, susceptibles de solliciter aussi bien des réponses catégorielles (réponses qualitatives en termes de catégories) qu’ordonnées (réponses exprimant un ordre, un classement) ou même éventuellement métriques (réponses strictement quantitatives, Tournois et Dickes, 1993).

Un autre principe a guidé l’élaboration et l’administration de notre questionnaire : celui du questionnement indirect. Le terme polyvalence n’a en effet jamais été utilisé, il ne figure ni dans la formulation des questions constituant le questionnaire ni dans les consignes générales de passation de celui-ci. Le questionnaire n’a donc jamais été proposé comme un questionnaire portant sur la polyvalence, mais plus simplement comme une enquête d’opinion relative à l’exercice du métier de professeur des écoles.

Composé de huit questions, il ouvre un espace d’investigation interrogeant les différents champs sémantiques du concept de polyvalence au travers des représentations qu’ont les professeurs des écoles de leurs capacités à enseigner les disciplines de l’école primaire (question 1) et les domaines de l’école maternelle (question 2), des compétences majeures requises pour l’exercice du métier (question 3), de l’importance des espaces de formation dans la construction des compétences (question 4), des motivations pour entrer dans le métier (question 5), des demandes de formation pour affirmer leur compétence de PE ou de futur PE (question 6), des changements souhaités dans la formation et l’exercice du métier (question 7) et enfin, de la figure du « maître idéal » (question 8). Alors que les questions 1, 2, 3 et 4 interrogent plus spécifiquement les représentations que se font les jeunes professeurs des écoles des compétences requises à la maîtrise de la pluridisciplinarité, les questions 6, 7 et 8 permettent d’apprécier la façon dont se structure le concept de polyvalence au travers des représentations qu’ils se font de la pluridisciplinarité, de l’interdisciplinarité, de la transdisciplinarité et de la polyfonctionnalité.

Une analyse descriptive des réponses aux questionnaires nous a permis, d’une part, de caractériser les différentes populations (PE1, PE2, PE3), en termes de fréquences de choix et/ou de moyennes, et, d’autre part, d’étudier l’évolution des caractéristiques des représentations aux différentes étapes de la formation et de la prise de fonction.

La recherche s’est déroulée de novembre 1997 à janvier 2000. Les trois niveaux de formation ont été chacun étudiés de manière transversale, sur des échantillons de population représentatifs de la distribution sur les quatre sites départementaux de l’IUFM de Lorraine (Nancy, Metz, Épinal et Bar le Duc). Dans cet article, nous travaillons essentiellement à partir des échantillons de population représentatifs du site départemental de Nancy ; à savoir 163 PE1, 82 PE2 en fin de formation et 48 PE3 au terme de leur première année d’enseignement. La constitution de ces échantillons est conforme à la distribution nationale en termes de sexe.

La polyvalence du maître à l’école primaire

Une pluridisciplinarité problématique

Nous savons depuis longtemps déjà que les différentes disciplines du cursus de l’école primaire ne sont pas perçues et investies de la même manière par les professeurs des écoles. Il y a les disciplines jugées importantes et que l’on ne peut pas ne pas enseigner sous peine de ne plus mériter le statut même d’instituteur ou de professeur des écoles et d’autres jugées moins importantes, mineures voire facultatives, c’est-à-dire que l’on abandonnerait volontiers et que l’on abandonne d’ailleurs, parfois, dans la réalité quotidienne du métier. Lorsque l’on demande à des professeurs des écoles en début et en fin de formation professionnelle (PE1 et PE2), quelles sont les disciplines qu’ils pensent enseigner avec le plus d’aisance, leur réponse est claire, massive, sans ambiguïté : les mathématiques (70 % dans les 3 premiers rangs) et le français (65 %) (tableau 1). Le sentiment subjectif des professeurs des écoles coïncide avec les intentions de l’institution qui privilégie ces deux disciplines, de diverses manières, transformant un primat épistémologique en une primauté institutionnelle. À l’inverse, les langues vivantes, l’éducation musicale et l’éducation civique (avec respectivement 52 %, 48 % et 47 %) font partie des disciplines que les professeurs des écoles en formation pensent enseigner avec quelques difficultés. Ils demanderaient même volontiers une aide pour l’enseignement de ces disciplines (avec respectivement 58 %, 53 % et 39 %). Et certains d’entre eux souhaiteraient même ne plus avoir à les enseigner (avec respectivement 36 %, 28 % et 31 %). Les arts plastiques et les sciences et technologie font également partie des disciplines pour lesquelles une aide serait la bienvenue (41 % et 37 %).

