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Introduction

Un certain nombre de travaux sociologiques récents se sont efforcés de révéler les contradictions de l’école démocratique de masse moderne. Celle-ci doit assumer conjointement les fonctions de sélection et des fonctions de promotion des élèves les plus démunis socialement (Cherkaoui, 2001). Avec un fonctionnement de plus en plus méritocratique de l’école de masse, les élèves peuvent de moins en moins attribuer leur échec scolaire à des injustices sociales ; ce sont davantage leurs qualités personnelles qui sont mises en cause (Dubet, 2000). Autre aspect sur lequel de fortes injonctions paradoxales pèsent sur le fonctionnement du système éducatif moderne : l’évolution récente des rapports entre l’État et l’école. De nombreuses mesures qui s’inscrivent dans le cadre de la décentralisation et de la déconcentration ont contribué à affaiblir sensiblement le pouvoir centralisateur de l’État. Ce mouvement qui a notamment permis de fournir davantage d’autonomie aux échelons périphériques (en particulier, l’établissement scolaire) semble difficilement compatible avec la poursuite d’objectifs visant l’égalité des chances (Combaz, 1996, 1999, 2002). Une recension des écrits réalisée à partir de travaux étrangers révèle qu’une plus grande autonomie des établissements scolaires ne conduit pas automatiquement à des gains sensibles en termes d’efficacité et d’équité (Duru-Bellat et Meuret, 2001). Ce surplus d’autonomie qui se manifeste, entre autres, pour l’enseignement secondaire français, par un nouveau statut des établissements qui deviennent à partir de 1985 des établissements publics locaux d’enseignement (EPLE), fournit une marge de manoeuvre plus importante aux acteurs locaux, en particulier, aux chefs d’établissement. Souvent considéré à juste titre comme une pièce maîtresse du fonctionnement de l’établissement scolaire en étant directement engagé dans les relations avec les familles, les collectivités territoriales, les autorités de tutelle et les enseignants, le personnel de direction n’est-il pas sollicité de façon trop contradictoire par ces divers « interlocuteurs » ? Pour reprendre les concepts élaborés par Berg (1992), n’est-il pas, en partie, « pris en tenaille » entre la « légalité étatique » et la « légitimité sociale » ? Comme le suggère Pelage (2000), le chef d’établissement peut sans doute être considéré comme un puissant révélateur des contradictions internes du système éducatif. Dans ces conditions, le chef d’établissement peut-il réellement exercer la fonction politique évoquée par Derouet (1996) qui consiste à construire le compromis susceptible de définir un intérêt général pour l’établissement ?

Pour tenter de répondre à ce questionnement, deux premiers thèmes ont été soumis à la réflexion des chefs d’établissement qui ont accepté de participer à notre enquête : la question du choix de l’établissement par les familles (plus précisément, il s’agira des mesures de carte scolaire) et celle de la concurrence entre les établissements [1]. Ces thèmes n’ont pas été choisis au hasard : ils font l’objet, à des degrés divers, de mesures qui se révèlent contradictoires (notamment pour la carte scolaire) ou qui dénotent des attitudes relativement ambiguës de la part des autorités de tutelles (en particulier, pour la question de la concurrence entre les établissements).

