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Introduction

La lecture met en jeu des activités amodales de compréhension du langage et des activités spécifiques d’identification des mots écrits. On conçoit actuellement que la tâche principale de l’apprenti-lecteur consiste à développer des procédures d’identification des mots rapides, précises et automatiques (Sprenger-Charolles et Colé, 2003). Cette identification, quasi-réflexe, permettrait au lecteur de libérer des ressources cognitives et attentionnelles, qui pourront être dirigées vers la com-préhension des textes écrits. Dans ce sens, on constate fréquemment que les difficultés de lecture manifestées par certains enfants mauvais lecteurs ou dyslexiques proviennent de difficultés à identifier les mots écrits et non de difficultés de compréhension. Ces difficultés se manifestent souvent très tôt, et persistent tout au long de la scolarité, y compris à l’âge adulte (Torgesen, 2002). En conséquence, il paraît primordial de trouver des moyens de dépistage qui permettront une intervention précoce, afin d’éviter que certains enfants ne rencontrent des difficultés dans l’apprentissage de la lecture. Dans cette perspective, nous détaillerons le développement de différentes compétences en lien avec l’apprentissage de la lecture, et déterminantes pour la réussite au moment de l’entrée dans l’écrit.

1 Les compétences de littératie précoce

On peut considérer l’acquisition de l’écrit comme un continuum allant des compétences de littératie précoce, développées avant l’entrée en primaire, jusqu’à la maîtrise de la lecture et de l’écriture (Whitehurst et Lonigan, 1998). Les compétences de littératie précoce correspondent à l’ensemble des habiletés et des connaissances qui sont nécessaires au traitement de l’écrit et qui apparaissent comme des précurseurs développementaux des formes conventionnelles de lecture et d’écriture. En effet, les enfants possèdent des compétences de littératie qui sont liées à l’acquisition de l’écrit bien avant leur entrée au primaire. Les travaux destinés à évaluer l’apport de ces compétences sur l’apprentissage de la lecture ont conduit Hatcher, Hulme et Snowling (2004) à déterminer trois facteurs qui permettent d’identifier les enfants à risque avant leur entrée à l’école primaire. Ainsi, les enfants peuvent être considérés à risque s’ils ont un faible niveau de compétence dans les tâches de conscience phonologique, de connaissance des lettres et de vocabulaire, et s’ils sont particulièrement lents à acquérir ces compétences.

a) La conscience phonologique

La conscience phonologique désigne la capacité intentionnelle de manipulation à l’oral des unités linguistiques qui composent les mots (Gombert et Colé, 2000). Trois types de résultats ont permis d’identifier cette conscience comme un des meilleurs prédicteurs de la réussite dans l’apprentissage de la lecture : 1) il existe une forte corrélation entre les mesures de conscience phonologique effectuées au préscolaire et le niveau en lecture atteint par les enfants en première année de primaire (Bertelson, Morais, Alegria et Content, 1985 ; Lundberg, Olofsson et Wall, 1980 ; Share, Jorm, Maclean et Matthews, 1984) ; 2) les enfants qui manifestent des difficultés en lecture, certains dyslexiques et les adultes illettrés ont de très faibles performances dans les tâches de manipulation des sons (Bradley et Bryant, 1978 ; Lecocq, 1991 ; Morais, Cary, Alegria et Bertelson, 1979 ; Sprenger-Charolles, Colé, Lacert et Serniclaes, 2000) ; 3) les entraînements destinés à développer la conscience phonologique des enfants améliorent leur niveau de lecture (Ehri, Nunes, Willows, Schuster, Yaghoub-Zadeh et Shanahan, 2001).

Les habiletés phonologiques apparaissent donc comme une compétence critique pour la réussite dans l’apprentissage de la lecture. Parmi ces habiletés, on distingue les capacités à manipuler les rimes, les syllabes et les phonèmes. Ces différentes unités de traitement phonologique renverraient à une seule compétence qui se différencierait progressivement, des unités les plus larges vers les unités les plus petites (Anthony, Lonigan, Burgess, Driscoll, Phillips et Cantor, 2002). La conscience des unités les plus petites, les phonèmes, se développerait en interaction avec l’apprentissage de la lecture et serait prédite par la conscience d’unités plus larges comme les rimes et les syllabes (Hulme, Hatcher, Nation, Brown, Adams et Stuart, 2002 ; Lonigan, Burgess et Anthony, 2000). Cette conscience phonémique pourrait cependant être développée dès le préscolaire grâce à des exercices spécifiques et, dans ce cas, permettrait d’accélérer la compréhension du principe alphabétique (principe de représentation des sons de la parole, les phonèmes, par des signes graphiques). Le développement de la conscience phonémique conduirait l’enfant à concevoir que les mots à l’oral sont constitués d’une séquence de sons, puis lui permettrait à terme de comprendre que les sons les plus élémentaires (les phonèmes) correspondent à l’écrit à des lettres ou à des groupements de lettres (les graphèmes).