Tableau 1

Aisance et difficulté dans l’enseignement des disciplines de l’école primaire

Aisance et difficulté dans l’enseignement des disciplines de l’école primaire

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Nous avons donc confirmation avec ces données que les disciplines fragilisées de l’école primaire sont bel et bien les disciplines de la sensibilité (arts plastiques et musique) et les nouveaux enseignements (langues vivantes et éducation civique). On peut être surpris et inquiets de trouver l’éducation civique, réintroduite dans les programmes en 1985, en si mauvaise compagnie à l’heure où la formation du citoyen est devenue l’un des leitmotivs de l’institution scolaire française.

Les disciplines minorées de l’école primaire sont, bien souvent, des disciplines que les maîtres ont, eux-mêmes, peu rencontrées dans leur propre parcours scolaire. L’absence d’exigence parentale et de pression institutionnelle à leur endroit accroît sans doute ce relâchement. Ajoutons que l’offre d’interventions extérieures est, en milieu urbain, une offre essentiellement centrée sur les disciplines à caractère éducatif.

Au-delà de ces explications socioculturelles, la polyvalence pose un réel problème pédagogique. Comment, en effet, maîtriser dix disciplines dont les didactiques s’appuient, à l’évidence, sur des conceptions de l’apprentissage aussi différentes ? Faut-il faire le deuil d’une telle maîtrise ? Ce n’est pas sûr, car notre recherche met au jour un « effet-formation » [3] qui tient sans doute autant à la qualité du dispositif, à la compétence du formateur qu’à la volonté du stagiaire de se donner un savoir et un savoir-faire solide dans un domaine ou une discipline. Cela signifie concrètement que la perception et l’attitude à l’égard d’un domaine d’enseignement peuvent s’infléchir au cours de la formation. Une attitude hésitante, un manque d’appétence peuvent se transformer en une attitude plus volontaire et positive. Mais il reste que cet optimisme doit être tempéré, car il existe un « effet-cursus » qui prédétermine fortement les appétences et les compétences à enseigner les disciplines de l’école primaire, atténuant en quelque sorte par avance les effets de la formation. Prenons un exemple. La grande majorité des étudiants en formation qui se disent à l’aise dans l’enseignement des sciences et de la technologie sont tout simplement des étudiants qui ont suivi un cursus scientifique à l’université ; ces mêmes étudiants « d’origine scientifique » sont nombreux à manifester des réticences pour enseigner l’histoire, les langues vivantes ou encore les arts plastiques. Reconnaître les effets de la formation universitaire, c’est reconnaître qu’elle peut être un frein ou un tremplin pour entrer dans un profil d’enseignant pluridisciplinaire et que l’on ne peut réformer la formation professionnelle des enseignants de l’école primaire sans se poser la question des cursus universitaires en amont ou du type de concours qui organise le recrutement des maîtres.

Il est intéressant de noter que les professeurs des écoles interrogés, étudiants en première et deuxièmes années (PE1 et PE2), n’accordent guère de valeur à leur formation universitaire dans la perspective de devenir professeur des écoles.

