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1. Introduction et problématique

Il peut sembler incongru de faire appel à Socrate pour comprendre les résistances face à l’éducation à la santé. Pourtant, s’il y a bien une discipline qui s’intéresse à l’efficacité du discours et aux conditions de cette efficacité, c’est bien la philosophie et, plus particulièrement, la philosophie antique.

En effet, la rhétorique représente l’une des préoccupations majeures de la philosophie antique. Les philosophes se sont interrogés sur les conditions d’une utilisation morale de ce redoutable outil de persuasion. On peut évoquer à cet égard la croisade engagée par Socrate contre les rhéteurs et les sophistes qui vendaient leur science au plus offrant sans se soucier ni du bien, ni de la justice (Platon, 1993, p. 162, 465a). Cependant, les philosophes se sont également interrogés sur les conditions de l’efficacité du discours (Aristote, 1991), efficacité remise en cause par l’homme intempérant (Aristote, 1967), c’est-à-dire celui qui reconnaît qu’il devrait changer son comportement, et dont pourtant le comportement ne change pas. Problème crucial pour les philosophes qui prétendaient rendre les hommes meilleurs grâce à leurs enseignements.

De plus, la philosophie s’est elle-même longtemps présentée comme une médecine de l’âme, sous-entendant ainsi que si la médecine traditionnelle oeuvrait à la santé du corps, la philosophie oeuvrait, quant à elle, à la santé de l’âme (Platon, 1993, p. 162-163, 465b-c ; 2006, p. 244-246, 719e-720e). On peut d’ailleurs remarquer que le vocabulaire lui-même trahit ce rapprochement entre médecine et philosophie. Citons le Tétrapharmakon d’É picure (2003), recueil de quatre principes philosophiques censés permettre aux hommes d’être heureux, ainsi que la notion de pharmakon apparaissant dans le Phèdre de Platon (1989) et analysée par Jacques Derrida dans La pharmacie de Platon (1989).

Certes, cette approche implique que le concept de santé ne s’applique pas uniquement au corps. En quoi cette conception de la santé de l’âme pouvait-elle bien consister ? Il ne s’agissait pas de résoudre un trouble d’ordre physique, mais bien un trouble d’ordre existentiel. Il apparaissait alors qu’un homme, physiquement en bonne santé, mais en mal d’exister, devait encore prendre soin de son âme. L’âme en bonne santé était une âme heureuse. Ce bonheur pouvait revêtir plusieurs aspects : l’ataraxie, la sagesse ou encore la justice ; en effet, chaque mouvement philosophique travaillant le concept de bonheur pour comprendre en quoi il consistait, a donné à celui-ci un contenu spécifique. Nous utilisons donc ici le terme de bonheur non pas en référence à Aristote, mais en référence à la finalité reconnue aux philosophies de l’Antiquité (Hadot, 1995) ; ce terme nous semble assez large pour désigner les différentes conceptions de la nature du bonheur recherché.

Ainsi, les maîtres de philosophie étaient des éducateurs et, en tant que tels, ils se sont vus confrontés aux résistances de leurs disciples, alors même qu’ils leur promettaient la santé de l’âme, c’est-à-dire le bonheur. Ces résistances expliquent en partie pourquoi les philosophes se sont intéressés aux techniques rhétoriques.

Il n’est donc pas absurde de convoquer un philosophe de l’Antiquité pour comprendre les résistances à l’éducation à la santé, si l’on se souvient du grand intérêt de la philosophie pour l’efficacité du discours et de ses vertus thérapeutiques pour la santé de l’âme.

Citons, par exemple, Montaigne qui, dans l’essai De l’institution des enfants (I, 26), vante les vertus de la rhétorique au point de préconiser d’introduire l’apprentissage du philosopher au plus tôt dans leur éducation :

Une mine triste et transie montre que ce n’est pas là son giste […]. L’ame qui loge la philosophie doit par sa santé rendre sain encores le corps. Elle doit faire luire jusques au dehors son repos et son ayse ; doit former à son moule le port exterieur, et l’armer par conséquent d’une gratieuse fierté, d’un maintien actif et allegre, et d’une contenance contente et débonnaire

1969, p. 208

Autrement dit, d’après Montaigne, l’exercice du philosopher est bénéfique à la santé de l’âme : il la rend heureuse, et c’est la santé de l’âme qui engage à son tour la santé du corps : le bonheur de l’âme s’accompagne ou se manifeste par un bien-être du corps.

Ce lien entre philosopher et bonheur se retrouvera dans l’oeuvre d’Alain (1928, p. 156-157), qui explique que c’est en faisant réfléchir les hommes sur leur avenir, ce qu’ils en attendent, pourquoi et comment y parvenir, que le charme de la philosophie opère. Et aujourd’hui ces vertus semblent présenter un intérêt grandissant dans le cadre de la consultation philosophique (Fastvold, 2006 ; Brennifier, 2007) et dans celui de démarches préventives contre la souffrance psychique (Ribalet, 2008).

Comment l’approche philosophique de Socrate pourrait-elle expliquer la résistance à l’éducation à la santé et que propose-t-elle pour y remédier ?

Pour répondre à cette problématique, nous avons choisi de porter notre attention sur la philosophie de Socrate (ou du moins sur celle qui lui est typiquement attribuée) et sur la conception qu’il propose de la résistance à l’éducation. Nous en tirerons un modèle d’interprétation que nous confronterons à d’autres approches philosophiques afin d’en éprouver la cohérence et les limites. Nous pourrons ainsi préciser des possibilités d’intervention de l’éducateur pour surmonter ces résistances.

