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1. Introduction et problématique

Au cours des deux dernières décennies, l’une des priorités du gouvernement rwandais a été d’élargir l’accès à l’éducation. Plusieurs mesures ont été mises en place à cet égard : gratuité de l’éducation de base (école publique : primaire et premier cycle du secondaire) depuis 2003, aide aux enfants vulnérables (logement, santé, nutrition, éducation), etc. De nouveaux progrès importants favorisant l’accès à l’éducation ont aussi été réalisés : en 2008, la Politique d’éducation de base de 9 ans (Nine Years Basic Education) : six années de primaire et trois ans de cycle général au secondaire) a été introduite. Elle a été prolongée à 12 ans (Twelve Years Basic Education) de la 4e à la 6e année du secondaire en 2012 (Ministry of Education, 2015).

Le programme d’éducation de base est obligatoire pour tou⋅te⋅s les enfants d’âge scolaire (de 7 à 18 ans). Il vise une réduction des taux de redoublement et de décrochage. Pour atteindre cet objectif, la politique d’éducation de base s’appuie sur des mesures qui s’adressent aux élèves, aux parents et aux communautés locales. L’abolition des frais de scolarité pour l’enseignement primaire public et la mise en place d’une subvention gouvernementale versée aux écoles publiques et conventionnées au prorata du nombre des élèves sont les mesures phares pour les élèves et leurs parents. Elles s’accompagnent d’un programme d’alimentation scolaire offrant un repas du midi aux enfants issu⋅e⋅s des familles les plus pauvres ou qui habitent loin de l’école fréquentée. Les projets de construction de salles de classe, rendus nécessaires par l’augmentation du nombre d’enfants scolarisé⋅e⋅s, ont été partiellement confiés aux membres de la communauté depuis 2009. Le gouvernement fournit des matériaux, et les parents d’élèves et les membres de la communauté participent physiquement au travail pour construire des salles de classe.

Si ces mesures ont permis à l’ensemble des jeunes rwandais⋅es de fréquenter l’école, au moins pour l’éducation de base, la scolarisation des enfants implique toujours un investissement financier des parents puisque certains couts indirects (uniformes, matériel scolaire) restent à leur charge. La scolarisation des enfants dans les ménages en situation économique précaire demeure un grand défi (le taux de pauvreté est de 39,1 % : National Institute of Statistics of Rwanda, 2016).

De même, des observateur⋅rice⋅s de la société rwandaise notent que le système éducatif du pays est précocement sélectif (Laterite Ltd, 2017). En effet, à la fin de la scolarité primaire, les élèves passent des épreuves communes, les examens nationaux, qui déterminent l’admissibilité au premier cycle de l’école secondaire. Ces examens portent sur cinq sujets (mathématiques, sciences et technologie élémentaire, sciences sociales, anglais et kinyarwanda [langue maternelle]). Les résultats obtenus déterminent sur une base méritocratique l’orientation des élèves vers les différents types d’écoles secondaires, dont le niveau de qualité est variable. Le redoublement (16,4 % en 2017 ; 12,3 % pour la 4e année et 14 % pour la 5e année : Ministry of Education, 2018) est surtout fréquent dans les années précédant la transition vers le premier cycle du secondaire (Laterite Ltd, 2017).

Les écrits portant sur la scolarité des enfants rwandais⋅es et prenant en considération certaines réalités particulières rwandaises (par exemple, la pauvreté des familles) sont rares et souvent parcellaires. L’originalité de cet article réside justement dans le fait qu’en documentant la diversité des parcours après la scolarité primaire chez des enfants rwandais⋅es, il exposera les inégalités dont sont parsemés ces parcours. En ce sens, il contribuera également à la réflexion à porter sur l’écart entre les visées des politiques éducatives et comment elles se réalisent « dans la vraie vie » !

Nous proposons dans un premier temps de préciser l’échafaudage théorique qui repose surtout sur le concept d’expérience scolaire. Nous décrivons ensuite la méthodologie utilisée pour construire les données spécifiques sur lesquelles porte cet article. Nous présentons ensuite les résultats, en mettant en évidence le sens particulier accordé à l’école et à l’acte d’apprendre selon le type de parcours scolaire qui se dessine après la scolarité primaire, en fonction du poids des contraintes structurelles et du rôle d’acteurrice que joue l’élève à travers sa socialisation familiale et scolaire. Nous discutons finalement des effets des politiques éducatives, plus particulièrement de la pratique d’orientation des élèves après la scolarité primaire qui crée les inégalités.

2. Cadre théorique

En l’absence de théories sur l’expérience scolaire dans le contexte particulier des pays du Sud, nous avons fait le choix, voire le pari, de nous appuyer essentiellement sur la théorie de Dubet sur l’expérience scolaire (Dubet, 1994 ; Dubet et Martuccelli, 1996). Pour justifier ce choix, nous avançons le fait que, bien qu’elle ait été développée en France à partir de recherches menées auprès des marginalités juvéniles, entre autres dans des écoles de quartiers populaires, cette théorie est adaptée à l’étude du travail des élèves, notamment dans les écoles réputées « défavorisées » comme celles dont traite notre contribution. Elle éclaire le débat sur certaines situations (par exemple, les logiques et la construction de l’expérience scolaire) et reste un instrument de compréhension et d’interprétation des inégalités et des types d’expérience scolaire qui tient compte du contexte socioéconomique familial comme facteur modifiant fondamentalement les aspirations des parents quant à la scolarité de leurs enfants, mais très particulièrement les rapports des enfants à l’école.