Tableau 2

Importance des espaces de formation dans la construction des compétences de professeur des écoles

Importance des espaces de formation dans la construction des compétences de professeur des écoles

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Lorsqu’on les questionne sur l’importance des différents espaces de formation dans la construction des compétences requises par l’exercice du métier, les étudiants de première et deuxième années (PE1 et PE2) plébiscitent le « terrain » : plus de 90 % d’entre eux accordent la note maximale aux stages de pratique accompagnée et aux stages en responsabilité[4], lorsqu’ils ont à rendre compte du degré d’importance qu’ils accordent aux différents espaces de formation (formation primaire et secondaire, formation universitaire, formation générale à l’IUFM, formation disciplinaire à l’IUFM, formation dans les classes en pratique accompagnée, formation dans les classes en responsabilité). L’expérience qu’ils valorisent n’est pas seulement celle qu’ils se constituent par l’action en situation, mais aussi celle du maître chevronné qu’ils observent et dont ils suivent les conseils et l’exemple. Le métier s’acquiert, c’est l’idée implicite qu’ils affirment, à la fois par la transmission exogène du savoir-faire des anciens et à travers un processus endogène d’essais et d’erreurs propres à constituer une forme de sagesse pratique.

On sait que le rapport Bancel (1989) a initié la distinction profession/métier en précisant que le processus de formation est explicite pour les professions et implicite pour les métiers. Dans le premier des cas, il s’agit d’une éducation rationnelle, dans le second d’une initiation ritualisée et d’un apprentissage par initiation et expérience (Trousson, 1992). Les IUFM ont eu pour tâche non seulement d’unifier la formation des maîtres, mais aussi d’engager un processus de transformation des métiers de l’enseignement en une nouvelle profession. Malgré ce tournant de l’institution au début des années 1990, les professeurs des écoles paraissent aujourd’hui encore tributaires d’une conception empiriste de la formation plus appropriée à la notion de métier qu’à celle de profession.

Si l’on affine l’analyse à propos des stages, on s’aperçoit qu’à l’inverse des étudiants de première année qui accordent une prééminence aux stages en responsabilité, ceux de seconde année privilégient massivement le terrain dans son ensemble et plébiscitent également les deux propositions : formation dans les classes en pratique accompagnée et formation dans les classes en responsabilité. On peut légitimement penser que, pour des jeunes qui viennent juste de s’engager dans un projet professionnel, l’activité in situ revêt un caractère initiatique. Au terme de la première année d’exercice professionnel (PE3), ce sont les stages de pratique accompagnée qui sont rétrospectivement jugés comme étant les plus formateurs. Il semble que joue ici une sorte de nostalgie professionnelle, celle d’un aîné expérimenté dont la sollicitude ferait précisément défaut lors de la première année d’exercice, malgré les ressources « offertes » par l’équipe pédagogique.

De la pluridisciplinarité à l’interdisciplinarité

La conception de la polyvalence se modifie sensiblement au cours des trois années que sont les deux années de formation et celle d’entrée dans le métier, comme l’attestent, en creux, les réponses à la question portant sur les demandes de formation (tableau 3).

En première année, les demandes de formation portent d’abord sur l’habileté didactique dans les différentes disciplines du cursus de l’école primaire (62 % de réponses aux trois premiers rangs). Le besoin d’approfondissement exprimé manifeste avant tout un souci de maîtrise dans les différents domaines d’enseignement, inquiétude légitime de la part d’étudiants qui viennent d’achever une formation universitaire le plus souvent monodisciplinaire. La polyvalence est ici appréhendée dans son acception la plus commune, c’est-à-dire comme une maîtrise didactisée de l’ensemble des disciplines ou des domaines d’enseignement, dans la mesure où les PE1 repèrent dans la formation qui leur est proposée une somme d’enseignements didactiques plus ou moins abrégés, mis en oeuvre par des spécialistes. La polyvalence du maître s’interprète alors comme une esquisse de plurispécialisation. L’extension du champ des savoirs à maîtriser semble contrebalancée par l’absence d’approfondissement de ces savoirs, limités aux exigences d’une maîtrise de niveau primaire.

