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Introduction

La présente étude des discours de changement en formation des enseignants constitue le troisième volet d’une recherche sur l’interaction des savoirs et des pouvoirs en formation des enseignants[1]. Le premier volet de l’étude (Michaud et Gauthier, 1996) a exploré l’interaction des discours des documents officiels et des discours d’acteurs de la formation des enseignants, depuis son transfert des écoles normales aux universités, en 1969, jusqu’à la mise en marche des nouveaux programmes de formation des enseignants en 1993. Les deuxième et troisième volets de la recherche se sont poursuivis dans le cadre d’un réseau québécois d’écoles associées à une faculté des sciences de l’éducation pour la formation des enseignants. Le volet II de la recherche (Michaud, 1999) a permis de faire ressortir des discours généraux sur la collaboration qui interagissent dans le nouveau partenariat entre une faculté des sciences de l’éducation et le milieu scolaire. Le troisième et présent volet veut identifier les divers discours de changement dans le réseau des écoles associées et entamer une réflexion sur les conceptions émergentes du changement en éducation.

Contexte de l’étude

Cette étude des discours de changement en formation des enseignants a été menée à un moment où les réformes en éducation, en Angleterre (Hall et Millard, 1993) aussi bien qu’aux États-Unis (Holmes, 1995), privilégiaient une formation pratique plus étendue et plus tôt dans la formation. Au Québec, un nouveau discours de changement est apparu au début des années 1990, celui de la valorisation de la profession enseignante (Gouvernement du Québec, 1992). Contrairement à 1969 où l’on cherchait à revaloriser la profession enseignante par son transfert aux universités, on privilégie, dans les années 1990, un tel renouvellement par un rapprochement des universitaires et des milieux de pratique: 700 heures de formation pratique sur le terrain, création de tables de concertation nationales et régionales, établissement de réseaux d’écoles associées.

Ces projets de réforme expriment tout autant la volonté des formateurs des enseignants de se constituer en groupe professionnel et en universitaires crédibles que celle d’améliorer le statut de l’enseignement primaire et secondaire (Perron, Lessard et Bélanger, 1993). L’université comme institution moderne qui défend le savoir, la science, l’expertise comme moyen d’avancement, de démocratie et de développement des individus est en effet remise en question par le mouvement postmoderniste qui privilégie l’indétermination du langage, la mise en valeur de la différence, la reconnaissance du lien entre savoir et pouvoir, l’atténuation des métanarrations (Bloland, 1995). Un tel mouvement caractérise tout autant les universités québécoises que les universités américaines et européennes (Conseil supérieur de l’éducation, 1991).

C’est dans ce contexte particulier que nous avons entrepris une exploration des discours de changement dans un réseau d’écoles associées à une université québécoise pour la formation des enseignants. L’objectif de la présente étude est de mettre en évidence les types de savoirs qui sont vus comme pouvant apporter le changement dans la formation des enseignants et de faire ressortir des discours généraux sur le changement dans le partenariat. Avant de procéder à la présentation de la méthodologie utilisée et des résultats de l’analyse, nous précisons le cadre conceptuel qui nous a guidée à la fois dans le choix de la méthodologie, dans le processus de l’étude de terrain et dans l’analyse des données.

Cadre théorique

De prime abord, cette recherche s’inscrit dans un paradigme interprétatif, c’est-à-dire qu’elle réclame son appartenance à une communauté scientifique qui considère que les faits sont vus à travers une fenêtre théorique particulière, que les résultats de recherche sont créés par l’interaction du chercheur et du phénomène et que la connaissance émerge dans un processus continu de construction et de reconstruction qui n’est jamais définitif ou complet (Denzin et Lincoln, 1994). La fenêtre que nous avons choisie pour analyser les discours de changement en éducation est celle de l’oeuvre de Foucault, et particulièrement sa conception des discours et du savoir-pouvoir. Gallagher (1992) associe l’oeuvre de Foucault au courant herméneutique radical, à la pensée de Derrida et Lyotard, à l’herméneutique des déconstructivistes et des poststructuralistes, courant qu’il différencie de l’herméneutique conservatrice (Schleirmacher, Dilthey, Betti, Hirsch), modérée (Gadamer, Ricoeur) et critique (Habermas, Bourdieu). Les tenants d’une perspective herméneutique radicale ont pour objectif, dans les activités de recherche et d’éducation, de favoriser l’accès à une hétérogénéité de sens qui est considérée comme contingente et relative.

Foucault (1969) a entrepris dans L’archéologie du savoir une exploration de cette production locale et foisonnante de sens qu’il nomme des formations discursives, c’est-à-dire la coexistence d’énoncés différents, leur succession, leur fonctionnement mutuel et leur détermination réciproque. Ainsi, les sciences de l’éducation sont produites par les discours qui les nomment, les découpent, les décrivent, les expliquent et les racontent de diverses façons. L’ensemble de ces interactions constituent le savoir dans un domaine d’objets particuliers. Foucault (Ibid.) définit le savoir comme «cet ensemble d’éléments formés de manière régulière par une pratique discursive et qui sont indispensables à la constitution d’une science, bien qu’ils ne soient pas destinés nécessairement à lui donner lieu» (p.238).

Foucault met en branle une compréhension des savoirs qui sont produits différemment selon les époques, selon les institutions, dans des formes multiples, particulières et selon aussi les positions occupées par le sujet dans un ensemble de formations discursives.

À la suite des événements de mai 1968 en France, Foucault introduit, dans l’étude des pratiques discursives, des considérations sur le pouvoir, même s’il affirme que le pivot de ses études n’est pas le pouvoir. S’il a entrepris une réflexion sur le pouvoir, c’est afin de mieux rendre compte de ce qui arrive au «sujet moderne», comment il parvient à se constituer en sujet (1985). Foucault nous invite à transformer notre croyance qui nous conduit à envisager le pouvoir comme la propriété d’un état ou d’un groupe, un pouvoir qui irait du haut vers le bas, des dominants aux dominés. Il nous propose plutôt d’étudier le pouvoir à ses extrémités, là où il devient capillaire, dans ses formes locales et régionales, étudier le pouvoir non pas dans ses intentions, mais dans ses pratiques effectives, là où il entre en vigueur, là où il foisonne et bourdonne en de nombreux discours, posés à partir de points différents.