Éléments de cadrage théorique

Pour mieux saisir et comprendre les tensions auxquelles sont soumis les chefs d’établissement il est peut-être utile de pouvoir caractériser plus largement la genèse des contradictions qui pèsent actuellement sur le système éducatif. Jusqu’à une période assez récente, le principe d’égalité des chances a probablement constitué l’objectif essentiel qui a guidé la plupart des politiques éducatives françaises. Les travaux de Derouet (1992) montrent qu’à partir du début des années 1970, ce principe est peu à peu concurrencé par d’autres logiques. Ainsi, en fait, il faut que « l’école soit la même pour tous, tout en respectant les particularismes des différentes communautés ; qu’elle développe la créativité des enfants tout en étant performante. Il n’est pas possible d’établir entre ces principes contradictoires un compromis national valable partout et en toute généralité » (p. 32). Outre cet apport qui éclaire les forces qui peuvent solliciter de manière très contradictoire le fonctionnement du système éducatif actuel et qui affecte sans doute, par contrecoup, les chefs d’établissement, nous emprunterons aussi à Derouet (1992) une partie des modèles qu’il s’est efforcé d’élaborer pour analyser les logiques qui peuvent fonctionner, soit en synergie soit en concurrence. Compte tenu des dimensions à partir desquelles nous avons sollicité les chefs d’établissement (la carte scolaire et la question de la concurrence entre établissements), nous avons retenu trois modèles. En premier lieu, le modèle de l’intérêt général qui, comme le précise l’auteur, se situe aux sources de la définition du service public. Dans cette perspective, le système éducatif peut être considéré comme relevant du service public « dans la mesure où il produit un bien dont on s’attend qu’il profite à une collectivité dans son ensemble ainsi qu’à ses membres, indépendamment de la contribution directe de ceux-ci à la production de ce bien » (Brassard, Chené et Lessard, 1999, p. 29). Avec le modèle de l’efficacité, ce qui prime, c’est de vouloir rationaliser l’organisation scolaire pour la rendre plus performante. Pour Derouet (1992), la pédagogie par objectifs relève sans doute de cette tendance, mais les efforts actuellement déployés pour conduire une évaluation externe de l’école et pour être en mesure d’assurer le pilotage du système éducatif semblent parfaitement illustrer les traits essentiels de ce modèle. Enfin, le troisième, le modèle marchand semble s’inscrire, pour une bonne part, dans la perspective du consumérisme éducatif mis en évidence par Ballion (1982). Il s’agit avant tout ici de tenir compte des demandes des usagers de l’école. Cette logique suppose aussi l’existence d’un minimum de concurrence entre les établissements scolaires. Au-delà de ces trois modèles, une autre distinction semble également utile pour mieux appréhender la nature des tensions qui caractérisent le fonctionnement de l’école démocratique moderne. C’est la distinction que fait Berg (1992) entre la légalité étatique et la légitimité sociale. La légalité étatique « concerne principalement les actions et les relations sociales qui sont formellement approuvées par l’État [...]. Cette approbation est rendue effective par la législation, l’éducation [...] et d’autres contrôles officiels » (Ibid., p. 332). La légitimité sociale se définit par « [...] les mécanismes de contrôles informels qui s’enracinent dans les traditions, les rites, les tendances de l’opinion publique et les règles non écrites » (Ibid., p. 327).

Méthodologie

Les données recueillies dans le cadre de cette recherche sont issues d’une double démarche. Afin de disposer d’éléments d’informations fiables susceptibles de faire émerger des résultats quelque peu généralisables, nous avons entrepris, en premier lieu, une enquête par questionnaire postal sur l’ensemble du territoire français au cours de l’année scolaire 1999-2000. Dans l’impossibilité d’avoir directement accès aux fichiers concernant les personnels de direction, nous avons demandé à la direction de l’évaluation et de la prospective (services statistiques du ministère de l’Éducation nationale) de réaliser un échantillon aléatoire de 1 500 collèges publics, ce qui représente 30,3 % de l’ensemble. Cet échantillon concerne 95 départements répartis sur 26 académies. Cette enquête a connu un réel succès, puisque nous avons obtenu un taux de retour de 43,6 %, sans recourir à une quelconque procédure de relance. En lui-même, ce premier résultat reflète probablement le besoin éprouvé par les chefs d’établissement de pouvoir s’exprimer, de façon anonyme, sur des sujets parfois considérés comme relativement sensibles et pour lesquels ils sont sollicités de façon trop contradictoire. On trouvera en annexe un certain nombre d’indications permettant d’apprécier la représentativité de cet échantillon.

Compte tenu de la nature de la recherche, il convenait de compléter cette première démarche quantitative par une investigation plus qualitative susceptible de donner plus largement la parole aux chefs d’établissement. Dans cette perspective, quinze entretiens semi-directifs ont été réalisés entre 1999 et 2002 auprès de chefs d’établissement dirigeant des collèges qui ont des caractéristiques contrastées du point de vue de la composition sociale du public accueilli. Il eut été plus rigoureux de rechercher la diversité en s’appuyant sur les caractéristiques propres des chefs d’établissement (sexe, âge et corps d’origine). L’accès à ce type d’information, jugé trop confidentiel par les autorités détentrices des statistiques officielles n’a pas été possible. Les entretiens ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique au sens où l’entend Bardin (2001). Au-delà de cette première analyse, nous avons tenté d’étudier la façon dont les messages sont énoncés. Il s’agit plus d’une esquisse que d’un travail totalement abouti. Cette analyse de l’énonciation fait notamment apparaître, dans le discours, de nombreuses hésitations, des phrases inachevées, surtout lorsque le sujet abordé peut être considéré comme relativement « sensible ». À ces instants de l’entretien où les tensions ressenties peuvent se manifester de façon aiguë, il arrive que les chefs d’établissement interrogés cherchent désespérément l’approbation du chercheur qui dirige l’entretien.