b) La connaissance des lettres

Si la conscience phonémique est nécessaire pour la compréhension du principe alphabétique, elle n’est cependant pas suffisante à elle seule pour que l’enfant acquière des capacités de décodage (Castles et Coltheart, 2004). Puisque le décodage, mécanisme à la base de l’apprentissage de la lecture, consiste à transformer des unités orthographiques en unités phonologiques, il apparaît nécessaire que les enfants soient capables de reconnaître et de nommer les lettres qui constituent les mots. Dans ce sens, on constate que les enfants en difficulté de lecture connaissent un nombre plus réduit de lettres que les enfants normo-lecteurs (De Jong et Olson, 2004). Ainsi, Hatcher, Hulme et Ellis (1994) ont proposé l’hypothèse du lien phonologique, selon laquelle les activités de conscience phonologique doivent être mises explicitement en lien avec l’instruction du principe alphabétique pour avoir un effet sur l’apprentissage de la lecture. Les études qui proposent des entraînements pour améliorer la lecture montrent effectivement que les plus efficaces sont ceux qui développent la conscience phonémique des enfants en lien avec l’apprentissage des lettres et des associations lettres-sons (Byrne et Fielding-Barnsley, 1990). Plusieurs études suggèrent que la conscience phonémique et la connaissance des lettres entretiennent un lien d’interaction réciproque (Burgess et Lonigan, 1998 ; Stahl et Murray, 1994). En examinant plus précisément la nature de ce lien, Carroll (2004) montre que la connaissance des lettres permet de prédire les performances dans les tâches de complètement et de suppression de phonèmes, mais non les performances dans des tâches d’appariement de mots sur la base d’un phonème commun.

c) Le niveau de vocabulaire

Le vocabulaire compris et utilisé à l’oral serait également lié à la réussite dans l’apprentissage de la lecture (Snow, Tabors, Nicholson et Kurland, 1995). La lecture est en effet motivée par l’extraction du sens et le code phonologique doit correspondre à une représentation sémantique. Les connaissances sémantiques semblent avoir un impact, à la fois précoce et plus tardif, sur l’apprentissage de la lecture. Ainsi, au début de l’apprentissage, le niveau de vocabulaire permettrait de prédire le niveau de conscience phonologique des enfants. En effet, les enfants ont plus de facilité à manipuler, à l’oral, les sons des mots qu’ils connaissent que ceux de pseudo-mots (Burgess et Lonigan, 1998 ; Wagner, Torgesen, Rashotte, Hecht, Barker et Burgess, 1997). Puis, une fois que les enfants commencent à maîtriser le décodage, le niveau de lecture dépendrait de la richesse du vocabulaire et du niveau de compréhension orale (Mason, Stewart, Peterman et Dunning, 1992).