Selon Foucault (1976), les relations de pouvoir ne sont pas en position d’extériorité à l’égard d’autres types de rapports (processus économiques, rapports de connaissance, relations sexuelles); elles leur sont immanentes. C’est ainsi que savoir et pouvoir sont rassemblés chez Foucault dans une grille d’analyse spécifique. Dans cette perspective, le pouvoir n’est plus considéré en extériorité par rapport au savoir, exigeant la suspension du premier pour permettre l’existence du second. Le savoir se trouve constitué par les processus et les luttes qui le traversent; ce sont ces luttes qui déterminent les formes et les domaines de connaissance et non pas l’activité du sujet de connaissance (Foucault, 1985). C’est dans le discours que pouvoir et savoir viennent s’articuler (Foucault, 1976).

Le choix de Foucault nous a été dicté par l’objet de l’étude, par le processus même de la recherche et par notre besoin de chercheur d’apporter une perspective, un point de vue, contingent et relatif certes, mais aussi rafraîchissant de notre objet d’étude. Les explorations de la pensée de Foucault sont peu nombreuses en sciences de l’éducation, même si cette dernière est féconde dans l’analyse des pratiques éducatives (Blades, 1997). Foucault s’intéresse aux relations entre les discours de savoirs dans des institutions diverses, comme l’école, l’église, la clinique, la prison, tout comme nous nous intéressons aux interactions des savoirs entre diverses institutions, l’université et le milieu scolaire. Cela permet aussi d’apporter des points de vue différents sur la formation des enseignants en nous aidant à sortir de l’opposition savoirs théoriques à l’université, savoirs pratiques dans le milieu. Les discours sont en effet des éléments concrets qui réunissent autour du concept de savoir-pouvoir des pratiques, des théories et des institutions.

En ce sens, l’utilisation du concept de «discours» nous est apparu plus fécond que celui d’«idéologie», lié au courant de la théorie critique, où les idéologies représentent des structures dont il est nécessaire de se débarrasser pour arriver à l’émancipation ou à un consensus libérateur (Flyvbjerg, 1998). Foucault et les tenants de l’herméneutique radicale ne nient pas que les institutions soient contraignantes, mais ils considèrent que les contraintes sont construites à la fois par ceux qui sont en autorité et par ceux qui s’y soumettent. Ils adoptent la perspective suivante: nous ne pouvons nous extraire des idéologies ou des structures, nous les produisons de façon locale et particulière. D’où l’importance d’écouter attentivement les discours, d’en observer les effets, de les utiliser comme guides pour établir des stratégies, pour planifier des actions, pour «faire avec». Nous ne nions pas ici l’utilité d’une réflexion autour des idéologies, nous tentons de poser à côté un autre discours, de faire interagir autrement les discours de changement en formation des enseignants. La démarche philosophique de Foucault a constitué pour nous une démarche pragmatique, comme en fait foi l’application que nous avons faite de cette recherche dans nos activités d’enseignement universitaire (Michaud, 2001). Foucault rend à la fois problématique et possible l’exercice du pouvoir en amenant ses lecteurs à se demander: «Quel est mon pouvoir dans le contexte historique, local et particulier qui est le mien?»

Les discours de changement en formation des enseignants dans le réseau d’écoles associées à une université pour la formation des enseignants s’appuient sur des savoirs multiples et sont prononcés à partir de positions de pouvoir particulières. Les nouveaux partenariats milieu scolaire-milieu universitaire valorisés par le ministère de l’Éducation du Québec (Gouvernement du Québec, 1992) en formation des enseignants ont créé des interactions singulières de positions de savoirs-pouvoirs, positions tenues jusqu’ici isolées, à la fois à l’intérieur même des institutions et entre les institutions. C’est l’interaction de ces positions que cette étude se propose de mettre en lumière.

Méthodologie

L’approche ethnographique éducationnelle qui privilégie une articulation du microéducatif et du macroéducatif (Charlot, 1989) et qui permet un accès à la complexité des forces culturelles et psychosociales en jeu dans les réformes en éducation (Zalarlick, 1992) a guidé la cueillette de données. L’objectif de cette cueillette était de diversifier les sources de discours sur la collaboration en visant non pas la représentation proportionnelle des sphères d’interaction, mais plutôt leur dispersion institutionnelle. L’étude de la collaboration université-écoles s’est déroulée dans un réseau d’écoles associées, créé en 1993, qui regroupait, en 1995-1997, une université régionale et 21 commissions scolaires, dont 100 écoles primaires et 35 écoles secondaires. Dans le milieu scolaire, des entrevues ont permis de rejoindre 23 interlocuteurs: des directeurs de commissions scolaires, de l’enseignement, des services pédagogiques et des directeurs d’école qui agissaient comme répondants des commissions scolaires auprès de l’université, ainsi que des enseignants associés. Dans le milieu universitaire, 27 interlocuteurs ont été rencontrés: des administrateurs (vice-doyen, directeurs de programme et de département); des professeurs impliqués ou non en formation pratique (psychopédagogues, didacticiens, professeurs du secteur de l’administration et politique scolaire); des coordonnateurs, responsables et chargés de formation pratique. Les entrevues étaient semi-dirigées, d’une durée d’environ une heure; elles ont été enregistrées et retranscrites intégralement. Les données de l’étude proviennent aussi d’autres sources: observations de rencontres d’information pour les stagiaires, de journées de formation pour les enseignants associés, journal de recherche et retour de commentaires des interlocuteurs à partir du compte rendu de recherche.