Les propositions qui ont constitué la trame principale du questionnaire [2] et du guide d’entretien ont été élaborées à partir des propos tenus par une dizaine de chefs d’établissement lors d’une enquête exploratoire centrée sur l’évolution récente du fonctionnement des collèges publics.

Résultats

La carte scolaire

Instituées en France en 1963, les mesures de carte scolaire contraignent les élèves, sauf dérogations exceptionnelles et mis à part le cas de ceux qui ont choisi l’enseignement privé, à fréquenter l’établissement scolaire qui dépend de leur secteur de domiciliation. Ces dispositions ne visent pas seulement à prévoir les besoins en équipements et en personnels mais aussi à éviter que se développent de trop grandes disparités entre les établissements, notamment du point de vue de la composition sociale des publics accueillis et, par contrecoup, du point de vue des performances scolaires. Au début des années 1980, ce principe sera partiellement remis en cause par des expérimentations visant à assouplir les mesures de sectorisation. Les travaux qui se sont efforcés de mesurer les effets d’un tel dispositif révèlent des résultats sans appel : en encourageant les mouvements de changement d’affectation et en donnant plus de liberté aux parents pour le choix de l’établissement, on contribue à renforcer inévitablement les disparités qui existent déjà entre les établissements (Ballion, 1986). Au début des années 1990, les statistiques officielles révèlent qu’un collège public sur deux est désectorisé (Caille, 1993). De façon assez symptomatique, les données les plus récentes ne permettent plus d’estimer le nombre d’établissements publics qui ne sont plus soumis aux obligations de la carte scolaire. Les résultats disponibles ne mentionnent que les tendances qui caractérisent le choix des familles : 10 % choisissent un collège public situé hors du secteur de domiciliation (Chausseron, 2001). En l’état actuel, au moins deux logiques relativement contradictoires semblent donc coexister à propos de la carte scolaire : la logique de l’intérêt général pour une partie des établissements qui sont encore sectorisés, une logique visant essentiellement à satisfaire la demande des usagers pour les établissements désectorisés. Comment nos chefs d’établissement peuvent-ils réagir face à ces contradictions ? Lors de notre enquête (aussi bien par questionnaire que lors des entretiens), nous les avons invités à réagir à quatre propositions P1 à P4 présentées en légende de la figure 1. Les résultats de l’enquête quantitative font apparaître des tendances relativement nettes : les deux propositions qui supposent une remise en cause assez franche des missions habituelles du service public (P1 et P4) sont rejetées plutôt vigoureusement : 47,5 % et 66,2 % ne sont, respectivement, pas du tout d’accord avec les propositions P1 et P4 (figure 1). Par ailleurs, l’un des principaux objectifs visés initialement par les mesures de la carte scolaire (l’égalité de traitement de tous les usagers), semble encore faire une relative unanimité : 54,9 % sont tout à fait d’accord avec la proposition P2. Compte tenu du contexte social et institutionnel actuel, nous aurions pu penser qu’une solution alternative représentant un compromis acceptable (P3) allait rencontrer un large écho auprès des chefs d’établissement interrogés. Il n’en est rien puisque près de la moitié y est opposée (figure 1). Les raisons évoquées au cours des entretiens qui plaident plutôt en faveur d’un maintien de la carte scolaire peuvent être regroupées en cinq thématiques : a) l’école doit contribuer à un minimum de brassage social ; b) il faut sauvegarder les missions essentielles du service public, notamment la défense de l’intérêt général ; c) les ségrégations sociales par l’habitat sont déjà suffisamment développées pour qu’on évite de les aggraver par un assouplissement de la carte scolaire ; d) en désectorisant, on risque de créer des établissements « ghettos » ; e) certaines familles ne sont pas suffisamment bien informées pour opérer les bons choix.

Figure 1

Points de vue sur la carte scolaire et sur la concurrence entre les établissements. Enquête par questionnaire (N = 654)

Points de vue sur la carte scolaire et sur la concurrence entre les établissements. Enquête par questionnaire (N = 654)

Légende: De bas en haut, A + + = tout à fait d’accord ; A + = plutôt d’accord ; A - = plutôt pas d’accord ; A - - = pas du tout d’accord ; NR = non réponse.

