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Introduction

L’objectif de cette recherche était : (1) de mettre en évidence la présence de cycles de don au sein de dispositifs de formation d’enseignants, et (2) d’analyser cette présence en lien avec l’utilitarisme qui préside à la conception de ces formations.

La formation des enseignants est indexée à une thématique de la transmission (des enseignants expérimentés vers les novices et des formateurs vers les formés) et de la construction (de savoirs et de compétences) (par exemple : Altet, 1994 ; Perrenoud, 1999 ; Tardif, Lessard et Gauthier, 1998). Les dynamiques d’engagement en formation sont pensées comme contrôlées par des calculs optimisant des choix d’actions utiles (Bourgeois, 1996 ; Carré et Caspar, 1999), et l’apprentissage professionnel comme la construction de connaissances et actions rationnelles (Bourgeois et Nizet, 1997). Ces approches traduisent la conviction (1) qu’agir c’est viser un objectif attrayant de façon la plus économique possible, c’est-à-dire minimiser les coûts et maximiser l’utilité, et adopter en toutes circonstances une solution optimale, (2) que devenir enseignant c’est acquérir, par transmission et construction, des compétences permettant de réaliser ces actions optimales.

Les formations sont donc conçues selon cette logique utilitariste, tant en ce qui concerne ce qu’il y a à acquérir et à transmettre, que la manière dont les enseignants novices s’engagent dans ces formations et interagissent avec les formateurs.

Cependant, au sein même des formations, on observe des actions qui paraissent échapper à cette raison utilitariste. C’est le cas, par exemple, lors de la préparation des concours très sélectifs de recrutement des enseignants en France, lorsque les candidats s’entraident en se communiquant des informations capitales. C’est le cas encore lorsque certains formateurs réalisent des travaux non rémunérés en dehors de leurs obligations de service, enseignent à des étudiants qui n’appartiennent pas aux groupes dont ils ont la charge, ou dépassent régulièrement la durée officielle de leurs cours. Les bénéfices directs, même symboliques, tirés de ces actions sont assez minces, et leurs initiateurs sont parfois marginalisés par leurs pairs, voire soupçonnés de démagogie. À l’inverse, il n’est pas rare que des stagiaires n’utilisent que partiellement les ressources offertes par la formation, négligent les conseils de leurs maîtres de stages ou tentent de contourner l’obligation de présence aux cours.

Ces quelques exemples, parmi d’autres possibles, concernent des comportements difficilement explicables à partir du seul intérêt égoïste de leurs auteurs. Notre hypothèse est qu’ils peuvent légitimer une approche et une conception non utilitariste de la formation, c’est-à-dire en termes de Don[1].

Formation, transfert et raison utilitaire

Une telle hypothèse n’est pas totalement nouvelle dans le domaine de l’éducation. En effet, il existe un courant de pensée centré sur la construction d’un lien social : les mouvements de réseaux d’échanges réciproques de savoirs, basés sur la conviction que tout individu sait quelque chose qui peut en intéresser un autre (Héber-Suffrin, 2001). Pour favoriser des formations réciproques, ces réseaux mettent en relation les individus qui souhaitent offrir à d’autres ce qu’ils savent, et recevoir des autres ce qu’ils ignorent. L’originalité de cette démarche réside dans le refus de la dissymétrie enseignant‑enseigné et la mise en place d’une organisation réticulaire non hiérarchique (Hameline, 2000). Pour comprendre le fonctionnement de ces réseaux, Temple (2001) cherche à lever l’ambiguïté qui existe, pour lui, entre Échange et réciprocité des Dons. Pour cet auteur, le Don crée une valeur nouvelle qui ajoute à celle des biens échangés une valeur que l’Échange simple ignore ou détruit : C’est le don du savoir qui ajoute à ce savoir autre chose qu’un moyen efficace pour produire ce dont on a besoin : le lien social, c’est-à-dire la valeur éthique de référence entre celui qui donne et celui qui reçoit (p. 43). Cette valeur éthique de référence est la reconnaissance de la réciprocité comme matrice de toutes les valeurs éthiques.

Nous utilisons les concepts de Transfert, Échange ou Don tels que définis par Testart (2001). Le Transfert est toute cession d’un bien quelle que soit sa natureindépendamment de savoir s’il s’agit d’un don ou d’un échange (p. 720). Il englobe et synthétise dans une même unité les actions du formateur et du stagiaire à partir de l’instant où il existe une communication visant, de façon explicite ou non, à transmettre des connaissances. Il y a Échange lorsque le détenteur initial d’un bien a le Droit de réclamer une contrepartie pour le céder. À l’inverse, il y a Don lorsque ce Droit n’existe pas. Penser la formation en termes de Transfert met par contre-coup en évidence un phénomène massif : le primat, dans les discours et les pratiques en formation des enseignants d’une approche qualifiée de rationalité technique (Schön, 1983/1994) ou utilitariste (Eliac, 1983 ; Godbout et Caillé, 1992).

Deux types de logiques semblent donc organiser la formation des enseignants : l’une explicite, reconnue et utilitaire, l’autre implicite et ignorée – voire niée –, qui relève du Don.

Dans le champ de l’éducation et de la formation, les phénomènes relevant du Don sont peu étudiés. Pourtant, des études dans des domaines comme celui de la santé (Bishop, 2004 ; Titmuss, 1971 ; Yonge et Molzahn, 2002) ou de l’économie (Aggarwal, 2004 ; Lapavitsas, 2004 ; Polanyi, 1968) montrent que d’autres approches que celle de la rationalité utilitariste sont pertinentes pour rendre compte des pratiques sociales, même lorsque la recherche de l’efficacité et du gain sont au premier plan.