2.1 Logiques de l’expérience scolaire

Selon Dubet, l’école est un lieu où se croisent trois logiques : une logique d’intégration de l’élève à différents groupes d’appartenance (l’école, les groupes de pairs), une logique de subjectivation, soit la construction de soi, et une logique de stratégie, liée à la capacité de faire des choix personnels au sein du système scolaire (Dubet et Martuccelli, 1996). La logique d’intégration se fait sous le mode de l’intériorisation et du respect des règles institutionnelles proposées (Dubet et Martuccelli, 1996 ; Duru-Bellat et Van Zanten, 1992). « Elle touche plus fortement les élèves les plus jeunes » (Leroy-Audouin et Piquée, 2004, p. 218), qui doivent apprendre à vivre à l’école pensée comme « une organisation » (Perrenoud, 2010) et doivent maitriser sa culture (Duru-Bellat et Van Zanten, 1992). La subjectivation chez l’individu est « un processus par lequel se construit et se transforme la conscience des acteurs, à partir de laquelle ils pensent et trouvent les modalités du passage à l’action » (Wieviorka, 2012, p. 6). À cet effet, la subjectivation représente le noyau de la maitrise de l’expérience scolaire, car elle renvoie à « la structuration de soi » (Courtinat-Camps et Prêteur, 2012), à la « construction d’un sujet ainsi assigné à la fois à la science et au jugement social » (Cornu, 2014, p. 18). La logique de stratégie suppose que l’on considère l’élève comme un⋅e acteurrice dans une « dynamique » (Dubet, 1991, p. 28) existant au sein du système scolaire. Dans ce système, l’élève construit son expérience, essaie de réussir un enseignement, une discipline en conformité avec ses ressources et ses intérêts (Courtinat-Camps et Prêteur, 2012). À l’opposé, elleil peut construire une expérience contre l’école et se socialiser à côté de celle-ci. De ce point de vue, l’expérience scolaire est le résultat d’un travail des acteur⋅rice⋅s sur elles⋅eux-mêmes visant l’agencement et la hiérarchisation des trois logiques d’action complémentaires (Courtinat-Camps et Prêteur, 2012) et les manières de les faire tenir ensemble (Dubet, 2008) à travers des choix et des orientations, en établissant des stratégies et en leur conférant des significations dans un système de relations sociales (Dubet, Cousin et Guimard, 1991).

2.2 Construction de l’expérience scolaire

La construction de l’expérience scolaire dépend de plusieurs facteurs fondamentaux. Le premier est de type évolutif, car l’expérience scolaire se transforme au fil du temps sous la double influence de l’âge et de la position scolaire (Dubet, 2008 ; Caillet, 2008). En effet, au cours de la scolarisation, la nature et le poids des diverses logiques de l’action s’ajustent mutuellement puisque les enfants grandissent (Dubet et Martuccelli, 1996). Les modes d’intégration et la place faite au groupe de pairs évoluent : les enfants distinguent au fur et à mesure les amitiés enfantines des valeurs scolaires (Dubet, 2008). La rivalité au sein du système scolaire augmente et le rapport subjectif aux études se transforme avec la maturation cognitive des individus (Dubet et Martuccelli, 1996).

Le deuxième facteur qui influence l’expérience scolaire des élèves renvoie à la position sociale « dans la mesure où chaque logique de l’expérience scolaire relève d’un mode de détermination spécifique : l’engendrement par la socialisation, l’effet d’un système de composition issu des concurrences et la tension entre la culture et les rapports sociaux » (Dubet et Martuccelli, 1996, p. 66). Les résultats de l’étude de Courtinat-Camps et Prêteur (2012) réaffirment que les logiques de l’expérience scolaire se construisent et se consolident non seulement à partir des formes plurielles de socialisation scolaire, mais aussi à partir des logiques diversifiées et hétérogènes liées à des formes de socialisation familiale (milieux, soutien éducatif familial, relations intrafamiliales). Ainsi, malgré son homogénéité apparente, l’école est le lieu de situations assez distinctes pour les élèves.

Le troisième facteur influençant l’expérience scolaire est de type institutionnel (Courtinat-Camps et Prêteur, 2012). Ainsi, cette expérience est influencée par le climat scolaire dans lequel se trouvent les ressources matérielles et humaines de l’école, mais aussi par les relations entre pairs et par les relations pédagogiques élève-enseignant⋅e, en dehors de la classe ou dans la classe, notamment lors d’interactions à propos d’un objet d’enseignement (Espinosa, 2003). La politique éducative mise en oeuvre, soit les choix fondamentaux qui guident l’éducation, joue aussi un rôle. Duru-Bellat et Van Zanten (2012) précisent, à propos des politiques scolaires, que « l’école n’est pas seulement un lieu de rencontre entre des acteurs individuels, mais aussi un espace politique investi par des groupes internes à l’État ou agissant à travers des politiques qui visent à orienter et transformer son fonctionnement » (p. 11).

En définitive, l’expérience scolaire n’est pas étrangère à la construction des inégalités à travers plusieurs processus, comme présenté dans la section suivante.

2.3 Inégalités et types d’expériences scolaires

Les inégalités scolaires s’observent dès le premier contact avec l’école (Duru-Bellat, 2003) et s’accentuent à partir du secondaire. Elles tiennent aux choix scolaires et aux orientations de carrière (Dubet, 2008), mais ne sont pas fabriquées uniquement dans les familles et dans le milieu social d’origine. L’école elle-même y contribue. Rochex (2004) précise à ce sujet que les inégalités scolaires résultent des situations scolaires, à l’intérieur et à l’extérieur de la classe, de la confrontation entre les caractéristiques des élèves, leurs rapports aux savoirs et à l’école, lesquels sont liés à leurs modes de socialisation au sein de leur famille et au sein des groupes de pairs. L’ensemble de ces éléments prépare les élèves de façon fort inégale à répondre aux exigences des apprentissages scolaires et à aborder le caractère implicite des modes de fonctionnement du système éducatif, des pratiques institutionnelles et des modes de travail qui y sont exigés (Rochex, 2004). Cette approche nous parait très intéressante pour analyser les inégalités au Rwanda, car elle permet d’appréhender l’impact des contextes sociaux et scolaires sur l’expérience scolaire des enfants rwandais⋅es.