2. Contexte théorique

Commençons par rappeler que nous n’avons encore jamais lu, à travers nos investigations sur la philosophie de Socrate, de recherches spécifiquement consacrées à la mise à l’épreuve de cette philosophie face aux résistances à l’éducation à la santé. Certes, on est en droit de supposer que cette philosophie s’est interrogée sur la nature des résistances à l’éducation en général. Les procédés de la maïeutique et de la réfutation en témoignent. Cependant ces techniques sont elles-mêmes considérées, non pas comme des techniques visant à surmonter une résistance à l’éducation, mais davantage comme des ressources mises à la disposition de l’éducateur dans le but de dynamiser sa pratique. La possibilité d’une résistance face à ces procédés n’a pas été étudiée.

2.1 Socrate pédagogue

Pourquoi une telle lacune ? L’histoire de la philosophie ne peut témoigner que de l’absence de traces écrites laissées par Socrate lui-même (Dorion, 2004). Ainsi, parler de la philosophie de Socrate revient nécessairement à proposer une lecture personnelle des oeuvres de Platon (essentiellement les dialogues de jeunesse) et de divers témoignages, à la lumière d’autres lectures de ces mêmes oeuvres (Brès, 1968 ; Hadot, 1995 ; Mattéi, 1996 ; Nehamas, 1998 ; Robin, 1964 ; Taylor, 1966).

Ces investigations visent rarement à présenter une éventuelle philosophie de l’éducation propre à Socrate, tout simplement parce que ce n’est pas en tant qu’éducateur que Socrate est entré dans l’histoire de la philosophie, mais en tant que premier philosophe, posant la naissance de cette nouvelle discipline, la caractérisant par la question de l’essence et la distinguant de la rhétorique et de la sophistique.

Toutefois, on accorde volontiers le titre de pédagogue à Socrate (Houssaye, 2002). Les éléments principaux de cette pédagogie sont la maïeutique (Solère-Queval, 2002), la dialectique (Dixsaut, 2001) et l’ignorance (Rancière, 2004) auxquelles viennent s’ajouter d’autres éléments expliquant son succès : la séduction (Gauthier et Jeffrey, 2002), le charisme (Grimaldi, 2004) voire la manipulation des affects, notamment la honte (de Romilly, 1997). Ces éléments pédagogiques ont été repris par nombre de praticiens et éducateurs, mais cette reprise ne permet pas de comprendre pourquoi ces éléments pourraient se révéler inefficaces et comment l’approche philosophique de Socrate affronterait cette inefficacité. Ce que l’histoire de la philosophie retient de la pratique pédagogique de Socrate n’explique pas comment ce dernier comprend ou aurait pu comprendre la résistance à l’éducation en général ainsi qu’à l’éducation à la santé.

L’approche de Socrate à propos des résistances à l’éducation, que nous souhaitons exposer ici, s’inscrit dans le cadre de sa théorie de la motivation de l’action, théorie que nous allons brièvement rappeler.

2.2 L’origine de la motivation de l’action

Cette théorie questionne l’origine de la motivation de l’action car, pour le philosophe, il s’agit de comprendre à quelles conditions un discours engage la motivation de celui qui l’écoute et à quelles conditions ce discours lui restera indifférent. La question de la motivation par le discours est capitale pour celui qui prétend éduquer par le discours, car elle lui permet de comprendre comment ce discours peut produire un changement dans le comportement de l’apprenant ou, au contraire, rester inefficace. Comprendre l’origine de la motivation de l’action, c’est comprendre à quelles conditions l’éducation peut réussir.

Quelle est, pour Socrate, l’origine de la motivation qui déclenche notre action ? Pour lui, c’est notre représentation du bien qui engendre notre action : c’est parce que, consciemment ou inconsciemment, nous pensons qu’une chose est bonne pour nous que nous la faisons. Autrement dit, dans chacune de nos actions s’exprime, plus ou moins malgré nous, notre propre représentation du bien. Plus ou moins malgré nous, dans le sens où il est possible que l’éducateur exprime consciemment cette représentation, notamment lorsqu’il a pris conscience de sa propre représentation du bien et y a ajusté ses actions. Toutefois, il reste possible que cette prise de conscience ne soit pas entière et qu’une part de celle-ci reste dans l’ombre. Ainsi, malgré l’effort de conscientisation, cette part d’ombre s’exprimerait tout de même dans nos actions, à notre insu.

C’est pourquoi Socrate soutient que nul ne fait le mal volontairement. Dorion relève les nombreux passages où apparaît ce paradoxe (2004, p. 84) : Protagoras, 345d-e, 358c-d ; Apologie, 25d-26a ; Gorgias, 467c-468c, 509e ; Ménon, 77b-78b :

Les hommes ne choisissent jamais le mal pour lui-même, et ils font toujours ce qui leur paraît être bien ; mais il leur arrive souvent, en raison de leur ignorance du bien véritable, de prendre pour un bien réel ce qui n’est qu’un bien apparent, c’est-à-dire un faux bien

Dorion, 2004, p. 85

Dorion insiste donc sur la conception que Socrate a de la nature humaine, conception selon laquelle l’homme tend naturellement vers ce qu’il pense être bon pour lui. Ainsi, lorsque l’enfant ne fait pas ses devoirs pour l’école, c’est parce qu’il préfère jouer ; il estime que jouer vaut mieux que travailler ; il ne pense pas – c’est là que l’ignorance intervient – aux conséquences de son manque de travail pour l’école. Il ne sait pas que travailler peut être un bien pour lui, un bien, sinon plus important que jouer, du moins à ne pas négliger.