Cycles de Don et formation

Le texte princeps de Mauss, Essai sur le Don (1923-24/1950), discute du paradoxe apparent dans l’organisation des échanges de biens au sein de sociétés archaïques. Alors que les échanges et les contrats se font sous la forme de cadeaux, en théorie volontaires ils sont en réalité obligatoirement faits et rendus (p. 147). Mauss (1923-24/1950) oppose la forme apparemment libre et inorganisée des échanges aux règles de droit qui justifient ces cadeaux. En se basant sur des études anthropologiques réalisées par d’autres auteurs, Mauss (1923-24/1950) met l’obligation au centre de différentes formes de Dons agonistiques. Cette obligation porte sur l’injonction paradoxale et implicite (1) de faire des dons, (2) de recevoir les dons et (3) de rendre ce que l’on a reçu. C’est aussi par l’analyse des différentes modalités de l’obligation de Rendre que les anthropologues caractérisent les différentes formes de Dons agonistiques[2]. Par don agonistique, Mauss (1923-24/1950) entend que l’objectif du donateur est l’augmentation de son propre prestige ou la baisse de celui du donataire mis dans l’incapacité de rendre.

Dans un cadre sociologique, la théorie du Don est une théorie de l’action. Pour Caillé (2000), l’action se déploie selon quatre mobiles organisés en deux paires d’opposés : l’obligation et la liberté d’une part, l’intérêt et le désintéressement de l’autre (p. 65). L’action résulte de l’équilibre toujours provisoire et dynamique trouvé par l’acteur entre ces quatre mobiles, en relation avec les caractéristiques de la situation : (1) la présence d’une obligation de rendre, (2) un cycle d’au moins trois temps, parfois non immédiatement consécutifs Donner–Recevoir–Rendre (3) une exécution inconditionnelle (Caillé, 2000), c’est-à-dire sans Droit à une rétribution. L’existence d’actions inconditionnelles complète la portée explicative de la vision utilitariste qui repose sur des principes linéaires et sur la nécessité de la conditionnalité (Caillé, 2000) : toutes les actions ne sont pas réalisées sous condition (celle d’obtenir une récompense ou d’éviter une punition), et les relations humaines ne sont pas toutes tenues par une comptabilité des débits et crédits des uns par rapport aux autres. In fine, ce n’est pas nécessairement l’intérêt, le donnant-donnant qui gouverne l’action. La théorie du Don insère la conditionnalité dans un espace plus complexe, la conditionnalité étant alors un mode d’action parmi d’autres possibles.

Par ailleurs, les intentions des acteurs sont vues comme une recherche d’équilibre entre des pressions opposées : En creux du cycle du donner recevoir rendre agit toujours celui du prendre refuser garder (Caillé, 2000, p. 263). À tout moment, il y a liberté mais aussi obligation de passer de l’inconditionnalité à la conditionnalité ou l’inverse. Par exemple, un formateur qui donne un conseil, procure une fiche technique, et un stagiaire qui l’exploite de façon originale et communique en retour à ce formateur ses trouvailles, initient l’un et l’autre, un cycle de Don dans le renforcement de leur confiance mutuelle. Mais ce cycle peut se transformer si le stagiaire monopolise le formateur (Prendre) ou néglige les propositions d’aide (Refuser), ou encore si le formateur ne transmet plus son savoir ou le fait mal (Garder). Ils basculent alors dans un cycle de Vengeance dont le moteur est la défiance (Anspach, 2002), fonctionnant également sur le modèle du Donner–Recevoir–Rendre. Le Don est aussi bien porteur de bienfaits que de méfaits, et la différence entre Don et Vengeance se situe dans la nature du lien social : la confiance pour le Don et la défiance pour la Vengeance.

Communautés de Pratique et Réseau de Dons

Le Don est, pour Mauss (1923-24/1950), un fait social total, c’est-à-dire un phénomène portant en lui toutes les caractéristiques sociales d’un groupe, et les systèmes de Don sont constitutifs de l’identité des groupes et des personnes. Il paraît alors normal que le Don existe et structure les échanges dans les formations d’enseignants, comme dans tout autre groupe ou domaine d’activité sociale.

Associé à celui du Don, le concept de communauté de pratique (Wenger, 1998) est susceptible d’apporter une intelligibilité supplémentaire des phénomènes de transfert lors de la construction identitaire et professionnelle des groupes et des personnes. Selon cet auteur, une communauté de pratique est l’unité d’analyse permettant de comprendre, plus que l’individu ou les institutions, l’engagement des individus dans une pratique sociale. Il caractérise les communautés de pratique par trois dimensions : (1) une entreprise commune, (2) un engagement mutuel et (3) un répertoire partagé.

L’exemple des liquidateurs[3] (claims processors) étudiés par Wenger (1998) est éclairant de la complémentarité des deux concepts :

Pour les liquidateurs, il est plus important de donner et recevoir de l’aide que de savoir tout soi-même [… En revanche, dans] certains cercles académiques, la connaissance est une forme du pouvoir personnel et l’ignorance pensée comme un handicap personnel[4].

p. 152

Wenger (1998) attribue le comportement des liquidateurs basé sur le Don, à l’aspect non compétitif de leur progression de carrière et met en avant l’étude d’Eckert (1989) sur les différences de comportements entre deux communautés de pratiques d’étudiants. Les décrocheurs (burnouts), en rupture avec le fonctionnement scolaire, entretiennent des relations distantes avec les enseignants, obtiennent des résultats scolaires médiocres ou mauvais, sont centrés sur le groupe de pairs, et échangent beaucoup dans ce cadre. À l’inverse, les opportunistes (jocks) sont parfaitement intégrés au système scolaire et échangent peu dans les groupes de pairs (Eckert, 1989). Constatant que, lors de leur scolarité, les liquidateurs appartenaient principalement aux décrocheurs, Wenger (1998) s’interroge, sans poursuivre plus avant, sur le parallélisme entre les trajectoires scolaires et professionnelles.

