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1. Introduction et problématique

À la suite de la levée de boucliers entraînée par la publication du programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté (Ministère de l’éducation, des loisirs et du sport, 2007), les chercheurs Dagenais et Laville (2007) ont proposé de reprendre la réflexion plus sereinement qu’elle ne l’avait été précédemment. Ce faisant, ils ont proposé une interprétation de ce programme et de celui l’ayant précédé (Ministère de l’Éducation, 1982), leur attribuant une visée d’apprentissage de la pensée historique :

Depuis les années 1950, cette idée de centrer les programmes sur l’apprentissage de la pensée historique s’est généralisée dans les conceptions et les pratiques de l’enseignement de l’histoire. Au Québec, les premiers programmes d’histoire nationale à s’en être inspirés datent du début des années 1980. Ceux de la présente réforme, dont le projet du programme Histoire et éducation à la citoyenneté du deuxième cycle, procèdent du même esprit

Dagenais et Laville, 2007, p. 542

Il faut d’abord noter que, nulle part dans la documentation scientifique sur l’enseignement de l’histoire, cette interprétation n’a, à ce jour, fait l’objet d’une analyse systématique. Cette documentation révèle que les deux programmes d’études sont reconnus pour leur visée de formation intellectuelle appelée higher order thinking skills, réputée se réaliser à travers une démarche historique et réflexive impliquant la manipulation de documents et de sources historiques (Boutonnet, 2011 ; Éthier et Lefrançois, 2011). Cette visée n’est pas nouvelle, car elle s’inscrit dans une conjoncture historique dont le commencement coïnciderait avec la publication du rapport Parent (Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, 1964), où il est possible de constater une orientation en faveur d’une conception scientifique de l’histoire, d’une visée de formation intellectuelle et d’une préoccupation accrue pour l’apprentissage (Moreau, 2004). Cette orientation ne serait pas exclusive aux visées éducatives québécoises ; elle se retrouve ailleurs au Canada (Osborne, 1999 ; Seixas, 1998a), aux États-Unis (Nash, Crabtree et Dunn, 1997), en Grande-Bretagne (Lee, 2005) et en France (Garcia et Leduc, 2003).

Par ailleurs, dans le programme québécois d’Histoire et éducation à la citoyenneté (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007), il n’est question qu’une seule fois d’apprentissage de la pensée historique, tandis que, dans le programme d’Histoire du Québec et du Canada (Ministère de l’Éducation, 1982), il n’en est pas fait mention. Néanmoins, cette interprétation est devenue plus ou moins courante dans la documentation scientifique francophone depuis la publication de la thèse de Martineau (1997), reconnaissant ce type d’apprentissage au programme d’Histoire du Québec et du Canada publié en 1982. Pour ce dernier, la perspective de la pensée historique s’y trouve, mais voyage à travers les documents officiels et les manuels sous des appellations diverses (Martineau, 1997, p. 30). Les mémoires et les thèses réalisés par la suite vont reconduire cette interprétation, notamment Guay (2002) dans l’élaboration d’un manuel électronique, ainsi qu’Éthier (2000) et Moisan (2004) qui ont recours à une terminologie différente : le premier va utiliser le terme de pensée historienne pour traduire l’esprit des programmes, en lien avec les retombées civiques et les pratiques enseignantes ; la seconde a recours aux termes de pensée historienne et d’attitude historique pour désigner, respectivement, les savoir-être et les savoir-faire visés par le programme, également associés à une formation civique.

Si, comme invite à le faire Martineau (1997), il demeure possible d’attribuer l’apprentissage de la pensée historique à ces programmes d’histoire, il faut alors reconnaître le poids considérable du cadre de référence soutenant cette attribution, qui n’apparaît pas d’emblée et ne se justifie pas d’elle-même. Le problème est donc le suivant : le discours de la recherche sur l’enseignement de l’histoire considère que cet apprentissage est une visée fondamentale de ces programmes d’études, mais sans pour autant en faire la preuve et, dans la lettre, ces derniers ne se montrent pas très explicites. Cependant, serait-il possible que, dans leur esprit, ces deux programmes d’études soient susceptibles de révéler des orientations en faveur de l’apprentissage de la pensée historique ?

Avant de poursuivre avec cette question qui, faut-il déjà le mentionner, va permettre d’identifier des divergences, il n’est pas inutile de mentionner l’enjeu de recherche qu’elle représente, à la fois à l’endroit des programmes et de l’apprentissage de la pensée historique. Loin de jeter l’anathème sur ces derniers, ces divergences pourraient indiquer un problème d’interprétation de ces programmes, et inviter, par le fait même, à revoir le cadre de référence en fonction duquel est défini cet apprentissage.