2 Littératie précoce et environnement familial

Puisque les expériences avec l’écrit sont vécues en premier au sein du milieu familial, il est logique de s’interroger sur le lien entre l’environnement de l’enfant et le développement de ses compétences en littératie. En effet, les enfants entrent à l’école avec des habiletés langagières diverses, en lien avec le milieu familial, et ces différences jouent un rôle important lors du passage de l’oral à l’écrit (Murray, Stahl et Ivey, 1996 ; Purcell-Gates, 1996). Des recherches ont montré que des enfants faibles lecteurs, qui entrent à l’école avec un retard significatif dans différentes composantes de littératie précoce, sont issus pour une grande majorité d’entre eux de milieux socio-économiques défavorisés (Duncan et Seymour, 2000 ; Raz et Bryant, 1990 ; Wedge et Prosser, 1973). Plusieurs facteurs peuvent expliquer le faible niveau de lecture de ces enfants : une fréquence peu élevée des activités de lecture partagée (Adams, 1990), un matériel limité pour développer la connaissance des lettres (Stuart, Dixon, Masterson et Quinlan, 1998), un niveau de développement du langage faible (Quigley, 1973) ou un faible niveau de conscience phonémique (Bowey, 1995 ; Raz et Bryant, 1990). Les différences entre les milieux socio-économiques sont très marquées en ce qui concerne le nombre de livres dans les foyers, le nombre d’activités autour des livres et la qualité des interactions entre les parents et l’enfant (Ninio, 1980). Adams (1990) estime qu’un enfant de classe moyenne entre au primaire avec 1 000 à 1 700 heures de lecture de livres, contre 25 heures seulement pour un enfant issu d’une famille de faible niveau socio-économique. L’effet de l’activité de lecture partagée sur le développement des compétences en littératie dépend de la qualité des interactions parent-enfant ; celles-ci permettent des gains plus ou moins importants pour la compréhension du langage oral et pour l’accroissement du vocabulaire (Gest, Freeman, Domitrovich et Welsh, 2004). La lecture de comptines joue également un rôle, en favorisant le développement de la sensibilité phonologique (Maclean, Bryant et Bradley, 1987). Dans les familles de milieux socio-économiques défavorisés, la fréquence peu élevée des activités autour du livre donnerait moins d’occasions aux enfants de se familiariser avec le langage oral et écrit. Ainsi, les parents contribuent au développement des habiletés en littératie, notamment à travers les activités de lecture partagée et à travers la richesse des stimulations langagières et cognitives qu’ils procurent à leurs enfants (Bus, Van Ijzendoorn et Pellegrini, 1995 ; Sénéchal et LeFevre, 2002).

3 Objectifs de la recherche

Avant l’apprentissage formel de la lecture, les enfants acquièrent des connaissances sur l’écrit qui leur serviront pour apprendre à lire. Le niveau d’élaboration de ces connaissances semble dépendre en partie du contexte familial et éducatif dans lequel évoluent ces enfants. Un langage oral développé, une bonne connaissance des lettres et de leur nature phonologique ainsi que la prise de conscience de la nature segmentale du langage oral sont des préalables pour la compréhension du principe alphabétique. C’est sur la base de ces connaissances développées au préscolaire (qui diffèrent en fonction du degré d’exposition à l’écrit et, donc, du milieu familial) que seront intégrées les connaissances enseignées au niveau primaire. Parmi les compétences que possèdent les enfants au préscolaire, ce sont les capacités langagières et les connaissances sur l’écrit, plus que le niveau intellectuel général, qui permettent de prédire la réussite dans l’apprentissage de la lecture. En effet, les recherches auprès d’enfants en milieu de primaire révèlent que des bons lecteurs peuvent avoir un niveau faible de quotient intellectuel global ; de même, un mauvais niveau de lecture ne s’accompagne pas forcément d’un faible niveau de QI (Jimenez et Rodrigo-Lopez, 2000).

En France, des Réseaux d’Éducation Prioritaire (REP) ont été créés pour essayer de mieux prendre en charge les retards dans l’acquisition de la lecture, liés au contexte familial des enfants. Les REP regroupent des établissements et des écoles qui se situent dans des secteurs défavorisés en raison de leur environnement social, économique et culturel. Le principe est de permettre aux enseignants de mettre en commun leurs ressources pédagogiques et éducatives au service de la réussite scolaire des élèves. Les directives ministérielles insistent sur une centration des priorités de l’éducation sur les apprentissages, et accordent la priorité à la maîtrise de la langue orale et écrite.

L’objectif de notre étude est de comparer les capacités de littératie précoce d’enfants scolarisés dans des écoles maternelles de REP (et issus pour la plupart de milieux socio-économiques défavorisés), à celles d’enfants scolarisés dans des classes régulières (et issus pour la plupart de milieux socio-économiques moyens). Il s’agit d’évaluer précisément les capacités linguistiques précoces de ces enfants à risque et d’étudier leur lien avec l’apprentissage du décodage. L’intérêt de cette étude est double. D’une part, elle apporte des données en langue française, qui sont peu nombreuses. D’autre part, elle permet d’évaluer les compétences de littératie précoce d’enfants à risque dans un contexte de scolarisation particulier à la France, qui est celui des réseaux d’éducation prioritaire. Cette recherche a donc un intérêt à la fois scientifique et pédagogique. Plus particulièrement, nous tenterons de mieux comprendre les mécanismes sous-jacents à l’apprentissage de la lecture en déterminant les compétences, au préscolaire, qui sont liées à l’apprentissage du décodage. Des moyens de dépistage et de prévention des difficultés liées à l’apprentissage de l’écrit, et rencontrées par un nombre important d’enfants, pourront alors être proposés.

