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1. Introduction et problématique

Cet article s’intéresse au point de vue des enseignants sur les manuels scolaires de sciences et technologies produits dans le contexte de l’implantation de la récente réforme éducative. En effet, au cours des dernières années, les ministères de l’Éducation de plusieurs provinces canadiennes, dont le ministère de l’Éducation du Québec, qu’on désigne maintenant sous le vocable de ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, ont apporté des changements profonds aux programmes des sciences au primaire et au secondaire. Ces changements ont été justifiés, entre autres, par la place grandissante que les sciences et technologies occupent dans la société, par la nécessité d’assurer une culture scientifique et technologique à tous les citoyens, fondée, notamment, sur la relation entre sciences, technologies et société, et par le désintérêt des élèves pour les disciplines scientifiques (Conseil des ministres de l’Éducation du Canada, 1997 ; Rousseau, 2002). Mentionnons dès à présent que, bien que le ministère de l’Éducation du Québec utilise le singulier (science et technologie) pour désigner ce domaine, nous préférons, dans ce texte, utiliser le pluriel (sciences et technologies), étant donné qu’on ne peut prétendre qu’il existe une seule (LA) science et une seule technologie.

Au Québec, étalé sur deux ans, le nouveau programme de sciences et technologies au premier cycle du secondaire (Ministère de l’Éducation du Québec, 2004a) est un programme intégré, plutôt que cloisonné en matières indépendantes. Désormais, ce n’est plus l’écologie (en première année) et l’environnement physique (en deuxième année) qui sont au programme, mais des contenus intégrés en provenance de cinq champs disciplinaires d’ordre scientifique (chimie, physique, biologie, astronomie, géologie) et divers champs technologiques. Le programme est aussi décrit en termes de compétences disciplinaires et transversales, et exige l’établissement de liens avec d’autres disciplines et avec des problématiques sociales comme la santé et l’environnement, par le biais de la composante du programme nommée domaines généraux de formation. Aborder la formation scientifique dans le cadre de la réforme par compétences consiste aussi à organiser l’enseignement autour de situations contextualisées (qui prennent appui sur des problèmes en lien avec le quotidien), ouvertes (qui permettent aux élèves d’aborder le problème de plusieurs façons) et intégratives (qui mobilisent et mettent en relation des concepts et des compétences de plusieurs disciplines) (Ministère de l’Éducation du Québec, 2004a). Par ailleurs, les fondements constructivistes et socioconstructivistes retenus par les nouvelles orientations mettent l’accent sur la prise en charge des démarches d’apprentissage par les élèves et leur implication dans l’investigation et dans la structuration des savoirs.

Des analyses antérieures (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2006 ; Ourisson, 2002), réalisées ici et ailleurs, montrent que l’enseignement des sciences rencontrait déjà plusieurs difficultés. Avec l’ampleur des changements qu’elles nécessitent, les nouvelles orientations ajoutent de nouveaux défis pour les acteurs concernés par la mise en oeuvre de celles-ci, notamment les enseignants et les concepteurs des manuels scolaires.

Fait important, la notion de manuel scolaire est utilisée ici de manière générique et renvoie en même temps au manuel de l’élève et au guide de l’enseignant. De son côté, le ministère de l’Éducation du Québec utilise la terminologie d’ensemble didactique. Celui-ci est composé d’une série d’instruments, dont un manuel imprimé à l’usage de l’élève (manuel de l’élève) et un guide d’enseignement imprimé ou numérique (Ministère de l’Éducation du Québec, 2004b).

Dans ce nouveau contexte curriculaire, particulièrement en l’absence d’une préparation suffisante (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2006), les enseignants risquent de s’appuyer davantage sur les manuels scolaires pour s’approprier et appliquer les nouveaux programmes de sciences et technologies et pour développer les nouvelles pratiques professionnelles souhaitées (Davis et Krajcik, 2005 ; Givens, 2000 ; Schneider et Krajcik, 2002).

Dans les textes qui préparaient la réforme, le ministère de l’Éducation du Québec reconnaissait déjà l’importance du manuel scolaire dans la pratique, et soulignait que celui-ci conditionne largement l’enseignement et l’apprentissage (Ministère de l’Éducation du Québec, 1997, p. 21). Parallèlement à la préparation et à l’implantation de cette réforme, le ministère annonçait aussi prendre de nouvelles dispositions afin que les manuels scolaires répondent aux orientations retenues. Ainsi, l’énoncé de la politique éducative L’école, tout un programme (Ministère de l’Éducation du Québec, 1997, p. 14) prévoyait

[…] redéfinir la notion de matériel didactique de base et les critères relatifs à son évaluation, et réviser le statut des ouvrages de référence courants, de manière à introduire une plus grande rigueur scientifique et à proposer des démarches d’apprentissage plus dynamiques.

Dans un document encadrant leur production et leur utilisation, la commission du matériel didactique (2002) attribue huit fonctions aux manuels scolaires : 1) médiation entre le programme et les enseignants ; 2) soutien à l’enseignement ; 3) support à l’apprentissage ; 4) référent pour l’élève et ses aidants (ex. : les parents) ; 5) rehaussement culturel ; 6) promotion de valeurs sociétales ; 7) garantie de la gratuité scolaire ; et 8) supervision pédagogique. Les critères d’approbation ont été aussi renouvelés afin de répondre à ces nouvelles fonctions (Ministère de l’Éducation du Québec, 2004b, 2004c).

Organisé en avril 2006 au Chili, à la suite d’une recommandation de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et regroupant des participants de plusieurs pays (Australie, Brésil, Canada, Colombie, Espagne, États-Unis, France, Islande, Mexique, Norvège, Royaume-Uni), le Séminaire international sur les manuels scolaires témoigne aussi du rôle accordé à ces outils dans l’enseignement dans les différents pays (Conseil des ministres de l’Éducation du Canada, 2006). Les récents congrès internationaux organisés sur le sujet (International organisation for science and technology education, 2007 ; Laboratoire sur les manuels scolaire, 2006) s’inscrivent dans la même perspective. Cette place accordée aux manuels scolaires dans la mise en oeuvre du curriculum et, dans le contexte québécois, de l’appropriation de la réforme exige qu’on les considère sérieusement dans les recherches en éducation.