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Si l’on peut considérer qu’il existe, au sein de nos deux échantillons, un noyau, numériquement assez important, de chefs d’établissement qui expriment des points de vue relativement tranchés sur la question de la carte scolaire – ce qui témoigne peut être indirectement du besoin de s’appuyer, dans leur pratique professionnelle, sur des règles explicites –, nos résultats révèlent également des opinions bien plus nuancées. Ces nuances reflètent des attitudes qui peuvent paraître ambivalentes mais qui traduisent néanmoins une partie des tensions vécues par les chefs d’établissement dans l’exercice de leur fonction. Les arguments avancés lors des entretiens sont de natures assez diverses. Certains relèvent quasiment du bons sens ordinaire et sont d’ordre pratique : on doit, par exemple, pouvoir accorder quelques dérogations pour des élèves qui relèvent de cas exceptionnels (raisons médicales, rapprochements familiaux, élèves exclus ayant besoin de se refaire une image de marque dans un nouvel établissement). D’autres arguments témoignent d’attitudes un peu fatalistes : « la sectorisation rigoureuse n’empêche pas les comportements d’évitement par certaines familles bien informées » ; « l’idée de mixité sociale est très généreuse mais, en réalité, elle ne fonctionne pas ; il faut être réaliste, il faut arrêter la démagogie ». Enfin, on avance aussi des raisons qui relèvent d’un registre un peu plus libéral, dont l’intérêt d’avoir la possibilité d’attirer de bons élèves susceptibles de « tirer l’ensemble vers le haut » ; en outre, l’assouplissement de la carte scolaire peut aussi créer une « saine émulation entre les établissements ». Dans certaines circonstances, les tensions vécues par les chefs d’établissement se manifestent de façon exemplaire par les formulations employées et leur usage alterné au cours de l’entretien. Ainsi, les extraits d’entretiens (tableau 1) résument bien la position écartelée que tente de tenir un principal de collège, ancien instituteur puis professeur de technologie. Ce chef d’établissement dirige un établissement qu’on peut considérer comme très favorisé de par les caractéristiques socioculturelles et scolaires des élèves accueillis. Il souhaite tout de même, à titre personnel, pouvoir choisir quelques très bons dossiers d’élèves situés hors du secteur de recrutement. Il aimerait pouvoir constituer de bonnes classes. Cela lui plairait, mais il se contraint à réprimer ses élans personnels d’autant plus qu’il dirige un établissement sans grands problèmes.

Tableau 1

Valse hésitation à propos de la carte scolaire

Valse hésitation à propos de la carte scolaire

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La question de la concurrence entre les établissements

Contrairement à ce qu’on peut observer dans certains pays (notamment en Grande Bretagne), les établissements français ne sont pas officiellement en concurrence. Ce qui ne signifie nullement que certaines formes de concurrence ne peuvent pas apparaître ici ou là, de façon sous-jacente, surtout dans un certain nombre de secteurs urbains (Broccolichi et Van Zanten, 1997). En partie parce que cette logique de concurrence n’a pas d’existence officielle mais qu’elle peut se développer malgré tout, de manière implicite et masquée, elle constitue probablement un autre aspect par rapport auquel les chefs d’établissement français sont soumis à de fortes injonctions paradoxales. La position des chefs d’établissement qui ont accepté de participer à notre enquête sera examinée à travers les réponses et les réactions qui ont été les leurs face aux trois propositions contrastées qui leur ont été faites (P5 à P7 en légende de la figure 1). À l’instar de ce qu’on a pu observer pour la question de la carte scolaire, l’enquête quantitative révèle des résultats assez contrastés. La première formule (proposition P5) qui consiste à supposer que plus de concurrence permettrait, à la fois, d’accroître l’efficacité des établissements scolaires et, à la fois, de vaincre l’inertie qui a tendance à paralyser leur fonctionnement, suscite plutôt une réaction de rejet : 43,9 % ne sont pas du tout d’accord et 23,7 % sont plutôt pas d’accord. L’un des risques majeurs qui est souvent évoqué quant aux conséquences éventuelles d’un fort développement de la logique de concurrence est la constitution d’une école à plusieurs vitesses. De ce point de vue, les réactions observées vis-à-vis de la proposition P6 sont éloquentes : 60,8 % sont tout à fait d’accord et 28,4 % sont plutôt d’accord. La solution intermédiaire (P7) qui consisterait à officialiser un minimum de concurrence à condition que celle-ci soit strictement contrôlée par les autorités de tutelle pour éviter toute dérive, ne semble pas enthousiasmer outre mesure les chefs d’établissement de notre échantillon ; leurs avis sont relativement partagés : 20 % sont tout à fait d’accord et 37,6 % sont plutôt d’accord. Les données recueillies par entretiens font apparaître trois faisceaux de résultats. Le premier concerne les chefs d’établissement qui se montrent plutôt opposés à la concurrence et qui manifestent clairement leurs craintes et leurs réserves. Dans cette perspective, quatre points sont essentiellement abordés : a) les phénomènes de concurrence peuvent contribuer à accentuer les disparités qui existent déjà entre les établissements ; b) on craint de voir bafouer les principales règles du service public (notamment la notion d’égalité de traitement des usagers) ; c) on doute de l’efficacité des contrôles qui pourraient être exercés par les autorités de tutelle ; d) la concurrence pourrait être encouragée par le comportement consumériste de certaines familles sans que l’établissement puisse vraiment « résister à cette pression ».