Pour effectuer l’analyse qualitative des discours, nous nous sommes inspirée d’une technique d’analyse de contenu à partir du codage de catégories ouvertes telle que suggérée par Huberman et Miles (1991). Nous avons identifié, dans le corpus de données du deuxième volet de l’étude (Analyse des discours partenariaux; Michaud, 1999), les discours qui valorisent le changement en formation des enseignants. En nous appuyant sur la conception des discours de Foucault (1969, 1976, 1985) qui suppose que tout discours repose sur une position de savoir-pouvoir, nous avons regroupé les discours sous diverses catégories de savoirs qui représentent autant de tentatives d’influence sur d’autres catégories de savoir. Un discours est important tant qu’il représente une position de savoir et de pouvoir, fût-elle marginale ou unique, position qui contribue de façon particulière à produire des discours généraux de changement.

Les positions de savoirs-pouvoirs ont été identifiées à un moment précis de la collaboration du milieu scolaire et du milieu universitaire, dans un réseau d’écoles associées, une collaboration qui s’étalait sur une ou deux années d’existence, selon qu’il s’agissait des secteurs de l’enseignement primaire ou secondaire. Les positions présentées ne sont pas mutuellement exclusives, un même interlocuteur pouvant en tenir plus d’une. Par ailleurs, ces positions sont mouvantes, ce qui signifie que d’autres positions peuvent s’y ajouter au fil du temps, que des interlocuteurs pourraient changer de discours, produisant autrement l’interaction des positions de savoirs et de pouvoirs. Mais ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas la permanence ni l’évolution des discours. Ce n’est pas non plus de préciser quels éléments des discours permettent de persuader ou de convaincre comme dans l’analyse du discours argumentatif de Perelman et Olbrechts-Tyteca (1988) ou de faire apparaître les idéologies présentes dans les discours, comme dans la théorie de l’agir communicationnel d’Habermas (1987). Ce qui nous intéresse ici, c’est de lier positions de savoir et positions de pouvoir, des positions qui sont en général considérées de façon séparée, c’est aussi d’en illustrer l’étalement à un moment particulier de l’histoire de la formation des enseignants, les étaler pour mieux saisir ce qui les fait se rejoindre, en procédant du spécifique au général.

Un tel type d’analyse peut produire chez le lecteur une impression d’explorer en surface des discours, de ne mettre en évidence que des fragments. C’est, par ailleurs, dans l’étalement de ce réseau de discours et de positions diverses que le sujet moderne peut entrevoir des possibilités de prendre position (Foucault, 1988). La mise en évidence de discours «locaux» et de leur interaction peut aussi amener certains lecteurs à poser la question de «la vérité» du discours de la recherche. Pour Foucault (Ibid.), une telle question montre que la recherche a réussi à inciter le lecteur à poser et à préciser son propre discours en interaction avec celui du chercheur, à entrevoir un espace possible d’influence dans le réseau de discours proposés et à questionner l’«effet de vérité» produit. C’est un effet incontournable d’une recherche qui met en lien la constitution mutuelle du savoir et du pouvoir.

Analyse des discours

Nous présentons, dans la première partie de l’analyse des discours, huit types de discours de changement en précisant pour chacun les enjeux de savoir et de pouvoir qu’ils introduisent dans le contexte de la collaboration. Dans la deuxième partie, nous faisons ressortir à partir de ces discours divers, trois discours généraux de changement.

Discours de changement et positions de savoirs-pouvoirs

L’analyse des discours a permis d’identifier huit types de discours qui s’appuient sur des savoirs particuliers pour transformer, réformer, changer la formation des enseignants. Discours 1: Les savoirs provenant du milieu scolaire permettront d’élever la formation. Discours 2: Les savoirs essentiels établis en commun donneront une direction à la formation. Discours 3: Les savoirs disciplinaires transformeront les enseignants en enseignants cultivés. Discours 4: Les savoirs pédagogiques conçus dans le milieu scolaire permettront de former de bons enseignants. Discours 5: Les savoirs sur la construction des connaissances sortiront la formation des enseignants de la médiocrité. Discours 6: Les savoirs réflexifs font évoluer les enseignants et les stagiaires. Discours 7: Les savoirs issus de la résolution de problèmes en commun pourront changer réellement la formation des enseignants. Discours 8: Les savoirs d’expérience développés dans les programmes antérieurs de formation pratique permettront de donner de l’envergure à la formation des enseignants.

Discours 1 : Les savoirs provenant du milieu scolaire permettront d’élever la formation

Un des discours de changement présent dans la collaboration entre le milieu universitaire et le milieu scolaire pour la formation des enseignants pourrait être formulé ainsi: le changement souhaité en formation des enseignants se fera quand les savoirs qui sont prélevés par les stagiaires dans le milieu scolaire exerceront de l’influence sur les professeurs universitaires (AdU4, AdFP2, PFP9, PFP10, P13)[2]. Ces discours proviennent principalement de professeurs et d’administrateurs impliqués ou qui ont été impliqués dans la formation pratique.

Je pense que pendant de nombreuses années, on a pensé pouvoir faire la formation des maîtres sans bien tenir compte du milieu et cela peut expliquer plusieurs ratés qu’on a eu ici à l’université. […] Les enseignants ont un savoir qu’on n’a pas. L’université ne peut pas faire l’économie de cette expertise. (AdFP2).

Tu peux avoir une formation sur le terrain qui peut être tout aussi fondamentale que celle qui existe (maintenant). Il ne faut pas nécessairement lire les classiques grecs pour se targuer de ça. Tu peux avoir des problématiques qui partent de situations concrètes et les «faire lever». […] Il y a plusieurs professeurs qui auraient besoin de se faire remettre les pendules à l’heure, si on n’a plus la maîtrise d’oeuvre de la formation pratique, parce qu’on trouve cela trop avilissant, que «cela ne lève pas», il n’y en a pas beaucoup qui vont conserver leur emploi ici (PFP9).

L’influence des savoirs provenant du milieu scolaire demeure principalement confinée au secteur de la formation pratique, à moins qu’un professeur occupe la fonction de chargé de formation pratique, ce qui représente une minorité de cas (AdU4, P10). En nous appuyant sur la conception des savoirs-pouvoirs de Foucault qui avance que toute position de savoir cherche à exercer de l’influence, on peut dire que si les savoirs prélevés en milieu scolaire exerçaient plus d’influence, le pouvoir des professeurs impliqués en formation pratique serait plus étendu auprès des autres professeurs de la formation initiale (AdFP3, P7, PFP9, P12) qui devraient, entre autres, tenir compte davantage des réalités du milieu scolaire dans les travaux qu’ils demandent aux étudiants (P8). Un discours souligne, par ailleurs, que ce pouvoir commence à s’exercer: un didacticien reproche aux chargés de formation pratique de jouer «dans ses plates-bandes» en demandant aux stagiaires des types de travaux qu’il demande lui-même aux étudiants dans ses cours.

