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Introduction

La réforme du curriculum en cours au Québec apporte plus d’un changement : une approche par compétences, des apprentissages en contexte, un enseignement par cycles, etc. L’intégration d’une dimension culturelle dans les programmes d’études est aussi une orientation qui porte à conséquence car, non seulement cherche-t-elle à mettre les exigences d’éducation et de formation à la hauteur des nouveaux défis de société, mais sa réalisation repose essentiellement sur l’offre de culture qu’apporteront les enseignants. Cette culture dont ils sont porteurs leur servira à traduire la demande de culture et à y répondre.

La recherche dont nous présentons ici une partie des résultats vise à examiner le défi que représente pour les enseignants du primaire la demande ministérielle d’intégration d’une dimension culturelle dans l’apprentissage et l’enseignement [1]. Plus précisément, il s’agit de clarifier la demande de culture par l’analyse critique de documents du ministère de l’Éducation, de cerner les représentations que se font les enseignants du primaire du mandat ministériel et, à l’occasion, d’explorer leur compréhension du concept de culture, leurs pratiques culturelles et le rehaussement de ces dernières dans leur enseignement. La recherche tente donc de confronter la demande de culture du Ministère et l’offre de culture des enseignants. Elle se limite au primaire parce qu’à cet ordre, les bases de la culture s’établissent, l’enseignement échappe à la spécialisation disciplinaire, les médiateurs de la culture sont moins diversifiés et la formation des enseignants est plus homogène.

La demande de culture adressée aux enseignants prend diverses formes tant dans le Programme (Gouvernement du Québec, 2000b) que dans le document sur La formation à l’enseignement (Gouvernement du Québec, 2001). L’instabilité de la définition du concept de culture dans le discours officiel et la diversité des façons de l’intégrer dans l’enseignement peuvent être source de confusion pour les enseignants chargés d’assurer la dimension culturelle des programmes. Comprendre les représentations de la culture des enseignants permettra de mieux anticiper l’interprétation qu’ils feront de la demande ministérielle et leurs manières d’y répondre.

Notre objectif est de décrire les représentations que se font les enseignants du primaire de la dimension culturelle du curriculum à travers l’analyse de leurs énoncés spontanés sur la dimension culturelle du curriculum, de leur choix d’énoncés définissant la culture et la personne cultivée, et de leur choix des façons d’intégrer la dimension culturelle des programmes d’étude. Ce texte analyse le contexte, examine la demande ministérielle de culture, expose la méthodologie, présente les principaux résultats et propose quelques éléments d’interprétation.

Le contexte

De multiples facettes de la culture se sont imposées au cours de la dernière décennie, au fur et à mesure des demandes adressées à l’école au nom de la culture et du culturel. Le thème est explicite à partir de 1994 qui voit paraître le rapport du Groupe de travail sur les profils de formation au primaire et au secondaire (Gouvernement du Québec, 1994) et un avis du Conseil supérieur de l’éducation (1994), ainsi qu’un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 1994) intitulé Redéfinir le curriculum.

Prenant acte de la mondialisation de l’économie, du développement accéléré des connaissances et des technologies, et de la complexité croissante de la vie sociale, le Groupe de travail sur les profils de formation au primaire et au secondaire (Gouvernement du Québec, 1994) retient parmi les cinq rôles essentiels de l’école celui d’initier au monde de la culture. Cette initiation touche les domaines des arts, des lettres, des sciences, des techniques et des modes de vie (p. 15), elle est utile non seulement à la construction de l’identité intellectuelle et personnelle, mais aussi à l’innovation, et elle aide à mettre en perspective les nouveaux savoirs. La position du Groupe de travail va dans le sens d’une affirmation d’un lien de fonctionnalité entre la culture et le monde, et c’est ce lien qu’il propose de renforcer par l’école.

Le Conseil supérieur de l’éducation (1994) affirme pour sa part la spécificité de l’école comme lieu de transmission de la culture. Deux registres se superposent : a) l’acquisition des connaissances puisées dans les savoirs constitués laissés en héritage (la culture comme contenu cognitif) ne va pas sans les façons de penser, de sentir et de faire d’une collectivité (la culture comme productions en lien avec une société) ; b) l’élévation aux « oeuvres durables de l’esprit » (la culture universelle) est assortie d’une référence continue au groupe d’appartenance (la culture d’ici). Cela permet de réhabiliter les connaissances (monde de la culture) et le développement cognitif (compréhension du monde et innovation, ouverture et créativité), et d’associer l’école aux enjeux sociaux de l’heure (sens d’une culture publique commune). Les travaux de l’OCDE (1994), en écho, révèlent à quel point les pays industrialisés voient l’école comme le lieu privilégié pour préparer les jeunes à relever le double défi que présentent l’évolution rapide des savoirs et de la technologie ainsi que les transformations du tissu social et des valeurs. La promotion de la qualité de l’enseignement prolonge dans les moyens la longue et patiente recherche sur la « culture commune », celle qui assurerait les savoirs de base et les valeurs à instaurer dans la société. Peu après, la Commission internationale sur l’éducation pour le XXIe siècle (1996) est amenée à parler de culture. Prenant acte de la tension entre l’acquiescement à la mondialisation de la culture et l’affirmation de l’identité culturelle, elle pense qu’il faut revaloriser les dimensions éthiques et culturelles de l’éducation, c’est-à-dire « donner les moyens à chacun de comprendre l’autre dans sa particularité et de comprendre le monde dans sa marche chaotique vers une certaine unité »  (p. 5). Par ailleurs, étant donné la progression rapide des savoirs qui commande une aptitude inédite à traiter l’information, il lui apparaît que l’école doit veiller à la culture générale, c’est-à-dire assurer les bases nécessaires pour que les adultes de demain continuent d’apprendre et aient le goût de le faire. À ces facettes de la culture correspondent les missions de socialisation et d’instruction de l’école. Cette association prévaut toujours.

En 1996, la Commission des États généraux sur l’éducation (Gouvernement du Québec, 1996) affirme que l’école est un lieu d’initiation à la culture moyennant que les programmes soient substantiels et qu’on remette les savoirs essentiels à l’ordre du jour. En plus, la Commission souligne le rôle de l’école comme relais de culture par rapport aux institutions culturelles : « elle a aussi l’obligation de stimuler, chez eux [les élèves] le goût de la fréquentation, toute la vie, des institutions culturelles » (p. 38). Dans cette perspective, la ministre de l’Éducation et la ministre de la Culture et des Communications ont, en avril 1997, signé un protocole d’entente en vue de rapprocher les milieux de la culture et de l’éducation. Plus récemment, le ministre d’État à l’Éducation et à la Jeunesse et la ministre de la Culture et des Communications réaffirmaient dans une déclaration conjointe que les « institutions culturelles québécoises sont des lieux de savoir complémentaires de l’école  », et ils s’engageaient à « favoriser la fréquentation des oeuvres et des lieux de culture, ainsi que les rencontres avec les créateurs et les créatrices »  (Gouvernement du Québec, 2000a, p. 4).