Ce que Socrate rejette, c’est l’idée que l’homme oeuvre consciemment à sa propre perte. S’il s’engage dans la mauvaise voie, c’est parce qu’il ne sait pas que cette voie-ci est mauvaise. Autrement dit, lorsque que les hommes font le mal, c’est par ignorance du bien, parce qu’ils prennent ce mal pour un bien. On retrouve cette idée – selon laquelle c’est notre propre bien que nous poursuivons dans chacune de nos actions, sauf que parfois nous nous trompons, et ce que nous pensions être un bien n’en est pas un – chez de nombreux penseurs (Aristote, 1967 ; Épictète, 1999 ; Platon, 1967 ; Saint Augustin, 1964 ; Spinoza, 1993). En effet, pour beaucoup, l’homme tend naturellement vers ce qu’il pense être bon pour lui, et ce mouvement peut être compris comme un instinct de conservation, comme le suggère la notion d’oikeiosis (propriété) chez les Stoïciens. Cependant, sa connaissance du bien est imparfaite, l’homme se trompe, tend vers ce qui lui est néfaste, sans se rendre compte qu’il oeuvre à sa propre perte.

2.3 Quel est donc le rôle du maître chez Socrate ?

Si Socrate veut que ses élèves s’occupent davantage de leur âme (Platon, 2002), c’est pour qu’ils travaillent, évaluent, clarifient leur propre compréhension du bien. Il s’agit donc de résorber, par le philosopher, l’ignorance qui leur fait prendre un mal pour un bien, en interrogeant la valeur des biens qui les entourent. Le rôle du maître est d’accompagner son élève vers une meilleure compréhension du bien, meilleure dans le sens où l’élève connaît les tenants et les aboutissants de cette conception du bien. En effet, il ne s’agit pas, pour un maître tel que Socrate, d’imposer une même conception du bien à tous, mais d’accompagner son élève dans la construction rationnelle de sa propre conception du bien. C’est pourquoi Socrate lui-même ne nous dit rien sur ce bien. En effet, notre lecture nous invite à nous interroger sur ce paradoxe que l’on attribue à la philosophie de Socrate, et qui concerne la nature de la vertu : celle-ci s’identifie au savoir, mais à un savoir que l’on n’a jamais fini d’acquérir et qui se rejoue sans cesse, tant dans la réflexion de chacun que dans l’appréciation de l’infinité des situations qui se présentent. En ce sens, ce savoir répond au portrait du philosophe, pendant toute sa vie en quête de la sagesse sans jamais la détenir pleinement (Platon, 1929).

Tel est donc le cadre théorique dans lequel s’inscrit notre réflexion sur les résistances à l’éducation à la santé : une théorie de l’action selon laquelle chacun tend spontanément vers ce qui lui semble être meilleur pour lui. Ainsi l’éducation consiste-t-elle à travailler sur cette représentation du meilleur pour orienter ou réorienter l’action.

3. Hypothèse

Dans cette perspective, la résistance à l’éducation à la santé provient de l’ignorance de l’apprenant. Toutefois, cette ignorance n’est pas une : elle peut revêtir de multiples aspects que nous tenterons d’exposer au cours de cette recherche. Nous pouvons cependant poser, d’ores et déjà, qu’il ne saurait être question d’une ignorance dans un sens vulgaire : dire que la résistance à l’éducation est le fait de l’ignorance, ce n’est pas dire qu’elle est le signe d’un esprit simple. Comme l’a montré notre cadre théorique, cette ignorance se situe dans l’inadéquation de la représentation du bien de l’apprenant et de la réelle bonté de ce bien, une inadéquation donc entre représentation et réalité. Nous nous efforcerons donc d’expliquer les différentes modalités de cette inadéquation.

Que propose la philosophie pour remédier à cette ignorance et donc pour résorber cette résistance ? Notre hypothèse consiste à soutenir que l’interprétation de la résistance à l’éducation à la santé que nous permet de produire notre lecture de la philosophie de Socrate est féconde pour comprendre la part d’ignorance qu’elle met en jeu, la nature de cette ignorance et quelles ressources pédagogiques elle mobilise.

Pour répondre au problème de la résistance à l’éducation, ou plutôt des résistances à l’éducation, nous verrons alors que les philosophes ont développé deux modèles opposés de relation éducative, des modèles répondant chacun à un engagement éthique du maître que nous tenterons de mettre en lumière.

D’un côté, un engagement démocratique, dont le but sera d’amener l’apprenant à surmonter, de lui-même et par lui-même, ses résistances à l’éducation à la santé, en travaillant sur sa propre conception de la santé. On retrouve ici une relation éducative répondant aux exigences de la philosophie de Socrate. D’un autre côté, un engagement de type totalitaire, dont le but sera de venir à bout des résistances à l’éducation à la santé, quoi qu’il en coûte pédagogiquement. On se rapproche alors du modèle de la relation éducative telle qu’elle avait été envisagée par Platon.