Nous proposons d’étudier l’existence d’un réseau de dons à l’intérieur du champ de la formation en considérant que les acteurs relevant de ce champ appartiennent à des communautés de pratique diverses. L’existence d’un réseau de dons au sein d’une communauté peut se traduire par la présence de conduites aberrantes du point de vue de la rationalité utilitariste. Par exemple, des Transferts structurés par la triple obligation maussienne Donner–Recevoir–Rendre basés soit sur la défiance soit sur la confiance.

La formation des enseignants se déroule en France au sein d’une institution, l’Institut universitaire de Formation des Maîtres (IUFM), qui est marquée par une tension entre un modèle académique de traitement social de l’expérience et une rationalisation de l’expérience professionnelle (Demailly, 2001). La tension s’exerce entre une priorité accordée à l’acquisition des savoirs tenus pour vrais par l’institution scolaire ou bien à la mise en place d’une ingénierie didactique et technique. Par ailleurs, afin de rendre plus saillants ces cycles, nous avons choisi de nous intéresser aux enseignants d’une discipline, l’éducation physique (EP), qui constitue en France un terrain privilégié parce que ses acteurs sont animés d’un fort sentiment d’appartenance collective (Prévost, 1991). Ce sentiment s’exprime dans la conscience d’enseigner une discipline originale mais peu valorisée et dans le soupçon que la légitimité de l’EP est discutée tant au sein du système scolaire que du monde sportif. Il se traduit dans des faits comme la conservation de structures syndicales autonomes (Syndicat National de l’Éducation Physique, par exemple) ou la constitution d’une culture singulière et hybride qui alloue une place centrale au corps en décalage avec celle que lui accordent les autres disciplines scolaires.

Un programme de recherche a été organisé afin d’analyser les cycles de Don au sein de ces formations d’enseignants. Une procédure générale a été adoptée qui a permis d’aboutir à des résultats consistants, dont une partie seulement est détaillée dans le présent article, sous la forme de deux études de cas. Ce choix de présentation se justifie par notre objectif qui n’est pas de décrire exhaustivement le système de relations sociales au sein de cette formation, mais bien de mettre en évidence des cycles de Dons en son sein. Nous présentons dans un premier temps la méthodologie générale, puis successivement les procédures et résultats discutés de ces deux cas : le premier dans une situation de constitution de Groupes d’aide spontanée, l’autre dans une situation de Conseil de formateurs.

Ces cas ont été sélectionnés parce qu’ils étaient typiques des résultats généraux obtenus, en raison du nombre d’informateurs impliqués (le plus important de l’étude pour le Cas 1), et de la complexité des relations entre les trois participants (Cas 2). Le premier cas se déroule sur la base du bénévolat, le deuxième dans un cadre institutionnel.

Méthodologie

Participants

Les participants sont issus de trois collectifs. Premièrement, les étudiants (n = 120) étaient inscrits en première année à l’IUFM. Ils avaient suivi un cursus de trois ans attesté par l’obtention d’une licence et avaient réussi les épreuves d’un test de sélection. Une préparation au concours national de recrutement (le Certificat d’aptitude au professorat d’éducation physique et sportive - CAPEPS)[5], était assurée durant cette première année. Deuxièmement, les stagiaires (n = 39) étaient des étudiants de deuxième année de l’IUFM, ayant réussi le CAPEPS l’année précédente. Ils suivaient une formation en alternance à l’IUFM et dans un établissement scolaire du second degré où ils avaient un service d’enseignement (10 h/semaine chacune). S’ils étaient reconnus aptes, ces stagiaires étaient titularisés l’année suivante, au sein de l’Éducation nationale et nommés sur un poste définitif. Leur titularisation était proposée par une commission académique dans laquelle siégeait au moins un de leurs formateurs.

Les Formateurs (n = 5) étaient des professeurs agrégés d’EP dont trois étaient affectés à temps plein à l’IUFM (384 heures par an) et deux à temps partagé entre leur établissement scolaire et l’IUFM.

Procédure

Deux conditions d’observation ont été isolées : dans des groupes d’aide spontanée et dans les conseils de formateurs.

Pour les groupes d’aide spontanée, le point de départ de la procédure a été la sollicitation d’un entretien auprès de deux stagiaires qui avaient présenté spontanément un projet d’aide bénévole aux étudiants[6]. Le premier entretien a été réalisé deux mois avant la fin de l’année universitaire. En fin d’entretien, le chercheur demandait à son informateur le nom d’un ou plusieurs stagiaires qui avaient été contactés par des étudiants. À la suite de ces informations, cinq stagiaires ont été successivement sollicités et ont accepté un entretien. Ensuite, deux étudiants ont été interrogés parce qu’ils n’avaient ni utilisé ni sollicité l’aide des stagiaires alors qu’ils côtoyaient régulièrement des stagiaires fortement impliqués dans le projet.