Le rapport du Groupe de travail sur la réforme du curriculum (Gouvernement du Québec, 1997b) et l’Énoncé de politique éducative (Gouvernement du Québec, 1997a) marquent un point culminant du discours sur la culture. Le Groupe de travail souhaitait le rehaussement culturel et il a proposé pour ce faire d’intégrer la perspective culturelle aux programmes, d’élargir pour certains domaines la connaissance des productions culturelles pertinentes et d’assortir les matières enseignées de connaissances sur leur histoire. À la base de la proposition, il y avait l’idée que le contact avec le patrimoine peut fournir aux jeunes des exemples et des moyens de s’insérer dans leur monde. Puis, cette culture étant celle de l’esprit actif, curieux, innovateur, créatif, elle fournit des repères cognitifs, elle contribue à construire l’identité intellectuelle et personnelle, bref, elle rend plus humain. Enfin, l’école s’avère un lieu privilégié pour consolider la communauté civile par sa participation à l’établissement et au partage d’une culture commune.

L’Énoncé de politique éducative (1997a) s’est largement appuyé sur le rapport du Groupe de travail et il a retenu entre autres conditions de la réalisation des missions de l’école le rehaussement du niveau culturel des programmes d’études (p. 13). Il recommande que le renouveau des programmes se traduise par « une meilleure place [...] réservée aux matières plus naturellement porteuses de culture, telles que les langues, les arts et l’histoire », qu’« on [favorise] une approche culturelle pour enseigner ces matières » et qu’on prévoie explicitement l’intégration de la dimension culturelle dans les disciplines (Ibid.). Mention est faite dans l’explicitation des contenus du domaine de l’univers social d’éléments communément associés à des facettes de la culture, tels acquérir des repères sociotemporels, s’ouvrir à la « culture des autres »  et être critique par rapport à l’interprétation du passé. En outre, faisant écho à la Commission internationale sur l’éducation pour le XXIe et au Groupe de travail sur la réforme du curriculum, l’Énoncé de politique véhicule l’idée d’une éducation au « vivre ensemble  », notamment de l’éducation interculturelle et du respect des différences (p. 19). Le ministère de l’Éducation du Québec a été, quant à lui, plus explicite sur ce point dans sa politique d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle (Gouvernement du Québec, 1998), où il rappelle l’importance d’une langue et de valeurs communes pour « participer activement au développement de la société québécoise, démocratique et pluraliste » (p. 23).

On s’accorde à dire que les changements majeurs qu’ont connus les sociétés industrialisées depuis les dernières décennies ont eu des répercussions sur l’ensemble de la culture. Les savoirs et les valeurs requis pour répondre aux défis des sociétés incertaines de l’avenir, mais néanmoins soucieuses que les jeunes générations puissent s’intégrer à leur communauté et participer à leur devenir, sont pesés et soupesés dans le cadre de réformes qui engagent les enseignants, les enfants, les parents et beaucoup d’autres acteurs sociaux porteurs d’une mission éducative ou culturelle. Il est significatif que le discours de la réforme du curriculum se soit attaché à l’idée du rehaussement culturel des programmes scolaires à un moment où la culture médiatisée s’impose, et que la polysémie des termes ait permis de regarder sous l’angle de la culture les problèmes et les solutions, d’aborder côte à côte des facettes aussi diverses de la culture que l’enrichissement des savoirs par une perspective historique, l’édification de valeurs communes dans une société pluraliste ou la fréquentation des créateurs et des oeuvres. Ces discours véhiculent un rapport à la culture complexe, fragmenté même.

Le document qui définit les orientations de la formation à l’enseignement (Gouvernement du Québec, 2001) fournit un exemple récent de cela. En effet, parmi les compétences attendues de l’enseignant, on repère celle de l’« héritier, critique et interprète d’objets de savoirs ou de culture dans l’exercice de ses fonctions » ; ce même enseignant est invité à développer une « culture proprement pédagogique  », et à entendre la culture « comme raison sensible qui nous fait entrer en relation avec le monde, soi-même et autrui » (p. 46-47). La culture se ramifie ainsi pour tout comprendre. Dans un contexte où peu à peu, tout devient culturel (Chené et Saint-Jacques, 2001), le caractère polymorphe de la demande ministérielle de culture peut se présenter comme étant dans l’ordre des choses.

Une demande de culture polymorphe

À considérer les diverses demandes de culture que le ministère de l’Éducation du Québec a adressées à l’école au cours de la dernière décennie, on arrive à la conclusion que rien de ce qui relève du champ de la culture et du culturel n’a été échappé. Cependant l’importance relative de ce que, finalement, on appelle la dimension culturelle du curriculum s’est progressivement amoindrie. Les États généraux de 1996, dans le seul des « dix chantiers » qu’ils consacraient au curriculum, réclamaient son enrichissement sur le plan culturel. En 1997, le rehaussement culturel étaient retenu comme l’une des six conditions de réussite des missions de l’école par le rapport Inchauspé et par l’Énoncé de politique ; il était lié non seulement à l’accroissement des exigences des programmes mais à l’intégration des savoirs nécessaires à la formation continue. Toutefois, l’option finale du Programme d’éducation et de formation de 2000 ayant penché du côté du développement des compétences, la culture est passée dans l’ordre de la « visée » dite culturelle, à titre de soutien à l’acquisition des compétences disciplinaires et transversales [par] « une approche qui sensibilise à leur dimension culturelle »  (Gouvernement du Québec, 2000b, p. 4). Bref, la place occupée par la culture dans le Programme sur le plan des finalités et des pistes d’action pédagogique n’est plus celle qui était escomptée au départ (Saint-Jacques et Chené, 2002).