Discours 2 : Les savoirs essentiels établis en commun donneront une direction à la formation

Le diagnostic que posent d’autres discours sur le changement en formation des enseignants est que le changement pourrait se produire si les administrateurs universitaires favorisaient le regroupement des professeurs universitaires autour de valeurs communes (AdFP1, RFP6, PFP7, P6, P9, P14, P12).

Il y a deux choses dans la faculté des sciences de l’éducation qui s’occupe pourtant d’éducation qu’on est incapable de faire. On n’est pas capable de parler de valeurs et d’essayer de voir jusqu’à quel point on s’accorde ou non sur un certain nombre de valeurs fondamentales et, deuxièmement, on n’arrive pas à s’entendre sur les savoirs, sinon par des rapports d’autorité ou des mécanismes qui sont tout à fait aveugles (PFP7).

Dans la conception des nouveaux programmes de formation on s’est très peu appuyé sur la recherche, personne ne voulant donner la priorité à tel ou tel type de savoirs. C’est une horizontalisation complète qui permet à chacun d’être bien (P12).

Je m’attendrais à ce que le directeur de mon département soit imputable de la qualité des cours que les profs offrent dans ce programme. […] Chacun est dans son coin et fait le petit cours qu’il donnait comme il le faisait anciennement dans l’ancien baccalauréat (P6).

La faculté des sciences de l’éducation, c’est 140 PME regroupées sous un même chapeau (AdFP1).

Ces discours illustrent que de nombreuses positions de savoirs cherchent à exercer de l’influence dans la faculté. Le pouvoir qui pourrait être recherché par ce discours est celui des secteurs qui éprouvent des difficultés à faire leur place en formation des enseignants, par exemple, celui de l’administration et politique scolaire ou celui de la formation pratique. Un tel discours constitue aussi une quête de pouvoir de la part de professeurs qui ne sont pas impliqués dans la formation pratique des enseignants et qui désireraient y exercer plus d’influence au moyen de savoirs définis comme fondamentaux dans la formation. Des psychopédagogues tiennent aussi ce discours face à des administrateurs qui, au moment de l’étude, étaient surtout des didacticiens et dont la pratique administrative d’attribution de façon privée de certains cours et de certains contenus de programmes de formation avait pour effet, entre autres, de limiter le pouvoir des professeurs psychopédagogues par rapport aux administrateurs.

Discours 3 : Les savoirs disciplinaires transformeront les enseignants en enseignants cultivés

Les discours qui s’appuient sur des savoirs disciplinaires font le diagnostic suivant: jusqu’ici les interventions universitaires en milieu scolaire n’ont pas apporté les changements escomptés, pas plus que la formation donnée aux futurs enseignants qui sont entrés peu à peu dans le système scolaire et qui répètent ce que le milieu fait (AdU2, AdU3, PFP7, P5). Voici ce que disent un didacticien et un professeur du secteur de l’administration scolaire de ce manque d’influence des savoirs disciplinaires.

On a dit que les enseignants ont un savoir; on va essayer de prendre ce savoir, et même, on va former des profs d’université à ce savoir qu’il y a dans les écoles. Je veux bien, mais je leur souhaite bonne chance, parce que je ne suis pas capable d’identifier ce savoir. C’est quoi le savoir d’un enseignant qui dit: «Prenez votre livre, [...], votre cahier d’exercice.» Ce savoir-là, je ne veux pas l’avoir. [...] L’université devrait essayer de donner plus de culture aux maîtres: d’abord, des connaissances de la discipline qu’ils enseignent. [...] Ici, on donne des cours sur les objectifs à vide, sur les statistiques à vide, sur les théories de l’apprentissage à vide. [...] Là, on parle de la mode constructiviste. Le constructivisme, je crois à ça, mais c’est dix fois plus exigeant de la part du maître. Cela suppose de la part de l’enseignant une plus grande connaissance de sa discipline (AdU5).

Il est important de considérer que les grands reproches qu’on faisait à l’université en matière de formation étaient autant sinon plus le manque de formation intellectuelle et culturelle des enseignants que leur manque de préparation à une pratique (PFP7).

Ce discours vise à changer l’équilibre des savoirs dans les programmes. Il tend à exercer de l’influence sur les discours de «savoirs prélevés en milieu scolaire» dont nous parlions précédemment et les discours qui s’appuient sur les savoirs construits, dont nous parlerons ultérieurement. Ce discours souligne le manque d’influence des savoirs disciplinaires non seulement sur le milieu scolaire, mais sur l’ensemble de la formation des enseignants. Si la primauté des savoirs disciplinaires universitaires était davantage reconnue, les chargés de formation pratique deviendraient des messagers, des défenseurs, par exemple, des savoirs didactiques (AdU5). Ainsi, l’influence des didacticiens s’accroîtrait dans le milieu scolaire, dans l’ensemble de la formation initiale, mais aussi dans le secteur de la formation pratique où ils sont actuellement peu représentés.

Discours 4 : Les savoirs pédagogiques élaborés dans le milieu scolaire permettront de former de bons enseignants

Pour le milieu scolaire, il y aura changement dans la formation des enseignants si l’université utilise les savoirs pédagogiques élaborés dans le milieu scolaire et les intègre dans la formation initiale. Ces savoirs sont surtout développés dans le cadre de formations aux nouvelles approches pédagogiques (l’enseignement stratégique, l’approche coopérative, la gestion mentale, la gestion de classe) destinées aux enseignants en exercice et dont l’objectif est de changer des pratiques enseignantes conservatrices (R1, R2, R3, R4, R6, R8, D1, D4, D7, D8, D9, EA3, EA6, EA5)[3]. Le diagnostic des commissions scolaires du réseau des écoles associées est que le traditionnel et le déphasé se trouvent dans le milieu universitaire et l’innovation, l’adaptation au changement dans le milieu scolaire.