Lorsque la logique de concurrence ne fait pas l’objet d’un rejet catégorique, un certain nombre de solutions sont proposées. Très souvent, c’est le terme même de concurrence que les chefs d’établissement repoussent à cause de sa connotation marchande. Dans ce cas, si le terme de concurrence est à proscrire, on lui préfère parfois la notion d’émulation qui suppose sans doute que la confrontation puisse s’établir sur des bases saines pour que chacun ait l’occasion de progresser. D’autres chefs d’établissement accèdent à l’idée que l’on doit pouvoir comparer les établissements entre eux pour être en mesure de les évaluer (au sens d’une évaluation externe telle qu’elle est menée par les services statistiques du ministère de l’Éducation nationale en France). La troisième possibilité (bien plus rare) consiste à faire l’hypothèse que pour enrichir l’offre d’éducation, les établissements doivent avoir des « profils » complémentaires (options particulières par exemple). Enfin, dernière avenue examinée, de façon un peu utopique : il est proposé que la concurrence puisse s’établir uniquement sur la base des actions pédagogiques menées dans le cadre du projet d’établissement. Ce qui signifie qu’il faudrait pouvoir, entre autres, neutraliser le potentiel attractif que représente le profil social et scolaire des élèves accueillis pour faire émerger uniquement la singularité et l’originalité des orientations pédagogiques de l’établissement.

Pour les chefs d’établissement qui se montrent plutôt favorables à la concurrence, quatre principaux arguments sont avancés : a) « se confronter aux autres », « être en compétition avec les autres » relève d’un « besoin naturel ». Cette confrontation permettrait de se dépasser et de progresser ; b) la concurrence est le seul moyen de pouvoir dégager une élite ; c) une certaine concurrence entre les établissements permettrait de briser la routine et d’inciter à l’innovation pédagogique ; cette argumentation est souvent utilisée pour dénoncer les résistances dont font preuve une partie des enseignants confrontés au changement ; d) la dernière raison avancée est de même nature que celle qui a déjà été évoquée vis-à-vis de la désectorisation ; elle relève d’un constat qui se veut avant tout pragmatique ; « qu’on le veuille ou non, la concurrence existe ; mieux vaut ne pas l’ignorer ». Là aussi, à cette occasion, un certain nombre de chefs d’établissement dénoncent la démagogie et l’hypocrisie qui caractérisent le fonctionnement du système éducatif français.

Des positions qui varient en fonction du type d’établissement et du sexe du dirigeant

Par rapport aux propositions relatives à la carte scolaire et à la concurrence entre les établissements, les réactions varient selon le type d’établissement concerné. Parmi les divers aspects qui peuvent caractériser un établissement, la nature du public accueilli semble être ici une donnée relativement discriminante. Il apparaît notamment que plus le public se révèle défavorisé socialement et culturellement et plus les opinions émises par les chefs d’établissement dénotent de fortes craintes vis-à-vis d’une relative « libéralisation » du fonctionnement du système éducatif. Probablement parce qu’ils sont beaucoup plus confrontés aux effets ségrégatifs engendrés par l’assouplissement de la carte scolaire et par le développement de la concurrence entre les établissements, les principaux de collèges situés en zone d’éducation prioritaire (ZEP) [3] se montrent plus hostiles que les autres aux propositions P1, P3 et P5 (figure 2). Et parallèlement, ils sont bien plus nombreux que les autres à souligner les risques d’un accroissement des disparités entre les établissements (voir les différences par rapport à la proposition P6 sur la figure 2). Cette comparaison réalisée selon les caractéristiques socioculturelles des élèves accueillis mériterait d’être affinée en disposant de données plus précises quant aux différents types d’établissement. Il serait intéressant de pouvoir cerner la position des principaux qui dirigent des établissements qui scolarisent en grande majorité des élèves issus de milieux sociaux qui se caractérisent habituellement, vis-à-vis de l’école, par des comportements très consuméristes (en particulier, certaines fractions des classes moyennes et des classes très favorisées).