En effet, malgré les progrès réalisés par le Rwanda en matière d’éducation, la question de « l’offre scolaire » reste un sujet de questionnements puisqu’elle est inégalitaire. L’accès à l’école primaire et secondaire est relativement meilleur dans les zones urbaines (respectivement 91 % et 40 %) que dans les zones rurales (respectivement 87 % et 19 %). Il est plus élevé à Kigali (respectivement 91 % et 37 %) et dans la province du Nord (respectivement 92 % et 24 %) (Fonds des Nations Unis pour l’enfance, 2018, p. 25 et 39).

Si les inégalités de nature sociospatiale de la scolarisation influencent directement l’expérience scolaire des enfants rwandais⋅es, les inégalités sociales jouent aussi un rôle, bien que les nouvelles réformes politiques tentent de les limiter. En effet, les premières traces d’inégalités sociales sont observées dès la maternelle, tou⋅te⋅s les enfants ne suivant pas ce cycle et n’en tirant pas tous profit. Les inégalités sociales spécifiques se renforcent pendant le primaire. En effet, les enfants abordent ce cycle avec des niveaux de connaissances inégaux. De plus, la situation économique des familles rend les conditions de scolarisation parfois précaires et influe négativement sur l’expérience et sur les acquis scolaires des enfants. L’accumulation de ces inégalités semble s’accélérer lors du passage au secondaire (Nkurunziza, 2015), notamment parce que ce système est ségrégé. Nous y reviendrons plus loin (partie 4).

3. Méthodologie

3.1 Participant⋅e⋅s

Notre échantillon était composé de 1 838 élèves (738 garçons et 1 100 filles) de 12 à 14 ans en 6e année du primaire dans des écoles publiques de Kigali. Cette tranche d’âge a été choisie, car c’est à ce niveau de la scolarité que les élèves passent l’examen national. C’est une période charnière pour leur orientation scolaire. Elle est donc particulièrement intéressante pour traiter de l’expérience scolaire et susceptible d’être révélatrice d’inégalités. Nous avons aussi rencontré 37 parents d’élèves, huit membres du personnel scolaire, six professionnel⋅le⋅s des institutions publiques et 10 professionnel⋅le⋅s des institutions non publiques pour bonifier les informations fournies par les élèves.

3.2 Instrumentation

Notre thèse doctorale a adopté une méthodologie mixte. Un questionnaire abordant les trois logiques que couvre l’expérience scolaire (Dubet et Martuccelli, 1996) a été soumis à 1 838 élèves. Il compte 37 questions (conçues sous forme d’échelles de Likert en cinq points et de questions ouvertes) portant sur l’élève (T’est-il arrivé de redoubler une ou plusieurs classes ?), sur la famille, sur l’école (Qu’est-ce que tu penses de ton école ?), sur la manière dont la scolarité est vécue (Peux-tu te décrire par rapport à tes activités scolaires ?) et sur l’avenir (À ton avis, l’année prochaine, tu seras…). Les informations qualitatives collectées (les réponses qualitatives aux questions ouvertes du questionnaire et les commentaires à certaines questions fermées du questionnaire) ont été enrichies par des données obtenues lors d’entretiens de groupe d’environ 90 minutes (trois entretiens de groupe avec 26 élèves et trois entretiens de groupe avec 26 parents d’élèves) et individuels semi-dirigés d’environ 45 minutes (auprès de 18 élèves, de 11 parents d’élèves, de huit membres du personnel scolaire, de six professionnel⋅le⋅s des institutions publiques et de 10 professionnel⋅le⋅s des institutions non publiques) conduits une année après la passation du questionnaire. Ces entretiens ont porté sur la manière dont les enfants rwandais⋅es vivent leur scolarité et ont tenté de préciser les éléments saillants qui modèlent leur expérience scolaire.

Cette contribution s’appuie sur les données qualitatives recueillies. Nous utilisons aussi les observations faites au cours du travail de terrain réalisé entre juillet 2016 et novembre 2017.

3.3 Déroulement

La recherche sur le terrain s’est déroulée en trois étapes. La première étape (18 juillet-20 aout 2016) a permis d’identifier les élèves participant à cette première phase de recherche et de leur administrer le questionnaire préalablement testé. La deuxième étape (3 juillet-12 aout 2017) visait surtout à mener des entretiens et des groupes de discussion pour recueillir des informations complémentaires à celles fournies par les élèves l’année précédente. La troisième étape (14-25 novembre 2017) nous a permis de rencontrer quelques professionnel⋅le⋅s des institutions non publiques qui offrent différents types de soutien aux élèves, pour mieux comprendre les problèmes rencontrés par les jeunes au cours de leur scolarité.

3.4 Méthode d’analyse des données

Une analyse qualitative a été menée sur le corpus recueilli, préalablement retranscrit et traduit. Elle comportait six étapes (la codification, la catégorisation de dimensions les plus significatives, la mise en relation, l’intégration des composantes multidimensionnelles significatives récoltées, la modélisation et la théorisation) dont la progression est caractérisée par les boucles de rétroaction proposées par l’analyse par « théorisation ancrée » de Paillé (1994).

4. Résultats

Comme mentionné plus haut, les résultats des élèves à l’examen national de fin de 6e primaire visent à répartir ces derniers entre des parcours scolaires hiérarchisés qui donnent des valeurs très différentes au sein d’un même système scolaire. Les « bon⋅nes » élèves sont orienté⋅e⋅s dans les écoles secondaires publiques ou conventionnées avec internat, perçues par les enfants et leurs parents comme de « bonnes » écoles. Les « élèves moyens » sont orienté⋅e⋅s vers les écoles de jour (Nine Year Basic Education), où certain⋅e⋅s « bon⋅ne⋅s » élèves en difficultés économiques les rejoignent, très souvent contre leur gré. À côté de ces deux voies qui poursuivent la scolarité se trouvent, pour certain⋅e⋅s élèves, le redoublement, mais aussi, pour les plus vulnérables ou les plus pauvres, la déscolarisation.