Compte tenu des différences sociales entre les deux groupes d’enfants, nous nous attendons à ce que les enfants scolarisés en REP obtiennent de moins bonnes performances que les enfants de classes régulières dans les tests de conscience phonologique, de connaissance des lettres et de vocabulaire. Afin d’évaluer le niveau de compréhension du principe alphabétique et de son utilisation, nous avons proposé aux enfants un test de décodage de pseudo-mots. En effet, la réussite à ce test requiert l’application des correspondances lettre-son travaillées au cours des différentes sessions d’entraînement. À l’inverse, un échec à cette épreuve suggère une difficulté à utiliser ce principe alphabétique, mais ne préjuge pas du niveau de compréhension de ce principe. Nous nous attendons à ce que les performances dans les différents tests de littératie précoce prédisent le niveau de décodage des enfants en maternelle. Par contre, nous ne devrions pas trouver de lien avec le niveau de QI non verbal.

Méthodologie

1 Participants

Cette étude a été réalisée à partir d’un échantillon de 180 enfants de grande section de maternelle : 90 enfants scolarisés dans des classes appartenant à un réseau d’éducation prioritaire (47 filles et 43 garçons, d’âge moyen de 5 ans et 6 mois) et 90 enfants scolarisés dans des classes régulières (41 filles et 49 garçons, d’âge moyen de 5 ans et 5 mois). Les classes ont été choisies au hasard et tous les enfants de chacune des classes ont participé à cette étude. Précisons qu’en France, l’école maternelle dure trois ans, et que la dernière année de maternelle (la grande section) est regroupée avec les deux premières années de primaire dans le cycle II, cycle des apprentissages fondamentaux. Tous les enfants ont été soumis à des tests de QI non verbal, de vocabulaire, de conscience phonologique, de connaissance des lettres et de décodage de pseudo-mots.

2 Instrumentation

a) QI non verbal

Les carrés (sous-test de la WIPPSI) ont été utilisés comme mesure de QI non verbal. Ce test permet d’évaluer le niveau de logique visuo-spatiale de chaque enfant (score sur 40).

b) Vocabulaire

Nous avons utilisé l’échelle standardisée de vocabulaire en image du Peabody (EVIP) (adaptation française de Dunn, Thiérault-Whalen et Dunn, 1993). Il s’agit, pour l’enfant, de retrouver parmi quatre images celle qui illustre le mot prononcé par l’expérimentateur.

c) Les tests de conscience phonologique

Pour ces tests, nous avons utilisé des images en noir et blanc correspondant à des mots familiers pour les enfants et pouvant être facilement illustrés par des dessins (Annexe 1). L’utilisation des images permet d’éviter de trop solliciter la mémoire de travail verbale des enfants. L’expérimentateur prononce les mots qui correspondent à ces images et l’enfant doit effectuer une tâche particulière sur ces mots. Pour chacun des tests, trois items d’entraînement sont proposés afin de vérifier que la consigne a été bien comprise.

  • Identification de rimes : trois images sont placées devant l’enfant, qui doit décider quels sont les deux mots qui riment (ex. : bulle, pull, four). Un point est attribué pour chaque bonne réponse, et le score est sur 6.

  • Identification de phonèmes en position initiale dans les mots : l’expérimentateur présente une première image à l’enfant, qui va servir de référence. Il lui présente ensuite trois autres images et l’enfant doit choisir, parmi les trois, celle qui correspond à un mot qui commence par le même son que le premier mot de référence (ex. : bague, bouée, stylo, chemise). La place de l’image réponse varie à chaque essai, pour éviter la mise en place de stratégies de réponses basées sur l’ordre de présentation des images. Un point est attribué pour chaque bonne réponse, et le score est sur 6.

  • Identification de phonèmes en position finale dans les mots : le principe est exactement le même, mais l’enfant doit trouver le mot qui finit par le même son que le mot de référence (ex. : voiture, chausson, banc, poire). Un point est attribué pour chaque bonne réponse, et le score est sur 6.

d) Identification des lettres de l’alphabet

L’expérimentateur donne le nom d’une lettre et l’enfant doit pointer la lettre correspondante sur une feuille sur laquelle sont imprimées 9 ou 10 lettres isolées en cursive, perceptivement semblables. Les lettres sont présentées simultanément et leurs positions sont aléatoires (Annexe 2). Le score est sur 26.

e) Décodage de pseudo-mots

Cette tâche permet d’évaluer la compréhension et l’utilisation du principe alphabétique. Pour réussir cette tâche, l’enfant doit être capable d’associer chaque graphème au phonème correspondant. L’utilisation de pseudo-mots permet d’éviter l’effet de familiarité des mots et les stratégies de reconnaissance globale. Ce test est particulièrement adapté pour les enfants de cet âge, en début d’apprentissage du décodage, qui sont le plus fréquemment confrontés à des mots inconnus. Le test présente six pseudo-mots, deux d’une syllabe et quatre de deux syllabes (annexe 3). Un point est attribué pour chaque pseudo-mot correctement décodé (le score est sur 6).