Figure 2

Variations en fonction du type d’établissement

Variations en fonction du type d’établissement

Légende : De bas en haut, A + + = tout à fait d’accord ; A + = plutôt d’accord ; A - = plutôt pas d’accord ; A - - = pas du tout d’accord.

P1-Zep : réponses à la proposition P1 des chefs d’établissement qui dirigent un collège situé en ZEP.

P1-nZep : réponses à la proposition P1 des autres chefs d’établissement.

Remarque : Seules les différences statistiquement significatives (< au seuil p = 0,10) ont été prises en compte pour la construction de ce graphique.

Exemple de lecture : 57,4 % des chefs d’établissement qui dirigent un collège situé en ZEP ne sont pas du tout d’accord avec la proposition P1; pour les autres chefs d’établissement, cette proportion est de 46,1 % (χ 2 = 7,18 ; DDL = 3 ; p < 0,10).

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Les réactions des chefs d’établissement varient aussi selon le sexe. Il ressort assez nettement que les femmes semblent bien plus attachées que les hommes à certaines spécificités du service public. Elles plébiscitent davantage que leurs homologues masculins les propositions qui soulignent l’importance du principe d’égalité de traitement de tous les usagers (P2, figure 3). Elles sont aussi plus nombreuses à signaler le risque d’un accroissement des ségrégations sociales par le développement de la concurrence entre les établissements (P6). En outre, elles sont bien plus défavorables que les hommes à une plus grande liberté de choix de l’établissement scolaire par les familles (P1). Au fond, les femmes se révèlent bien plus proches que les hommes du modèle de l’intérêt général. Ce résultat mérite sans doute d’être mis en perspective avec les tendances mises en évidence par Cacouault (1996) à propos des carrières des chefs d’établissement. Analysant la motivation des hommes et des femmes qui se sont orientés vers cette carrière, les résultats montrent que c’est l’image du chef d’entreprise qui est la plus souvent évoquée par les principaux alors que les principales sont plus nombreuses à se considérer comme des « responsables ». Ces dernières ont une conception plus « domestique » de leur travail. Cette image du chef d’entreprise capable de « faire bouger les choses » et susceptible de « peser sur les structures » qui caractérise une partie des principaux interrogés par Cacouault est loin d’être incompatible avec le modèle de l’efficacité et le modèle marchand auxquels se réfèrent, pour une part, les principaux de notre propre enquête. Une minorité de ceux qui nous ont accordé un entretien est même plutôt favorable à l’idée qu’une « saine émulation » permet aux « meilleurs d’émerger ».

Figure 3

Variations selon le sexe du chef d’établissement

Variations selon le sexe du chef d’établissement

Légende : De bas en haut, A + + = tout à fait d’accord ; A + = plutôt d’accord ; A - = plutôt pas d’accord ; A - - = pas du tout d’accord.

P1-H : réponses des hommes à la proposition P1. P1-F : réponses des femmes à la proposition P1.

Remarque : Seules les différences statistiquement significatives (< au seuil p < 0,10) ont été prises en compte pour la construction de ce graphique.

Exemple de lecture : 44,5 % des hommes ne sont pas du tout d’accord avec la proposition P1 ; pour les femmes, cette proportion est de 56,1 % (χ2 = 8,39 ; DDL = 3 ; p < 0,05).

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Quatre profils de chefs d’établissement