Les conseils de formateurs étaient des situations au cours desquelles les formateurs et les stagiaires interagissaient avec une visée explicite et délibérée de formation. Le départ de l’enquête a été l’analyse des rapports de visite[7] rédigés par les formateurs de l’IUFM. Cette analyse a été suivie de sollicitations d’entretiens auprès des deux stagiaires identifiés dans les rapports de visite comme les plus en difficulté et de la stagiaire considérée comme la plus en réussite. Cette dernière (Frédérique) était aussi à l’origine des groupes d’aide spontanée. Dans le même temps, les formateurs des stagiaires interrogés ont également été sollicités. Un critère supplémentaire du choix de ces deux formateurs a été leur style opposé de rédaction des rapports de visite aux stagiaires.

Tableau 1

Nombre, sexe et pseudonymes des participants

Nombre, sexe et pseudonymes des participants

Note. Afin d'établir un réseau significativement dense de dons, les informateurs présentés sont ceux dont les données pouvaient être reliées à celles des informateurs précédents.

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Pour les deux cas, les entretiens étaient traités immédiatement après la passation. Le traitement des entretiens commençait par le repérage des questions de l’enquêteur sur le fichier numérique audio à l’aide d’un logiciel de traitement du son (Sound Engine Free E 2.93). Ces questions étaient retranscrites sur une fiche nominative par informateur. Les réponses aux questions ont été écoutées de deux à cinq fois afin de sélectionner celles présentant un rapport avec des Transferts. Les critères de sélection des réponses étaient : (1) l’évocation d’un lien entre au moins deux individus, (2) le fait que le lien soit basé sur un ou plusieurs transfert(s) en rapport avec la formation, et (3) le fait que les liens s’inscrivaient dans une perspective historique. Pendant l’écoute, des repères ont été placés afin de faciliter une indexation des réponses selon les critères susévoqués. De 10 à 20 extraits ont été découpés et rassemblés dans la fiche de chaque informateur. Cette fiche comportait aussi les éléments jugés dignes d’intérêt à l’instant même de chaque écoute supplémentaire. Ces éléments pouvaient être des interprétations du chercheur sur l’activité elle-même ou le signalement d’un point de vue en décalage avec d’autres informateurs. Par exemple, un informateur avait une opinion favorable d’un formateur participant à l’étude, alors que d’autres étaient très réservés sur leurs propres relations avec cette personne. La totalité des différents éléments ajoutés lors de chaque écoute successive étaient conservés sur la fiche de chaque informateur par ordre d’ancienneté.

La collecte des données a été arrêtée lorsque le degré de saturation atteint a été suffisant pour proposer une interprétation cohérente des faits empiriques recueillis.

Recueil des Données

Pour les deux cas, les données analysées ont été recueillies à partir d’entretiens compréhensifs (Kaufmann, 1996). En fonction du degré d’anonymat souhaité, deux modalités de collecte ont été laissées au choix de chaque informateur, soit dans une salle de l’IUFM, soit à son domicile privé. L’objectif des entretiens était de rassembler un corpus de données construites sur la base d’identités diverses au sein d’un groupe professionnel. Les entretiens se sont déroulés en face-à-face chercheur/informateur. D’une durée de 30 à 60 minutes, ils ont débuté par la question : Comment es-tu devenu(e) étudiant EP ? Cette question initiale et les suivantes visaient à identifier, par centrations progressives, les événements et les personnes à l’origine d’inflexions significatives pour l’informateur dans sa trajectoire professionnelle ou d’étude. Ensuite, selon l’objet de l’entretien (groupes d’aide spontanée ou conseil), le questionnement s’orientait sur l’explicitation des faits ou relations évoqués. Les réponses attendues étaient essentiellement une description de l’activité des individus ou des groupes auxquels ils appartenaient.

Les objectifs, le guide et les conditions matérielles de ces entretiens étaient les mêmes quel que soit l’informateur.

Pour les conseils de formateurs, les entretiens avaient été précédés de la collecte des rapports de visite. À la suite d’une demande des chercheurs, les formateurs ont accepté de communiquer une copie informatique de l’ensemble des rapports. Le modèle de rapport créé collectivement par les formateurs était identique pour tous. L’identité de forme des rapports a rendu possible une analyse automatisée des mots les composant pour caractériser les formateurs et les stagiaires.

Traitement des Données

L’ensemble des rapports (n = 82) des formateurs de l’IUFM a été examiné au moyen d’une analyse textuelle avec le logiciel Alceste (Reinert, 1986). Sur la base d’une classification descendante hiérarchique, l’analyse a permis d’identifier deux classes divisant les cinq formateurs en (1) un groupe de trois (deux femmes et un homme) pour la première et (2) un groupe de deux (une femme et un homme) pour la seconde. La première classe (1) regroupe des rapports des formateurs établissant leurs jugements à partir d’éléments relatifs à la mise en oeuvre et à l’activité des élèves de la seule séance observée. La seconde classe (2), à un plan large, fait appel à des éléments concernant la formation dans son ensemble.

Pour traiter les données des entretiens, des extraits ont été choisis afin d’approfondir l’étude. Cet approfondissement a pris la forme d’une recherche de liens entre les différents éléments des discours afin de constituer des chaînes d’action. Les choix s’effectuaient sur la base des hypothèses établies à partir de la triple obligation (Donner–Recevoir–Rendre) afin de ne retenir que des transferts pouvant être qualifiés de Don. Cette qualification était attribuée à partir de trois critères : (1) une connaissance identifiée était transmise ou proposée, (2) la transmission s’effectuait entre deux individus sur la base du volontariat et (3) il y avait une modification du lien social (positive ou négative) en relation avec cette transmission. Lors de la phase terminale de l’analyse, les découpages audio et les notes sur les informateurs ont été synthétisés pour nourrir les deux cas étudiés.