2. Contexte théorique

Deux concepts vont être explicités aux fins de cette analyse, à savoir ceux de programme d’études et d’apprentissage de la pensée historique.

2.1 Le programme d’études

Notre définition de programme d’études rejoint celle de Glatthorn, Boschee et Whitehead (2006), au sens de course of study, et se situe, au regard du concept de curriculum, à l’intersection d’une discipline scolaire et du cursus de formation. Le concept de curriculum est appréhendé comme une représentation symbolique de la pratique d’enseignement (Pinar, Reynolds, Slattery et Taubman, 1995). Cette représentation décrit une intention d’éducation et d’instruction. C’est en ce sens qu’elle relève du curriculum intentionnel, que le programme d’études décline en objectifs d’apprentissage, en contenus, en approches pédagogiques et en modalités d’évaluation, suivant des postures théoriques relatives à la pratique d’enseignement, à l’apprentissage et au savoir (Glatthorn et al., 2006).

Si le cursus de formation définit des expériences d’apprentissage pour l’ensemble des disciplines scolaires d’un ordre d’enseignement, le programme d’études explicite ces expériences pour chacune des disciplines scolaires, que la pratique d’enseignement doit permettre de réaliser à l’intérieur d’une période de temps déterminée, généralement une année scolaire. En plus d’un intitulé distinct, un programme est habituellement désigné par un code alphanumérique, et sa réussite – obligatoire ou non, dépendamment des visées du curriculum – conduit à l’obtention de crédits.

Au Québec, la réussite au programme d’histoire nationale, intitulé alors Histoire du Canada (H-412) (Ministère de l’Éducation, 1971), est obligatoire depuis une quarantaine d’années, à la suite d’une motion proposée par Claude Charron, député du Parti Québécois, et adoptée par l’Assemblée nationale du Québec (1974), dans un contexte social marqué par l’affirmation de la question nationale. Ce programme s’inscrit dans la foulée des programmes-cadres institués au début des années 1970, et sa réussite vaut alors deux crédits à l’élève.

Ce programme d’études a été remplacé, au début des années 1980, par le programme d’Histoire du Québec et du Canada (H-414) (Ministère de l’Éducation, 1982), accompagné d’un Guide pédagogique (Ministère de l’Éducation, 1983), à la suite de la refonte curriculaire entamée avec le Livre vert (Ministère de l’Éducation, 1977), doublant la valeur de sa réussite.

Ainsi que le résume Corbo (2006), l’élection du Parti Québécois en 1976 permet à ce dernier d’inaugurer un projet éducatif qui, d’une part, reflète une volonté d’uniformiser l’enseignement au Québec et, d’autre part, précise davantage les objectifs du système d’éducation.

Pour l’ensemble des disciplines scolaires, l’école secondaire doit non seulement réaliser des visées d’instruction, comme le défendait le rapport Parent (Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, 1964), mais également poursuivre des visées d’éducation, dans un contexte ponctué par la remise en question des valeurs traditionnelles et le pluralisme idéologique (Corbo, 2006). Dans ce sillage, le programme d’Histoire du Québec et du Canada (Ministère de l’Éducation, 1982) circonscrit sept objectifs de formation, relevant à la fois des domaines cognitif et affectif : 1) Comprendre les conditions politiques, sociales, économiques, culturelles et religieuses de l’histoire du Québec ; 2) maîtriser la démarche historique ; 3) s’ouvrir aux valeurs d’ouverture et de respect ; 4) se sensibiliser à l’analyse historique ; 5) se sensibiliser à la diversité des appartenances sociales ; 6) se sensibiliser à la réalité des solidarités et des conflits ; et 7) se sensibiliser à la responsabilité citoyenne quant à l’avenir de la collectivité (Ministère de l’Éducation, 1982). Ces domaines cognitifs et affectifs rejoignent les deux fonctions de l’éducation historique : critique et identitaire (Audigier, 1997). Cette dernière contribue à la cohésion sociale, par la transmission d’un savoir partagé fondant une identité collective, alors que la première indique un mouvement inverse de distanciation à l’égard de ce savoir ; un mouvement dont l’activité est celle de la pensée historique (Martineau, 1997, 2000).