Tableau 3

La demande de formation en début de formation (d PE1), en fin de formation (f PE2) et après une année d’exercice professionnel (f PE3)

La demande de formation en début de formation (d PE1), en fin de formation (f PE2) et après une année d’exercice professionnel (f PE3)

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Au terme de la seconde année, deux préoccupations nouvelles apparaissent. Tout d’abord, les PE2 estiment prioritairement devoir approfondir la gestion des classes à cours multiples (37 % des réponses au rang 1 ; 67 % aux trois premiers rangs). Le souci majeur est alors celui de la polyintervention, c’est-à-dire savoir agir efficacement dans divers types de classes, et plus particulièrement savoir mettre en oeuvre simultanément au sein d’une même classe des enseignements relatifs à différents aspects et adaptés à des enfants d’âge différents. C’est ce même souci qui est encore exprimé à travers une autre compétence que les PE2 voudraient approfondir : la maîtrise des particularités de la pratique en maternelle (42 % aux trois premiers rangs). L’accent mis sur la pluridisciplinarité dans bon nombre de discours institutionnels sur la polyvalence occulte cette difficulté liée à la pluralité des publics possibles. Aujourd’hui, un professeur des écoles peut être appelé à intervenir à tous les degrés du primaire, de la petite section de maternelle au cours moyen 2e année, et il doit de surcroît être prêt à exercer dans des situations et auprès de publics fort hétérogènes d’une école à une autre, voire d’une classe à une autre. Si la confrontation à une telle variété de publics, dans les conditions actuelles d’exercice de la profession, peut être stimulante, sa perspective génère aussi des difficultés et des appréhensions trop souvent ignorées ou minorées.

La formation fait également comprendre aux PE2 qu’un maître ne travaille pas dans la solitude, mais au sein d’une équipe de maîtres et en liaison avec d’autres intervenants. Au-delà ou plutôt à côté des missions d’instruction et d’éducation, il peut discerner de façon concrète une multiplicité de fonctions connexes assumées au quotidien par les maîtres : s’investir dans un travail d’équipe et dans un projet d’établissement, coordonner les activités d’intervenants extérieurs et s’impliquer dans un dialogue avec les parents, les élus et les associations. Il semble que cette dimension du métier, que l’on appelle la polyfonctionnalité, apparaît tardivement au cours de la formation.

De même, ce n’est qu’au terme de la première année d’exercice que l’interdisciplinarité devient une dimension professionnelle digne d’attention. La polyvalence ne se comprend plus comme la simple juxtaposition des disciplines, mais comme un enseignement soucieux de les articuler et de les lier. Tout se passe comme si les déficits d’une formation qui privilégie la maîtrise de disciplines identifiables et différenciées, encore supportables en deuxième année de formation, cessaient de l’être lorsque le professeur des écoles répond de la réussite des apprentissages à l’échelle d’une année, l’artifice des découpages disciplinaires ne résistant pas à cette épreuve. Ce qui est en jeu dans la polyvalence ainsi pensée, c’est la mise en cohérence des apprentissages et, à travers elle, la possibilité de donner un sens global à l’acte d’apprendre. D’où, paradoxe apparent, la réhabilitation de la formation générale (enseignements de philosophie et de psychologie) au terme de la première année d’exercice, alors que celle-ci est plutôt sévèrement jugée à la fin de la première année de formation. Il est vrai que pour un débutant (PE1), la formation générale n’a pas d’objets aussi clairement identifiables que ceux des formations disciplinaires, et ce n’est qu’avec le recul d’une pratique inscrite dans la durée que les professeurs des écoles peuvent découvrir la nécessité et l’importance de s’ouvrir à la maîtrise d’enjeux transversaux.

En conclusion, on peut dire que les jeunes professeurs des écoles semblent attachés au principe de polyvalence même s’ils ne sous-estiment pas les difficultés liées à la mise en oeuvre d’une polyvalence qui ne soit pas réduite à la simple maîtrise professionnelle de disciplines séparées. Notons encore que pour eux (PE1, PE2 et PE3 confondus), l’image du « maître idéal » est celle d’un « éveilleur ».