Pour finir, les différents éléments provenant de l’ensemble des informateurs concernés par les deux cas étudiés ont été organisés à l’aide d’une structure arborescente graphique les reliant selon la nature du transfert repéré (Donner, Recevoir, Rendre, Prendre, Refuser, Garder). Par exemple, un lien Don est établi entre un informateur Y et un individu X à partir de l’affirmation de Y d’avoir reçu de X des connaissances importantes pour la réussite au concours.

Résultats et Discussion

Les résultats montrent l’existence de cycles de Don au sein des pratiques de formation. Les deux cas présentés sont en apparence paradoxaux, car des offres de dons ont été en partie refusées par les donataires présomptifs.

Les cycles de Dons au sein de groupes d’aide spontanée

Parmi les étudiants, 15 ont contacté des stagiaires de la liste. La plupart ont rencontré une seule fois le stagiaire contacté. Néanmoins, trois d’entre eux ont poursuivi des échanges pendant plus de quatre rencontres.

Pendant les entretiens, des stagiaires ayant été contactés puis rencontrés par des étudiants ont fait part de leur désappointement lors de ces rencontres.

Frédérique (stagiaire) : Comme j’avais eu 17/20 en Écrit 2 [deuxième épreuve d’admissibilité du concours de recrutement], tout ce qu’il voulait, c’était mes fiches. Le reste ne l’intéressait pas. D’ailleurs je ne l’ai jamais revu.

Afin de préparer la mémorisation de références susceptibles d’être utilisées dans ces épreuves, les étudiants réalisent de très nombreuses synthèses d’ouvrages, de textes officiels. Ce travail est long et fastidieux. Le choix de récupérer les fiches d’un stagiaire ayant eu 17/20 est un indice de la croyance largement partagée chez les étudiants selon laquelle la note d’un écrit est principalement fonction de la qualité des fiches utilisées pendant la préparation. Dans ce transfert, dont les fiches sont l’objet, l’étudiant accepte les fiches mais refuse le lien social possible. Par ce refus de la poursuite de la relation, le don potentiel de Frédérique n’est pas reçu par l’étudiant. Comme le don est refusé, ce transfert peut être qualifié de Prendre.

Cependant, il semble que les fiches nécessitent d’être accompagnées d’explications pour comprendre leur utilisation.

Aude (stagiaire) J’avais apporté tous mes classeurs, je voulais expliquer comment je travaillais, combien j’avais eu du mal à m’organiser. Mais elle n’était pas très motivée. 

Aude n’a pas pu donner ce qui apparaît comme le plus important pour elle dans la préparation, faute de rencontrer un donataire. Ici, aucun transfert ne semble s’être effectué, pas même les fiches.

Certains étudiants sont persuadés que la réussite au concours est simplement affaire d’accumulation de bonnes connaissances.

Aurore (étudiante) : En fait, je ne lui ai pas tellement demandé d’aide parce qu’on est tellement concentré sur accumuler des connaissances que… que… je sais pas trop, j’aurais voulu mais le temps est passé et je n’y suis pas allée... 

Une interprétation de ce décalage entre les propositions des stagiaires et les attentes des étudiants peut provenir de ce que les stagiaires mesurent maintenant que les croyances initiales des étudiants ne sont pas efficaces pour réussir. Les stagiaires pensent aussi qu’il va suffire de dire ce qu’il faut faire pour les convaincre. Cependant, d’autres éléments peuvent contribuer à expliquer l’échec relatif des groupes d’aide spontanée.

Aurore (étudiante), à propos d’une des stagiaires ayant pris l’initiative de constituer des Groupes d’aide :

Alors elle ! Quand on arrivait dans la salle des professeurs d’EP, c’était à peine bonjour. Elle nous demandait jamais notre impression, comment on allait, jamais le petit mot sympa... Même si on a eu envie de lui demander des trucs, on n’y allait pas. On la sentait très hypocrite.

La contradiction entre une offre généreuse et des comportements de non-intérêt à l’égard de ceux que l’on côtoie tous les jours jette le doute sur l’aspect non utilitariste de l’offre. Il peut sembler étonnant qu’un stagiaire propose de donner du temps pour aider des étudiants seulement en présence des formateurs qui sont aussi ses propres évaluateurs. Ce comportement apparaît aux yeux d’Aurore comme porteur d’ambiguïté quant à l’authenticité de la démarche. Elle s’accompagne de méfiance à l’égard de celle qui offre, et a pu déclencher ce refus du Don.

Le fait de rechercher une valorisation personnelle au moyen de cette offre pour les stagiaires est une piste possible de compréhension de celle-ci. En effet, au cours d’entretiens individuels deux stagiaires différents ont revendiqué la paternité de l’idée des groupes d’aide spontanée. Tous deux affirment que leur proposition fait suite à l’expérience vécue l’année précédente (alors qu’ils étaient étudiants) pendant laquelle une stagiaire les avait significativement aidés dans leur préparation du concours. Ces stagiaires sont enthousiastes et unanimes pour rappeler le souvenir d’Isabelle.

Philippe (stagiaire) :

C’est une fille, Isabelle, qui nous a « dé-stressés » par rapport à Vichy [ville où a lieu le concours] en disant comment cela se passait là-bas. Mais ce n’était pas assez généralisé […] et je m’étais promis que si j’avais le [je réussissais au] concours je ferais quelque chose pour les PLC1 (étudiants).