Les finalités auxquelles la culture se trouve associée dans le discours ministériel de la réforme et les pistes d’action pédagogique pourraient aider à clarifier la demande de culture adressée aux enseignants ; on se rend compte cependant que ces finalités sont multiples et varient selon les domaines d’études, que les pistes d’action ne sont pas tellement plus nettes. Le rapport Inchauspé et l’Énoncé de politique associent l’enrichissement culturel du curriculum à la mission d’instruction et retiennent trois voies  pour rehausser le niveau culturel des programmes : a) accorder une meilleure place aux matières « naturellement porteuses de culture »  (langues, arts et histoire), b) adopter une approche culturelle dans l’enseignement (ce qui est caractérisé par le rapport Inchauspé comme étant la mise en contexte des notions formelles et leur inscription dans une perspective historique), c) intégrer la « dimension culturelle dans les disciplines » (Gouvernement du Québec, 1997a, p. 13). Le Programme d’éducation et de formation de juin 2000 fragmente toutefois les finalités liées à la culture. On peut distinguer trois types de finalités culturelles : a) celles associées à la mission de socialisation et mettant en valeur l’ouverture à d’autres cultures, le respect de la diversité culturelle et le « vivre-ensemble », b) celles associées à la mission d’instruction, pour lesquelles il est question d’enrichir le menu scolaire par le contact avec le patrimoine, la mise en perspective historique et la mise en contexte des notions, c) celles qui mettent à profit les programmes d’arts et de français langue d’enseignement pour amener les jeunes à participer à la vie culturelle de la société, à fréquenter des « événements » et des « lieux culturels ». Des trois voies de rehaussement culturel de 1997, seule la troisième s’est concrétisée dans le Programme d’éducation et de formation ; il est question de l’intégration de la « dimension culturelle dans les disciplines » dans la présentation des domaines, dans les contenus disciplinaires et parmi les compétences. Par contre, une idée du rapport Inchauspé reprise dans le document de référence L’intégration de la dimension culturelle dans l’apprentissage et l’enseignement (2000c) pour en préciser le cadre d’action pédagogique se perd au milieu d’une panoplie de critères peu discriminants, servant à évaluer les « référents culturels », et de principes d’action pédagogique applicables à toute situation d’apprentissage, surtout aux situations complexes que commande l’approche par compétences.

Pour sa part, le document sur la formation à l’enseignement (Gouvernement du Québec, 2001) retient la seconde voie de l’Énoncé de politique, soit « l’approche culturelle de l’enseignement », il en fait une des deux orientations de la formation et propose une vision de l’enseignant comme « maître cultivé  ». Ce « maître cultivé »  est défini « héritier, critique et interprète d’objets de savoirs ou de culture »; sa compétence est complexe puisqu’il est appelé non seulement à « situer les points de repère fondamentaux […] des savoirs de sa discipline » pour rendre les apprentissages des élèves plus significatifs, « à prendre une distance critique à leur égard  », et à « établir des relations entre la culture seconde » du Programme et « celle des élèves », mais aussi à « transformer la classe en un lieu culturel ouvert à la pluralité » et à « porter un regard critique sur ses propres origines et pratiques culturelles et sur son rôle social »  (p. 137). À vrai dire, les pistes d’action de l’enseignant, ce « passeur culturel » selon l’expression reprise de Zakhartchouk (1999), abondent et rien de la culture n’échappe au maître cultivé. Mais ce qui appartient en propre à l’école dans la transmission de l’héritage n’est pas pour autant précisé, il revient à l’interprète de sélectionner les éléments pertinents pour son groupe d’élèves ; par contre, les extrêmes des « modes consuméristes de culture » et de la « tentation de l’encyclopédisme » balisent le travail du critique.

La difficulté à clarifier la demande de culture ministérielle n’est pas étrangère à l’utilisation variable du concept de culture dans les documents ministériels. Dès les premiers travaux de années 1990 qui ont préparé la réforme, la culture est comprise parfois dans son sens descriptif comme l’ensemble des traits caractéristiques d’un groupe humain, parfois dans son sens normatif comme l’ensemble des réalisations significatives du génie humain. Il arrive aussi qu’on associe ces deux sens ; ainsi, le Conseil supérieur de l’éducation (1994) retient que l’initiation culturelle que doit assurer l’école québécoise comprend « une dimension humaniste d’ouverture sur la culture universelle, tout en se référant aussi à la culture comme lieu premier d’enracinement dans le groupe et comme facteur d’appartenance à une collectivité donnée » (p. 35).

Le rapport Inchauspé et l’Énoncé de politique de 1997 ont privilégié le sens normatif humaniste de la culture tout en faisant place au sens anthropologique de la culture quand il était question de la mission de socialisation de l’école, de la construction d’une identité sociale et de l’accueil des nouveaux arrivants. Mais la conception humaniste a été par la suite contestée par des organismes comme le Conseil supérieur de l’éducation (1998) et la Commission des programmes d’études (1999) ; on la jugeait traditionnelle, restrictive et élitiste. Pour sa part, le Programme d’éducation et de formation (Gouvernement du Québec, 2000b) retient deux manières de définir la culture dans l’espace d’acculturation de l’école : a) la culture comme « produit d’une société à un moment donné de son histoire » et b) la culture comme « fruit de l’activité de l’intelligence humaine », celle que le milieu de l’éducation a traditionnellement associée aux sciences humaines et aux arts, ainsi qu’aux sciences, plus récemment (p. 4). Quoique le nouveau Programme adopte largement les conceptions humaniste et anthropologique de la culture, il retient aussi l’expression de culture générale, au sens de formation de base, ce qui inclut la « culture scientifique », et greffe aux arts et au français langue d’enseignement la culture comme loisirs associés aux Affaires culturelles. Le document de référence L’intégration d’une dimension culturelle dans l’apprentissage et l’enseignement n’est pas en reste non plus, puisqu’il ajoute une acception sociologique en rapport avec la culture familiale et médiatique (Gouvernement du Québec, 2000c, p. 3).

Jusqu’à présent, les divers sens donnés à la culture renvoient à la culture entendue comme contenu, qu’il s’agisse des matières scolaires, des notions ou des habiletés, des oeuvres ou des savoirs, des valeurs ou des comportements. Le document sur la formation à l’enseignement (Gouvernement du Québec, 2001b) adopte un point de vue différent cependant. D’abord, il associe la culture prise comme contenu à la culture entendue comme objet, (les sens descriptif et normatif ont leurs pendants de culture première et culture seconde, de culture anthropologique et culture humaniste), puis, s’appuyant sur la « thèse du triple rapport au savoir » de Charlot (1997), il propose une conception de la culture comme « rapport », non comme objet ; rapport au monde, rapport à soi et rapport à autrui permettent de penser la culture « comme une relation au savoir à construire » (p. 35). Néanmoins, qu’elle soit considérée comme objet ou comme rapport, la culture conserve dans les documents ministériels la double acception descriptive et normative, et on peut se demander ce que la compréhension de la demande de culture ministérielle gagne aux sens multiples véhiculés, sans prévalence affirmée.