2. Le manuel scolaire de sciences comme objet de recherche

En considérant les recherches qui ont porté sur le manuel scolaire d’un point de vue didactique, celui notamment des contenus et des démarches d’enseignement et d’apprentissage qui nous concernent ici en lien avec l’application des nouveaux programmes, nous pouvons distinguer entre deux principales orientations : celles qui traitent du manuel des sciences comme objet d’étude per se et celles qui l’abordent comme outil, in use, pour paraphraser Luke, de Castell et Luke (1989).

2.1 Le manuel comme objet d’étude en lui-même

En tant qu’objet, le manuel véhicule une conception du savoir, une manière de considérer l’enseignement et l’apprentissage, une vision du monde, etc., qu’il est important d’analyser comme telle. Les recherches qui s’inscrivent dans cette lignée sont très variées. Certains auteurs se sont intéressés à la manière dont sont abordés certains concepts ou, d’une manière générale, les savoirs scientifiques et leur construction par les élèves. Furió-Más, Calatayud, Guisasola et Furió-Gómez (2005) montrent que les cours proposés dans 37 manuels scolaires du secondaire et de l’Université en Espagne ne donnent pas une bonne représentation des réactions acide-base. En plus de véhiculer une vision neutre de la chimie (enseignée sans lien avec le quotidien et avec les thématiques sciences-technologie-société), ces cours donnent une image déformée de la science. En outre, des entrevues réalisées auprès de 20 enseignants du secondaire montrent que leurs conceptions des réactions acide-base ne permettent pas de compenser les faiblesses des manuels analysés.

Hasni et Roy (2006) ont analysé comment des concepts scientifiques de biologie sont abordés dans deux manuels scolaires produits dans le contexte de l’implantation de la nouvelle réforme au primaire au Québec (Ministère de l’Éducation du Québec, 2001). Ces auteurs montrent, entre autres, que les concepts scientifiques considérés sont associés surtout à l’acquisition du vocabulaire et à la mémorisation des faits. Dans la plupart des cas, les concepts sont soulignés en couleur dans les situations d’apprentissage, et définis dans un glossaire ou dans une section réservée à cet effet. Les concepts sont très rarement le produit d’une construction résultant du recours à une démarche d’apprentissage menée par l’élève, encore moins de la mise en oeuvre d’une démarche à caractère scientifique.

Dans une analyse de sept manuels scolaires de physique-chimie et de huit manuels de sciences de la Vie et de la Terre au secondaire en France, Coisne (2004) souligne, en plus d’un déficit sur le plan conceptuel, le peu de place accordée au doute dans la production des savoirs scientifiques, ainsi que l’insuffisance de la présence de l’histoire des sciences et de l’actualité scientifique dans les cours et dans les travaux pratiques. Leite (2002) a analysé cinq manuels de physique au Portugal en considérant la place qu’ils accordent à l’histoire des sciences. Ses résultats montrent que la présence de cette dimension est variable selon les manuels, mais que le contenu abordé permet difficilement de donner aux élèves une image adéquate de la science et du travail des scientifiques.

En considérant la théorie cinétique dans 22 manuels de chimie, Niaz (2000) souligne que la plupart de ceux-ci manquent d’éléments renvoyant à un cadre théorique sur l’histoire et la philosophie des sciences, et présentent des déficits au regard de plusieurs aspects conceptuels. L’analyse de Brush (2000) va dans le même sens. Elle permet de souligner que les concepteurs des manuels scolaires ne prêtent pas beaucoup d’attention à l’histoire des sciences. En effet, les 28 manuels de physique analysés déforment ou ignorent plusieurs faits historiques liés aux origines de la physique moderne. Le même résultat a été obtenu par Justi et Gilbert (2000) qui ont analysé l’évolution de la notion d’atome dans 12 manuels brésiliens et britanniques.

2.2 Le manuel étudié comme outil dans le contexte de son usage

Ces exemples illustrent la diversité des recherches qui ont traité du manuel scolaire comme objet, véhiculant des savoirs et une certaine vision du rapport au savoir (sa production, son historicité, son lien avec la réalité, les modalités de son appropriation). Moins nombreux (Haggarty et Pepin, 2002), les travaux qui abordent les manuels du point de vue de leur utilisation se situent généralement du côté de l’apprentissage (les élèves), de l’enseignement (les enseignants) ou de la médiation dans le contexte des démarches d’enseignement-apprentissage.

Les trois exemples suivants permettent d’illustrer ces orientations. Van Boxtel, Van der Linden et Kanselaar (2000) ont analysé l’utilisation des manuels par les élèves dans un contexte de travail collaboratif. Dans cette étude, 56 élèves ont été placés en dyades pour élaborer une carte conceptuelle en introduction à un nouveau cours d’électricité dans deux situations : dans l’une, ils étaient amenés à utiliser les manuels scolaires ; dans l’autre, non (groupe témoin). Les résultats obtenus montrent que, si les apprentissages individuels sont corrélés de manière positive au travail collaboratif dans un mode d’interaction, l’utilisation des manuels a un effet négatif sur la coconstruction des savoirs par les élèves. Dans cette étude, les auteurs concluent que les manuels ont un effet négatif sur l’engagement actif des élèves dans leurs apprentissages : baisse des interactions entre les élèves ; diminution des verbalisations et de la construction collective de sens ; copiage des réponses aux questions retenues à partir des réponses présentées dans les manuels au lieu du recours effectif à des manipulations et à des expérimentations.