Avant de poursuivre, précisons que les résultats présentés portent sur ce que nos interlocuteur⋅rice⋅s nous ont rapporté et sur les observations faites pendant notre travail de terrain. Les observations sont aussi valables pour plusieurs années avant 2016. Le contenu ne revient pas sur les changements survenus dès 2018.

4.1 L’intégration d’une école secondaire publique ou conventionnée avec internat : une première inégalité ?

Nos observations révèlent que les élèves qui obtiennent les meilleurs résultats à l’examen national sont orienté⋅e⋅s dans les établissements secondaires publics et conventionnés avec internat. Si ces écoles sont chères (en plus des couts indirects ordinaires liés à la scolarité que paient les parents pour chacun⋅e de leurs enfants [uniformes, matériels scolaires], les parents des élèves scolarisé⋅e⋅s dans ces écoles payent un écolage pour le logement et la restauration de leurs enfants), elles restent très sollicitées (70,1 %, N = 1 807 des élèves interrogé⋅e⋅s souhaitaient y être scolarisé⋅es), car elles offrent de meilleures conditions de travail scolaire : « Quand un enfant est à l’internat, il est à l’abri des distractions. Son seul souci, c’est d’étudier. C’est bien d’étudier, les enfants qui étudient à l’internat ont le temps de faire la révision, ils réussissent mieux que les externes » (parent de l’élève 1391). Situées dans tout le pays, ces écoles sont majoritairement gérées par les communautés religieuses. Le système d’internat (les écoles avec internat offrent l’hébergement aux élèves habitant loin des structures scolaires et à celles⋅ceux dont la situation familiale rend difficile l’harmonie entre le rythme de vie quotidien et l’exigence de scolarité) qu’elles offrent dispose d’un nombre de places limitées. Leurs exigences d’entrée sont extrêmement sélectives : y être reçu est perçu comme un parcours d’honneur. La croyance en leur mérite joue aussi un rôle, ces élèves étant très conscient⋅e⋅s d’avoir été soumis⋅es à une logique compétitive à la fin de leur primaire. En effet, historiquement, les grandes personnalités étaient scolarisées dans ces écoles, notamment celles qui étaient gérées par les religieux⋅euses et caractérisées par un standard d’excellence scolaire très élevé. Nos interlocuteur⋅rice⋅s ont souvent souligné que ces écoles offraient de meilleures conditions de vie, surtout pour les élèves en situation familiale précaire (eau, électricité, repas), et qu’elles permettaient aux élèves de diversifier leurs expériences socialisatrices (sorties, activités sportives), ce qui est généralement propice aux études.

Toutes les activités sont strictement encadrées et régies par des règles formelles mises à la disposition des élèves et explicitant les exigences du métier d’élève. Les voix d’observateur⋅rice⋅s de la société rwandaise s’élèvent encore pour dire que les enseignant⋅e⋅s dans ces écoles auraient un niveau d’exigence plus élevé, que les programmes seraient mieux couverts, etc.

Devant ces faits, les élèves qui ont de bons résultats à l’examen national et qui accèdent à ces écoles expriment des sentiments de joie et de fierté : «  Réussir, c’était une joie exceptionnelle pour moi. Ça m’a fait beaucoup plaisir. » (élève 886) ; « ce qui m’a plu, c’est que j’ai bien réussi et que je suis allée étudier dans une bonne école [publique avec internat] » (élève 221). Cependant, en cas d’échec ou d’impossibilité de fréquenter ces écoles, notamment par manque de moyens, la déception est grande. C’est ainsi qu’avec une tristesse énorme, un jeune garçon dit :

J’ai bien réussi et j’ai été orienté dans une école secondaire publique avec internat. Malheureusement, je ne suis pas allé étudier là où j’avais été affecté à la suite du manque de moyens. Maman a décidé de m’emmener dans une école « Nine », mais j’étudie difficilement

élève 1377

4.2 Les écoles d’éducation de base gratuites : une deuxième inégalité ?

Les élèves qui n’obtiennent pas de bons résultats vont dans les écoles d’éducation de base gratuites, conçues sous le système d’externat. En effet, comme précisé plus haut, ces écoles ont rendu l’éducation secondaire à la fois abordable et accessible aux communautés, en particulier aux enfants des ménages pauvres. Autrement, ces dernier⋅ère⋅s auraient dû interrompre leurs études après le primaire à cause, notamment, de l’incapacité de payer les frais liés à la scolarité en internat, souvent éloigné du domicile. Les écoles d’éducation de base ont aussi donné accès à l’éducation aux enfants qui n’obtenaient pas de bons résultats à l’examen national de fin du primaire et favorisent une hausse générale du niveau de connaissances. À cet effet, un fonctionnaire d’institution publique explique :

Dans le passé, les enfants qui réussissaient l’examen de fin de la 6e primaire étaient moins nombreux et étudiaient dans les internats chers et situés plus loin de leur domicile. Si aujourd’hui l’État rwandais a mis en place des écoles Nine, c’est qu’il y avait eu un problème.

Toutefois, si les écoles d’éducation de base assurent la poursuite des études secondaires comme un droit, elles ont été considérées dès leur mise en place comme « les écoles des gens simples, réservées aux élèves qui n’ont pas eu la chance d’aller dans les internats, les écoles des élèves dont les parents sont pauvres et qui étudient et rentrent à la maison chaque jour » (personnel scolaire). En effet, en l’absence de bourse au niveau du secondaire, les élèves qui ont bien réussi aux examens nationaux de fin du primaire mais qui n’arrivent pas à payer les frais scolaires demandés dans les écoles secondaires publiques avec internat fréquentent des établissements d’éducation de base avec leurs collègues qui ont eu de moins bons résultats.