Avoir reçu un Don de connaissances, perçues par Philippe comme importantes, se traduit par une obligation de Rendre. Il tente d’initier un nouveau cycle avec ceux qui lui ont succédé. Ce comportement présente des analogies avec ceux utilisés lors des transmissions intergénérationnelles (Godbout, 2000). Dans notre société, la génération ancienne donatrice n’attend pas de réciprocité de la part de la génération nouvelle donataire. L’obligation de rendre est orientée vers la génération suivante : on ne rend pas à ses parents mais à ses enfants.

Cet engagement à donner du temps pour aider a également revêtu des formes de Don plus habituelles. Michel (étudiant à V. puis stagiaire à S.) a aidé des étudiants de V. : C’est à la demande des étudiants de V. qui demandaient d’avoir des simulations [d’oral 1] [première épreuve d’admission du concours de recrutement]. Les étudiants qui me connaissaient m’ont demandé.

Alors que l’originalité de la démarche des stagiaires était de proposer une aide spontanée à des étudiants inconnus, celle de Michel était plus courante. Dans ce transfert, le don de Michel était une réponse positive à une demande de recevoir venant de personnes qu’il connaissait. Cette inscription dans un réseau relationnel déjà existant fait que nous ne pouvons considérer ce don comme du même ordre que ceux des autres stagiaires. En effet, le Don à des personnes proches se fait au nom du lien, donc de l’obligation, alors que le Don à des étrangers se caractérise par la liberté (Godbout, 2000). Le Don à ses proches n’appelle pas de justification, car il est intégré dans des rituels qui l’organisent. Par contre, c’est le Droit et les échanges marchands qui régissent la plupart des relations avec les étrangers. Et le Don aux étrangers surprend souvent, car il ne dépend que de la liberté de chacun.

De la Vengeance au Don

Louise avait brillamment réussi au CAPEPS mais, de l’avis de ses formateurs, se trouvait en difficulté face aux élèves. Des indicateurs de ces difficultés sont extraits du deuxième rapport rédigé par son formateur de l’IUFM. Il relate ce qu’il considère comme les points essentiels de la leçon de badminton donnée par Louise, et qu’il a observée.

Rapport de Jean (formateur de l’IUFM) :

La stagiaire attendait exclusivement des passes hautes. Dans l’exercice, on voit surtout des frappes basses, car les élèves ne peuvent s’avancer devant leur cône. L’exercice proposé ne permet pas la transformation attendue. 

Cette description d’une situation où les élèves devaient coopérer pour réaliser le plus d’échanges possibles met en avant une contradiction entre l’attente de passes hautes chez la stagiaire (projetant le volant par une frappe de la raquette au-dessus du niveau de la tête) et les comportements des élèves qui réalisent des frappes basses (au niveau de la ceinture). Le formateur attribue ce résultat à l’impossibilité, pour les élèves, de se placer correctement par rapport au volant à cause de la consigne de ne pas entrer dans une zone matérialisée par un cône. La conclusion est sévère : les élèves n’apprennent pas ce que la stagiaire souhaite. Dans la gamme des reproches faits en général aux stagiaires par les formateurs celui-ci est un des plus cinglants.

Rapport de Jean (formateur de l’IUFM) :

Les élèves ont compris que le score n’était pas intéressant par rapport au jeu développé et la logique du jeu. Par leurs questions, ils alertent la stagiaire dès la présentation sur les biais de la situation. Elle ne l’entend pas. Elle ne recueille aucun résultat d’action… La stagiaire travaille, cherche, mais rencontre des difficultés à « voir » ses élèves, de nombreuses APS (activité physique et sportive) lui font encore souci.

Selon le rapport du formateur, la nécessaire différenciation pédagogique n’est pas réalisée. D’ailleurs, les élèves semblent même plus lucides que la stagiaire quant à la situation en question. Malgré cela, la stagiaire persiste dans ses erreurs et ne met pas en place une démarche qui lui permettrait de prendre conscience de ses défauts. Ce discours est commun chez les formateurs qui dénoncent souvent une analyse des situations d’enseignement par des novices comme caractérisée par des manques en comparaison avec celles d’enseignants experts.

Jean (formateur à l’IUFM) considère que tous les éléments du stage sont positifs (au cours de l’entretien il insiste bien sur ce point : même les élèves étaient tous mignons, mais…). Le comportement jugé inadapté de la stagiaire face aux élèves apparaît dans le rapport du formateur, comme de son entière responsabilité :

Rapport de Jean (formateur à l’IUFM) :

La tutrice (maîtresse de stage) est présente, la stagiaire est bien suivie.

Jean (formateur à l’IUFM) justifie son appréciation sur Louise par des observations sur le comportement de celle-ci ou des élèves, par des inférences, et par une opinion sur les transferts entre Louise et Paule (maîtresse de stage). Tous ces éléments sont déjà connus par les acteurs, en particulier Louise. Cette appréciation ferme de Jean (formateur à l’IUFM) est toutefois atténuée lorsqu’il énonce lors de l’entretien : peut-être que l’on ne sait pas bien faire dans des cas comme celui-là… 

D’ailleurs, cet avis pondéré est repris avec d’autres, dans une procédure officielle au terme de laquelle c’est une commission académique qui prend la décision de titularisation ou non du stagiaire. Cette procédure introduit des règles de Droit dans des relations interindividuelles souvent tenues par du Don.

Par ailleurs, à l’encontre du diagnostic mettant à la charge exclusive de la stagiaire les problèmes rencontrés avec les élèves, l’entretien avec la stagiaire montre des difficultés dans ses relations avec Paule, sa maîtresse de stage, pour obtenir des connaissances.