Nous sommes à développer (dans notre commission scolaire) une culture pédagogique de base qui porte non pas sur les matières elles-mêmes, mais sur la gestion des apprentissages, sur le changement de pratiques pédagogiques, sur le développement de nouveaux moyens organisationnels, selon une approche constructiviste des connaissances (R2).

Les futurs enseignants vont connaître Descartes, tous les courants qu’il y a eu. […]Ils vont étudier toutes les théories qui ont été essayées et qui ont été délaissées parce que plus à la mode, mais quand on arrive dans les courants modernes, […] ils ne sont pas rendus là (D1).

Les jeunes enseignants […] ne connaissent même pas les nouveaux courants pédagogiques, la gestion de classe participative, l’approche coopérative. Ils ont un savoir qu’ils ne savent pas comment communiquer, comment le rendre intéressant pour une classe, ils sont fidèles à leur contenu (R3).

J’ai participé au comité de révision du programme. Comme milieu, on a donné des signaux à l’université qu’ils n’entendent pas. […] On dirait que les universitaires se protègent entre eux, on dirait qu’ils protègent une pureté. […] ce qu’ils regardaient c’était bien plus pour poursuivre ce qu’ils croient être juste pour eux plutôt que de s’adapter à nos besoins (R7).

C’est que l’université dans cet échange de collaboration devrait travailler à faire en sorte que les maîtres nouvellement formés aient le bagage exigé par les commissions scolaires en termes de compétences attendues (R4).

Les savoirs pédagogiques élaborés dans le milieu scolaire sont aussi ceux qui sont privilégiés pour la formation donnée par l’université aux enseignants associés, tel que le souligne ce directeur d’école.

[En formation des enseignants associés,] on a l’impression de recevoir [des professeurs universitaires] un contenu théorique tout construit d’avance: voici les données d’un bon maître, voici comment il analyse sa pratique, voici comment il peut la transmettre à un enseignant [...], voici le modèle que l’université a développé [...]. Chez nous, dans notre école, il n’y a pratiquement plus de cours magistraux dans la formation [des enseignants]. Les gens sont en équipe de travail, par rapport à des contenus théoriques qu’ils ont assimilés mais assimilés, dans un processus d’apprentissage où ils sont actifs (D4).

Un tel diagnostic reconnaît l’impuissance du milieu scolaire à influencer les programmes de formation initiale et les programmes de formation des enseignants associés. Les universitaires peuvent, en effet, aller chercher dans le milieu des situations d’apprentissage, des savoirs enseignants pour leurs activités d’enseignement ou de recherche, pour l’établissement de leur propre influence au sein de la faculté sans mettre en valeur les savoirs développés en milieu scolaire. «La perception du milieu [scolaire] est que les étudiants se servent [de ces savoirs] et ils s’en vont faire dans leur cahier de beaux développements théoriques» (PFP7). Les cadres scolaires constatent d’ailleurs que les administrateurs universitaires liés à la formation pratique sont impuissants à influencer les autres universitaires à ce sujet.

Discours 5 : Les savoirs sur la construction des connaissances sortiront la formation des enseignants de la médiocrité

La formation des enseignants se modifiera si les professeurs universitaires s’intéressent à la manière dont l’apprenant construit ses connaissances (P2, P6, P11).

Ici, dans notre faculté, on trouve que ce n’est pas important de recevoir une formation sur comment on construit les connaissances. On fait des choses très superficielles là-dessus. [...] On tolère beaucoup de médiocrité sur le plan du raisonnement, sur le plan de l’expression de la pensée. [...]. Je trouve qu’on devrait être beaucoup plus exigeant sur la réflexion que nos étudiants ont, sur leur façon de faire, sur l’activité constructive dans les classes. [...] La qualité de la pensée, on a très peu ça, ici. Très peu. [...] On accepte n’importe quoi, on est très peu exigeant intellectuellement (P11).

Le diagnostic est que dans la formation initiale des enseignants, les professeurs s’intéressent à des savoirs superficiels. Ce sont à la fois des didacticiens et des psychopédagogues qui posent ce diagnostic. Les psychopédagogues qui adoptent ce discours rejoignent les discours du milieu scolaire qui utilisent une perspective constructiviste pour valoriser leurs savoirs pédagogiques. Si un tel discours de changement centré sur la construction des savoirs exerçait plus d’influence, la formation disciplinaire centrée sur les contenus et qui est qualifiée dans les discours de position traditionnelle (AdU4, P2, P8, P12) perdrait de l’importance dans la formation des enseignants de même que ceux qui sont porteurs de ces savoirs dans le milieu universitaire.

Discours 6 : Les savoirs réflexifs font évoluer les enseignants et les stagiaires

Les discours de changement basés sur les savoirs réflexifs indiquent que la formation des enseignants s’est améliorée. Ce sont les savoirs des universitaires (professeur, responsable ou chargé de formation pratique), leur expertise en encadrement et en supervision pédagogique qui font cheminer, évoluer les enseignants associés vers une pratique où ils croient davantage à la réflexion (AdFP2, RFP6, CFP2, PFP7, P3, P15). Ces discours donnent au professeur universitaire le rôle d’un expert, d’un médiateur ou d’un guide.

Du côté des enseignants, dira un coordonnateur de formation pratique, on voit un beau cheminement dans leur travail de superviseur. Ils y croient beaucoup plus maintenant à la réflexion. [...] Dans le milieu scolaire, les enseignants évoluent beaucoup: ils prennent le temps beaucoup plus qu’au tout début de réfléchir avec les stagiaires (AdFP2).

L’universitaire est celui qui aide à nommer, à mettre des mots sur l’expérience, à donner une vision de lui-même que l’enseignant a perdu de vue, une vision de ce qu’il voudrait changer ou de la direction à prendre dans son enseignement (P15).