Haggarty et Pepin (2002) se sont intéressés à l’enseignement de la notion du nombre dans des classes de trois pays (Angleterre, Allemagne et France), selon une double perspective : la manière dont les manuels scolaires les plus utilisés dans ces pays abordent cette notion, et l’utilisation médiatrice que les enseignants font de ces manuels pour son enseignement. Les résultats montrent que les élèves n’acquièrent pas le même savoir au regard de cette notion dans les trois pays et que cet apprentissage est largement influencé par les manuels et les utilisations que les enseignants en font.

Lubben et Campbell (2003) ont examiné certains aspects descriptifs de l’utilisation du manuel en classe : 1) type d’activités dans lesquelles le manuel est utilisé (explication, expérimentation, questions, argumentations, etc.) ; 2) fréquence de référence au manuel dans le cours (et moyenne par cours) ; 3) type d’utilisation pédagogique (utilisation d’un diagramme pour supporter l’explication ou le questionnement, lecture pour consolider le savoir, exploitations des activités pratiques proposées, etc.) ; et 4) type d’interactions sociales (à la maison ou en classe, individuellement, en groupe ou par l’ensemble de la classe). Les résultats montrent que même si les manuels ne sont pas toujours utilisés en classe, ils déterminent grandement les pratiques des enseignants.

Notre article se situe en complémentarité avec ces travaux : il vise à comprendre les attentes que les enseignants ont des manuels scolaires de sciences et technologies dans le contexte de la réforme et le rationnel sur lequel ils se basent pour leur sélection et leur utilisation.

3. Contexte théorique

Les résultats présentés ici s’inscrivent dans le cadre des recherches que nous menons actuellement sur les pratiques d’enseignement, que nous distinguons, avec d’autres auteurs (Altet, 2001, 2002 ; Bru, 2002 ; Lenoir et Vanhulle, 2006), des pratiques enseignantes. La pratique enseignante englobe l’ensemble des activités reliées à la fonction enseignante, incluant la pratique d’enseignement et d’autres tâches qui se déroulent en dehors de la classe, durant le temps scolaire (la pratique de travail collectif avec les collègues, l’encadrement des élèves dans la cour de l’école, etc.) ou à l’extérieur (la pratique d’échanges avec les parents, les pratiques de partenariat, etc.) (Altet, 2001 ; Bru et Maurice, 2001). Quant à la pratique d’enseignement, elle renvoie à cet ensemble d’activités qui s’organisent autour du temps de classe, en présence des élèves, et inclut trois phases interdépendantes : préactive, interactive et postactive (Altet, 2002 ; Bru et Talbot, 2001). La phase préactive correspond à la préparation, structurée ou non, de l’intervention auprès des élèves. Certaines questions fondamentales permettent de la caractériser : le quoi enseigner (les contenus visés par l’enseignement), le comment enseigner (les démarches et approches didactico-pédagogiques retenues), le avec quoi (les ressources à utiliser pour réussir cet enseignement), le pourquoi (les finalités éducatives visées en lien avec les contenus et les démarches et approches retenues), et cela en fonction des élèves et du contexte dans lequel se déroule cet enseignement. La phase interactive renvoie à l’intervention auprès des élèves (pratique effective). La phase postactive conduit à l’expression d’une argumentation justificatrice (les motifs-parce-que) de la pratique effective, telle qu’elle a été vécue (Lenoir et Vanhulle, 2006).

Les études actuelles portant sur les pratiques empruntent deux voies : dans la première, elles sont centrées sur les pratiques déclarées (ce que les enseignants disent faire) ; dans la deuxième, elles s’intéressent aux pratiques effectives (telles qu’elles se déroulent en classe). Si l’observation en classe permet de réduire les limites des recherches sur les pratiques déclarées des enseignants (leurs représentations, leurs croyances, etc.), approchées par le biais de questionnaires et d’entrevues (discours sur la pratique), il faut toutefois se garder, comme le rappellent, entre autres, Bressoux (2001) ainsi que Lenoir et Vanhule (2006), de croire que la méthode qui consiste à procéder par observations directes pendant la phase interactive est exempte de critiques. En effet, cette méthode présente, elle aussi, plusieurs limites évidentes (modifications dues à l’observateur, difficultés à réaliser des observations longues ou nombreuses, modifications des pratiques par l’enseignant, etc.) (Bresoux, 2001 ; Lenoir, Maubant, Hasni, Lebrun, Zaid, Habboub et McConnell, 2006). Comme le souligne Altet (2001), la pratique de l’enseignant peut être définie comme une activité professionnelle située, orientée par des fins, des buts et des normes, celle d’un groupe professionnel, traduisant les savoirs, les procédés et les compétences-en-actes d’une personne en situation professionnelle (Altet, 2001, p. 14). En ce sens, les enseignants interprètent leurs rôles, leur manière d’enseigner, etc., en fonction de leur propre cadre de référence expérientiel et représentationnel (Vincent, Garnier et Marinacci, 2006) qu’il est important de considérer. Si pratiques déclarées et pratiques effectives ne peuvent être confondues, les deux sont complémentaires pour éclairer l’analyse (Lenoir et collab., 2006).

Même si nous considérons ces deux dimensions dans nos recherches pour comprendre, entre autres, la place que les manuels scolaires occupent dans les pratiques d’enseignement, dans cet article, nous nous intéressons particulièrement au discours sur les pratiques : les attentes que les enseignants ont des manuels scolaires de sciences et technologies dans le contexte de la réforme et le raisonnement qui sous-tend leur sélection et leur utilisation.

4. Méthodologie

Deux collectes de données sont considérées dans ce texte.