4. Méthodologie

Outre une méthodologie de type historique pour comprendre et restituer les modèles des philosophies antiques qui ont porté sur la résistance en éducation, la question méthodologique invite à se demander comment présenter ces modèles sans cantonner cette investigation à n’être qu’une approche théorique.

Ainsi, pour exposer comment la philosophie de Socrate comprend les différentes résistances que rencontre l’éducation à la santé et comment elle propose d’y répondre, nous avons choisi d’illustrer cette approche théorique par un exemple susceptible d’interpeller l’expérience de chacun, celui du fumeur. Dans cette perspective, notre fumeur sera celui auquel maintes instances ont présenté les risques et les dangers de sa pratique, mais qui, néanmoins, continue de fumer. En effet, pour qu’il y ait résistance, il faut bien qu’il y ait eu, au préalable, une démarche éducative minimale entreprise dans le but de changer son comportement. Voyons comment le modèle de la résistance à l’éducation de Socrate comprend cette résistance.

En confrontant la théorie avec la réalité qu’elle prétend comprendre, nous espérons mettre en évidence les ressources éducatives que la philosophie de Socrate suppose pour remédier à la résistance. Il s’agit donc, ici, d’une mise à l’épreuve d’une approche philosophique visant à suggérer de nouvelles pratiques pédagogiques.

5. Résultats

5.1 La résistance comme résultat d’une ignorance

Si la résistance à l’éducation est le résultat d’une ignorance, qu’entend-on par ignorance ? D’après l’intellectualisme de Socrate, cette ignorance réside dans une représentation erronée des biens qui nous entourent : soit nous survalorisons un bien dont par la suite nous constaterons la futilité, soit nous n’accordons que peu de valeur à un bien dont nous nous rendrons compte plus tard de l’importance. Dans les deux cas, nous pensons connaître un bien à sa juste valeur, pour nous apercevoir ensuite que cette connaissance était fausse ou incomplète. L’éducation, pour Socrate, doit venir pallier cette ignorance.

Dans le cas de notre fumeur informé des risques courus, peut-on vraiment dire qu’il ne sait pas ce qu’il fait ? Cela dépend des situations. Pour comprendre les nuances que les auteurs de modèles philosophiques apportent à leur compréhension des résistances, étudions une première situation. Cette situation est celle du fumeur qui, informé des risques, dit lui-même qu’il souhaite arrêter de fumer mais, de fait, continue. Il s’agit là d’un exemple type de l’homme intempérant ou akratique d’Aristote (1967). Que se passe-t-il ? Comment expliquer que le dire et l’action ne soient pas en adéquation ?

Pour Aristote, l’homme akratique est en fait aux prises avec un conflit intérieur. D’un côté, sa raison lui dit une chose (arrêter de fumer serait bien) ; de l’autre, son corps, siège des plaisirs, lui en dit une autre (fumer est délectable). Ce qui explique pourquoi Aristote considère que l’action de l’homme akratique est en partie involontaire, dans le sens où il succombe à ses appétits, malgré une partie de lui-même, la partie raisonnable. Dans une perspective aristotélicienne, notre fumeur fumerait donc à contrecoeur.

En quoi y aurait-il ici ignorance ? Dans la perspective de l’intellectualisme de Socrate, notre action révèle ce que nous considérons être notre bien réel, car toutes nos actions tendent vers ce que nous pensons être bien pour nous. Ainsi, si le fumeur dit qu’il veut arrêter de fumer mais continue, cela signifie qu’au plus profond de lui-même, il estime qu’il est préférable pour lui de continuer à fumer que de s’arrêter.

Autrement dit, le fumeur, informé des risques courus, les a certes compris, mais cette compréhension n’est que partielle dans le sens où, pour Socrate, si cette compréhension avait été complète, elle aurait alors nécessairement engagé un changement de comportement. C’est-à-dire que, dans ce cas-ci, la connaissance des risques encourus n’est que superficielle : elle ne mobilise pas l’individu au plus profond de lui-même. Lorsque l’individu dit qu’il souhaite arrêter de fumer, mais n’y parvient pas, c’est que, dans la perspective de Socrate, il ne veut pas vraiment arrêter. Il le veut en partie : sa partie logique, raisonnable, le logos, lui dit qu’il vaudrait mieux arrêter et il en convient aisément, mais ce n’est qu’une adhésion logique, ce n’est pas une adhésion de conviction, car la conviction engage tout l’être : corps et esprit. S’il le voulait vraiment, son corps (ses tripes en quelque sorte) le voudrait également. Or, dans cet exemple, il est clair que le corps ne le veut pas, que le corps est encore tourné vers le plaisir de fumer.

Autrement dit, pour Socrate, à la différence d’Aristote, il n’y a pas, dans cet exemple de résistance, conflit entre la raison et les désirs, mais conflit entre deux discours de la raison. D’un côté, sa raison lui dit qu’arrêter de fumer serait bien pour lui ; d’un autre côté, elle lui dit aussi que le plaisir de fumer est important. Or, si sa propre raison lui tient ce double discours (ce qui explique le conflit intérieur), c’est bien parce qu’elle n’a pas pris pleine mesure ni de la nécessité vitale d’arrêter de fumer, ni du caractère négligeable du plaisir que fumer procure en comparaison des risques courus (selon le discours de l’éducation à la santé). D’où l’idée socratique que l’homme akratique est en réalité ignorant : il n’a pas conscience à quel point une chose est bonne ou mauvaise pour lui. C’est donc à l’éducateur qu’il revient de révéler ce à quel point, de faire en sorte que l’adhésion ne soit pas seulement logique et superficielle, voire une adhésion de complaisance, mais engage l’être entier de l’individu et mobilise son corps.