En outre, bien que certain⋅e⋅s élèves réussissent bien dans ces écoles, comme celles⋅ceux qui sont scolarisé⋅e⋅s dans les écoles publiques avec internat, les écoles d’éducation de base continuent d’être moins appréciées. Nos interlocuteur⋅rice⋅s justifient les perceptions à l’égard de ces écoles : « Beaucoup d’enfants de Kigali disent que les enfants qui étudient dans les écoles d’éducation de base sont faibles et vagabonds. » (personnel scolaire) ; « On s’est mis en tête que les écoles Nine sont des écoles de bas niveau. » (fonctionnaire au ministère de l’Éducation) ; « Le grand problème avec ces écoles, c’est que les enfants sont plus nombreux dans les classes […] » (parent d’élève).

Ces reproches adressés aux écoles d’éducation de base attirent l’attention sur le fait que, pour reprendre les mots de Cousin (1993), les établissements ne façonnent pas la réussite ou l’échec de la même manière. Ils montrent également que les mécanismes de sélection et d’orientation sont sources d’inégalités dont les conséquences sont non négligeables :

Je le constate [situation d’inégalités entre les écoles] et je pense que ces inégalités vont finalement causer des problèmes. Au-delà de la sphère socioéconomique, il y a aussi la sphère sociale en tant que telle. Certains [élèves] se voient comme du second ordre, alors que les autres sont de premier ordre. Le ministère de l’Éducation devrait assurer une éducation qui n’est pas déphasée, de façon qu’il n’y ait pas un grand écart entre les conditions de scolarisation et le produit fini qui sort de cette éducation

professionnel d’organisation non gouvernementale

4.3 Le redoublement pour déjouer les inégalités ?

Au Rwanda, les élèves présentant un bon potentiel scolaire deviennent les cibles premières du redoublement, considéré comme un moyen pour améliorer leurs chances de réussite aux examens très sélectifs de fin de la 6e. Toutefois, les perceptions quant au redoublement ne sont pas unanimes. Alors que les responsables politiques et les spécialistes des sciences de l’éducation semblent s’entendre pour en dénoncer les effets néfastes, quelques parents d’élèves en sont des partisan⋅e⋅s convaincu⋅e⋅s.

En effet, selon les responsables politiques, le redoublement est une question préoccupante à laquelle elles⋅ils se sont attaqué⋅e⋅s au cours des deux dernières années (après un taux rapporté de 18,4 % en 2016 et de 16,4 % en 2017, l’objectif fixé étant de le réduire à moins de 7,8 % pour 2017-2018 : Ministry of Education, 2018). Le redoublement serait selon elles⋅eux un chantage de motivation fait à l’élève qui permet à l’enseignant⋅e de soulager inconsciemment les conséquences d’un échec en donnant une seconde chance à l’élève.

Ces discours, pourtant fondés sur des résultats de recherche (Crahay, 2004 ; Jackson, 1975), sont loin des perceptions d’une partie importante des parents qui y voient une solution (une deuxième chance) face à une situation jugée difficile :

C’est très difficile, ils sont très nombreux en classe, l’enseignant suit seulement ceux qui sont tout près de lui, et qui sont peut-être capables de lui répondre. Il ne peut pas suivre et faire avancer tous les élèves. En général, toutes les écoles publiques sont surpeuplées, on peut trouver même plus de 75 enfants dans une classe [...]

parent, membre d’une association des parents d’élèves

De même, certain⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s suggèrent de repenser cette question : « Nous ne souhaitons pas que les élèves redoublent. Néanmoins, je trouve discutable que l’élève se mette en tête qu’il pourra aller de la première à la sixième sans redoublement. La compétition parait ici très compromise [...] » (enseignant). Ces propos révèlent une résistance à la réduction du taux de redoublement. Endossant le discours politique sur la nécessité d’améliorer le niveau de formation, ils critiquent les incitations gouvernementales à réduire les redoublements. Ils les décrivent comme le signal d’un relâchement de la volonté de motiver les élèves et de garantir les conditions d’une compétition, qui permettront au « mérite » de jouer son rôle dans la sélection. Employant les termes « promotion automatique », quelques parents affirment que la disparition du redoublement équivaut à une baisse des exigences et du niveau, puisqu’elle permet de passer à la classe supérieure sans avoir assimilé les contenus des enseignements. Le problème de l’échec scolaire est alors reporté à la fin du cycle primaire et se manifeste par les faibles résultats à l’examen national. Finalement, ces propos traduisent la même sensibilité à la question que ceux des enseignant⋅e⋅s rencontré⋅e⋅s durant l’enquête.

Les enseignant⋅e⋅s des classes de 6e rencontré⋅e⋅s, et dont certain⋅e⋅s élèves refont ce niveau, considèrent le redoublement comme une « incitation à l’effort scolaire ». Elles⋅ils croient en effet que les élèves qui redoublent s’améliorent durant l’année de redoublement puisque « leurs résultats sont meilleurs par rapport à ceux de l’année passée ; on dirait de nouveaux élèves : ils sont attentifs et posent beaucoup de questions. Ils souhaitent décrocher de meilleures notes pour étudier dans de meilleures écoles » (personnel scolaire). Ces représentations leur permettent de légitimer le redoublement. Elles⋅ils n’y voient aucun caractère préjudiciable et ne le ressentent pas comme un échec. Au contraire, elles⋅ils y sont, attaché⋅e⋅s. Or, leur point de vue est essentiel puisque la décision de faire redoubler un⋅e élève est prise collégialement par le conseil des maitres. Ce dernier prend en compte le profil de l’élève et celui de la famille ainsi que le soutien dans le travail scolaire apporté ou le potentiel pour une bonne réussite, une fois le redoublement accepté.

Quoiqu’il en soit, l’ampleur du redoublement est considérable. Il touche plus des deux tiers des élèves (69,3 % des participant⋅e⋅s ont redoublé une ou plusieurs classes au cours du cursus primaire, N = 1 838 ; 3,0 % ont redoublé en 6P, N = 1 838 tandis que 18,8 % ont redoublé en 5e, N = 1 838). Cela suggère que les écoles retiendraient assez aisément les enfants en 5e afin d’augmenter les taux de réussite l’année suivante et de maximiser les chances de leurs élèves d’obtenir de bonnes notes et d’être orienté⋅e⋅s dans une bonne école secondaire.