La culture en éducation

La question de l’école et de la culture a été abondamment traitée par Forquin (1989). L’auteur place en tension sur un continuum la définition normative de la culture, entendue comme l’« ensemble des dispositions et des qualités caractéristiques de l’esprit “ cultivé ” », et la définition descriptive courante en sciences sociales, pour laquelle la culture est « l’ensemble des traits caractéristiques du mode de vie d’une société, d’une communauté ou d’un groupe, y compris les aspects qu’on peut considérer comme les plus quotidiens, les plus triviaux ou les plus inavouables » (p. 9). À son avis, la définition descriptive tourne court en éducation, où l’on vise l’acquisition de « qualités, compétences, dispositions que l’on tient pour relativement ou intrinsèquement souhaitables […] » ; par contre, la conception normative traditionnelle lui paraît trop restrictive en rapport avec la fonction de transmission culturelle de l’école (Ibid.). Il opte pour l’acception « patrimoniale » du terme et fait de la culture le cadre de toute expérience individuelle qui « nous précède, nous surplombe et nous institue comme sujets humains » (p. 11).

Certains auteurs ont cherché à dépasser l’opposition entre les conceptions normative et descriptive en caractérisant la culture moins par ses contenus que par l’usage qu’on en fait et les outils intellectuels qui s’y trouvent exercés. Ainsi, Lussato et Messadié (1986) proposent une « culture critique qui est analyse et choix » (p. 27) et qui puise de manière sélective dans la culture anthropologique. La culture est donc moins un contenu qu’un « outil essentiel du développement intellectuel » (p. 10). De même, Ardouin (1997) ajoute à l’approche ethnologique et à l’approche des humanistes une approche dite « psychologique », propre à la culture scolaire commandant la maîtrise des outils permettant d’accéder aux champs de culture constitués par la culture humaniste (p. 23-25).

D’autres maintiennent l’opposition entre les conceptions normative et descriptive de la culture. C’est le cas de Zakhartchouk, pour lequel chaque conception sert à la compréhension de l’autre. Confiant à l’enseignant la tâche de « passeur culturel », il l’invite à maintenir la distance, puisque la culture « est bien ce détachement par rapport à l’emprise du quotidien » (p. 89). La distance est aussi un élément clé de la compréhension de la culture chez Dumont (1968, p. 41). Dumont situe la « culture première », celle du « sens commun », des coutumes et des manières familières de faire, dans un rapport dialectique avec la « culture seconde », celle des significations dégagées à partir de la culture première. Plaidant pour une culture scolaire qui donne accès à un « humanisme », Dumont (1997) demande à l’école d’assurer non pas tant la transmission de la culture que la « transmutation de la culture originaire par la médiation de la culture scolaire » (p. 154). La culture scolaire est donc éloignement du vécu de l’élève et de sa culture coutumière .

Au terme de cette partie dans laquelle nous examinions la demande de culture adressée aux enseignants par le ministère de l’Éducation du Québec, nous apercevons l’ampleur d’une tâche qui doit prendre en compte les dimensions descriptives et normatives de la culture, certes, mais dont la place dans l’économie générale du programme reste assez mal définie. Non seulement les sens donnés à la culture et au culturel sont multiples, mais une ambivalence à l’endroit de la culture persiste : l’école est un lieu privilégié de culture mais la visée du curriculum n’en est qu’une de sensibilisation à la dimension culturelle. De plus, des auteurs faisant autorité en éducation en matière de culture auront ici ou là inspiré les documents ministériels ; la diversité de leurs positions vient cautionner les variantes dans la demande de culture qu’ils traduisent. Peut-être que le caractère polymorphe de la demande de culture reflète la difficulté de combiner l’étendue de la mission qu’on désire confier à l’école dans un monde en mutation et l’incertitude à l’endroit de la transmission culturelle. Au regard de tout cela, on peut se demander comment les enseignants interprètent la demande de culture que leur adresse le nouveau Programme.

Méthodologie

La recherche sur la culture dans laquelle s’inscrit cette étude recourt à des approches méthodologiques variées (Van der Maren, 1996 ; Miles et Huberman, 1984). L’examen critique de la demande ministérielle de culture nécessite à la fois une analyse de contenu et une étude théorique. L’exploration des représentations que se font les enseignants de la dimension culturelle et de leurs dispositions à y répondre requiert une méthodologie descriptive. Nous avons réalisé une enquête auprès d’un échantillon représentatif d’enseignants du primaire, laquelle a été complétée par des entrevues semi-structurées auprès de volontaires. Dans ce texte, il n’est question que des résultats du questionnaire.

Le concept de représentation est couramment utilisé dans les sciences humaines et sociales. Des plusieurs sens qu’il a pris au fil des ans, on peut néanmoins dégager des éléments communs. Ainsi, chez les cognitivistes, « par représentation, on entend un fragment d’information structurée, stockée, existant en principe dans la mémoire d’un sujet ; les percepts, les significations de mots, les notions ou concepts, les connaissances, sont des classes de représentations » (Le Ny, 1987, p. 165, cité par Raynal et Rieunier, 1997, p. 321). Chez les psychologues sociaux, « la notion de représentation concerne la façon dont nous, sujets sociaux, appréhendons les événements de la vie courante, les données de notre environnement, les informations qui y circulent, etc. » (Jodelet, 1984, p. 360-361, cité par Raynal et Rieunier, 1997, p. 322). Chez les pédagogues, le concept de représentation est utilisé dans une acception très large, englobant à la fois représentation, connaissances, savoirs. Il renvoie surtout aux conceptions ou préconceptions des apprenants, « aux modèles implicites ou explicites auxquels ils renvoient pour décrire, expliquer, comprendre un événement perceptif ou une situation » (Raynal et Rieunier, 1997, p. 322). La représentation est donc une construction intellectuelle, individuelle et collective, qui permet de donner du sens à une situation. Suivant Richard (1990, p. 9, cité par Raynal et Rieunier, 1997, p. 321), il y a lieu de distinguer représentation et connaissance, la première étant plus circonstancielle, contextualisée et ayant des fins spécifiques, la seconde étant plus permanente et moins dépendante du contexte, d’une fonction ou d’une tâche. Notre recherche porte sur le sens que les enseignants donnent à la dimension culturelle du nouveau curriculum. Ce sens comprend des perceptions de la demande ministérielle et du nouveau curriculum, et des conceptions de la culture (patrimoniale, populaire, savante, sociologique, etc.) et du rehaussement culturel ; il s’appuie sur des pratiques à la fois culturelles et pédagogiques.