[Quand on parle de formation des enseignants associés,] c’est délicat, il faut toujours le faire avec beaucoup de doigté, intelligence et perspicacité, sentir à quel moment on va laisser entendre aux enseignants qu’ils sont moins experts qu’on l’entendait (AdFP2).

Le professeur universitaire demeure présent à l’enseignant non pas pour agir sur ce dernier, mais pour l’amener à la prise de conscience de soi. Ce processus permet à l’enseignant de voir ses valeurs fondamentales en éducation, ce qui conduit à des transformations professionnelles (CFP2, P3).

En s’appuyant sur un diagnostic de changement dans la formation des enseignants, le secteur de la formation pratique à l’université se trouve davantage en position de faire valoir ses savoirs et de défendre son autorité dans le milieu scolaire. Un diagnostic d’amélioration de la formation des enseignants lui assure par ailleurs plus de pouvoir au sein de la faculté: les savoirs-pouvoirs réflexifs ont réussi à changer les enseignants et les stagiaires alors que les savoirs disciplinaires se sont reconnus impuissants à le faire. Les porteurs de ces discours reconnaissent par ailleurs leur manque d’influence sur les professeurs qui ne sont pas impliqués en formation pratique ou qui n’ont jamais occupé de telles fonctions dans le passé.

Discours 7 : Les savoirs issus de la résolution de problèmes en commun pourront réellement changer la formation des enseignants

La formation des enseignants se transformera si on redonne le pouvoir à l’enseignant associé, au stagiaire et au chargé de formation pratique dans la résolution en commun des problèmes qu’entraîne dans les stages la transition entre les savoirs théoriques et les savoirs pratiques, entre les demandes des didacticiens et les positions des enseignants associés (AdFP3, P3, P4, P8, P12, P15). Voici ce qu’en dit une psychopédagogue.

Les enseignants associés disent: on est des experts, on a notre responsabilité, on sait quoi faire. Et les universitaires le disent surtout quand il y a des contenus comme en didactique. [...] Quand les didactiques sont abordées par le processus plutôt que par les contenus ou une démarche spécifique à suivre, cela facilite la tâche de la stagiaire, ce qui ne diminue en rien les contenus. [...] On regrouperait dans le cadre d’une recherche-action, la stagiaire, le chargé de formation pratique et l’enseignant associé dans une démarche de perfectionnement […]. Il y aurait discussion ouverte et positive par rapport à ce qui se passe de part et d’autre, sur les demandes de l’université, sur les objectifs, l’à-propos d’intégrer à l’enseignement des éléments nouveaux. […] Cela s’adresserait aux enseignantes ouvertes et qui en tireraient profit en termes de crédit (P8).

Le diagnostic qui fonde ce discours de changement est que dans la situation de stages, les débats avec les didacticiens qui sont centrés sur les contenus deviennent inutiles, entraînant des affrontements des experts universitaires et des experts du milieu scolaire. Un tel discours de changement indique une difficulté d’influencer ceux parmi les didacticiens qui ont une approche centrée sur les contenus et qui sont identifiés comme la «vieille garde» dans la faculté. Confier la résolution des problèmes à l’équipe enseignant associé-stagiaire-chargé de formation pratique contribuerait à diluer ce pouvoir et à augmenter celui des professeurs, surtout des psychopédagogues, qui valorisent les savoirs issus de la résolution des problèmes en commun.

Discours 8 : Les savoirs d’expérience développés dans les programmes antérieurs de formation pratique permettront de donner de l’envergure à la formation des enseignants

D’autres discours, ceux des responsables de formation pratique qui n’occupent pas la fonction de professeur, avancent que la formation des enseignants se transformera si les professeurs universitaires tiennent compte des savoirs d’expérience élaborés au sein des équipes antérieures de coordination des stages (RP2, RFP3, RFP4, RFP5).

La réforme actuelle ne va pas à la cheville de ce qui a déjà été fait. Il y a eu, dans les années 1970 et depuis le milieu des années 1985, des programmes de stages audacieux et non égalés à ce jour (RFP5).

Ce qui me fait rire, c’est qu’il faut mettre le nom d’un professeur en premier, pour justifier la valeur de ce qui s’en vient: «Regardez dans tels stages, ça va être bien mieux, parce que c’est un prof qui a le leadership de la conception. Ce n’est plus vous qui allez dire les choses importantes. [...] (La formation pratique) va être de meilleure qualité s’il y a des théoriciens» (RFP4).

Ce discours apparaît à un moment où les professeurs sont davantage présents au sein des équipes de formation pratique. Ce discours de changement est porté par des responsables de formation pratique qui font le constat qu’ils ne détiennent pas les diplômes qui permettraient à leurs savoirs d’expérience d’être reconnus et qui leur donneraient le même droit de parole que les professeurs au sein des nouvelles équipes.

Positions générales de savoirs-pouvoirs

Dans la présente section, nous décrivons les positions générales de savoirs-pouvoirs qui émergent de l’analyse des huit types de discours de changement présentés ci-haut et nous discuterons en quoi ces positions sont soutenues ou non par des conceptions différentes du changement. Nous avons identifié trois positions de savoirs-pouvoirs: les savoirs-pouvoirs impératifs, les savoirs-pouvoirs professionnalisants et les savoirs-pouvoirs interactifs.

Avant de procéder à la description de ces positions, précisons un diagnostic général sur la formation des enseignants émanant des discours des interlocuteurs. Des huit types de discours présentés dans l’étape précédente de l’analyse, sept discours (1, 2, 3, 4, 5, 7, 8) permettent de faire ressortir un diagnostic général de non-changement de la formation des enseignants en dépit des nouveaux programmes et des nouvelles collaborations: savoirs prélevés en milieu scolaire, savoirs essentiels établis en commun, savoirs disciplinaires, savoirs pédagogiques du milieu scolaire, savoirs construits, savoirs issus de la résolution de problèmes. Un seul diagnostic va dans le sens contraire (discours 6): la formation des enseignants s’améliore parce que les enseignants associés et les stagiaires deviennent plus réflexifs dans leur pratique. Examinons ces diagnostics au regard de la conception du changement qui les soutient.