Cette distance entre l’adhésion seulement logique et celle de la conviction s’explique par le fait que l’éducateur, pour éduquer, ne dispose bien souvent que d’un seul moyen : le langage. Or, les mots ne renvoient pas forcément à une réalité qui nous affecte. Pour être compris, leur cohérence logique suffit. Autrement dit, nous pouvons les comprendre sans forcément qu’ils nous touchent réellement. C’est ainsi que, dans Émile ou de l’éducation, Rousseau (1966), par exemple, dénonce l’absurdité éducative qui consiste à faire référence à l’avenir pour convaincre un enfant de changer de comportement. De fait, tout au long de cet ouvrage, Rousseau (1966) incite l’éducateur à ne pas faire violence à l’enfance, mais plutôt à adapter son discours à son élève : Traitez votre élève selon son âge (p. 109) ; la plus utile règle de toute éducation ? Ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre (p. 112) ; laissez mûrir l’enfance dans les enfants (p. 113) ; Respectez l’enfance (p. 131) ; Nul de nous n’est assez philosophe pour savoir se mettre à la place d’un enfant (p. 143) ; Chaque âge, chaque état de la vie, a sa perfection convenable, sa sorte de maturité (p. 202). Inutile donc de lui enjoindre de bien travailler à l’école pour que, plus tard, il ait un travail bien rémunéré, ou de lui demander ce qu’il adviendra de lui s’il n’apprend pas à lire. L’argument ne peut pas le toucher parce que, dit Rousseau, l’avenir ne fait pas partie du monde de l’enfant. Certes, il en comprend la cohérence logique, mais le propos lui reste indifférent.

Dans ce cas de résistance à l’éducation à la santé, il y a donc adhésion logique, puisque l’individu comprend les informations relatives aux risques, mais il n’y a qu’une adhésion logique, parce que ces informations ne l’affectent pas ou, plus exactement, ne le conduisent pas à remettre en question son rapport à l’existence. Les termes de santé, mort, souffrances, dangers, risques, etc., restent creux ; ils ne renvoient pas à une réalité imminente. Si tel était le cas, dans la perspective de Socrate, l’individu modifierait nécessairement son comportement en fonction de cette prise de conscience. S’il n’y a pas modification, c’est qu’il n’y a pas en prise de conscience réelle. L’éducateur doit alors amener son interlocuteur à prendre pleinement conscience de ce que représente chacun de ces termes pour lui. On voit ici que le travail de l’éducateur est complexe, car il s’agit de travailler sur les représentations de chacun alors même que chacun nourrit des représentations différentes : alors que certains n’auront jamais réellement pensé à la mort comme risque potentiel, pour d’autres, se sera la réalité du handicap, ou encore de la souffrance des traitements, qui devront être travaillés pour mettre en question leurs représentations. C’est en ce sens que Socrate parle d’ignorance : ce que la personne ignorait avant l’éducation, c’est ce qu’était vraiment la mort, la vie, la santé, la souffrance, etc., pour elle. Jusque-là, ces termes étaient des abstractions impersonnelles ; l’éducation leur donne vie et permet à chacun de se les approprier. C’est pourquoi ce travail ne peut s’inscrire que dans la durée : une intervention ponctuelle ne suffit pas – ou rarement –, à elle seule, à déclencher une prise de conscience qui modifie les représentations, puis le comportement de la personne.

5.2 Le rôle de l’éducateur

5.2.1 Faire comprendre les risques ?

Alors, que peut bien faire l’éducateur ? Quelles ressources a-t-il à sa disposition ? Il s’agit de créer les conditions d’une prise de conscience pour que l’apprenant agisse en connaissance de cause. Il ne s’agit pas ici d’une connaissance d’ordre seulement logique, car ce type de connaissance reste impersonnelle et n’a aucune efficacité, mais plutôt d’une connaissance éprouvée. Pourquoi éprouvée ? Pour que l’apprenant ait la possibilité de comprendre à quelle réalité, à quel état de fait renvoie ce dont on parle.

D’où l’importance accordée à la rhétorique, qui comprend un ensemble de techniques capables de modifier les représentations, que ce soit par coobtention des émotions, par conviction, ou encore par crainte. Déjà dans Gorgias (Platon, 1993, 527c), le personnage de Socrate laissait entrevoir la possibilité d’une réhabilitation de la rhétorique. Cependant, c’est Aristote (1991), qui a davantage étudié la nature de l’efficacité du discours rhétorique en faisant appel au concept de coobtention des émotions. Ce concept rappelle que c’est en produisant, par son discours, des émotions précises chez les jurés que le rhéteur parvient à modifier leur jugement. Cependant, la rhétorique n’est pas une : il n’existe pas un type de discours susceptible de nous persuader tous ; en effet, le propre de la rhétorique est de s’adapter aux spécificités psychologiques de son interlocuteur. Si nous utilisons le terme psychologique, c’est parce que ces théories philosophiques sur l’efficacité des discours reposent sur une analyse de la psyché, de l’âme.