La prise en compte simultanée de l’ensemble des réactions qui émergent face aux propositions P1 à P7 permet d’esquisser une typologie de nos chefs d’établissement. L’analyse factorielle des correspondances multiples permet de dégager quatre groupes nettement distincts. Le premier situé sur la partie droite de la figure 4 est constitué de 137 chefs d’établissement (soit 20,9 % de l’ensemble) qui sont des partisans d’un maintien plutôt strict des règles de fonctionnement du service public. Par la convergence des positions affirmées, ce groupe représente quasiment l’idéal type de ceux qui défendent les principes essentiels du modèle de l’intérêt général. Parmi ces « inconditionnels » du service public, les femmes et les principaux qui dirigent des collèges situés en ZEP sont plus représentés que les autres (23,7 % des femmes contre 19,5 % d’hommes et 31 % de ceux qui sont en ZEP contre 18,9 % pour les autres). Cette tendance ne fait que confirmer les résultats observés dans la partie précédente. Le deuxième groupe situé, en bas et à gauche sur la figure 4, se présente presque, trait pour trait, à l’opposé du premier. Là aussi, on observe une forte convergence des positions qui témoignent du souci d’un assouplissement notable des rapports entre l’État et l’école. Relativement minoritaire (10,1 % de l’ensemble), ce groupe rassemble des chefs d’établissement qui défendent des opinions assez tranchées qui les situent dans une position proche du modèle marchand et du modèle de l’efficacité. Ce sont là des conceptions quelque peu libérales du fonctionnement du système éducatif telles qu’elles sont analysées par Van Zanten (2000). Le caractère plutôt radical des propos tenus par les chefs d’établissement de ces deux premiers groupes pourrait laisser penser, a priori, qu’ils sont moins sensibles que les autres aux injonctions paradoxales qui pèsent sur le fonctionnement du système éducatif (les positions nuancées pouvant être considérées, a contrario, comme la manifestation exemplaire des tensions vécues par les chefs d’établissement dans l’exercice de leur fonction). Ces positions nettement affirmées peuvent néanmoins témoigner du besoin des personnels de direction de pouvoir asseoir leurs décisions sur des directives bien plus claires émanant des autorités de tutelle. Le contenu de certains entretiens a tendance à accréditer cette dernière hypothèse. Un récent rapport, consécutif à une large consultation réalisée auprès des chefs d’établissement et remis au ministre de l’Éducation nationale, confirme l’absolue nécessité de clarifier les missions confiées à ces dirigeants (Blanchet, Wiener et Isambert, 1999).

Figure 4

Typologie des chefs d’établissement. Analyse factorielle des correspondances multiples (axes 1 et 2)

Typologie des chefs d’établissement. Analyse factorielle des correspondances multiples (axes 1 et 2)

Exemple de lecture : « Les libéraux » regroupent les chefs d’établissement qui sont tout à fait d’accord avec les propositions

P1, P4 et P5 et qui ne sont pas du tout d’accord avec les propositions P2 et P6.

On trouvera en annexe III les caractéristiques précises de chaque groupe par rapport à l’ensemble.

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Les positions soutenues par les deux autres groupes de la typologie sont bien moins tranchées et révèlent sans doute le souci de parvenir à un minimum de compromis entre des exigences qui peuvent paraître, dans certaines circonstances, relativement contradictoires. Le premier groupe, situé en haut et au centre de la figure 4, rassemble des chefs d’établissement qui ont des avis nuancés, mais qui sont plutôt favorables à un maintien des règles essentielles du service public. Ce groupe compte 170 chefs d’établissement, soit 26 % de l’ensemble. Le deuxième groupe, situé en haut et à gauche de la figure 4, se caractérise également par des positions nuancées, mais qui vont plutôt dans le sens d’un assouplissement des rapports entre l’État et l’école. Composé de 130 chefs d’établissements (soit 19,9 % de l’ensemble), ce groupe se caractérise par une légère surreprésentation des hommes (21,4 % contre 17,5 % de femmes) et une proportion plus forte de ceux qui dirigent un établissement qui n’est pas situé en ZEP (22 % contre 12 % de ceux qui sont en ZEP). Pour ces deux derniers groupes, les nuances se manifestent notamment par l’emploi quasi systématique des modalités « plutôt d’accord » et « plutôt pas d’accord » du questionnaire ou par des extraits d’entretiens qui traduisent une pensée qui se veut très dialectique. Ces nuances sont parfois la manifestation euphémisée et pudique de tensions douloureuses qui entament sans doute très sérieusement la sérénité indispensable à toute fonction de direction. La relative incertitude qui affecte les attentes de l’institution par rapport aux chefs d’établissement est susceptible d’aggraver ces tensions (le rapport cité ci-dessus l’indique très clairement). Dans ces conditions, on peut effectivement s’interroger, comme le fait Van Zanten (1999), sur l’efficacité globale de l’établissement scolaire et ses effets en termes d’équité. On peut en effet supposer que le fait d’être sollicité de façon trop contradictoire détourne quelque peu les chefs d’établissement de leurs missions institutionnelles – et dans certaines circonstances, des missions essentielles du service public.