Les informations recueillies durant les entretiens menés avec trois élèves qui ont repris la classe de 6e confirment l’utilité du redoublement. Elles sont surtout unanimes et en décalage avec les objectifs du ministère de l’Éducation. Pour ces élèves, le redoublement est une possibilité de corriger et de redresser la situation afin d’obtenir une bonne note à l’examen national. En effet, bien que le redoublement occasionne des dépenses et parfois des tensions entre élèves redoublant⋅e⋅s et élèves promue⋅s (« Les élèves ne manquent pas de nous embêter, mais je me suis habitué… » [élève 1842]), il est considéré comme une correction à une orientation non désirée et il devient une réponse aux difficultés scolaires : « Je ne voulais pas aller étudier en Nine, j’ai redoublé pour bien réussir afin d’être orienté dans une bonne école [école secondaire avec internat] » (élève 1374).

Appréhendé comme une préparation à la sélection à venir, le redoublement équivaut donc à un redressement du parcours scolaire et n’est marqué par aucun stigmate, offrant au contraire l’occasion aux élèves de manifester leur motivation et leur engagement scolaire :

L’année passée, on nous disait souvent que la 6e est une année sélective, mais je n’y portais pas attention. Même quand je prenais certaines stratégies, je ne les mettais pas en application. Mais aujourd’hui, parce que j’ai vu que la 6e est difficile, je fournis beaucoup d’efforts pour avoir de bons résultats

élève 1842

Le redoublement est aussi lié à la représentation que l’élève se fait d’elle⋅lui-même et de ses ressources. Les élèves redoublant la 6e décrivent cette année supplémentaire comme un temps de maturation. Elles⋅ils notent que le redoublement les rend plus aptes à comprendre et à acquérir les compétences puisque leurs capacités cognitives sont plus développées que l’année précédente, ce qui leur permet de poursuivre le parcours élitiste imaginé comme la meilleure voie pour l’avenir. Ainsi, le redoublement apparait pour ces élèves comme une stratégie.

4.4 L’arrêt de la scolarité, une fin douloureuse aux projets d’avenir

Comme on l’a vu plus haut, les couts liés à la scolarité secondaire sont à la charge des parents/tuteur⋅rice⋅s et constituent l’une des difficultés majeures rencontrées par les enfants des ménages pauvres. Les membres de la famille élargie aident à payer la scolarité (cahiers, livres, uniformes : 16,6 %, N = 1 833) de même que les organisations non gouvernementales (10,2 %, N = 1 831), les associations (3,4 %, N = 1 831) et les églises (4,1 %, N = 1 832), mais ces aides s’adressent surtout aux élèves orphelin⋅e⋅s et aux autres enfants pauvres. Dans les écoles visitées, les élèves en situation de précarité économique témoignent de l’impossibilité de se procurer des fournitures scolaires et insistent sur ces besoins : « Je n’ai pas d’uniforme [...] » (élève 1151) ; « Je souhaite avoir des cahiers et des stylos, l’uniforme et des chaussures pour l’école. Mes parents sont pauvres » (élève 1733).

Ces élèves sont identifié⋅e⋅s particulièrement par leurs difficultés matérielles à « trouver le matériel scolaire de base comme des cahiers et des frais indirects à leur scolarité. Même s’il ne s’agit pas de sommes énormes, ils ont un problème pour trouver ces contributions décidées par leurs écoles » (professionnel d’organisation non gouvernementale). Les autres professionnel⋅le⋅s d’organisations non gouvernementales rencontré⋅e⋅s font les mêmes observations, confirmées par ce fonctionnaire au ministère de l’Éducation : « pour les enfants des familles très pauvres, même si nous avons dit que l’État donne la “capitation grant”, il est difficile que leurs parents couvrent d’autres dépenses liées à leur scolarité : le matériel scolaire et l’uniforme par exemple ».

Comme on peut l’imaginer, ces situations entrainent non seulement un sentiment d’infériorité et une stigmatisation de l’enfant parmi ses ami⋅e⋅s, mais elles créent aussi des blocages et affectent l’expérience scolaire : « J’ai un problème de ne pas avoir les cahiers, l’uniforme, le sac et les stylos [...] » (élève 1780) ; « J’ai des difficultés dans mes études parce que je n’ai pas de matériel scolaire, je réussirais si je les avais » (élève 241).

Ces situations sont étroitement associées au risque d’arrêter la scolarité (le taux d’abandon scolaire était de 5,7 % en 2016 et de 5,6 % en 2017 : Ministry of Education, 2018) pour certain⋅e⋅s enfants. C’est le cas de trois jeunes rencontré⋅e⋅s durant l’enquête et qui ont été revu⋅e⋅s un an plus tard. Leurs parents avaient décidé quelques mois plus tôt qu’elles⋅ils n’iraient pas à l’école, car les frais liés à la scolarité étaient trop élevés : « On n’a pas trouvé l’argent. Papa n’avait pas de travail, Maman non plus n’en avait pas et je fus obligée d’arrêter les cours » (élève 884). Le père de cette élève qui a décidé de déscolariser sa fille explique ainsi ce choix :

Nous voulons que l’enfant étudie, mais les moyens ne le permettent pas. Nous disons : si on met un enfant à l’école et que ses petits frères et soeurs manquent à manger, ce serait un mauvais choix. Nous préférons lui demander de patienter. Nous espérons que dans les années à venir, elle pourra aller à l’école ; sa grande soeur aura avancé, et nous pourrons l’aider à recommencer les études. C’est notre souhait. Mais il peut arriver que les moyens ne soient pas trouvés, alors elle n’ira pas du tout.