Pour cerner ces spécificités psychologiques, l’éducateur doit comprendre la situation de celui qu’il compte éduquer et, si résistance il y a, de quelle nature est cette résistance. Si, dans la situation étudiée précédemment, il y avait ignorance, nous avons vu que cette ignorance n’était pas forcément la même d’un individu à un autre : pour certains, il s’agit de travailler sur la réalité des dangers qu’ils courent ; pour d’autres, sur la représentation de la vie et de la mort ; pour d’autres encore, sur les conséquences de telle ou telle décision pour l’entourage de l’individu, etc. Il y aura donc, potentiellement, autant de stratégies éducatives que d’individus à éduquer.

5.2.2 Privilégier le développement personnel à tout prix ?

De plus, la résistance à l’éducation ne tient pas toujours à l’ignorance. En effet, considérons une deuxième situation : le fumeur, bien qu’informé des risques courus, ne change pas son comportement, car il ne le souhaite pas. Outre l’explication de l’ignorance (il ne le veut pas parce qu’il ne sait pas à quel point cette pratique est dangereuse pour lui), cette situation peut s’expliquer par le fait que le fumeur choisit délibérément ce comportement. Ce choix délibéré de continuer de fumer ou de poursuivre une pratique risquée s’expliquerait, par exemple, par le fait que ce que certains considèrent comme un risque n’en est pas un pour ces personnes : soit qu’elles remettent en cause les informations scientifiques qui justifient que l’on appelle une chose un risque ; soit que la santé, finalité de l’éducation à la santé, ne représente pas, pour elles et en toute connaissance de cause, un bien suffisant pour motiver un changement de comportement. Dans ce cas-ci, c’est la vie elle-même qui est considérée comme un bien négligeable. L’éducateur doit donc s’assurer que c’est bien en connaissance de cause que le comportement a été choisi, que ce n’est pas par ignorance que la vie est méprisée ou que les risques sont niés.

En effet, on peut admettre la possibilité d’une résistance légitime à l’éducation à la santé qui ne soit pas due à l’ignorance de l’individu, mais à un choix existentiel délibéré. Un tel choix est, certes, lourd de signification. C’est pourquoi la conception que Socrate propose de la relation éducative vise à mettre à l’épreuve les choix de chacun et à s’engager, avec son interlocuteur, dans une démarche philosophique d’accompagnement dans une connaissance de soi toujours plus sûre et plus approfondie. Cette conception de la relation éducative accepte, on le constate, la possibilité de l’inefficacité de l’éducation, puisqu’elle tend à mobiliser l’engagement existentiel de celui qu’il veut éduquer, à l’éprouver sans pour autant se substituer à son autorité ; donc, sans pour autant endoctriner.

Cependant, d’autres conceptions de l’éducation préfèrent privilégier l’efficacité plutôt que le développement personnel. Platon, par exemple, distingue trois composantes à l’âme et a élaboré trois types de discours (2006) selon que prédomine telle ou telle composante : le discours rationnel s’adresse aux âmes gouvernées par l’intellect ; le discours coercitif sera efficace sur les âmes gouvernées par leurs désirs parce qu’elles craindront la punition et seront attirées par les récompenses ; quant aux âmes gouvernées par le coeur (thumos), le discours de type médiateur (Lacks, 2005) sera le plus approprié, un discours qui met en oeuvre une sorte de chantage affectif et joue sur l’importance du regard des autres pour ces âmes-là. Dans la perspective de Platon, ce qui compte, ce n’est pas que l’éduqué adhère réellement aux principes de l’éducation que l’on veut lui transmettre ; que son action y soit conforme suffit. Et ce, quel que soit le prix de cette conformité. Le recours à l’endoctrinement, qui brise toute résistance, peut ainsi être légitimé au nom du principe d’efficacité et au détriment de la liberté de penser.

5.2.3 Le respect des libertés de penser de chacun ?

On voit ici que les résistances à l’éducation peuvent également être interprétées non pas comme le signe d’un échec de l’éducation, mais comme le signe d’une relation éducative respectueuse des libertés de penser de chacun. C’est que le fait qu’il y ait résistance montre précisément qu’il n’y a pas eu endoctrinement, et qu’on est donc en présence d’une éducation soucieuse non pas de manipuler l’apprenant et de lui faire adopter, malgré lui, un comportement auquel il n’adhère pas, mais bien de l’y accompagner. Or, l’accompagnement nécessite temps et résistances parce qu’il conduit au changement. Pour être respectueux de l’apprenant, ce changement auquel aspire l’éducation implique nécessairement des résistances – qu’elles soient fondées ou pas, l’éducateur devra les éprouver. Autrement dit, si les résistances en éducation révèlent les limites de l’efficacité du discours éducatif, qui doit alors s’adapter à son interlocuteur, elles en garantissent le caractère éthique.

De ce point de vue, l’efficacité de la relation éducative réside dans le fait qu’elle ne fait pas violence à la liberté de penser de l’apprenant, mais devient le lieu de son expression. La relation éducative prend alors la forme d’un accompagnement qui n’impose pas de contenu de pensée, mais où l’éducateur accompagne l’éduqué dans la construction d’une pensée propre (Vial et Caparros-Mencacci, 2007). Il ne s’agit donc plus seulement de vaincre les résistances à l’éducation à la santé, mais de les comprendre pour apprécier leur fondement, et lorsque celui-ci est erroné, d’accompagner chaque éduqué dans la construction de son propre raisonnement pour réorganiser son comportement.