3 Procédure

Les tests de conscience phonologique, de reconnaissance de lettres, de vocabulaire, de QI non verbal et de décodage de pseudo-mots ont été administrés en janvier, au cours de la dernière année de maternelle. Pour éviter de solliciter trop longuement leur attention, les enfants ont été testés individuellement lors de deux sessions de 30 minutes. Les différents tests ont été administrés dans un ordre aléatoire. Seul le test de décodage de pseudo-mots a été administré une nouvelle fois en juin, afin de mesurer l’évolution des performances des 180 enfants entre ces deux périodes et d’examiner si l’écart entre les deux échantillons d’enfants se creuse ou diminue en six mois.

Résultats

1 Tests de littératie précoce et de QI non verbal

Nous avons comparé les performances dans les tests phonologiques, d’identification de lettres, de vocabulaire, des enfants des deux classes (REP / régulières) au moyen des tests t de Student (comparaison par paires) pour échantillons indépendants. Cette comparaison permet d’évaluer les différences éventuelles dans les performances de littératie des enfants en fonction du milieu socio-économique auquel ils appartiennent. Les moyennes et les écarts-types obtenus pour chacun des tests, en fonction de la classe, ainsi que la valeur du test t et du seuil de signification (p significatif si < 0,01), sont reportés dans le tableau 1.

Tableau 1

Scores moyens (et écarts-types) observés en janvier dans les différents tests en fonction du type de classe, et valeur du test t de Student permettant de comparer les performances des deux classes

Scores moyens (et écarts-types) observés en janvier dans les différents tests en fonction du type de classe, et valeur du test t de Student permettant de comparer les performances des deux classes

* significatif au seuil de 0,05

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Les résultats montrent que les enfants de REP obtiennent significativement de moins bonnes performances que les enfants de classes régulières dans les tests d’identification de rimes, de vocabulaire et de reconnaissance de lettres.

2 Décodage de pseudo-mots

Le nombre moyen (et les écarts-types) de pseudo-mots correctement décodés en janvier et en juin, en fonction de la classe sont présentés dans le tableau 2.

Tableau 2

Nombre moyen (et écarts-types) de pseudo-mots correctement décodés en janvier et en juin en fonction du type classe (maximum 6)

Nombre moyen (et écarts-types) de pseudo-mots correctement décodés en janvier et en juin en fonction du type classe (maximum 6)

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Une analyse de variance 2 (classe) x 2 (période) (avec des mesures répétées sur le facteur période) a été réalisée sur les scores en décodage de pseudo-mots, pour évaluer les effets du type de classe (REP et régulière) et de la période du test (janvier et juin). Cette analyse permet d’évaluer l’évolution des compétences des enfants dans cette tâche et de voir si cette évolution est similaire pour les deux groupes d’enfants. L’effet principal du type de classe est significatif [F(1, 178) = 12,5, p < 0,01] : les performances en décodage sont différentes pour les enfants de classes régulières (M = 1,30) que pour les enfants de REP (M = 0,61). L’effet principal de la période est significatif [F(1, 178) = 110,70, p < 0,01] : quelle que soit la classe, les performances sont différentes en juin (M = 1,64) par rapport à janvier (M = 0,27). L’interaction classe x période n’est pas significative [F(1, 178) = 3,1] : les enfants des deux groupes varient dans leurs performances entre janvier et juin de manière similaire.

3 Les variables qui prédisent le niveau de décodage

Afin de préciser le lien entre les différentes mesures de littératie précoce et de QI non verbal, et les performances en décodage, nous avons réalisé des analyses de corrélation et de régression pour chacun des deux échantillons d’enfants. Ces analyses nous permettent d’évaluer quelles sont les compétences au préscolaire qui permettent de prédire le niveau de décodage des enfants, et d’évaluer si ces compétences ont un impact similaire sur l’apprentissage du décodage pour nos deux échantillons d’enfants.

a) Analyses de corrélation et de régression pour les enfants de classes régulières

Les corrélations entre les différentes mesures pour les enfants de classes régulières sont présentées dans le tableau 3.