Tableau 4

L’image du « maître idéal » en début de formation (d PE1), en fin de formation (f PE2) et au terme de la première année d’exercice professionnel (f PE3)

L’image du « maître idéal » en début de formation (d PE1), en fin de formation (f PE2) et au terme de la première année d’exercice professionnel (f PE3)

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Deux propositions parmi les huit présentées recueillent l’essentiel des résultats : la proposition A (le maître idéal est un excellent pédagogue, c’est-à-dire une personne qui sait gérer la relation avec les élèves en situation d’apprentissage) et la proposition F (le maître idéal est une personne qui suscite le désir de savoir et d’apprendre). Ce n’est donc pas dans le registre de la technicité qu’il faut chercher la figure du maître-modèle, ni dans celle du savant ou de la personne de grande culture. La représentation du maître idéal chez les professeurs des écoles est à la fois plus modeste et plus ambitieuse : elle est celle d’une personne attentive à autrui et plus soucieuse de faire apprendre que d’enseigner.

La polyvalence à l’école maternelle

L’école maternelle : lieu encore préservé de l’unicité du maître

L’école maternelle française est depuis toujours conçue comme étant le lieu de l’unicité du maître. Les raisons justifiant ce choix tiennent essentiellement à la population accueillie et au type de prise en charge dont cette population relève. Or, ce choix du maître unique se trouve, aujourd’hui, encore renforcé.

En effet, ces dernières décennies, l’école maternelle s’est considérablement transformée. D’une école réservée aux plus démunis, elle est devenue l’école de tous les enfants de trois à six ans, occupant par là même une place toujours plus centrale dans leur éducation comme dans leur instruction. Mais, dans le même temps, cette scolarisation s’est faite de plus en plus précocement et, actuellement, plus d’un tiers des enfants de deux ans la fréquentent. L’identité et la spécificité de l’école maternelle française reposent donc aujourd’hui sur un élargissement des frontières d’une éducation publique et collective du jeune au très jeune enfant. Comment alors la concevoir autrement que par la présence d’un maître unique qui devient plus que jamais une nécessité ?

De même, les débats sur les objectifs poursuivis à l’école maternelle ont évolué (Plaisance et Rayna, 1997). Posée dans les années 1970-1980 comme le maillon essentiel d’une politique d’égalisation des chances et de compensation des handicaps socioculturels, l’école maternelle vise avant tout, dans les années 1990, à réduire les échecs ultérieurs : elle doit « donner de meilleures chances de réussir à l’école élémentaire [ou primaire] » (décret du 6 décembre 1990) aux enfants qui la fréquentent. Cet objectif sera d’ailleurs très fortement réaffirmé dans le programme de 1995 : centrée sur l’enfant, l’école maternelle y est avant tout conçue comme un lieu d’expériences et d’apprentissages structurés, complémentaire de la famille et préparatoire à l’école primaire. L’unicité du maître y est alors requise dans une visée de cohérence et de progressivité des apprentissages dans lesquels se fonderont les disciplines mieux identifiées à l’école primaire.

Concernant maintenant les orientations pédagogiques et leur mise en oeuvre, les instructions officielles de 1995 ne proposent pas explicitement de doctrine pédagogique et ne sont pas fondamentalement innovantes dans le domaine didactique. Elles édictent essentiellement une série d’objectifs explicités, en termes de compétences qui doivent être acquises par tous les élèves et donc être évaluables et évaluées. Et elles demandent que ces compétences soient construites dans un certain nombre de domaines d’activités, qu’elles délimitent. En effet, la pédagogie de l’école maternelle contemporaine se spécifie par l’accent mis sur l’activité de l’enfant, conçue comme facteur essentiel de son développement, même si la psychologie à laquelle elle emprunte ses conceptions est encore loin de savoir toujours très clairement comment l’activité conduit à l’élaboration de nouveaux savoirs chez l’enfant. Et ces domaines d’activités, qui relèvent pour le maître d’un ensemble de connaissances disciplinaires, nécessitent, lorsqu’ils sont enseignés, de pouvoir être articulés, puisque dans les faits « toute séquence pédagogique […] relève toujours de plusieurs domaines d’activités, sinon de tous » (MEN, 1995, p. 20).