Le questionnaire a été envoyé à 4 000 enseignants du primaire, dont 800 l’ont retourné, soit un taux de réponse de 20 %. Les répondants comptent 80 % de femmes et 20 % d’hommes. Ces pourcentages sont représentatifs de la population d’enseignants du primaire, de même que la moyenne d’âge de 43,4 ans. Plus précisément, 15 % des répondants sont dans la vingtaine, 22 % dans la trentaine, 29 % dans la quarantaine et 35 % dans la cinquantaine et plus. Notons également que 80 % ont un baccalauréat et 20 % un diplôme de 2e ou 3e cycle, dont 12 % une maîtrise ou un doctorat. Au regard des aspects plus strictement professionnels, 87 % des répondants ont un emploi permanent et 13 % un emploi non permanent. Le groupe compte 70 % d’enseignants titulaires, 10 % d’orthopédagogues et 20 % de spécialistes. Ils proviennent presque également des divers ordres d’enseignement : 14 % enseignent au préscolaire, 24 % au premier cycle, 21 % au deuxième cycle, 20 % au troisième cycle et 21 % à plusieurs niveaux. Enfin, 20 % ont moins de 6 ans d’expérience, 27 % de 6 à 15 ans d’expérience, 25 % de 16 à 25 ans d’expérience et 28 % ont 26 ans d’expérience et plus dont 16 % ayant 31 ans d’expérience et plus.

Pour cerner les représentations que se font les enseignants du primaire de la demande ministérielle de culture et leurs dispositions à y répondre, nous avons construit, après un prétest, un questionnaire de 49 questions, dont 17 portaient sur les caractéristiques socioprofessionnelles. Parmi les 29 questions portant sur l’objet de l’étude, une vingtaine étaient fermées, dont celles qui permettent de savoir ce que les enseignants retenaient du contenu des documents et des politiques ministérielles ; les autres étaient ouvertes ou mixtes, ces dernières demandant aux répondants à la fois une réponse prédéfinie (oui/non) et une justification ou un commentaire dans leurs propres mots. Une première série de 13 questions recueille des informations sur les représentations que se font les répondants de la demande d’intégration de la dimension culturelle : la signification qu’ils lui donnent (mots associés), les matières visées et la pertinence des moyens proposés par le Ministère, représentations spécifiées en rapport avec leurs définitions de la culture et situées dans le cadre de la réforme. Une deuxième série de 16 questions concerne l’offre de culture des répondants et explore la perception des conditions liées à l’exercice du métier, la disposition à répondre à la demande de culture liée aux expériences pédagogiques, aux activités de développement professionnel et aux habitudes de loisirs culturels. L’organisation du questionnaire autour de la demande ministérielle sert d’ancrage stratégique au questionnement sur la culture des enseignants et aide à contourner les difficultés liées à la normativité du concept de culture.

Les représentations de la dimension culturelle du curriculum que se font les enseignants du primaire seront décrites à travers les réponses à trois questions relatives aux définitions de la culture que véhiculent les répondants en rapport avec la dimension culturelle du curriculum, soit deux questions fermées définissant la culture (Q12) et la personne cultivée (Q13) et une question ouverte demandant à quels mots ils associent l’expression « dimension culturelle » (Q7). Les réponses à ces questions fournissent aussi des indications sur les façons d’intégrer la dimension culturelle que, toutefois, deux questions abordent plus spécifiquement : une question fermée décrivant des modalités d’intégration proposées par les discours ministériels (Q9) et une question ouverte sur les matières spécialement concernées par la dimension culturelle, s’il y en a (Q8). Pour les fins de cet article, seules les fréquences simples des réponses seront considérées. Les questions ouvertes, notamment celles qui appellent une expression spontanée, permettent de situer et d’éclairer les choix des questions fermées.

Les représentations que se font les enseignants du primaire de la dimension culturelle du curriculum

Les réponses aux questions concernant les représentations de la demande de culture que se font les répondants traduisent une compréhension diversifiée de la dimension culturelle du curriculum, à l’image de celle des documents ministériels. L’analyse des données fournit certains traits de ces représentations des enseignants.

Définitions de la culture

Les douze énoncés définissant la culture et la personne cultivée peuvent être regroupés selon des conceptions descriptives de la culture, sociologique et anthropologique, et selon des conceptions normatives plus traditionnelles et humanistes. Les énoncés relatifs aux conceptions descriptives évoquent une acception ethnologique en rapport avec les pratiques, coutumes et valeurs d’un peuple de même que la connaissance du monde, des acceptions plus sociologiques en rapport avec la vie quotidienne, l’appartenance, le questionnement sur soi et, plus spécifiquement, en rapport avec les loisirs culturels (Pronovost, 1997). Les énoncés relatifs aux conceptions normatives concernent le patrimoine universel, la culture générale en rapport avec les matières enseignées et des connaissances et habiletés jugées souhaitables, la culture à connotation élitiste et des habiletés cognitives associées à la personne cultivée : l’esprit critique et la capacité de faire des liens.

Trois énoncés définissant la culture (tableau 1) sont retenus par un nombre important de répondants. Un énoncé relevant d’une conception normative de la culture, analogue d’ailleurs à celle que véhicule le rapport Inchauspé, associe la culture aux productions significatives de l’humanité, au patrimoine universel, et deux énoncés relevant d’une conception descriptive la comprennent comme ensemble de pratiques et valeurs d’un groupe social ou ensemble d’éléments de la vie quotidienne. Des six énoncés définissant la personne cultivée (tableau 2), deux obtiennent un score de 50, l’un attribuant à la personne cultivée une soif de connaissances sur le monde et l’autre un esprit critique. L’énoncé qui définit la personne cultivée comme « quelqu’un qui enrichit sa connaissance du monde en gardant sa curiosité éveillée et son attention à l’affût » recueille un pourcentage de premier choix de 57 %, au moins deux fois plus élevé que tout autre énoncé. Les réponses à la question ouverte appuient les choix opérés aux questions fermées.

Tableau 1

Définitions de la culture

Définitions de la culture
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score de préférence globale : valeur 3 attribuée au 1er choix, 2 au 2e choix et 1 au 3e choix

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Tableau 2

Définitions de la personne cultivée

Définitions de la personne cultivée
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score de préférence global

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Les énoncés des répondants (n = 713), soit les mots ou expressions associés (tableau 3) à la dimension culturelle dans le cadre de la réforme des programmes ont été classés au regard des conceptions descriptives ou normatives s’ils présentaient exclusivement ou majoritairement des mots ou des expressions y renvoyant. Sous une conception anthropologique, en rapport avec les pratiques et valeurs d’un groupe, se retrouvent des énoncés relatifs à la diversité culturelle et au « vivre-ensemble », mais aussi des énoncés relatifs à la culture québécoise, aux traditions, une conception différentialiste en quelque sorte ; à la conception sociologique ne sont rattachés que les énoncés relatifs à des éléments de vie quotidienne, au vécu, à l’ouverture au milieu environnant. Notons également que 64 % des répondants ont formulé des énoncés renvoyant à une conception de la culture comme contenu, en termes de pratiques ou valeurs sociales, de matières scolaires ou contenus de programme ; toutefois, 32 % ont eu recours à des mots exprimant des finalités, l’effet ou l’usage de la dimension culturelle : l’ouverture au monde, à la diversité sous une acception anthropologique, la conscience de son environnement, de son milieu sous une acception sociologique, l’ouverture à de nouveaux horizons, l’enrichissement et l’intégration des apprentissages sous une conception normative.