4.1 Première collecte de données

4.1.1 Sujets 

Trois groupes d’enseignants de sciences et technologies, dont certains prennent aussi en charge les mathématiques, au premier cycle du secondaire, en provenance de cinq commissions scolaires avec lesquelles nous avons des ententes de collaboration de recherche, ont participé à la collecte des données (N = 20 : 6 + 8 + 6). L’échantillon en est un de convenance, basé sur le volontariat. Il se compose de 12 femmes et de 8 hommes, dont l’expérience d’enseignement s’étend de 5 à 18 ans.

4.1.2 Instrumentation et déroulement de la collecte de données

La méthode de collecte repose sur des entretiens de groupe (focus group) (Fern, 2001) réalisés au début de la première année de l’implantation officielle de la réforme. Cependant, à l’automne 2005, comme les enseignants étaient en négociation de leur convention collective, l’accès au milieu scolaire n’a pas été possible. C’est pourquoi les entretiens de groupe (focus groups) ont eu lieu plutôt au début de l’hiver 2006. Les rencontres se sont déroulées avec les trois groupes d’enseignants volontaires à trois moments différents dans les commissions scolaires. Parmi les questions abordées lors de cet entretien, trois portent sur les manuels scolaires dans le contexte de la réforme (Tableau 1, partie a). Lors de l’entretien de groupe, les participants étaient encouragés à exprimer leur point de vue sur chacune des questions posées et à réagir aux interventions des autres participants (encouragement du débat). L’entretien de groupe a été enregistré et transcrit au complet à des fins d’analyse.

Tableau 1

Questions portant sur les manuels scolaires dans les deux collectes de données

Questions portant sur les manuels scolaires dans les deux collectes de données

Note : dans le discours courant, les enseignants utilisent plusieurs termes pour désigner les manuels scolaires : matériel didactique, livres, manuels, etc. Nous avons préféré garder l’expression générique lors des entrevues.

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4.2 Deuxième collecte de données

4.2.1 Sujets 

Neuf enseignants volontaires de sciences et technologies au premier cycle du secondaire, en provenance des mêmes commissions scolaires précédentes, ont participé à la collecte de données. L’échantillon de convenance est composé de 6 femmes et de 3 hommes, dont l’expérience d’enseignement va de 2 à 16 ans.

4.2.2 Instrumentation et déroulement de la collecte de données

Des entrevues (téléphoniques) individuelles ont été réalisées après la première année de l’implantation officielle du nouveau programme. Les questions qui portaient sur les manuels scolaires visaient, cette fois-ci, l’obtention de données non seulement sur les attentes des enseignants à l’égard des manuels scolaires, mais aussi sur leurs points de vue au regard des nouveaux manuels à la suite de leur utilisation en classe (Tableau 1, partie b). Les entrevues ont été enregistrées et transcrites à des fins d’analyse.

4.3 Méthode d’analyse des données

Les entretiens de groupe et les entrevues individuelles ont été transcrites dans leur totalité ; les données textuelles ainsi obtenues ont été traitées en recourant à l’analyse du contenu basée sur la catégorisation des unités de sens (Bardin, 2001). Seul le discours transcrit a été retenu pour l’analyse. Les réponses non verbales n’ont pas été considérées. Par exemple, lorsqu’un participant fait un signe de tête pour exprimer son accord (ou son désaccord) avec l’intervention d’un pair, cette donnée n’a pas été retenue.

La procédure d’analyse retenue repose sur une grille thématique mixte où une partie des catégories a été établie à l’avance, alors qu’une autre partie a émergé de l’analyse. Un accord interjuge entre trois évaluateurs a permis d’assurer la stabilité de la catégorisation et la répartition des unités de sens (accord dépassant les 90 %).

4.4 Considérations éthiques 

Les deux collectes de données ont nécessité l’obtention d’un certificat d’éthique de l’Université de Sherbrooke et ont fait l’objet d’un consentement signé par les participants qui avaient été informés des objectifs et du déroulement de la recherche.

5. Résultats

5.1 Attentes des enseignants à l’égard des manuels scolaires (entretiens de groupes)

L’analyse des verbatims issus des entretiens de groupe (focus groups) permet de regrouper les unités de sens en trois grandes sections : 1) les caractéristiques attendues des manuels scolaires ; 2) les critiques et les limites des manuels scolaires (connus ou utilisés) ; et 3) la place et l’utilisation (actuelle ou prévue) des manuels scolaires.

Les 20 répondants ont produit, pour les questions considérées dans cette analyse, 34 interventions, soit une moyenne de 1,7 par répondant. Si, pour les entrevues individuelles, il est facile d’identifier, dans les verbatims, les réponses (et les unités de sens) de chaque répondant, cette association est difficile à faire dans le cas des données résultant des entretiens de groupe. Les unités de sens issues de ces données ont été par conséquent identifiées en se basant sur l’ordre des interventions. Les répondants ont aussi produit 161 unités de sens (88 sur les caractéristiques ; 51 sur les critiques ; 22 sur l’utilisation), avec une moyenne de huit par intervenant.

5.1.1 Caractéristiques attendues

Les caractéristiques attendues des manuels scolaires renvoient à six principales catégories (Tableau 2). Celles-ci sont exprimées en nombre d’interventions et en nombre d’unités de sens. Afin d’éviter d’accorder une surreprésentation aux catégories sur lesquelles certains répondants se sont exprimés longuement (plusieurs unités de sens), nous avons choisi de baser nos analyses sur le nombre d’interventions dans lesquelles apparaît chacune des catégories considérées. En d’autres termes, pour chaque intervention, une catégorie n’est comptabilisée qu’une seule fois, peu importe le nombre d’unités de sens qui la représentent dans cette intervention.

Les données du tableau 2 montrent que les manuels sont d’abord considérés par les répondants comme outil de référence (N = 26). La notion de référence revient d’ailleurs 31 fois dans le discours des enseignants, et elle renvoie principalement à trois sens :

Tableau 2

Principales caractéristiques attendues des manuels scolaires

Principales caractéristiques attendues des manuels scolaires

Note : le pourcentage total dépasse 100 %, parce que, pour chacune des 34 interventions, le discours des répondants renvoie à plus qu’une catégorie, en lien avec les caractéristiques des manuels scolaires (88), avec leur critique (51) ou avec leur utilisation (22).