Devant ce dilemme, il a tenté de donner une réponse raisonnée privilégiant l’enfant dans laquelle l’investissement avait déjà été le plus important. Ce choix a d’autant plus blessé son autre fille qu’elle s’est sentie dévalorisée du fait de ne pas avoir obtenu des résultats suffisants pour suivre la voie royale :

On [les parents] m’a obligé à faire ceci [commerce], j’ai été d’accord, mais ça ne me plait pas. Je voulais beaucoup étudier, dans ma vie, j’aime étudier. Mais comme je n’ai pas eu de bonnes notes à l’examen national, mes parents m’ont dit de faire une formation professionnelle, mais ça n’a pas marché parce que ça ne me plaisait pas et j’ai quitté. Ce que j’aimais, c’est d’étudier. Je ne vois aucune raison qui justifie que je sois déscolarisée. Eux [les parents], ils pensent que même s’ils payent les frais scolaires pour moi [dans une école d’éducation de base], je n’aurais pas de travail après mes études. Ils disent que les études n’ont aucune importance. Pour eux, je dois apprendre les métiers, mais ça ne m’intéresse pas. J’ai protesté, mais en vain parce que je ne pouvais pas y aller [à l’école] de mes propres forces. Alors, j’ai accepté. Ce n’est pas l’argent qui leur manquait, c’est que cela ne les intéresse pas. Dire que j’étudierais en Nine, ils n’aiment pas ces écoles. Pour eux, Nine n’est pas une école. Si je n’ai pas réussi, je ne peux faire rien d’autre

élève 884

Très critique, cette élève a dû se soumettre à la décision de ses parents, mais elle ne la comprend pas. Elle insiste sur le fait que les études ne paraissent pas importantes à leurs yeux si elles ne débouchent pas sur un diplôme très valorisé et susceptible d’offrir une situation sociale et pécuniaire enviée. Mais il faut dire que, selon les propos de cette élève, pour ses parents, l’école d’éducation de base ne correspond pas à quelque chose de connu, leur propre éloignement scolaire les menant à commenter négativement l’utilité du système scolaire et de l’éducation.

Ainsi se trouve-t-on dans une situation où chacun⋅e raisonne en fonction de ce qu’elle⋅il connait, l’éloignement scolaire des parents provenant d’une situation sociale défavorisée qui les rend d’autant plus insensibles aux désirs de leur fille qu’ils ne les comprennent pas. Cette attitude est peu propice aux apprentissages de leur fille. Cette dernière l’interprète d’ailleurs comme un manque de soutien pour mener un projet lui tenant à coeur. Ayant malgré tout pu reprendre l’école, elle reste très fragile et craint pour son avenir scolaire, ayant à nouveau dû quitter l’école.

La situation des deux autres enfants déscolarisé⋅e⋅s rencontré⋅e⋅s est similaire : elle et il se décrivent comme des enfants attaché⋅e⋅s à l’école et vivent un sentiment de tristesse et de découragement à cause de leur déscolarisation, qu’elle et il présentent comme une perte : « je me suis sentie découragée quand j’ai vu que les autres avaient commencé l’école. Je ne sais pas comment je me sens quand je vois les autres venir de l’école. Je suis désespérée parce que je n’étudie plus » (élève 894). Vivant avec leurs deux parents dans des quartiers populaires de Kigali dans des fratries d’une moyenne de quatre enfants, ces jeunes s’occupent des travaux ménagers ou ont été obligé⋅e⋅s d’aider leurs parents dans leurs activités professionnelles :

Ces jours-ci, je suis ici à la maison, je fais les travaux ménagers : laver les assiettes, faire la cuisine, quelquefois, je vais chercher de l’eau. Je m’occupe aussi de l’enfant, je lave les habits du bébé et les miens. C’est tout

élève 894

Je reste ici à la maison et je fais de petits travaux dont je suis chargé : puiser de l’eau qu’on utilise pour la lessive et autres choses, c’est ma responsabilité. Le soir, je fais du sport : je fais du taekwondo. C’est ce qui m’occupe

frère de l’élève 894

Les extraits cités nous amènent à noter que, bien que la majorité des parents reconnaissent l’utilité de la scolarisation, certains ne saisissent pas l’intérêt de l’école. Plus encore, ils enferment leurs enfants dans une situation d’autant plus difficile que le discours des autorités insiste sur l’importance de l’éducation pour tou⋅te⋅s. L’élève 894 en est ainsi venue à se cacher lorsqu’elle voit ses ancien⋅ne⋅s collègues de classe revenir de l’école. Ce type de situation n’est pas rare et un professionnel d’organisation non gouvernementale rencontré la commente ainsi :

Le fait même de se cacher m’amène à m’inquiéter : dans les prochains jours, elle sera agressive contre la communauté, contre sa famille. J’aime parler aux enfants, certains disent : pourquoi les parents m’ont-ils mis au monde alors que je ne le leur ai pas demandé ? Ils devraient payer les études ou le mieux aurait été de ne pas me mettre au monde. Tu vois, un enfant qui arrive à regretter sa naissance, qui regrette de vivre, parce qu’il ne bénéficie pas des mêmes droits que les autres, finira par avoir des problèmes graves

professionnel d’organisation non gouvernementale

Le sentiment d’injustice décrit ici renvoie à une réalité genrée, l’élève 884 ajoutant à ses griefs que : « Si je considère mon cas, je constate que ce sont surtout les filles qui sont plus déscolarisées, souvent on les fait sortir de l’école pour les envoyer apprendre les métiers ».

5. Discussion

L’analyse des informations fournies par nos interlocuteur⋅rice⋅s nous permet de dresser quelques constats. Le dispositif d’orientation après le primaire décrit dans cet article est source d’inégalités aux yeux des enfants et de leurs parents. De manière lucide, leurs constats vont dans le même sens que ceux de Duru-Bellat (2001). Ainsi, les inégalités sociales ne peuvent se réduire au jeu des variables individuelles (valeur scolaire, niveau d’aspiration) dans les ressources familiales que les élèves apportent avec elles⋅eux. Elles résultent en partie des différences de fonctionnement et des inégalités des ressources scolaires, non seulement quant à l’accès à de bonnes écoles, mais aussi dans l’ensemble de la scolarité.