Tableau 3

Mots associés à la dimension culturelle

Mots associés à la dimension culturelle

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Des sens multiples

Il ressort des données relatives aux représentations de la culture des répondants des sens multiples toutefois bipolarisés : 46 % des répondants ont retenu comme premier choix des énoncés définissant la culture comme ensemble de pratiques ou valeurs d’un groupe social (25 %) ou comme élément de la vie quotidienne (21 %), mais 45 % des répondants ont aussi retenu les énoncés normatifs relatifs aux productions significatives de l’humanité (36 %) et aux connaissances et habiletés cognitives jugées souhaitables d’acquérir (9 %). Il semblerait donc exister au sein du groupe de répondants une nette bipolarité malgré la relative dominance des conceptions descriptives dans les énoncés spontanés ; 44 % des répondants ont exclusivement ou majoritairement choisi des mots relevant de conceptions descriptives, contre 36 % ayant fait des choix relevant du normatif. Enfin, la pluralité des définitions de la culture s’attache à l’ensemble des répondants, certains véhiculant des conceptions plus descriptives et d’autres des conceptions plus normatives, mais aussi probablement à chacun des individus interrogés ; moins de la moitié des énoncés spontanés relèvent exclusivement de l’une ou l’autre conception et 15 % relèvent également des deux.

Si les sens que donnent les enseignants au mot culture sont multiples, les réponses ne permettent pas moins, lorsqu’il y a concordance entre les énoncés choisis et les énoncés spontanés, de tracer certaines limites au concept et de relever des traits structurants. La définition élitiste de la culture qui réserve des activités ou des produits à certains individus ou groupes sociaux, est nettement rejetée ; l’énoncé obtient le score 4 et aucun répondant n’y fait spontanément référence. La relative importance accordée à la culture en rapport avec la vie quotidienne vient renforcer ce rejet d’une culture élitiste ; l’énoncé y référant vient en troisième position des scores et des premiers choix et 12 % des énoncés spontanés l’évoquent. En alliant ces deux traits à l’importance accordée à la culture comme pratiques et valeurs d’un groupe social, à l’ouverture aux autres cultures et à l’ouverture au monde qu’implique une curiosité éveillée, nous retrouvons un souci de développer une compréhension large de la culture qui la rende accessible à tous les élèves, dans le respect des différences.

La culture sera d’autant plus accessible à tous que la classe et l’école sont désignées comme lieux privilégiés d’intégration de la dimension culturelle. La conception de la culture liée aux pratiques culturelles de loisirs n’est pas retenue en rapport avec la dimension culturelle du curriculum ; les deux énoncés y référant ne recueillent que 2 % des premiers choix et très peu d’énoncés spontanés mentionnent les spectacles ou les musées, les sorties culturelles, ce qu’un répondant nomme les « à-côtés de l’enseignement ». Le fait que 27 % des répondants associent spontanément dimension culturelle et matières scolaires (pour 17 %), connaissances et autres apprentissages, voire des éléments de contenu des programmes d’études, désignent aussi l’école comme lieu de la culture, sans toutefois l’assimiler aux objectifs et contenus enseignés, puisque cet énoncé définissant la culture n’obtient qu’un score de 8 et 4 % des premiers choix.

Façons d’intégrer la dimension culturelle dans le curriculum

Les documents ministériels présentent diverses façons d’intégrer une dimension culturelle dans l’enseignement et l’apprentissage. L’Énoncé de politique éducative (Gouvernement du Québec, 1997a) propose trois voies au rehaussement culturel du menu scolaire : accroître la place des matières « naturellement » porteuses de culture (arts, littérature, histoire), intégrer une dimension culturelle dans tous les programmes et développer un enseignement sous une perspective culturelle (p. 13). Le rapport Inchauspé (Gouvernement du Québec, 1997b) qui a préparé l’énoncé, précise les deux dernières voies. Ainsi, la dimension culturelle à intégrer dans les programmes concerne les productions culturelles significatives dans tous les domaines du savoir, scientifiques autant que littéraires et artistiques ; un enseignement à perspective culturelle met les élèves en contact avec des productions culturelles d’hier et d’aujourd’hui, situe les notions enseignées dans une visée historique et contextualise les notions plus abstraites. Enfin, le document de référence sur l’intégration d’une dimension culturelle (Gouvernement du Québec, 2000c) définit cette intégration en rapport avec l’établissement de liens entre des « référents culturels signifiants » et des compétences disciplinaires et transversales (p. 1). Les répondants ont été appelés à retenir et à ordonner les trois façons jugées les plus appropriées (tableau 4).

Tableau 4

Façons d’intégrer la dimension culturelle

Façons d’intégrer la dimension culturelle
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score de préférence global

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L’établissement de liens entre des référents culturels et des compétences disciplinaires ou transversales est la façon jugée la plus appropriée. Cela correspond aussi à la formulation la plus englobante de la demande ministérielle, celle qui résume en quelque sorte les autres. Viennent ensuite deux façons complémentaires : intégrer dans les programmes des connaissances sur des productions culturelles et mettre les élèves en contact avec les productions culturelles. Accroître la place des matières dites naturellement porteuses vient en quatrième place au niveau du score, mais en deuxième quant au premier choix. Enfin, la mise en perspective historique et la mise en contexte des notions enseignées occupent les dernières places, avec un score trois fois moins élevé que la façon considérée la plus appropriée. Les façons d’intégrer la dimension culturelle retenues par les répondants sont donc variées ; aucune n’a un fort pourcentage de premier choix et, à l’exception des deux dernières, une égale importance leur est donnée. Toutefois, le peu d’attention accordée à ces énoncés confirme l’association de la dimension culturelle à du contenu plutôt qu’à une façon d’enseigner les contenus, ce qui se retrouve dans les réponses à la question ouverte concernant la dimension culturelle (tableau 5).

Tableau 5

Matières concernées par la dimension culturelle

Matières concernées par la dimension culturelle

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Près des deux tiers des répondants pensent qu’il y a des matières plus liées que d’autres à la dimension culturelle, dont 56 % nommant une, deux ou les trois matières que l’énoncé de politique désigne comme « naturellement porteuses». Les réponses désignent surtout et avec une égale importance les arts (29 %), le français (27 %), l’histoire et les sciences humaines (26 %) ; suivent la mathématique et les sciences (9 %) et des disciplines du domaine développement personnel (9  %). La dimension culturelle passe donc par les matières scolaires et particulièrement par certaines matières traditionnellement reconnues comme porteuses de culture. Rappelons que 27 % des répondants associent spontanément la dimension culturelle à des matières scolaires, des connaissances ou des apprentissages.