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  1. Selon le premier sens, le manuel est considéré comme une source de contenu d’enseignement, ainsi qu’en témoigne cet enseignant :

    Moi, ce que je trouve intéressant, par contre, c’est le manuel encyclopédique, un peu pour faire des recherches […]. Chercher de la théorie ; on dirait que le livre devrait être là pour les concepts. Puis [pour les] compétences, c’est quelque chose qu’on devrait gérer nous-mêmes ou qu’on devrait faire par l’entremise de quelque chose d’autre ; c’est une encyclopédie de concepts, de savoirs.

  2. Selon le deuxième sens, le manuel est considéré comme une source de contenu pour les élèves :

    • un bon manuel scolaire doit [être…] un outil où les élèves peuvent aller lire et trouver de l’information ;

    • […] c’est important qu’il y ait de la lecture de textes [pour les élèves].

  3. Enfin, le manuel est considéré comme une source d’informations diverses pour l’enseignant et pour les élèves (par exemple, référence à d’autres ressources comme Internet) : permettre aux jeunes de dire ok, si j’ai des recherches à faire dans ce domaine là où j’ai cette activité-là, je peux aller chercher là, dans des ressources, dans le milieu ou sur Internet.

Les enseignants s’attendent aussi à ce que les manuels scolaires leur proposent des activités ou des approches (démarches) d’enseignement facilement utilisables (N = 16), qui correspondent à leur manière de voir l’enseignement et l’apprentissage et qui allègent leur tâche de préparation :

  • […] et ils devraient me donner aussi des activités par équipe, qui sont déjà toutes faites, où moi je n’ai pas à pondre un document. Je dis toujours que je suis une petite poule, parce que je ponds des documents à tous les jours ;.

  • […] ça, c’est une caractéristique pour moi, d’avoir dans un manuel les activités [qui]varient dans le temps du projet, qu’on ne fasse pas tous les labos ensemble, après ça, répondre à toutes les questions.

Cette catégorie de caractéristiques est en lien avec une troisième qui renvoie au rôle accordé à l’enseignant dans la mise en oeuvre des activités proposées par les manuels. Les enseignants souhaitent que ceux-ci présentent des activités et un déroulement souples qui leur laissent une marge de manoeuvre (N = 9) :

  • […] il nous offrait un large éventail d’activités dans lesquelles on pouvait choisir, dépendamment du groupe qu’on a ;.

  • […] tu peux choisir au travers puis, tu amènes ta touche à toi aussi. Ce n’est pas suivre le livre d’une page à l’autre.

Dans six interventions, les enseignants soulignent l’intérêt de l’adaptation des activités proposées à la diversité des élèves (différenciation pédagogique) : […] un volume qui est adaptable […] autant d’exercices pour les faibles, les moyens et les forts. Pour les forts, des pistes pour qu’ils continuent.

En plus de ces quatre principales catégories de caractéristiques, d’autres ont été rapportées dans un nombre moins important d’interventions : 1) la facture (ou la forme du manuel) (ex. : bonne mise en page, je dois dire, belle infographie, beau design et quelque chose qui est attirant, ça aide) ; et 2) la contextualisation des savoirs (ex. : Moi, je verrais un manuel qui ferait des liens, qui ferait des liens avec l’extérieur … parce que le but, c’est d’actualiser).

5.1.2 Critiques

Le discours des enseignants sur les caractéristiques attendues des manuels scolaires a été accompagné aussi de certaines critiques de ceux-ci. Celles-ci renvoient à cinq principales catégories (Tableau 3).

Tableau 3

Principales critiques (ou caractéristiques non souhaitées) des manuels scolaires

Principales critiques (ou caractéristiques non souhaitées) des manuels scolaires

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La première catégorie de critiques (N = 8) renvoie à la difficulté que les enseignants ont à utiliser les activités comme le propose le manuel :

  • Je n’ai pas trouvé un qui allait à mes « pieds ».

  • Les volumes qui nous sont proposés pour la réforme, ce ne sont pas des volumes de support.

  • Ils proposent 56 000 activités non encadrées.

Le problème des contenus disciplinaires (leur insuffisance, leur inadéquation, le manque de justesse, etc.) a été soulevé dans sept interventions ; par exemple :

  • J’en ai vu où il n’y a pas de texte.

  • On dit que nos élèves ne savent pas lire, ils ne savent pas écrire. Mais quand [dans] un livre […] vous mettez quelque chose à lire, peut-être qu’ils vont lire.

  • Les notes de cours, je n’en ai pas trouvé qui allaient avec moi.

  • Quand vous êtes en sciences, des fois il y a des erreurs dans les manuels.

La rigidité des activités proposées par les manuels (le manque de souplesse) est une autre critique soulevée par les répondants (N = 6). Ces activités ne laisseraient pas de marge de manoeuvre aux enseignants, leur enlèveraient leur part de créativité et, pour certains, affaibliraient leur statut de professionnels :

  • Il peut être très étouffant. Le matériel qu’ils nous donnent est […] tout organisé avec les grilles d’évaluation, avec ci, avec ça. À 10 h 15, tu vas aux toilettes, à 11 h et demie, tu dois faire ci, puis ça.

  • Moi, je trouve que les compagnies d’édition essaient de plus en plus de nous donner le tout cuit. Je trouve que ça donne un effet étouffant.

  • Dans les nouveaux guides qu’on reçoit […] après 20 minutes, tu fais ci, 45 minutes, tu fais ça, à la 3e période, tu fais ça […] Quand je les suis, ça m’enlève un peu de prestige dans mon métier.