Louise (Stagiaire) :

Avec ma maîtresse de stage, on s’entend bien, mais au niveau relation, on a eu un petit peu du mal… Bon ! Elle a de l’expérience donc elle connaît plein de choses mais elle avait tendance à vouloir me dire : « là comment tu fais ? » puis moi je disais comment je faisais, et puis à chaque fois : « Bon ! Ben c’est pas bien ! Moi je fais comme cela, il faut que tu fasses comme cela. » Bon ! Ben j’avais du mal parce que d’après moi elle ne m’apportait pas des réponses qui allaient m’aider à faire quelque chose. Elle m’apportait pas des conseils pertinents, j’ai l’impression.

Selon Louise, le mode d’interaction typique de Paule (maîtresse de stage) ne lui permet pas d’obtenir des conseils pertinents. D’après elle, Paule porte systématiquement un jugement négatif sur ses propositions et les conseils qu’elle donne ensuite ne seraient pas adaptés à ses préoccupations.

Par sa demande de renseignements sur les idées de Louise, Paule initie un transfert potentiel. Louise pourrait choisir de ne pas répondre, par exemple en arguant de son ignorance ou en retournant la question à Paule. En acceptant de parler, Louise fait exister ce transfert. Paule peut alors recevoir les propositions ou les refuser. Le rejet par Paule des propositions de Louise actualise ce transfert par un refus. Le cycle qui s’engage à partir d’un refus est un cycle de vengeance qui se poursuit par un autre refus : celui de Louise qui rejette les conseils de Paule.

Comme pour les refus des dons offerts par les stagiaires aux étudiants, ces interactions sont difficilement explicables d’un point de vue utilitariste. Pourquoi, en effet, refuser de demander ce dont on a besoin ?

Chercheur :

Est-ce que tu peux identifier les raisons de vos difficultés ?

Louise (stagiaire) :

Elle me considère comme une stagiaire. Des petits détails bêtes : je suis en salle des professeurs, ça sonne, c’est 10 h 01, et bien elle a déjà pris les élèves. Ils sont partis au gymnase, alors que c’était à moi de les prendre. C’est des petites choses... Comme si elle avait besoin de « chapeauter ».

La critique majeure de Louise semble incompréhensible. Alors qu’elle est statutairement stagiaire, elle voudrait être considérée autrement que comme une stagiaire. Pour elle, Paule prend en charge ses élèves à elle afin de montrer sa supériorité professionnelle (par un chapeautage) et en creux lui dénier une posture d’enseignante sérieuse.

Ces successions de petites choses (rapports de visite critiques, questionnements négatifs ou départ avec ses élèves) peuvent être rapprochées pour former un réseau de cycles de vengeances entre formateurs (IUFM ou maîtresse de stage) et Louise. Pour autant, ces cycles de vengeances ne sont pas une fatalité et peuvent se poursuivre par des cycles de dons à certaines conditions.

Louise (stagiaire) :

Sauf récemment où j’ai dit : « Bon ! Ben vraiment j’ai besoin de ça, j’attends ça, parce que là, j’ai tel cycle… je suis perdue… je ne sais pas quoi faire, il faut que tu m’aides ! » Et là, à ce moment-là, elle est venue, elle m’a vraiment donné des réponses concrètes quoi !

Malgré les cycles de vengeances entre elles, Louise tente une demande de connaissances en formalisant ses besoins (j’ai besoin de ça…), en affirmant qu’elle ne peut pas faire face à son travail (je suis perdue… ) et en demandant explicitement de l’aide (il faut que tu m’aides ! ). À partir de ce moment-là, Paule intervient d’une façon jugée positive par Louise.

Par sa demande explicite de conseils, Louise sollicite un don de la part de sa maîtresse de stage. En se positionnant comme donataire potentielle, elle met Paule en position de donatrice éventuelle. Ce changement initié par Louise permet à toutes deux de remplacer, au moins pour un cycle, les dons et contre-dons de vengeances entre elles. En effet, dans la logique du Don, une telle sollicitation entraîne l’obligation de recevoir, et la poursuite du cycle, l’obligation de rendre (Caillé, 2000). Comme pour tout don, Paule avait à la fois la liberté de refuser ou d’accepter la sollicitation de Louise. En acceptant la sollicitation, elle reçoit le don de Louise et s’oblige à rendre par un contre-don de conseils.

Nous interprétons ces faits à partir de l’idée que chaque acteur n’est pas figé dans un rôle unique de donateur ou de donataire. Le rôle du donateur n’est pas décrit comme seulement actif, ayant l’initiative et celui du donataire comme uniquement passif et en attente. Les formateurs face aux stagiaires n’ont pas le monopole du Don, pas plus que les stagiaires face aux étudiants. C’est par une alternance dans les rôles de donateur et de donataire que les cycles fonctionnent. Dans le cas de Louise, c’est le donataire qui déclenche le transfert de connaissances par une action qui convient (Thévenot, 1990), une demande dans ce cas-ci. Cela permet de comprendre la trajectoire de Louise traduisant un itinéraire possible pour ceux qui, comme elle, sont d’ex-étudiants brillants, et se trouvent en difficulté face à leurs élèves. Réussir un concours balisé par des connaissances formelles, génériques, ne nécessite pas de s’impliquer obligatoirement dans des cycles de dons. Par contre, la réussite professionnelle s’organiserait autour de cycles de Don de connaissances situées, locales. L’échec relatif de la proposition d’aide par les stagiaires en direction des étudiants est également assez intrigant. Les refus de dons semblent provoqués par la méfiance des étudiants à l’égard d’un cadre bénévole et de ceux qui l’animent. Ces refus interrogent sur la relation entre nature des transferts (Don versus Échange) et situations dans lesquelles ils se déroulent. Dans l’espace du Don, on aura, indissociablement, un lien à la chose et un lien entre les personnes (Descombes, 1996, p. 249) ainsi qu’entre les communautés auxquelles appartiennent les individus. Malgré la triple obligation de donner, recevoir et rendre, les dons ne sont pas toujours acceptés partout et par tous. L’acceptation dépend à la fois de la nature de l’objet donné, du donateur et du donataire mais aussi de la relation qui les unit. Objet, donateur, donataire et communautés sont intimement et indissolublement associés dans un cycle de don.