Toutefois, même si 56 % pensent que les arts, les langues et les sciences humaines sont plus concernées par la dimension culturelle, seulement 20 % voient dans leur accroissement la façon la plus appropriée d’intégrer la dimension culturelle. Les enseignants souhaitent que les programmes d’études véhiculent des connaissances sur les productions culturelles, que les élèves soient mis en contact avec des productions culturelles, dans la mesure où ces connaissances et productions servent de « référents culturels » pour appuyer le développement des compétences disciplinaires et transversales. La dimension culturelle est associée aux matières scolaires et à certaines plus qu’à d’autres, pour qu’y soient puisés des éléments venant soutenir l’acquisition des compétences disciplinaires ou transversales. La dimension culturelle n’est donc pas assimilée au contenu des programmes. Rappelons-le, seulement 4 % des répondants retiennent en premier choix l’énoncé désignant les objectifs et contenus des matières enseignées pour définir la culture.

La mise en relation des façons d’intégrer la dimension culturelle jugées appropriées par les répondants avec des définitions de la culture permettent d’en préciser les caractéristiques. Ainsi, le contenu de la dimension culturelle est lié également à des habiletés cognitives spécifiques. L’énoncé ayant obtenu le score le plus élevé des douze énoncés définissant la culture et la personne cultivée associe la dimension culturelle à « la connaissance du monde » et à des attitudes cognitives : la curiosité et l’attention. Les énoncés en deuxième et troisième places parmi ceux définissant la personne cultivée la voient comme quelqu’un apte « à remettre en question ce qui l’entoure, à poser un regard critique sur les choses (21 % en premier choix et score de préférence global de 55) et quelqu’un qui « établit des liens entre des aspects différents, les situe, donne de la perspective » (11 % en premier choix et un score de 37). Certes, seulement 9 % des répondants accordent un premier choix à l’énoncé définissant la culture comme « connaissances et habiletés jugées souhaitables d’acquérir » ; il est possible que le « souhaitable » ait été assimilé à une vision élitiste de la culture, nettement rejetée par les répondants, mais on peut aussi y voir un renforcement de la caractéristique faisant de la dimension culturelle, qu’elle soit élément de contenu disciplinaire ou habileté cognitive, un adjuvant au Programme de formation et non un contenu du Programme.

Discussion

Les résultats précédents témoignent de la diversité des représentations que les enseignants du primaire se font de la dimension culturelle sur les plans conceptuel et pédagogique. Ils révèlent que l’extension du concept de culture constatée dans les documents ministériels et dans les écrits (Forquin, 1989 ; Dumont, 1968, 1997 ; Ardouin, 1997 ; Zakhartchouk, 1999) n’est pas moindre dans l’expression de notre échantillon d’enseignants. Ce groupe de répondants est assez partagé dans sa vision de la culture et, en cela, il reflète la polysémie du terme et la variété de ses usages dans notre société. Une conception descriptive et anthropologique et une conception normative et patrimoniale se partagent les faveurs des répondants. Peut-il en être autrement ?

La polysémie du terme culture dans notre société

Cette bipolarité des réponses participe d’une évolution socioculturelle majeure de notre société, voire du monde occidental. En effet, un demi-siècle de démocratisation de l’école et de la société – démocratisation relative, mais significative -, l’avènement des médias de masse ainsi qu’une certaine pénétration des sciences sociales dans la culture ambiante ont rendu plus « nobles » les produits de la culture première ou anthropologique. Les critiques adressées à la culture humaniste traditionnelle, associée à une classe sociale dominante, et à l’école d’autrefois, reproductrice de cette culture dite de classe et qui niait la culture première des élèves de milieux sociaux modestes, ont ouvert la voie à la relativisation de la notion de culture et, conséquemment, à une prise en compte de ses multiples définitions.

Cela est lié à l’évolution de longue durée de la culture et de la morale occidentale, surtout depuis la réforme protestante, décrite et analysée par Taylor (1998). Selon cet auteur, nous vivons dans un monde où la vie courante de l’individu – le travail, la famille, les liens de solidarité, la vie associative locale, etc. – occupe une place centrale par le temps qu’elle accapare, par son caractère de nécessité, mais aussi parce qu’elle est désormais considérée comme espace de liberté pour faire le bien, actualiser nos valeurs, nous construire comme sujets libres et « authentiques ». Cette vie courante a sa dignité et sa noblesse, surtout si l’individu y fait des choix libres et raisonnés, s’il y assume sa condition d’homme moderne. Dans la vie ordinaire se posent et se vivent les grandes questions de l’existence : il n’y aurait rien de banal, tout étant plutôt fonction du regard qu’on porte sur le quotidien et de la manière de s’y investir.

Les pédagogues modernes reconnaissent l’importance de la vie ordinaire et de la culture première des enfants. Le discours pédagogique puérocentrique contemporain insiste sur la nécessité de partir de l’enfant, de son « vécu », de ses intérêts et de sa motivation. Cela fait désormais partie des lieux communs pédagogiques : il faut que l’apprentissage ait du sens pour lui et ce sens est souvent en lien avec son expérience quotidienne de la vie. De même, une école accueillante à des élèves provenant des quatre coins du monde et pétris par diverses cultures s’adapte à cette transformation, non pas en tentant d’effacer toute trace des différences culturelles, mais plutôt en les reconnaissant et en favorisant leur cohabitation, voire leur éventuel métissage dans une société francophone pluriculturelle. Au Québec, depuis la loi 101, le milieu de l’éducation – dans la région de Montréal – a pris conscience de la diversité de la culture première des enfants du primaire ; il a accueilli favorablement le discours sur l’éducation interculturelle. Ces développements ont renforcé le rôle de socialisation des enseignants, plus conscients de l’importance de la fonction d’intégration sociale et culturelle de l’école et sensibilisés aux difficultés ressenties par les nouveaux immigrants à cet égard. Ils ont été ainsi amenés à élargir leur expérience et à approfondir leur connaissance de la diversité culturelle, saisie dans sa réalité ethnologique.

L’espace brouillé de la « grande »  culture

À l’autre bout du continuum, l’explosion des connaissances savantes, l’élargissement de la notion d’humanisme (véhiculée par le rapport Parent) et la critique anti-élitaire de l’humanisme traditionnel, une certaine internationalisation de la culture savante, tout cela a eu pour conséquence de rendre aujourd’hui difficile une définition de la culture seconde ou normative, le patrimoine essentiel qu’une culture scolaire devrait transmettre aux jeunes, dans le cadre de la scolarité obligatoire.