En définitive, quelle que soit la manière dont le « malaise » de ces dirigeants se manifeste, il semble bien que « les chefs d’établissement se retrouvent fortement utilisés pour mettre en place des directives politiques qui finissent par les exposer eux-mêmes » (Pelage, 2000, p. 223). Le rapport remis au Ministre en 1999 fait état du sentiment de certains chefs d’établissement d’être « surexposés » ou d’être transformés en « boucs émissaires auxquels on impute toutes les difficultés non résolues » (Blanchet, Wiener et Isambert, 1999, p. 4).

Conclusion

La recherche dont cet article présente une partie des résultats repose sur une hypothèse classique en sociologie selon laquelle l’individu est constamment tiraillé entre plusieurs logiques : ses valeurs, ses intérêts et les rôles sociaux qu’il assume. Cette première investigation ne fait cependant qu’effleurer une part des tensions qui perturbent les chefs d’établissement dans l’exercice de leur fonction. Pour compléter cette première approche, deux recherches sont actuellement en cours de réalisation. La première vise à décrire puis à analyser de quelle manière les compromis indispensables au bon fonctionnement des établissements scolaires peuvent se construire concrètement. Parmi tous les interlocuteurs qui sont susceptibles de dialoguer avec le chef d’établissement pour établir graduellement ces compromis, les enseignants paraissent constituer un ensemble d’acteurs avec lequel il faut savoir composer. Or, les travaux assez récents de Pelage (1998, 2000) montrent clairement qu’en raison du renouvellement de la fonction des personnels de direction français, une distance est en train de se creuser entre les enseignants et les chefs d’établissement. Ces derniers sont vivement encouragés par les autorités de tutelle à investir le domaine pédagogique et celui du management. De façon assez discrète, les chefs d’établissement sont invités à faire valoir une nouvelle définition de l’école et de la réussite scolaire. Dans cette perspective, ils sont amenés à infléchir quelque peu les pratiques enseignantes. Manifestement, cette évolution semble être appréhendée par les enseignants comme une ingérence des personnels de direction dans un domaine « sensible » qui constitue probablement le socle de l’identité professorale (Guillaume, 1997). La recherche en cours tente de repérer les divergences et aussi les points d’accord susceptibles d’émailler les échanges que ces deux catégories de personnel sont contraintes d’entretenir au quotidien.

La deuxième perspective de recherche développée à la suite de ce premier travail concerne les différences observées entre les hommes et les femmes. Les travaux de Cacouault (1996, 1998) montrent qu’en France, la direction d’établissement reste encore prioritairement une « affaire d’hommes ». La minorité de femmes qui accède à ce type de fonction est comparativement plus diplômée, issue de milieux sociaux plus élevés et plus souvent célibataire. Par ailleurs, les valeurs investies dans l’exercice du métier différencient assez nettement les deux sexes. Les aspects relationnels et affectifs sont ainsi davantage pris en compte par les femmes. Nous avons montré, pour notre part, que les dirigeantes semblent bien plus proches que leurs collègues masculins de la logique de l’intérêt général. Est-ce que ceci peut signifier qu’elles se montrent plus préoccupées que les hommes par la défense des principes essentiels du service public et, plus généralement, par la question de l’égalité des chances ? Font-elles pour cela davantage confiance au rôle que l’État pourrait éventuellement jouer par la voie de politiques éducatives résolument orientées vers la démocratisation de l’école ? Cette interrogation mérite sans doute d’être approfondie dans la mesure où, dans d’autres domaines que l’éducation (en particulier, à propos du rôle économique que doivent jouer l’État et le gouvernement), les femmes se révèlent plus « interventionnistes » que les hommes (Forsé, 1999). Cet éventuel attachement à un fort cadrage étatique dénote-t-il le besoin des femmes de s’appuyer sur des mesures institutionnelles « réglementaires » pour être reconnues et mener une carrière de dirigeante ? À cet égard, les travaux de Cacouault montrent clairement qu’elles sont beaucoup plus nombreuses à être recrutées par concours ; les hommes, pour leur part, sont plus souvent recrutés par liste d’aptitude.

Ces questions qui s’inscrivent plus largement dans la perspective des travaux centrés sur les effets de la féminisation des cadres sont d’autant plus importantes qu’elles concernent, par contrecoup, les transformations profondes de la vie des organisations. Ainsi, les travaux de Baudoux (1994) distinguant notamment une gestion plus participative des femmes et la tendance des hommes à engager plutôt des rapports de domination méritent d’être prolongés pour analyser les modes de direction des chefs d’établissement français.