Tableau 3

Corrélations entre les scores dans les tests phonologiques, de vocabulaire, de QI non verbal, de reconnaissance de lettres et décodage de pseudo-mots pour les enfants de classes régulières

Corrélations entre les scores dans les tests phonologiques, de vocabulaire, de QI non verbal, de reconnaissance de lettres et décodage de pseudo-mots pour les enfants de classes régulières

* p < 0,05 ** p < 0,01

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Les corrélations de Bravais-Pearson entre les performances en décodage et les performances dans toutes les autres mesures sont significativement corrélées. Le niveau de vocabulaire est corrélé avec les performances en conscience phonémique, mais uniquement pour la tâche sur le phonème final, et les performances dans les tests d’identification de phonèmes ne sont pas corrélées aux performances en reconnaissance de lettres.

Pour obtenir une information plus précise sur les liens entre les épreuves de littératie précoce et de QI non verbal, et les performances en décodage, nous avons réalisé des analyses globales et hiérarchiques de régression. L’analyse hiérarchique de régression pour les enfants de classes régulières, avec les performances en décodage de pseudo-mots comme variable à prédire est présentée dans le tableau 4.

Tableau 4

Analyse hiérarchique de régression pour les enfants de classes régulières, avec le décodage comme variable à prédire et l’âge, le QI non verbal, le vocabulaire, l’identification de rimes et de phonèmes en position finale et initiale, et la reconnaissance de lettres comme prédicteurs (N = 90)

Analyse hiérarchique de régression pour les enfants de classes régulières, avec le décodage comme variable à prédire et l’âge, le QI non verbal, le vocabulaire, l’identification de rimes et de phonèmes en position finale et initiale, et la reconnaissance de lettres comme prédicteurs (N = 90)

*p < 0,05 **p < 0,01

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L’analyse globale de régression révèle que l’ensemble des mesures explique 59 % de la variance des performances en décodage. Seuls les scores en identification de phonèmes en position initiale et en reconnaissance de lettres sont prédictifs du niveau de décodage. Pour connaître la part de variance expliquée par chacun de ces deux facteurs, nous les avons inclus chacun en dernière étape de l’analyse hiérarchique de régression. Introduits à l’étape 7, les scores en identification de phonèmes en position initiale permettent d’expliquer 4 % de la variance des performances en décodage. Introduits à l’étape 7, les scores en identification de lettres permettent d’expliquer 37 % de la variance des performances en décodage.

b) Analyses de corrélation et de régression pour les enfants de classes de REP

Les corrélations de Bravais-Pearson entre les différentes mesures pour les enfants de classes de REP sont présentées dans le tableau 5. Toutes les corrélations sont significatives.

Tableau 5

Corrélations entre les scores dans les tests phonologiques, de vocabulaire, de QI non verbal, de reconnaissance de lettres et de décodage de pseudo-mots pour les enfants de REP

Corrélations entre les scores dans les tests phonologiques, de vocabulaire, de QI non verbal, de reconnaissance de lettres et de décodage de pseudo-mots pour les enfants de REP

* p < 0,05 ** p < 0,01

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L’analyse hiérarchique de régression pour les enfants de REP, avec le décodage de pseudo-mots comme variable à prédire est présentée dans le tableau 6.

Tableau 6

Analyse hiérarchique de régression pour les enfants de REP, avec le décodage comme variable à prédire et l’âge, le QI non verbal, le vocabulaire, l’identification de rimes et de phonèmes en position finale et initiale, et la reconnaissance de lettres comme prédicteurs (N = 90)

Analyse hiérarchique de régression pour les enfants de REP, avec le décodage comme variable à prédire et l’âge, le QI non verbal, le vocabulaire, l’identification de rimes et de phonèmes en position finale et initiale, et la reconnaissance de lettres comme prédicteurs (N = 90)

* p < 0,05 **p < 0,01

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L’analyse globale de régression révèle que l’ensemble des mesures explique 33 % de la variance des performances en décodage. Seuls les scores en reconnaissance de lettres expliquent une part significative des performances en décodage. Introduits à l’étape 7 de l’analyse hiérarchique de régression, ils expliquent 8 % de la variance des performances en décodage.

