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Gaucher poursuit l’objectif de mettre en relief l’identité sourde, non pas comme une essence préexistante en soi, mais comme un processus de construction agissant sous une tension expressive entre les expériences singulières vécues par les personnes sourdes et les expériences collectives de la communauté sourde resituées dans leur historicité. La démarche marque l’originalité et la force du livre.

Le premier chapitre du livre expose une vision constructiviste de l’identité et de la culture. La préexistence de la donnée sociale comme moteur de modelage des possibles pour l’individu est mise en rapport dichotomique avec l’individualisme comme vecteur de distinction émanant de la personne. Cette opposition crée deux mouvements, celui partant du collectif vers l’individu et son inverse, qui se coordonnent et se combinent, dans une optique hégélienne, semble-t-il, permettant l’expression subjective de l’expérience de chaque personne, tentant constamment de se redéfinir en fonction de l’autre pluriel. Cette perspective amène Gaucher à resituer l’histoire de la culture sourde au deuxième chapitre. Il y explique comment la surdité a d’abord été réduite à un modèle biologique pour se transformer ensuite en un modèle portant les valences du réalisme et du déterminisme, social comme biologique, de l’identité sourde, indépendamment de sa propre évolution historique, comme si cette identité était fixée et immuable à l’extérieur même de l’expérience de vie de l’être sourd. Dans le troisième chapitre, l’identité sourde est circonscrite à partir de la mise en dialogue des acteurs de la communauté. La mise à l’écart relatée par les personnes sourdes est comprise comme un bris de communication vécu de manière récurrente avec leurs pairs entendants. Le regroupement entre sourds est dès lors compris comme un moyen privilégié de converser en profondeur, de discuter le monde et de le construire au moyen des échanges dialogiques lors des activités communautaires. Cependant, le propos se radicalise lors de l’analyse du discours collectif des activistes sourds en appelant à une race de Sourds Purs qui gagnerait en valeur humaine en fonction de l’ascendance et de la descendance sourde. Le lecteur se démobilise devant ce glissement dangereux partant de la reconnaissance d’une distinction culturelle vers la réclusion dans un racisme excluant d’emblée le monde entendant et nombre de sourds s’exprimant par la parole, voire également par les signes. Gaucher soulage cependant le lecteur dans le quatrième chapitre par une fine réinterprétation des propos rapportés précédemment. Il procède à une articulation théorique de la constitution de l’identité sourde, à la lumière de la démarche biographique et historique et de ses assises constructivistes annoncées dans le premier chapitre.

Le travail de Gaucher demeure extrêmement important pour la construction des transformations potentielles à venir dans la culture sourde. Il permet une prise de conscience pour les sourds, oralistes ou signeurs, des fondements actuels de l’identité sourde, de ses méprises et de ses avancées. La démarche et la théorisation de Gaucher pourraient servir à fixer les balises dans lesquelles les acteurs sourds souhaitent faire évoluer leur quête d’identité. L’ouvrage de Gaucher demeure un phare qui permettrait de construire cette culture sourde pluraliste, progressiste, fière de sa différence et ouverte à celle des autres.