Dans un même temps, les instructions officielles de 1995 confirment la pratique et l’organisation des activités pédagogiques en cycles pluriannuels et mettent en cohérence les domaines d’activités [5] avec cette organisation. Ce faisant, elles demandent que soient mises en oeuvre une programmation concertée des activités et une évaluation des apprentissages au sein même d’une équipe pédagogique.

En ce sens, l’unicité du maître est doublement requise par ces nouvelles propositions pédagogiques : il doit être celui qui est capable de mobiliser des savoirs et d’instaurer des connexions entre ces savoirs, pour développer chez le jeune enfant des compétences qu’il sera susceptible de transférer plus tard dans des apprentissages disciplinaires ; et ce, dans le cadre d’une programmation concertée au sein d’une équipe pédagogique. Comment cette pratique de la polyvalence à l’école maternelle est-elle envisagée par les enseignants en formation et en début d’exercice professionnel ?

Les différents domaines de l’école maternelle

Notre recherche sur la polyvalence apporte un premier élément de réponse, puisque le questionnaire visait à mettre en évidence les représentations que se font les professeurs des écoles, de leurs capacités à pratiquer des enseignements dans les différents domaines (domaines d’activités et instruments pour apprendre) abordés à l’école maternelle, à deux moments-clés de leur formation et après une première année d’exercice.

Une question demandait en effet aux étudiants et aux professeurs stagiaires de choisir trois domaines d’enseignement et de les ordonner à partir de trois critères : l’aisance, la sollicitation d’une aide et la possibilité de ne plus avoir à intervenir dans le cadre des enseignements propres au domaine concerné.

Une analyse des résultats, en termes de fréquence des réponses et de rangs de classement de ces fréquences, nous a permis de dégager les représentations positives versus les négatives [6] des professeurs des écoles, en début et en fin de formation, et après une année d’exercice. Les tableaux 5 et 6 permettent de rendre compte de l’évolution de leurs représentations concernant leurs capacités à mener des enseignements dans les sept grands domaines de la maternelle.

Tableau 5

Aisance et difficulté des début PE1, fin PE2 et fin PE3 dans l’enseignement des domaines de l’école maternelle

Aisance et difficulté des début PE1, fin PE2 et fin PE3 dans l’enseignement des domaines de l’école maternelle

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Tableau 6

Tableau comparatif des représentations positives versus négatives des PE concernant leurs capacités à mener des enseignements dans les 7 grands domaines de la maternelle

Tableau comparatif des représentations positives versus négatives des PE concernant leurs capacités à mener des enseignements dans les 7 grands domaines de la maternelle

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L’analyse des différents résultats fait ressortir les points suivants. Certains domaines ne sont affectés ni pas la formation ni par la prise de fonction. En effet, qu’il s’agisse des domaines « Découvrir le monde », « Langage oral, écrit » ou du domaine « Agir dans le monde », formation et prise de fonction ont peu d’effet sur les représentations des professeurs des écoles en formation et en début d’exercice. Qu’ils soient d’emblée connotés positivement, c’est le cas des deux premiers domaines, ou négativement, c’est le cas du dernier, ces domaines conservent la même connotation à l’issue de la formation et après une première année d’exercice.