Face aux résistances, l’éducateur peut donc s’engager dans deux types de relations éducatives différentes : l’une, qu’une tradition de pensée philosophique qualifie de totalitaire, qui sacrifie la liberté de penser et l’autonomie de l’individu à l’efficacité de l’éducation, relation que nous avons retrouvée dans l’approche platonicienne ; l’autre, éthique ou démocratique, qui conçoit l’éducation comme un accompagnement bienveillant, quitte à ce que l’efficacité de l’éducation soit moindre, relation qui nous semble répondre à la philosophie de Socrate.

6. Discussion des résultats

Démocratique ou totalitaire, accompagnement ou endoctrinement, la relation éducative demeure une manipulation. Dans le sens où l’éducation transforme sciemment l’état de l’apprenant, ce changement est le but de l’éducation. Ce n’est donc pas dans le caractère manipulateur que réside la question de la résolution des résistances, car toute éducation est bien manipulatrice. La question concerne davantage l’intention de l’éducateur : s’agit-il d’un engagement démocratique qui tente de développer la pensée de l’individu ou s’agit-il d’un formatage indifférent aux spécificités de chacun ?

Cependant le premier est-il si éthique et le second si condamnable ? En effet, dans le cadre de l’éducation à la santé, n’est-il pas préférable que les gens vivent, même si c’est au prix d’une aliénation à un endoctrinement ? On peut se demander, dans ce cas, si la fin ne justifie pas les moyens. Par ailleurs, l’efficacité, sacrifiée au nom d’une éducation démocratique, sacrifie également la santé de ceux auxquels est destinée cette éducation. Est-on prêt à assumer un tel sacrifice au nom de l’éthique de la relation éducative ? Une telle éducation s’inscrit dans la durée et peut ne jamais aboutir. Peut-on, par principe, accepter de telles conséquences ? Il existe, nous semble-t-il, des situations d’urgence, où la survie ou la sécurité d’un individu est en jeu, qui légitiment sans doute un recours temporaire à l’endoctrinement. Précisons ici temporaire, car tout le danger de cette interrogation réside dans la tentation d’accepter que ce recours ne soit pas seulement temporaire, mais devienne définitif.

C’est pourquoi le cadre et les conditions matérielles de l’éducation à la santé et l’enjeu spécifique de cette éducation – la santé – ne peuvent être écartés lors de l’appréciation de la relation éducative. Si une intervention ponctuelle en éducation à la santé ne peut mettre en place un accompagnement digne de ce nom, quel type de relation éducative adopter alors, en connaissance de cause ?

Cette discussion de l’approche philosophique de l’éducation montre qu’il ne s’agit plus ici de hiérarchiser les deux types de relations éducatives – démocratique / totalitaire – mais plutôt de montrer que, dans certaines conditions, l’engagement éthique de l’éducateur ne suffit pas à garantir l’intégrité de la relation éducative. Selon le contexte, celle-ci a des conséquences qui doivent être prises en considération. L’engagement démocratique de l’éducateur ne peut être un refuge pour légitimer le recours systématique à une relation éducative de ce type, sans souci des conséquences, notamment liées à la durée de l’accompagnement, à la possibilité d’un échec et aux conditions matérielles de cet accompagnement. Inversement, on peut sans doute, dans certains cas, reconnaître à l’endoctrinement des conséquences louables justifiant le sacrifice de la relation éducative.

Une deuxième limite que nous pouvons reconnaître à cette investigation est une conséquence du cadre théorique dans lequel s’inscrit cette approche : la philosophie ne peut que s’occuper de l’âme. Nous avions posé que la motivation était une affaire de sens et la philosophie ou plutôt le philosopher est précisément ce par quoi l’on peut travailler sur ce sens et ainsi orienter la motivation.

Cependant, force est de remarquer que l’éducation à la santé n’est pas qu’une question de motivation, car intervient un autre élément que l’âme ayant ses propres lois : le corps. Et même les philosophes qui ont considéré l’imbrication intime de l’âme et du corps, considérant qu’en agissant sur l’un, on agit sur l’autre, reconnaissent les limites de cette approche. Autrement dit, parfois, pour changer l’état de l’âme, il faut changer l’état du corps, car celui-ci peut entraver le bon fonctionnement de celle-là. C’est pourquoi les modèles philosophiques qui cherchent à répondre au problème de la résistance en éducation ne peuvent proposer qu’une solution relative à la motivation, relative au sens, en tant que ce dernier se loge dans l’âme.

Ces modèles ne prétendent donc pas résoudre le problème de la résistance à l’éducation à la santé si ce dernier relève d’une dépendance physique ou d’une pathologie. L’approche philosophique ne prétend aucunement se substituer à la médicalisation. Inversement, la médicalisation ne peut se substituer à un travail philosophique du sens : la médecine ne peut répondre aux questions que nous pose l’existence. Or, l’éducation à la santé suppose que l’on reconnaisse un sens à l’existence qui engage le comportement à préserver la santé.

Voilà pourquoi le dernier point que nous voulons soumettre à la discussion, relativement à l’approche philosophique des résistances à l’éducation, concerne le suicide. Comment l’éducation à la santé peut-elle prévenir le suicide ? Le suicide n’est pas une maladie. Il peut, certes, dépendre d’un état maladif du corps, mais il est également souvent l’expression d’un mal d’exister. Or, savoir comment oeuvrer à la préservation de sa santé n’implique aucunement la volonté de la préserver. Savoir comment traiter et prévenir médicalement une pulsion suicidaire est une chose, savoir prévenir une crise existentielle pouvant aboutir au suicide en est une autre. En effet, selon ces deux logiques, le premier rapport au suicide est médical, le second est une affaire de sens à laquelle la médecine ne peut répondre. Seule une démarche éducative philosophique le peut, car le questionnement philosophique a pour finalité la construction d’un sens propre à chacun.