La Figure 1 illustre le fait que le transfert de connaissances chez les enseignants d’EP est parfois sous-tendu par des liens qui n’apparaissent pas à l’observation directe. Pour Louise, la mise en parallèle de son inactivité dans les groupes d’aide spontanée et ses difficultés pour recevoir l’aide de Paule permet de proposer l’hypothèse de son embarras dans les cycles de Don. Ce qui éclaire, au moins partiellement, son échec relatif en tant que stagiaire à partir de ses relations délicates avec Paule (maîtresse de stage). Le cas des groupes d’aide spontanée entre stagiaires et étudiants est un prototype d’échec pour une action apparemment basée sur le désir de donner. Ces cas de refus de conseils (de pairs comme de formateurs) sont typiques de situations de formation bloquées ou qui évoluent de façon obscure pour les participants. Ce type de problème rencontré en formation est peu explicable par des théories utilitaristes.

Figure 1

Représentation schématique des cycles de dons et de transferts entre les divers protagonistes dans les groupes d'aide spontanée et dans les cas de conseils de formation

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Figure 2

Représentation schématique de l'analyse des transferts entre Louise et Paule

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Pour comprendre et faire apparaître le cycle de Don, le cas de Louise et Paule est analysé plus finement que celui des groupes d’aide spontanée. Ainsi, la Figure 2 indique que les cycles de don et de vengeance peuvent s’alterner à certaines conditions. Ces variations montrent la plasticité et de l’indétermination des relations humaines.

La comparaison entre les Figures 1 et 2 indique que les cycles de Don s’inscrivent dans des réseaux complexes dont les dimensions peuvent varier par modification du focus de l’observation des acteurs. Ces modifications doivent conjuguer la taille du grain d’analyse avec celle du réseau étudié. L’envergure de celui-ci peut être adaptée par l’adjonction d’autres participants ou leur dissociation. Cette envergure est en rapport avec la durée d’observation plus ou moins longue de l’activité des participants.

Conclusion

Les cas des groupes d’aide spontanée et celui de Louise mettent en évidence la présence de cycles de Don au sein de dispositifs de formation d’enseignants. La présence de ces cycles montre que les relations entre les différents participants de la formation des professeurs d’EP peuvent être du registre de l’utilitarisme mais également osciller entre Don et Vengeance. Dans le cas de Louise, les transferts de connaissances se sont effectués au cours de cycles de dons et non pas pendant les cycles de vengeances. Pour les groupes d’aide spontanée, les transferts de connaissances ne s’établissent pas ou sont sur le mode du Prendre.

Ces constats et interprétations interrogent l’impact de la norme de rationalité technique et de l’utilitarisme qui prévaut au sein de la formation des enseignants. Pour que Louise puisse enseigner efficacement, les compétences acquises en formation semblent devoir s’accompagner de connaissances données dans l’établissement par sa maîtresse de stage. Dans le cadre informel des groupes d’aide spontanée, le refus de l’aide est justifié par des facteurs indépendants d’une logique utilitariste. Certaines connaissances ne pourraient s’acquérir de façon impersonnelle, échangées sans avoir d’obligation envers ceux qui les ont données.

Analyser les Transferts de connaissances dans la formation des stagiaires à partir du cadre théorique du Don apporte une contribution supplémentaire au débat plus large sur la définition de la formation. En ce sens, elle pourrait être considérée comme une société à Big Men[8] (Godelier, 1996), c’est-à-dire une société non hiérarchisée dans laquelle les positions de pouvoir sont sans cesse menacées et susceptibles de changer à tout moment.

Avoir une vision plus claire de l’organisation sociale des Transferts est un moyen pour comprendre, voire anticiper une partie des dérives et des difficultés au sein des instituts de la formation des enseignants. Deux difficultés semblent saillantes : (1) la question d’une expertise professionnelle envisagée seulement comme utilitaire et individuelle et (2) la question de la création d’une relation de dépendance au donateur ou au collectif. Ces deux questions sont liées. L’obligation de Rendre peut revêtir de multiples formes, en particulier lorsqu’elle est associée avec le Don qui tue (Caillé, 2000). Ce qui arrive lorsqu’un individu refuse ou ne sait pas qu’il doit entrer dans des cycles de Don et donc rendre pour devenir membre d’un collectif particulier. Dans une formation visant des objectifs de développement de la personne et non une simple aptitude utilitariste à transmettre techniques et tours de main, un Don respectueux de la liberté de celui qui Reçoit semble avoir sa place. Pour cela, les formateurs ne peuvent faire l’économie d’une réflexion éthique sur la relation formateur/stagiaire, et de l’adoption d’attitudes et de comportements pour proposer un Don qui unit et libère plutôt qu’un Don qui sépare et asservit. Le Don pourrait alors être un moyen de répondre à l’injonction paradoxale véhiculée par toute formation, à savoir former (et devenir) un professionnel originalement conforme.