En plus de ces trois catégories de critiques, d’autres ont été rapportées dans un nombre moins important d’interventions. Pour certains, les manuels existants ne prennent pas en considération la diversité des élèves :

  • Je trouve que les volumes, ils font comme s’il [l’élève] était supposé être rendu là. Oui, mais, il y en a trois quarts qui ne sont pas rendus là.

  • On ne peut pas leur demander [aux élèves] la même chose ; puis, si on se fie aux volumes, aux manuels, eux, ils demandent la même chose.

D’autres répondants soulignent les limites liées au processus de production des manuels :

  • Les gens qui ont écrit ça, […] ça fait combien d’années qu’ils n’ont pas vu une classe ? C’est ça que je trouve malheureux.

  • Le manuel il faut qu’il soit testé ; ça n’a pas été testé, on dirait.

5.1.3 Modalités d’utilisation

En plus du discours sur les caractéristiques et sur les critiques des manuels, 22 interventions renvoient à différents aspects de leur utilisation. Dans 18 interventions (18 unités de sens), les répondants disent que les manuels constituent des outils ou un support, autant pour la recherche des savoirs disciplinaires que pour l’adaptation ou la construction des activités d’enseignement :

  • Quand je les utilise, c’est pour alimenter une image, faire des enquêtes.

  • […] bon, quelles activités on a vues dans plusieurs livres ? Quelle activité est la meilleure ? Ok, je vais prendre la question de celle-ci puis de celle-là, puis je vais bâtir quelque chose.

  • […] aller chercher de l’information pour mieux la comprendre.

Un seul répondant dit qu’il utilise le manuel sans adaptation, en attendant de s’approprier la réforme.

Par ailleurs, quatre intervenants ont souligné les pressions auxquelles les enseignants sont soumis de la part des différents acteurs au regard des manuels scolaires.

  1. Des pairs :

    • J’ai des collègues, ça leur prend absolument un volume que les élèves vont apporter à la maison. Donc déjà là, il y a un désaccord.

  2. Des directions d’écoles :

    • On a une pression au niveau de la direction, car il faut choisir et il faut payer [l’achat des manuels].

    • Là, si vous faites acheter un volume-élève puis que vous ne l’utilisez pas, après ça on ne vous achètera plus jamais de livres.

  3. Des parents :

    • Si vous achetez un volume et pas de cahiers d’exercices, les parents ne comprendront pas pourquoi on fait acheter des choses.

5.2 Points de vue des enseignants sur les manuels scolaires utilisés (entrevues individuelles)

Les enseignants qui ont participé aux entrevues utilisent différents ensembles didactiques (manuels) pour la préparation et l’enseignement de leurs cours de sciences et technologies : deux disent recourir à Galiléo ; deux à Exploration ; trois à Univers ; deux à Connexions et un à Propulsion. Deux répondants utilisent aussi deux collections en mathématiques (un Panoramath et un Perspectives), puisqu’ils enseignent aussi cette matière. Un enseignant affirme n’utiliser aucun manuel. Ces réponses montrent que certains enseignants recourent à plus d’une collection en même temps. La plupart des répondants disent avoir fait leur choix des manuels à la suite d’une participation aux présentations d’information que les maisons d’édition organisent pour les acteurs du milieu scolaire.

5.2.1 Composante de l’ensemble didactique la plus utilisée par les répondants

Alors qu’un seul répondant dit recourir essentiellement au guide de l’enseignant, parce qu’il considérait qu’il était assez complet, et que deux répondants disent utiliser essentiellement le manuel de l’élève pour la planification et l’enseignement, cinq affirment s’appuyer sur les deux composantes.

Par ailleurs, les justifications avancées par les répondants montrent une prédominance du recours au manuel de l’élève, et mettent l’accent sur les limites des guides des enseignants et les difficultés liées à leur utilisation. Mentionnons que, contrairement aux entretiens de groupe (focus groups), pour les entrevues individuelles, le discours peut être associé à chacun des répondants. Voici le témoignage de deux répondants :

  • Quand je vais dans le guide de l’enseignant, je ne peux pas me fier aux conseils méthodologiques temporels à 100 %, parce que ce n’est pas ce que je veux appliquer ; je veux quand même que ça reste à ma couleur ; donc j’aime mieux partir du matériel que l’élève utilise (répondant 1, R1).

  • J’ai utilisé, en fait, le manuel de l’élève, surtout. Bon, on a commencé avec leur première proposition de projet et on s’est vite rendu compte que ça ne nous convenait pas (répondant 2, R2).

5.2.2 Caractéristiques perçues des manuels scolaires utilisés

Deux principales caractéristiques ont été appréciées par les répondants dans certains manuels utilisés. Elles rejoignent les catégories qui se dégagent de l’entretien de groupe. La première est la flexibilité. Les enseignants apprécient les manuels qui sont organisés de manière à leur permettre de se libérer de la planification, mais qui leur donnent la possibilité de chercher les éléments dont ils ont besoin et d’adapter les contenus du manuel à leurs besoins (qui leur laissent une marge de manoeuvre) :

  • On n’a pas à passer nos soirées à pondre nous-mêmes (R5).

  • Je l’utilise parce qu’il offre beaucoup de flexibilité pour les enseignants. L’enseignant qui a beaucoup d’imagination peut faire toutes sortes d’affaires (R2).

  • En fait, c’est qu’on n’est pas obligé d’appliquer le tout intégralement ; on peut utiliser une petite portion des exercices ou une petite portion de la théorie […] donc on peut vraiment ajuster ça à tous les types d’enseignants (R1).

La deuxième principale caractéristique appréciée dans certains manuels est la présence des contenus (des savoirs) disciplinaires :

  • Il y avait une partie des savoirs également qui semblait [être] bien construite ; alors, ce matériel-là, il est fait comme une encyclopédie. Si je veux m’informer sur les atomes, je vais à la page « atome » et là, c’est bien vulgarisé (R5).