Savoirs-pouvoirs impératifs

L’ensemble des interlocuteurs des milieux scolaire et universitaire du réseau des écoles associées affirment que les savoirs qu’ils privilégient n’ont pas l’influence, le pouvoir, l’autorité qui leur revient en tant que savoirs transformateurs de la formation des enseignants (discours 1, 2, 3, 4, 5 7, 8). Ces interlocuteurs du milieu scolaire et du milieu universitaire avancent qu’ils possèdent les savoirs qui transformeraient la formation des enseignants. Ils demandent à ceux qui ne valorisent pas ces savoirs de les adopter. Ces discours postulent le statu quo de leur position de savoir, c’est-à-dire qu’ils ne postulent pas que les savoirs qu’ils privilégient pourraient être influencés en retour. Ils exigent conséquemment le changement chez l’autre (il doit ou ils doivent changer): «Je statue que le problème est tel et que le changement n’est possible que si on adopte ma position».

Nous qualifions ces savoirs-pouvoirs de savoirs-pouvoirs impératifs parce qu’ils présentent certains éléments du pouvoir monarchique, sur lesquels Foucault (1985 ) attire l’attention: ils sont du côté de l’appropriation du pouvoir (je sais), du côté du droit (ma position est légitime), du côté de la singularité de la position de savoir (ma position est la meilleure) et de l’exécution (l’autre doit changer).

Par ailleurs, un autre type de discours de changement valorise les savoirs réflexifs (discours 6) pour transformer la formation des enseignants. Ce discours diagnostique un changement dans le contexte des stages en milieu scolaire. Le changement est observé chez les stagiaires et les enseignants associés qui deviennent plus réflexifs. Les universitaires qui agissent comme chargés de formation pratique possèdent l’expertise dans l’analyse dite réflexive de la pratique et transmettent les savoirs réflexifs aux étudiants et aux enseignants associés. Ce discours de changement repose sur une conception du changement qui s’apparente à celle qui soutient la position de savoirs-pouvoirs impératifs: le changement n’est postulé que dans un pôle de l’interaction, soit celui du stagiaire et de l’enseignant associé.

Savoirs-pouvoirs professionnalisants

Une autre position générale de savoirs-pouvoirs s’apparente davantage à un autre type de savoir-pouvoir dont parle Foucault (1992), le savoir-pouvoir qui prend soin, le pouvoir pastoral, le pouvoir du guide, de l’accompagnateur. Ces discours de changement feront reposer le changement non plus sur le savoir de celui qui est en position de formateur expert, mais sur le savoir de celui qui est en position d’apprenant. C’est la multiplicité des savoirs du formé qui seront mis en évidence et non plus ceux du formateur. Dans le milieu scolaire, ce sont les élèves qui cherchent le savoir et se le communiquent entre eux; dans le cadre des recherches sur les savoirs enseignants, ce sont les enseignants qui mettent à jour leurs pratiques et leurs récits de vie; en formation des enseignants, ce sont les stagiaires qui analysent leurs pratiques. Les savoirs qui sont issus de ces interactions ne sont pas que descriptifs, ils portent une prescription de professionnalisation particulière. Nous les nommons des savoirs-pouvoirs professionnalisants. La conception du changement sur lequel repose cette position est la suivante: je ne sais pas, il sait, il se change lui-même.

Ce qui lie la position des savoirs-pouvoirs impératifs décrite précédemment et celle des savoirs-pouvoirs professionnalisants, c’est que, dans l’un et l’autre cas, le discours exclut les savoirs d’un des partenaires dans la représentation de l’interaction. Dans la position de savoirs-pouvoirs impératifs, le savoir du formé n’est pas présent dans la représentation du changement. Le changement s’appuie sur l’influence du savoir du formateur: le formateur sait. Dans la position des savoirs-pouvoirs professionnalisants, le savoir du formateur est évacué du discours de changement. Le changement s’appuie sur le savoir du formé ou de l’apprenant. En ce sens, l’ensemble des discours des interlocuteurs de la recherche s’appuient sur une conception du changement qui envisage le changement chez l’autre partenaire et qui exclut les savoirs-pouvoirs d’un des partenaires dans la représentation du changement.

Savoirs-pouvoirs interactifs

Une autre position générale de savoirs-pouvoirs émerge en filigrane des discours de changement. La présente étude a en effet identifié, dans les discours de changement de la formation des enseignants des années 1990, la présence d’autres types de discours que nous nommerons savoirs-pouvoirs interactifs. Cette position de savoir-pouvoir reconnaît des savoirs à chacun des partenaires de l’interaction (je sais ceci, il sait cela). Un tel discours de changement envisage un changement à faire non pas chez l’autre qui souvent ne voit pas d’intérêt à changer sa position, puisqu’elle lui apparaît la plus appropriée, mais un changement dans ses propres pratiques. Si je trouve que l’autre est traditionnel et inculte, qu’est-ce qui dans mes pratiques peut l’inciter à être ainsi? Comment puis-je modifier mes pratiques pour exercer une influence dans le sens souhaité. Le discours de changement n’est plus: «Je sais, il doit changer» ou «Je ne sais pas, il se changera lui-même»; mais «Je sais ceci, il sait cela. Quel changement dans mes pratiques me permettra d’exercer une influence dans le sens de mes intérêts, comme personne, comme groupe professionnel, comme institution, dans de telles conditions d’interaction? Comment puis-je changer mes propres pratiques qui ne sont plus viables pour susciter le changement?» Dans une perspective systémique à la Watzlawick (1975), on parlerait de changement numéro 2, c’est-à-dire ne pas toujours faire la même chose. Le changement se situe ici dans la conception qu’on a du changement.