Discussion et perspectives

Cette étude avait pour objectifs, d’une part, de comparer, en fonction de la classe (et par conséquence, du milieu socio-économique), les performances de littératie précoce d’enfants en milieu de Grande Section de maternelle, et d’autre part, d’étudier précisément les liens entre ces habiletés en littératie et le niveau de décodage observé en fin d’année.

Les résultats obtenus montrent que les enfants de classes de REP obtiennent de moins bonnes performances que les enfants de classes régulières, dans différentes composantes de littératie précoce, telles que le niveau de vocabulaire, la conscience rimique et la connaissance des lettres. Par ailleurs, aucune différence significative n’est observée entre les deux groupes d’enfants dans la mesure de QI non verbal. Selon les critères de Hatcher, Hulme et Snowling (2004), ces enfants peuvent être considérés comme à risque pour l’apprentissage de la lecture. Leurs performances en conscience phonologique ne sont cependant pas plus faibles pour tous les tests. En effet, pour les tests d’identification de phonèmes, aucune différence significative n’est observée entre les deux groupes d’enfants, ce qui rejoint les résultats de Raz et Bryant (1990) qui montraient une différence uniquement en début de primaire. Cela peut s’expliquer par le fait que les activités qui développent la conscience phonémique sont typiquement présentées à l’école, alors que les activités qui développent la conscience des rimes peuvent être plus facilement développées à la maison (à travers, par exemple, les activités de lecture de livres et de comptines). À la lumière des résultats de travaux rapportés dans les écrits de recherche, on peut supposer que les faibles performances des enfants de REP, dans les tâches de reconnaissance de lettres et de vocabulaire, pourraient être mises en lien avec le nombre peu élevé de livres et d’activités de lecture partagée habituellement observé dans les milieux défavorisés (Murray, Stahl et Ivey, 1996 ; Ninio, 1980 ; Stuart, Dixon, Masterson et Quinlan, 1998). Les résultats obtenus dans la tâche de décodage de pseudo-mots montrent que les enfants de REP parviennent à décoder, en moyenne, moins de pseudo-mots que les enfants de classes régulières au milieu et à la fin de l’année. Il est par contre intéressant de constater que, bien que les enfants de REP aient des performances plus faibles que ceux de classes régulières, l’écart entre les deux groupes ne se creuse pas au cours de l’année, puisque les enfants progressent de manière similaire. Un résultat encourageant, qui nous oriente vers l’idée qu’un entraînement spécifique approprié, suivi précocement par les enfants à risque au préscolaire, pourrait leur permettre de rattraper leur retard.

Globalement, les résultats suggèrent que les enfants scolarisés en REP présentent, avant l’entrée à l’école primaire, un retard dans le développement de certaines compétences de littératie précoce, qui pourraient avoir pour conséquences des performances plus faibles en décodage en fin de maternelle. Nous avons tenté de déterminer, parmi les différentes capacités en littératie mesurées, celles qui permettaient de prédire le mieux les performances en décodage. Les analyses de régression montrent que les variables qui prédisent le niveau de décodage ne sont pas les mêmes en fonction de la classe dans laquelle sont scolarisés les enfants. La part de variance expliquée par les différentes mesures est plus importante pour les enfants de classes régulières (59 %) que pour les enfants de REP (33 %). Il semblerait donc que, pour les enfants scolarisés en REP, un nombre plus important de variables soit lié aux performances en lecture. Pour les enfants de classes régulières, les performances en reconnaissance de lettres et en identification de phonèmes expliquent une part significative de la variance des performances en décodage. Pour les enfants en REP, seules les performances en reconnaissance de lettres expliquent une part significative de la variance des performances en décodage. Contrairement à Raz et Bryant (1990), qui suggèrent que ce sont les différences en conscience phonologique observées en fonction du milieu socio-économique qui prédisent les différences dans le niveau d’identification des mots, les résultats que nous avons obtenus suggèrent que c’est essentiellement le faible niveau des enfants en REP en connaissance de lettres qui permet de prédire leurs performances en lecture. S’il est logique de trouver que les mesures de QI non verbal ne permettent pas de prédire le niveau de décodage (Jimenez et Rodrigo-Lopez, 2000), il est plus surprenant qu’aucun lien n’ait été observé entre le niveau de vocabulaire et les performances en décodage. À ce qu’il semble, d’après les résultats des études présentées dans les écrits scientifiques, que le lien entre niveau de vocabulaire et décodage n’est pas direct, mais serait médiatisé par le niveau de conscience phonologique : ainsi, l’accroissement du vocabulaire permettrait d’améliorer le niveau de conscience phonologique qui, en retour, améliorerait le niveau de décodage (Burgess et Lonigan, 1998). Dans ce sens, on remarque en effet que les performances dans la tâche de vocabulaire sont corrélées positivement avec les performances en conscience phonologique (mais uniquement avec la tâche de phonème final pour les classes régulières). En ce qui concerne le lien entre les capacités métaphonologiques et la connaissance des lettres, l’absence de corrélation pourrait s’expliquer par les tâches que nous avons utilisées, qui ne nécessitent pas un travail assez explicite de manipulation des sons (Carroll, 2004).