Pour les parents et les enfants, la poursuite de la scolarité ne peut être envisagée qu’en terme hiérarchique. D’un côté se trouve la voie royale, le parcours d’excellence, autant de qualificatifs pour désigner la scolarisation dans les écoles publiques et conventionnées avec internat qui sont considérées comme la garantie du succès scolaire et d’un parcours professionnel enviable. De plus, la réussite scolaire permet aux enfants qui vivent cette expérience d’accéder à la satisfaction, ce qui favorise chez elles⋅eux une estime de soi scolaire élevée. Cette estime de soi dépend bien entendu des caractéristiques individuelles, mais aussi du contexte dans lequel les enfants sont scolarisé⋅e⋅s. Il faut noter que ces élèves construisent une expérience scolaire positive puisqu’elles⋅ils gèrent les trois dimensions d’une expérience qu’elles⋅ils parviennent à articuler. Et cette gestion dépend de leur position dans le système et de leurs situations sociofamiliales, ce qui influence positivement leurs comportements.

À l’opposé, il y a les écoles d’éducation de base. Souvent qualifiée de parcours de « seconde chance », la scolarisation dans les écoles d’éducation de base est dévalorisée. Elle est aussi perçue comme une voie alternative risquée, conduisant même à l’échec. Dans ce contexte, les élèves de ce groupe établissent des comparaisons avec leurs pairs scolarisés dans les écoles publiques et conventionnées avec internat. L’impact de ce phénomène de comparaison dépend non seulement du niveau scolaire des élèves, mais aussi du cumul de vulnérabilités sociales. Ainsi, les élèves de ce groupe ont le sentiment que ces situations les désignent d’emblée comme coupables et les excluent d’un parcours d’excellence. Cela les amène à avoir une image de soi dévalorisée qui s’accompagne d’attitudes peu favorables à l’égard de la scolarité.

Cette situation est assez inquiétante pour que nombre d’enfants et de parents veuillent avoir une seconde chance et négocient avec les autorités scolaires pour avoir le droit de redoubler. Ainsi, même si les chercheur⋅se⋅s s’entendent sur le fait que le redoublement représente un échec scolaire (Crahay, 2007) souvent attribué à l’élève, mais aussi un facteur aggravant la « mortalité scolaire qui ronge les systèmes éducatifs si fragiles des pays en voie de développement » (Troncin, 2005, p. 61), il faut aussi mentionner que les rapports du redoublement avec l’échec scolaire « subissent des variations qui relèvent des cultures de redoublement régionales et sous-régionales distinctes » (Eisemon, 1997, p. 50). Plus précisément, dans les pays africains comme le Rwanda, redoublement ne signifie pas nécessairement échec scolaire. Il indique au contraire la logique de « stratégie » préconisée par les parents et leurs enfants quant à la pratique d’orientation des élèves après la scolarité primaire. À cet égard, l’on peut dire que les élèves qui vivent cette expérience s’investissent dans la question scolaire. Ellesils sont souvent « poussé⋅e⋅s » par une dynamique familiale qui perçoit le redoublement même comme une forme de soutien à la carrière scolaire. En outre, les couts indirects et directs liés à l’éducation assumés en plus indiquent que les parents croient aux chances de réussite de leurs enfants.

Finalement, au-delà des lésions et de la tristesse éprouvées par les jeunes en arrêt de scolarité qui voient leur projet s’évanouir, cette réalité touche également leurs proches. Le frère de l’élève 894 va au-delà et fait le deuil de son projet de poursuivre de longues études. Il se rend compte que son rêve est couteux et irréalisable, car ses parents doivent d’abord subvenir aux besoins primaires de la famille. Il est important de noter que les résultats de notre thèse montrent que l’expérience subjective des élèves en situation de vulnérabilité influence largement le sens et la valeur attribués à l’école. Elles⋅ils auraient tendance à concevoir l’école dans une perspective nettement utilitaire. Leur scolarité n’aurait de sens que dans la mesure où les apprentissages ouvrent d’autres occasions et permettent d’accéder à « un bon avenir ». Tout l’enjeu consiste à surmonter les obstacles sociofamiliaux et la pauvreté, ce qui plaide pour que le gouvernement rwandais cherche des moyens de garantir que les enfants des familles pauvres aient les mêmes droits que les enfants des familles favorisées.

6. Conclusion

Notre analyse permet de conclure que les parcours scolaires dégagés dans l’expérience scolaire auprès des enfants interrogé⋅e⋅s sont différenciés en fonction des situations de déséquilibre dans la dynamique et dans l’organisation du système éducatif. Ce déséquilibre a notamment été créé par les nouvelles politiques éducatives, par les conditions socioéconomiques et familiales et par les performances scolaires des élèves et ce, d’autant plus que l’orientation a lieu tôt. Si des formes anciennes de différenciation des parcours scolaires (redoublements, accès à l’école) perdurent, elles tendent à se complexifier. Ainsi, de nouvelles formes de hiérarchisation douce (intégration d’une école secondaire publique ou conventionnée avec internat ou intégration d’une école d’éducation de base) ont émergé avec l’implantation de la Politique d’éducation de base qui maintient dans le système éducatif « les exclu⋅e⋅s en puissance », pour reprendre les mots de Blanchard et Cayouette-Remblière (2016), alors qu’elles⋅ils en étaient auparavant écarté⋅e⋅s. Cet article montre que ces différences de parcours, créées tout au long de la scolarité des élèves, contribuent à stigmatiser les enfants concerné⋅e⋅s et ont des conséquences sur leur vécu et leur destinée scolaires. Le caractère social des inégalités scolaires perdure donc, en dépit de nouvelles politiques éducatives dont l’objectif affiché est, justement, de réduire ces inégalités. Celles-ci se renouvèlent, se transforment, se prolongent et se complexifient. Les inégalités scolaires étant notamment le produit de routines de travail et de logiques d’évaluation des performances des élèves fixées par l’institution scolaire, une identification de mécanismes de discrimination institutionnelle nous semble maintenant plus que nécessaire.