Les représentations liées au domaine concernant les instruments de l’activité intellectuelle, regroupés sous le libellé « Dénombrement, relations spatiales » et celles concernant le domaine de la sensibilité « Imaginer, sentir, créer » sont inversement affectées par le dispositif de formation. Ces représentations ne se modifient pas après une année de prise de fonction. Comme si la formation avait pour effet de provoquer un renversement positif des représentations des professeurs des écoles concernant leurs capacités à pratiquer des enseignements dans le domaine « des activités prémathématiques », domaine hautement valorisé et privilégié par l’institution dans son ensemble, et un renversement négatif de leurs représentations à pratiquer des enseignements liés au domaine de la sensibilité, la prise de fonction ayant même pour effet de renforcer ce double renversement. En effet, lorsqu’il leur est demandé de choisir, parmi les différents domaines, ceux qu’ils souhaiteraient ne plus avoir à enseigner, aucun professeur des écoles en fonction ne choisit d’abandonner le domaine « Dénombrement et relations spatiales », ce qui n’est pas le cas après une deuxième année de formation. De même, les professeurs des écoles en fonction sont plus nombreux encore à souhaiter abandonner le domaine « Imaginer, sentir, créer » que les professeurs des écoles en fin de formation.

« L’activité graphique », qui fait partie des domaines pour lesquels les professeurs des écoles en début et en fin de formation disent tout à la fois avoir peu d’appétence et peu de compétences, fait l’objet d’un renversement de tendance de la part des professeurs des écoles en exercice, même si ce renversement est limité, puisque portant uniquement sur la compétence et non sur l’appétence. Autrement dit, si l’année d’exercice est susceptible de modifier le sentiment de compétence des professeurs des écoles concernant ce domaine, elle ne réussit pas cependant à éveiller leur motivation et à leur faire prendre conscience de l’importance de ce domaine.

Concernant le domaine d’activité « Vivre ensemble », les professeurs des écoles ont d’emblée une représentation positive de leur capacité à y pratiquer des enseignements. Cependant, cette représentation, qui ne bouge pas à l’issue de la formation, se trouve inversée après une année d’exercice. Comme si le « terrain » faisait prendre conscience aux professeurs des écoles que ce domaine, dont les objectifs sont tout à la fois l’accueil, l’intégration et la socialisation du jeune enfant, s’exerce aux travers d’activités les plus diverses et les plus éloignées en apparence de la fonction d’apprentissage et qu’il ne peut être abordé à partir d’un savoir didactique orienté vers des pratiques pédagogiques standardisées.

Autrement dit, on s’aperçoit que les domaines « Agir dans le monde », « Vivre ensemble », et « Imaginer, sentir, créer », domaines d’activités et d’enseignement pour lesquels les professeurs des écoles en fin de formation, puis en fonction, disent éprouver le plus de difficultés, sont spécifiquement ceux qui obligent à penser l’école maternelle comme une instance de socialisation qui vise à développer non seulement l’intelligence, mais aussi l’habileté motrice et sensorielle et à former la sensibilité, le goût, la sociabilité et le sens moral.

On peut se poser la question : pourquoi les professeurs des écoles en fin de formation et en début d’exercice professionnel ont-ils une perception si négative de leurs compétences dans ces domaines ? Leur attitude est-elle symptomatique d’une difficulté à percevoir les enjeux de l’enseignement et à avoir une visée éducative au-delà de la visée instructive, sachant que l’école maternelle est l’institution scolaire où le décalage entre ces deux visées est le plus important ? (Chamboredon et Prévot, 1973)

Pour cela, ne faut-il pas interroger le dispositif de formation qui, en accordant une part si faible à l’école maternelle, ne permet pas d’y penser ses fonctions différentielles et les conditions sociales et culturelles de son usage ?