L’ensemble des résultats de cette étude suggère qu’il faudrait accorder une attention particulière à l’apprentissage des lettres lors de l’enseignement au préscolaire. Même si nos résultats ne permettent pas de mettre en évidence le lien avec le niveau de conscience phonologique, une large majorité des recherches rapportées dans les écrits scientifiques insiste sur l’intérêt du développement des habiletés phonologiques chez les apprenti-lecteurs, et particulièrement chez les enfants à risque. Ce sont donc ces deux compétences qui ressortent comme les plus crucialement liées à la réussite dans l’apprentissage de la lecture.

Il se peut que les difficultés en lecture viennent entraver la scolarité de l’élève et aient pour conséquence ce que Stanovich (1986) appelle l’effetMathieu : un faible niveau en lecture va entraîner l’échec dans d’autres domaines d’apprentissage qui sont de plus en plus dépendants de la lecture, au fur et à mesure de la scolarisation. En effet, les enfants mauvais lecteurs sont moins fréquemment exposés au langage écrit et rencontrent un matériel écrit trop difficile pour leur niveau de compétence, ce qui leur donne moins l’occasion de développer des stratégies de compréhension et d’élargir leurs connaissances dans les autres domaines. Il apparaît donc primordial de trouver des moyens de prévention des difficultés de lecture, notamment pour les enfants à risque qui auront été dépistés dès le préscolaire. Dans un objectif de prévention, nous avons évalué les effets d’un entraînement multisensoriel de préparation à la lecture chez des enfants à risque, scolarisés en classe de REP (Bara, Gentaz et Colé, 2004). Ce type d’entraînement a pour intérêt de solliciter toutes les modalités sensorielles (auditive, visuelle et tactilo-kinesthésique) impliquées dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Ainsi, les enfants explorent les lettres à la fois par la vision et par le toucher, et les mettent systématiquement en relation avec le son qui leur correspond. Les résultats obtenus révèlent que l’entraînement multisensoriel permet d’améliorer les performances en décodage des enfants de manière plus importante qu’un entraînement phonologique classique. Ce type d’entraînement apparaît donc particulièrement efficace pour préparer l’apprentissage de la lecture.

Conclusion

En conclusion, la compréhension des difficultés rencontrées par certains enfants lors de l’apprentissage de la lecture intéresse à la fois le chercheur et le praticien qui doit intervenir auprès des élèves. Si les causes de ces difficultés sont multiples et encore loin d’être entièrement déterminées et comprises, un courant de recherche assez récent a mis en évidence le rôle, dans l’apprentissage de la lecture, de certaines compétences langagières qui doivent être développées au préscolaire. Ainsi, plus particulièrement, trois compétences, le niveau de vocabulaire, de connaissance des lettres de l’alphabet et de conscience phonologique, semblent être des acquisitions critiques pour l’apprentissage de la lecture, et déterminantes pour sa réussite. En conséquence, il est possible de dépister, grâce à ces mesures de littératie précoce, les enfants à risque de présenter des difficultés d’apprentissage. Ce dépistage a pour intérêt de permettre la mise en oeuvre, dès le préscolaire, de moyens d’interventions qui peuvent être efficaces pour minimiser les retards dans l’apprentissage de la lecture. Parmi les interventions au préscolaire, les entraînements phonologiques qui mettent explicitement en lien les exercices de manipulation des sons et ceux centrés sur la connaissance des lettres semblent les plus intéressants à mettre en oeuvre, car l’efficacité de leurs résultats a été validée. Toutefois, il est encore possible d’améliorer l’efficacité de ce type d’entraînement en associant, aux perceptions visuelle et auditive, l’exploration haptique des lettres, afin d’améliorer la mémorisation des lettres et de rendre plus explicite le lien entre la lettre et le son.