  • Un point positif est la section des savoirs (R2).

D’autres caractéristiques, comme celles liées à la facture ou à la présence de propositions de projets, ont aussi été citées dans quelques réponses.

Quant aux critiques que les répondants font à certains manuels utilisés, elles rejoignent celles qui se dégagent des entretiens de groupe (focus groups). Elles déplorent essentiellement la rigidité des activités proposées, qui ne laissent pas de marge de manoeuvre aux enseignants. À cela s’ajoute le manque de réalisme de certaines activités, du point de vue du temps que demanderait leur réalisation, des ressources matérielles qu’elles nécessiteraient ou de la complexité des savoirs proposés (qui n’est pas adaptée au niveau des élèves).

5.2.3 La manière d’utiliser les manuels a-t-elle changé avec le temps ?

Parmi les enseignants qui ont répondu à la question, quatre affirment avoir changé la manière d’utiliser les manuels scolaires au cours de l’année, trois disent ne pas avoir changé. Les premiers ont surtout fait référence au passage d’une utilisation plus collée aux manuels scolaires au début et à une adaptation par la suite :

  • Au début, j’ai essayé de le respecter (le manuel), comme dans le premier projet. Mais les élèves décrochaient vite […] Alors, ce que j’ai fait, j’ai juste pris la matière qui était là, je l’ai enrobée un peu puis j’ai parti les discussions avec les élèves (R7).

  • J’ai commencé à faire un module puis là, je trouvais que c’était trop rigide, qu’on ne répondait pas vraiment aux besoins des élèves, que c’était finalement le livre qui décidait ce qu’on voyait. Donc là, j’ai décidé d’arrêter ça et de me servir uniquement de la partie plus encyclopédique à la fin du volume (R3).

6. Discussion des résultats

Dans leur discours, les enseignants se sont particulièrement attardés, non pas sur des caractéristiques générales des manuels scolaires (comme leur facture), mais sur des aspects qui renvoient de manière spécifique à l’enseignement et à l’apprentissage de leurs propres domaines disciplinaires : le quoi enseigner (référence aux savoirs disciplinaires) et le comment l’enseigner (référence aux démarches d’enseignement-apprentissage).

Le discours des enseignants sur le quoi enseigner témoigne de leur désir que le choix et l’explication des contenus disciplinaires soient principalement pris en charge par les manuels scolaires. Ce discours témoigne probablement d’un sentiment de manque de formation dans le domaine disciplinaire enseigné. Cette question mérite d’être sérieusement considérée, particulièrement dans le contexte de la récente réforme qui amène les enseignants à prendre en charge des contenus en provenance de plusieurs champs disciplinaires et, par conséquent, des contenus pour lesquels ils n’ont pas été nécessairement formés.

Notons, par ailleurs, que le problème des savoirs disciplinaires auquel renvoie le discours des enseignants déborde largement l’exactitude et l’actualité des données et l’objectivité des points de vue retenus comme critères d’évaluation des manuels scolaires par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. C’est la question du savoir scolaire qui est en jeu (Astolfi et Develay, 2002 ; Astolfi, Darot, Ginsburger-Vogel et Toussaint, 1997 ; Hasni, 2006 ; Hasni et Roy, 2006) : pour un contenu prescrit donné, quels sont les concepts clés que les élèves doivent maîtriser, avec quelle profondeur à chaque niveau scolaire, en lien avec quels autres concepts, en recourant à quelles démarches… ? Omettre ces questions dans le processus d’élaboration et d’approbation des manuels scolaires – mais aussi dans le processus d’enseignement-apprentissage –, c’est admettre, implicitement ou explicitement, que le savoir se résume à un ensemble de faits et de vérités qu’on permet à l’élève de mémoriser en recourant à un enseignement transmissif (explication par l’enseignant, lecture dans les livres, recherche sur Internet, etc.) ; si des démarches sont utilisées après, c’est pour permettre à l’élève de vérifier l’exactitude de ce savoir ou de l’appliquer. C’est, en tout cas, ce qui se dégage des résultats d’une recherche portant sur les concepts scientifiques et les démarches de conceptualisation dans des manuels du primaire produits dans le contexte de la réforme (Hasni et Roy, 2006).

Si, lorsqu’il s’agissait du quoi enseigner, les enseignants reconnaissaient avoir besoin que les manuels les guident dans la détermination et dans la structuration des savoirs à enseigner (en leur présentant, à eux et à leurs élèves, l’essentiel de ces savoirs et en leur fournissant des références qui pourraient les soutenir dans sa compréhension), leur discours sur le comment l’enseigner rejette la prise en charge des démarches d’enseignement-apprentissage par les manuels. D’une part, les répondants considèrent que les activités qui leur sont proposées par les manuels (et qui déterminent en détail les rôles respectifs de l’enseignant et des élèves, le déroulement, les outils et ressources à utiliser, les exercices, etc.) ne répondent ni à leurs besoins particuliers, ni à ceux de leurs élèves. D’autre part, ils proclament que la mise en oeuvre des démarches d’enseignement-apprentissage en classe est une compétence qui leur revient, puisqu’ils peuvent la gérer en tenant compte des spécificités de leurs écoles et de leurs élèves.