Que l’école maternelle soit, à l’IUFM de Lorraine, un choix que la formation contribue à minorer, des données quantitatives tendraient à en corroborer l’hypothèse. Celles issues d’une analyse du plan de formation mettent en évidence une sous-représentation massive des horaires d’enseignement ayant l’école maternelle pour spécificité. D’autres données, extraites d’une analyse des choix d’ancrage (école primaire/école maternelle ; disciplines/domaines) qu’ont opéré, ces trois dernières années, les étudiants en formation sur le site de Nancy à deux moments clés de cette formation – à savoir lorsqu’ils sont obligés de constituer un dossier pour l’épreuve orale du concours de fin de première année et lorsqu’ils doivent réaliser un mémoire professionnel dans le cadre de leur certification en fin de seconde année –, vont également dans ce sens. Durant les trois dernières années (1997-1998, 1998-1999 et 1999-2000), on peut en effet observer que 68 % d’entre eux choisissent de réaliser un dossier ayant pour ancrage l’école primaire, alors qu’ils ne sont en moyenne que 24 % à choisir l’école maternelle, les autres opérant des choix transversaux. Et cette minorité ne constitue plus qu’une frange d’étudiants lors de la réalisation du mémoire professionnel : 15 % optent pour un mémoire qui porte sur l’école maternelle contre 81 % sur l’école primaire. Pourtant, seuls la moitié d’entre eux effectueront leur première année d’exercice dans les différentes sections de l’école primaire.

Si le jeune enfant est devenu, ces dernières années, un objet pédagogique et même l’objet d’une action pédagogique spécifique et spécifiée, on peut dire qu’il fait encore l’objet d’un « désintéressement intéressé » (Chamboredon et Prévot, 1973, p. 333) de la part des jeunes pédagogues et de certains de leurs instituts de formation.

Conclusion

Cette recherche nous a permis de montrer que les jeunes professeurs des écoles qui enseignent à l’école primaire manifestent leur attachement à la polyvalence, et notamment à une polyvalence qui ne se résume pas à une simple juxtaposition de disciplines. En ce sens, ils en ont une plus haute idée que leurs collègues en formation. Mais, dans le moment même où ils reconnaissent cet attachement, ils déclarent ne pas être prêts à investir toutes les disciplines du cursus, acceptant l’idée d’abandonner certains enseignements. Il en est de même pour les jeunes enseignants de l’école maternelle, mais dans une moindre mesure. Tel est le paradoxe français de la polyvalence : rester attaché à un principe que l’on sait, par ailleurs, quasi impossible à mettre en oeuvre. Attachement qui oblige les décideurs politiques à réaménager la polyvalence tout en continuant à la réaffirmer comme principe organisateur de l’école primaire française.

Ainsi, la circulaire 91-201 du 2 juillet 1991, qui fonde pédagogiquement les missions des IUFM pour les professeurs des écoles, met en avant le principe de polyvalence tout en ouvrant la perspective d’un approfondissement disciplinaire dans certains domaines en seconde année de formation professionnelle. C’est la même philosophie que défend, en 1998, la Charte pour l’école du xxie siècle lorsqu’elle pose « la nécessaire polyvalence » du maître tout en contestant qu’il puisse encore être « seul dans la classe chargé de tout faire », comme si amender l’exercice réel de la polyvalence passait par sa réaffirmation de principe. La récente mise en oeuvre des dominantes en est un nouvel avatar.

De quoi s’agit-il précisément ? Jack Lang, dernier ministre de la législature socialiste, annonce, lors de son discours sur la formation des professeurs des écoles du 27 février 2001, la mise en place de dominantes pour les disciplines fragilisées du cursus (arts, langues vivantes et éducation physique et sportive). Le corollaire d’une telle formation différenciée est de promouvoir sur le terrain, c’est-à-dire dans les écoles, des échanges de service pour faire jouer à plein les différents registres de compétences au sein des équipes pédagogiques. Or, on sait que de tels échanges sont rendus difficiles par la petite taille des écoles. Ajoutons que, tant que les affectations ne se feront pas sur des postes dont le profil ou certaines caractéristiques sont d’emblée affichés) la constitution d’équipes pédagogiques plurielles et harmonieuses ne peut être que le résultat d’un heureux hasard. Pour l’instant, il ne s’agit donc pas de préparer à une « dominante d’exercice », mais plus modestement à une « dominante de formation », qui fait encore de la polyvalence individuelle du maître la seule garantie pour un enseignement à peu près respectueux des programmes.