Plusieurs spécialistes de la culture notent une « indifférenciation croissante » de la culture populaire avec la « grande » culture (Fortin, 1999). En effet, Fortin estime que la culture a connu et continue de connaître trois transformations majeures. D’abord la culture s’industrialise – d’où l’expression « les industries culturelles »  – et, en corollaire, elle se commercialise – elle est un objet de consommation. Des modifications substantielles dans les modes d’appropriation de la culture, liées à une démocratisation de la culture et caractérisées par un éclectisme croissant des pratiques, nous conduisent à parler de spécialisation des publics ou segments de marché. Cet éclectisme serait associé au pluralisme individuel et collectif de la société actuelle. Et l’autrice de noter : « On assiste aujourd’hui à un glissement qui fait passer la question du pluralisme et du relativisme des cultures (vieilles querelles d’anthropologues), à un pluralisme et à un relativisme des personnes, des individus et de leur authenticité » (Ibid., p. 152). Nous rejoignons de cette façon l’analyse taylorienne de la modernité, de l’individualisme et de la construction du sujet authentique. La troisième transformation d’importance a trait à l’accroissement de la production culturelle, celle-ci n’étant plus le fait exclusif des artistes et des intellectuels « patentés ».

Les frontières autrefois claires et nettes, construites par l’école, entre la culture populaire et la grande culture, celle-ci devant être synthétisée dans la culture scolaire, sont désormais brouillées, les deux univers étant soumis aux mêmes profondes mutations. Que cela rende le travail de transmission culturelle de l’école de plus en plus difficile à fonder est une évidence dont bon nombre d’enseignants sont conscients. Les enseignants interrogés sont les produits de cette évolution et ils expriment l’importance accrue de la vie ordinaire et la volonté de ne pas rester captifs d’une conception de la culture seconde qui soit trop axée sur un patrimoine précis d’oeuvres et de connaissances. Les répondants reconnaissent l’existence et la valeur de ce patrimoine, mais ils sont plus à l’aise avec une conception de la culture seconde davantage axée sur des qualités de curiosité, d’ouverture, de distance critique, de questionnement.

Conclusion

Parmi les orientations du programme de formation, celle d’ancrer culturellement les apprentissages des élèves est prometteuse, mais particulièrement délicate à actualiser ; la diversité des représentations de la dimension culturelle dont fait part notre analyse des réponses des enseignants à notre questionnaire en témoigne. Certes, un sondage comme procédure d’examen d’une telle question a ses limites ; les représentations renvoient à une construction à multiples facettes et la culture est une dimension du curriculum d’autant plus complexe que les discours ministériels se révèlent instables et polymorphes. Des biais ont pu également être suscités par la désirabilité sociale qui s’attache à la notion de culture et par la lourdeur des exigences que la réforme fait peser sur les enseignants. Des réponses à des questions fermées, même corroborées par des questions ouvertes, ne font que dessiner un cadre de compréhension que les entrevues semi-dirigées viendront préciser et nuancer. Toutefois, ce cadre permet déjà d’apercevoir les points de divergence et de convergence entre les positions du Ministère et celles des enseignants, ce qui est nécessaire pour placer en regard de la demande de culture faite aux enseignants les grands axes de la formation initiale et continue qu’elle réclame.

Les réponses des enseignants se rapprochent sensiblement des positions du ministère de l’Éducation. Celui-ci accorde une grande extension au concept de culture, tout comme les enseignants interrogés : le Ministère reconnaît la valeur de la culture anthropologique et sociologique – surtout dans le contexte du pluralisme ethnique croissant de la société québécoise et en lien avec la mission de socialisation de l’école –, tout comme l’importance pédagogique de la vie courante pour ancrer les apprentissages ; par la notion de « matières porteuses de culture », il indique aussi que la culture est affaire de patrimoine et doit donc être objet de transmission. Enfin, pour le Ministère, la culture constitue un « référent » utile au développement des compétences, dont les compétences transversales dites intellectuelles, ces compétences et leur développement étant par ailleurs prioritaires.

Cependant, les liens et les rapports entre ces diverses acceptions de la culture apparaissent flous et indéfinis dans les documents ministériels. Le contenu du patrimoine à transmettre n’est pas clairement circonscrit, même si on peut penser qu’il incorpore des éléments de culture première et des éléments de culture seconde. L’intégration de la dimension culturelle par le recours à des référents pour appuyer le développement des compétences réclame d’être précisée pour éviter qu’elle ne devienne une stratégie d’évitement. Outre des convictions pédagogiques, il est probable qu’un sentiment de plus ou moins grande « compétence culturelle » soit ici présent. Est-ce leur manière de se situer dans l’espace brouillé de la culture populaire et de la grande culture ? Est-ce leur stratégie de relier pédagogie et culture, compétence et connaissance ? Il nous est difficile de répondre présentement à ces questions, qui mettent toutefois en évidence l’importance cruciale de la manière dont les enseignants s’approprieront individuellement et collectivement les nouveaux programmes.

La question est d’autant plus importante que le document ministériel sur la formation à l’enseignement (Gouvernement du Québec, 2001) associe des compétences pour l’enseignement à l’idée du pédagogue cultivé. Reprenant la pensée de Dumont (1971), le document conçoit le pédagogue cultivé comme un héritier (donc en lien avec un patrimoine « donné »), un critique (il filtre les multiples apports des diverses sources de production culturelle) et un interprète (il met en perspective historique et contextualise ces apports). Cette caractérisation du pédagogue cultivé est riche et exigeante. Elle reconnaît à l’enseignant une grande responsabilité en cette matière, dont il ne pourra s’acquitter adéquatement sans un rapport positif à la culture, sans une solide culture générale permettant de mettre en perspective divers apports, et sans un cheminement personnel d’approfondissement des trois dimensions du pédagogue. Il est difficile de transmettre l’amour de la culture, si on se sent « inculte » et si on adopte des stratégies d’évitement afin de ne pas risquer d’être pris en faute, si la formation initiale et continue ne fournit pas de repères fondamentaux en matière culturelle et si dans notre vie personnelle et professionnelle, la culture n’occupe qu’une place marginale, plus ou moins reléguée au statut de loisir et d’objet de consommation. Nul doute qu’un accompagnement professionnel centré sur une clarification des représentations de la culture, des pratiques culturelles valorisées, comme des modes d’intégration de la culture à l’enseignement se révèle des plus nécessaires. Car, comme pour d’autres aspects de l’enseignement, il ne s’agit pas ici de l’ordre de la « technique », mais plutôt de celui des représentations et du savoir-être.