Il faut donc que cette éducation à la santé ne soit pas seulement une éducation à la santé du corps, qui se contente d’informer sur la gestion médicale des risques, mais bien également une éducation à la santé de l’âme, qui engage une démarche réflexive donnant à chacun la possibilité de découvrir le sens même de l’éducation à la santé : pourquoi préserver sa santé ? Autrement dit, pourquoi vivre ? En tant que démarche réflexive sur le sens et la valeur que l’on accorde à l’existence, l’éducation à la santé devient philosophique et se transforme en une médecine de l’âme.

7. Conclusion

Nous nous étions demandé comment la philosophie comprenait la résistance à l’éducation et comment elle se proposait d’y répondre. Nous avions alors suggéré d’éprouver la fécondité d’un modèle interprétatif de cette résistance, celui que nous propose la philosophie de Socrate, afin de comprendre quelles sont les ressources du pédagogue face à cette résistance. Pour éprouver cette fécondité, nous avons décidé de confronter théorie et pratique ou, plus exactement, d’expliciter comment la philosophie de Socrate permettait de saisir un cas concret de résistance à l’éducation à la santé. Cette confrontation devait à la fois établir la cohérence et les limites de ce modèle interprétatif.

Le modèle de Socrate saisit la résistance à l’éducation en termes d’ignorance, mais plus qu’une ignorance au sens de manque d’informations, il s’agit en réalité d’un impensé ou, plus exactement, d’une forme d’inconscience. Cette interprétation s’inscrit dans la continuité de l’intellectualisme de Socrate (Dorion, 2004 ; Hadot, 1995).

La philosophie de l’éducation invite à distinguer deux types de relation éducative susceptibles de générer cette prise de conscience : la première, qualifiée de totalitaire, tente d’imposer cette prise de conscience, que ce soit par persuasion ou dissuasion (deux processus que nous avons inscrits, précédemment et dans une tradition aristotélicienne, dans le champ de la manipulation des émotions) ; la seconde, qualifiée de démocratique, tente de faire émerger cette prise de conscience en engageant un travail de réflexion avec l’apprenant, travail dans lequel ce dernier en vient à percevoir lui-même la nécessité et le bien-fondé d’un changement dans son comportement, ce qui ce n’était pas le cas dans le premier type de relation éducative. Alors que le premier type de relation éducative se rapproche de l’endoctrinement, le second semble relever, lui, de l’accompagnement.

Les limites de ces deux types de relation éducative ne permettent cependant pas d’en condamner une systématiquement au profit de l’autre : selon le premier type de relation éducative, la fin (la santé) justifie les moyens, mais pas dans le second, qui se voit dès lors soumis à une inscription dans le temps et confronté à la possibilité de l’échec. Autrement dit, l’engagement éthique de l’éducateur pour l’un des deux types de relation éducative ne garantit pas à lui seul la qualité éthique de sa pratique, dans la mesure où le sort de l’éduqué est également en jeu.

L’éducateur dispose d’un ensemble de techniques rhétoriques pour organiser son discours et exploiter les différentes modalités de l’efficacité discursives pour atteindre son but : faire émerger une prise de conscience qui occasionnera un changement dans le comportement. Néanmoins, toujours dans la perspective de Socrate, engager un travail de réflexion semble être le plus à même de mettre à l’épreuve les résistances de chacun, de les examiner et, finalement, de les mettre à profit en vue d’un engagement plus profond pour ce changement de comportement. C’est pourquoi, par rapport aux investigations liées à la philosophie de Socrate, nous dirions que Socrate n’était pas pédagogue en plus d’être philosophe, mais pédagogue parce que la pédagogie est fondamentalement philosophique.

Pour être efficace, la philosophie propose donc à l’éducation à la santé d’adopter une pédagogie qui engage une démarche philosophique, c’est-à-dire une réflexion sur ces concepts et sur la valeur qu’on leur reconnaît. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de dire que l’éducation à la santé doit devenir philosophique parce qu’elle ne l’était pas jusque-là ! En fait, dans cette perspective, c’est l’origine même de l’éducation à la santé qui est philosophique. L’éducation à la santé est philosophique dès son intention, car vouloir éduquer à la santé implique un engagement philosophique, engagement qu’il s’agit de partager pour que cette éducation devienne véritablement efficace, à savoir existentiellement efficace. C’est donc finalement en restant philosophique que l’éducation à la santé peut apprécier les résistances qu’elle rencontre et qu’elle peut les résorber. La motivation est en effet un thème qui a été traité par de nombreux philosophes, notamment en relation avec celui de l’imagination (Platon, Aristote, les stoïciens, les Pères de l’église, mais aussi Descartes, Pascal, Kant…). Une piste de recherche qui pourrait s’avérer féconde pour nourrir la réflexion sur les résistances à l’éducation à la santé.

Dès lors, la philosophie de l’éducation se voit invitée à puiser dans les ressources de l’histoire de la philosophie, dans des ressources théoriques pour établir des modèles d’interprétations visant à contribuer à saisir la complexité de l’humain, la complexité de la réalité humaine. Cette saisie étant toujours imparfaite, sa tâche demeure inachevée et l’appel au philosopher, infini.