Dans le réseau des écoles associées où s’est tenue l’étude, des positions de savoirs-pouvoirs interactifs sont présentes. Quand des directeurs de services éducatifs du milieu scolaire réalisent que l’université ne s’adaptera pas à leurs besoins et développent indépendamment de l’université le perfectionnement de leur personnel, il y a là changement des pratiques. Quand des commissions scolaires stipulent que l’université régionale ne bougera que si elle est forcée de le faire et qu’elles refusent de mettre sur leur liste de remplaçants des nouveaux enseignants qui ne possèdent pas telle ou telle formation jugée essentielle, elles ont pris en considération la position de l’autre pour changer leurs pratiques. Quand des enseignants associés refusent la formation des enseignants associés conçue par l’université tant qu’ils n’auront pas en main la conception de l’ensemble des stages, ils introduisent un changement dans les interactions traditionnelles. Quand des universitaires demandent au milieu scolaire de ne pas imposer ses façons d’enseigner les nouvelles approches pédagogiques en formation initiale et que le milieu scolaire tienne compte des positions d’universitaires, on aurait pu difficilement imaginer une telle pratique dans les années 1980. Quand des universitaires reprochent au milieu scolaire de ne pas être scientifique, alors qu’avant ils n’avaient pas besoin d’user de tels discours, il faut avouer que des positions de savoirs-pouvoirs se transforment. Quand des universitaires affirment leur maîtrise d’oeuvre en formation des enseignants alors qu’avant elle était reconnue par tous les acteurs, il y a changement dans les discours de savoirs-pouvoirs.

Conclusion

La perspective du savoir-pouvoir que nous avons adoptée dans cette étude constitue un outil conceptuel important qui nous a permis de mettre en évidence des positions de pouvoir qui sont en général exclues du débat des réformes en éducation centré surtout sur le discours de savoirs. Elle a aussi donné accès à une diversité de discours de savoirs qui traditionnellement sont classés en savoirs théoriques et savoirs pratiques; elle a fait ressortir le réseau complexe de ces positions, de même que leur dispersion, ce qui a pour effet de fournir un autre niveau de lecture que celui des dichotomies paralysantes qui tentent de comprendre le pouvoir à travers le pouvoir du dominant et l’impuissance du dominé.

La réflexion sur les différentes conceptions du changement (Je sais – Il doit changer; Je ne sais pas – Il se changera lui-même; Je sais – Il sait; ce que je peux changer dans mes pratiques) constitue par ailleurs un cadre pragmatique prometteur pour ceux et celles qui veulent faire vivre des changements ou qui ont à les vivre eux-mêmes. Ces expériences de changement sont le lot des enseignants et des professeurs, des étudiants et des élèves, des administrateurs et des administrés, le lot aussi des chercheurs qui désirent que leurs savoirs exercent une influence sur leurs pairs et auprès de leurs administrateurs ou bailleurs de fonds. L’analyse des diverses conceptions du changement et de leurs effets peut constituer, à notre avis, un excellent outil de planification pédagogique ou administrative. Une telle analyse peut permettre d’entrevoir de nombreuses alternatives de pouvoir ou d’influence, tout en faisant prendre conscience que le changement est problématique, qu’il ne va pas de soi puisqu’il fait interagir de nombreuses conceptions du changement et qu’il est produit à travers un enchevêtrement de positions de savoirs et de pouvoirs.

L’analyse que nous avons faite des discours pourrait laisser croire que certaines positions de savoirs-pouvoirs sont meilleures que d’autres. Nous avons noté que les positions de savoirs-pouvoirs impératifs (Je sais – Il doit changer) prennent une place importante par rapport aux positions de savoirs-pouvoirs interactifs (Je sais – Il sait. Comment je peux changer mes pratiques pour l’influencer) dans la situation de collaboration étudiée. Cette dernière position n’est pas en soi plus efficace, elle représente une alternative pour qui veut introduire le changement.

Nous pensons qu’il est en effet difficile de partir d’une position autre que celle des savoirs-pouvoirs impératifs dans l’introduction d’un changement, c’est-à-dire de croire que nos savoirs sont les meilleurs puisqu’ils se sont révélés efficaces dans notre expérience. Cette représentation du changement (nous savons, ils doivent changer) constitue un point de départ obligé, puisque nous ne pouvons juger d’une situation qu’à partir de notre propre perspective (Pépin, 1997). Celle-ci est cependant rendue problématique lorsque dans nos interactions concrètes et singulières, elle rencontre d’autres perspectives qui sont vues elles aussi comme tout autant nécessaires, essentielles, impératives pour le changement.

C’est le diagnostic de non-influence de nos savoirs ou de nos perspectives qui pourrait nous amener, si nous désirons le changement, à adopter une conception autre du changement qui reconnaît l’autre comme porteur de savoirs et qui situe le changement non pas chez l’autre, mais dans nos propres pratiques (position de savoirs-pouvoirs interactifs). Il se peut également que, devant un tel diagnostic, nos croyances sur le changement ne soient pas altérées, parce que notre position de savoirs-pouvoirs impératifs comporte plus de bénéfices que de coûts. Dans ce cas, le discours peut être un discours de changement (nous voulons introduire une réforme), le diagnostic peut en être un de non-changement (notre position n’exerce pas l’influence que nous désirons), mais ce qui est valorisé, c’est que la situation reste ce qu’elle est. Dans ces circonstances, un élément demeure inchangé, à savoir que la conception du changement demeure de nature «impérative». C’est ce que Watzlawick (1975) nomme un changement numéro 1, c’est-à-dire toujours faire la même chose. Nous pensons que nous aurions intérêt, dans nos problèmes de collaboration et nos problèmes d’éducation en général, à adopter plus fréquemment une position de savoirs-pouvoirs interactifs, à voir que les uns comme les autres, nous pensons que nos solutions et positions sont les meilleures, que nous avons des savoirs différents. Une telle conception du changement n’aboutit pas à renoncer à sa position, mais à la voir davantage en interaction, ce qui fournit des moyens autres pour introduire le changement dans l’interaction, tout en sachant que c’est là une oeuvre complexe et jamais achevée.

Ainsi, le changement en éducation résiderait moins dans l’introduction de nouveaux savoirs ou de nouvelles formes de savoirs dans la formation (plus de savoirs didactiques, construits, réflexifs ou autres), mais davantage dans la modification de notre conception même du changement. Il s’agirait moins d’un changement technique que d’un changement systémique, comme l’illustre si bien Blades (1997) dans sa longue allégorie sur l’exercice difficile du changement.