Les justifications avancées par les enseignants pour présenter ce point de vue sont d’abord d’ordre pratique. En effet, devant la difficulté à utiliser les activités que proposent les manuels, ils sont amenés à refaire la planification et donc à investir beaucoup de temps dans la préparation des cours. Cependant, ces justifications renvoient aussi, et de manière explicite, à la question de la professionnalité : si les concepteurs des manuels décrivent de manière détaillée le déroulement de l’enseignement et que, par conséquent, les enseignants n’auront qu’à l’appliquer, où réside alors leur compétence à l’égard de l’enseignement de leur domaine disciplinaire ? Rappelons à ce sujet que la deuxième compétence du référentiel élaboré par le ministère de l’Éducation (2001, p. 57) pour encadrer la formation professionnalisante des enseignants consiste à les préparer à concevoir des situations d’enseignement-apprentissage pour les contenus à faire apprendre, et ce, en fonction des élèves concernés et du développement des compétences visées par le programme de formation. En ce sens, certains répondants n’ont pas manqué de souligner que, pour eux, certains manuels scolaires ne s’inscrivent pas dans les orientations de la réforme : Quand on m’a présenté pour la première fois la Réforme, c’était quelque chose que je voyais d’extrêmement ouvert […]. Là, je suis en train de me dire si, avec un matériel pédagogique comme ça, on n’est pas en train d’aller à l’encontre, de standardiser puis d’enlever ce côté création (R6).

7. Conclusion

Malgré la taille réduite de l’échantillon qu’impose la méthode de cueillette de données (entrevues individuelles et de groupe), et qui nous interdit toute généralisation des résultats, certains constats importants se dégagent au regard des attentes que les enseignants de sciences et technologies au premier cycle du secondaire ont envers les manuels scolaires dans le contexte de la récente réforme. Tout d’abord, les répondants souhaitent avoir des manuels qui leur donnent une bonne idée des savoirs disciplinaires (contenus) à aborder avec les élèves et critiquent le fait que certains manuels scolaires produits dans le contexte de la réforme ne répondent pas à ce besoin. Ensuite, les enseignants participant à la recherche s’attendent à ce que les manuels les soutiennent dans la préparation et dans la mise en oeuvre de leur enseignement, mais sans leur imposer des cheminements préétablis et fermés.

Nous avons interprété les résultats obtenus surtout en lien avec le manque de formation, particulièrement dans le contexte de la réforme qui amène les enseignants à prendre en charge des nouveaux contenus d’enseignement pour lesquels ils ne sont pas préparés. Il s’avère également pertinent de se demander si les données ne pourraient pas être interprétées au regard d’une certaine vision de la professionnalité : par exemple, serait-il possible que les enseignants considèrent que leur compétence se situe d’abord du côté de la connaissance de l’élève et de la gestion des situations d’enseignement d’un point de vue socio-psycho-pédagogique, et moins du côté de la maîtrise des savoirs, de leur adaptation et de leur organisation en vue de leur enseignement (aspects didactiques) ? Seules des études sur la professionnalité des enseignants en lien avec cette question permettraient d’apporter un éclairage à cette hypothèse.

Même si cette question a déjà été abordée dans d’autres publications sous d’autres angles (ex. : Hasni et Ratté, 2001 ; Lebrun, Lenoir et Desjardins, 2004), notons que les résultats de notre étude nous amènent à vouloir questionner de nouveau les critères et les processus de validation de manuels scolaires. En effet, si le ministère de l’Éducation du Québec (2004b) retient, pour catégoriser les critères d’évaluation des ensembles didactiques, six aspects (pédagogiques, matériels, socioculturels, publicitaires, confessionnels et conventionnels), les enseignants dans leur discours mettent l’accent surtout sur des éléments qui renvoient à l’aspect dit pédagogique. À son tour, cet aspect couvre six critères : 1) adéquation de la conception de l’apprentissage et des propositions d’approches pédagogiques avec les exigences d’une approche par compétences, comme le préconise le Programme de formation ; 2) adéquation du traitement des contenus d’apprentissage avec les orientations et les éléments prescrits du Programme de formation ; 3) adéquation de l’évaluation des apprentissages avec une approche par compétences ; 4) contribution au rehaussement culturel et à la qualité de la langue ; 5) exactitude des contenus du matériel didactique ; et 6) qualité des facilitateurs pédagogiques.

Au regard de l’aspect pédagogique, alors que les données de la recherche suggèrent la nécessité de considérer sérieusement les questions entourant les contenus (les savoirs) et leur apprentissage, le ministère de l’Éducation du Québec (2004b) considère ces derniers principalement du point de vue de l’exactitude des données, de leur actualité, ainsi que de l’objectivité des points de vue. Les démarches de conceptualisation et de modélisation, et les autres démarches nécessaires à la construction des savoirs scientifiques sont complètement ignorées. Lorsque les démarches sont considérées, l’accent est d’abord mis sur les démarches pédagogiques générales. À cet égard, il est important de se demander si le fait d’imposer aux concepteurs des manuels où les situations d’apprentissage prennent en considération les trois temps de la démarche pédagogique (préparation, réalisation, intégration et réinvestissement des apprentissages) (Ministère de l’Éducation du Québec, 2004c, p. 4) ne risque pas de conduire à enseigner toutes les disciplines de la même manière et, par le fait-même, de les dépouiller des démarches qui leur sont spécifiques. Si la vie dans la classe se base sur certaines approches pédagogiques générales, chacun des champs disciplinaires possède ses démarches spécifiques qui sont d’ailleurs bien soulignées dans le Programme de formation de l’école québécoise (Ministère de l’Éducation du Québec, 2004a). À titre d’exemple, l’enseignement des sciences et technologies repose, dans un grand nombre de cas, sur des situations qui nécessitent le recours à des démarches d’observation, expérimentale, de conception, etc., qui ne peuvent se réduire aux trois moments de préparation, de réalisation et d’intégration. Ce que ces démarches mettent en jeu, c’est un ensemble d’habiletés qui renvoient à deux moments forts : 1) la construction d’une problématique et la formulation de questions d’ordre scientifique et technologique et 2) le choix, la validation et la mise en oeuvre de stratégies visant à répondre à ces questions. Ces stratégies reposent sur le recueil, l’analyse et l’interprétation de données appropriées (Fabre, 1999 ; Hasni et Samson, 2007, 2008), selon des cheminements qui restent à déterminer, à mettre en oeuvre et à gérer par les élèves et les enseignants.