Ce programme d’études a fait aujourd’hui place au programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007), élaboré suivant les recommandations du rapport Lacoursière (Ministère de l’Éducation, 1996) et les orientations du rapport Inchauspé (Ministère de l’Éducation, 1997) et du Programme de formation de l’école québécoise (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2004). En plus d’accorder une place accrue à l’enseignement de l’histoire dans le curriculum, ces dernières orientations imposent, depuis les années 1980, une approche par compétences, qui se justifie dans un contexte [de] mondialisation, [d’]explosion des connaissances, [de] développement technologique, [de] différenciation culturelle, ethnique, idéologique accrue des sociétés, [d’]impératifs brutaux du marché du travail, etc. (Corbo, 2006, p. 115). Ce contexte n’est pas propre au Québec mais caractérise également la situation en Europe et aux États-Unis ; il s’avère favorable à ce courant en éducation orienté vers le renforcement des apprentissages de base, en accord avec le principe visant une cohérence accrue du curriculum autour de ses finalités (Corbo, 2006). Les finalités curriculaires que sont l’instruction, la socialisation et la qualification, correspondent à trois enjeux de société : la démocratisation du savoir, le vivre-ensemble dans une société diversifiée, et la capacité à apprendre de façon continue (Corbo, 2006). Articulés à une visée d’éducation à la citoyenneté, ces finalités et ces enjeux trouvent écho dans les trois compétences disciplinaire du programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté, consistant à 1) interroger les réalités sociales dans une perspective historique ; 2) interpréter les réalités sociales à l’aide de la méthode historique ; et 3) consolider l’exercice de sa citoyenneté à l’aide de l’histoire (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007, p. 3)

Nous retrouvons la tension entre les fonctions identitaire et critique de l’éducation historique, reconnue par le rapport Lacoursière (Ministère de l’Éducation, 1996), respectivement incarnées, d’un côté, par l’alphabétisation sociale sous-tendant l’exercice de la citoyenneté, et de l’autre, par l’interrogation et l’interprétation des réalités sociales. La fonction identitaire aurait d’ailleurs motivé la mise sur pied du groupe de travail ayant produit ce rapport, alors que Jacques Parizeau, chef du Parti Québécois, se serait montré préoccupé par la formulation d’une position claire sur l’enseignement de l’histoire dans nos écoles (Bédard, 1996, p. 42).

[Il est alors question de] prévenir une certaine « amnésie collective » chez les jeunes et de « conforter leur identité », de favoriser l’intégration des immigrants et l’apprentissage de la citoyenneté, « alors que le Québec doit à la fois sauvegarder sa culture et son identité, inventer les formes nouvelles de son développement et de son émancipation »

Cardin, 2006, p. 66-67

Ce groupe de travail conviendra de la nécessité d’accorder une place accrue aux anglophones, aux Amérindiens et aux différentes communautés ethniques et culturelles constituant le Québec actuel, ainsi que d’apprendre à produire des savoirs nouveaux, conformément aux besoins identitaires de l’élève (Ministère de l’Éducation, 1996).

2.2 L’apprentissage de la pensée historique

L’analyse de ces deux programmes d’études sous l’angle de l’apprentissage de la pensée historique requiert une définition de cet apprentissage qui, à l’heure actuelle, varie en fonction de cadres de référence diversifiés, à tel point que l’on discerne difficilement un fil conducteur. En effet, différentes approches sont possibles, autant à l’égard de la pensée historique que, plus largement, de la question de l’apprentissage. Bien qu’un article n’assure pas l’espace suffisant pour brosser un tableau exhaustif de ces approches, quelques éléments théoriques peuvent suffire pour poser et contextualiser une grille d’analyse.

D’origine anglo-saxonne, la préoccupation de la recherche pour la pensée historique aurait émergé à la fin des années 1950 en Grande-Bretagne, pour retrouver un deuxième souffle aux États-Unis, dans la seconde moitié des années 1980, avec ce qu’il est convenu d’appeler la révolution cognitive (Laville, 2001 ; Wineburg, 1996). Globalement, les chercheurs s’accordent pour reconnaître à l’historien un savoir qui n’est pas celui qu’il produit sous la forme d’un récit historique, mais celui qu’il sollicite pour produire ce dernier et qui est de l’ordre des opérations intellectuelles : La recherche s’est d’abord intéressée au développement de la pensée historique, c’est-à-dire à l’acquisition, par les élèves, d’un ensemble d’opérations intellectuelles du type de celles qu’exerce l’historien (Laville, 2001, p. 77-78). Si le récit historique est défini comme une explication d’événements passés par leur mise en ordre temporelle (Laville, 2003), impliquant la constitution et la critique d’une preuve (Lee, 2005), la pensée historique en désigne le raisonnement sous-jacent dont la capacité s’acquiert et se développe par apprentissage. Puisqu’il est réputé concourir à la formation de citoyens critiques et engagés, cet apprentissage est l’objet d’un enjeu important dans la documentation scientifique et officielle, et représente l’objet central d’une pratique d’enseignement consistant à faire apprendre non pas tant des savoirs que la manière de les produire (Lee, 2005 ; Seixas, 1998b ; VanSledright, 2004 ; Wineburg, 2001).

Pour définir les modalités de la pensée historique et de son développement, il est possible de discerner deux approches, américaine et britannique, en vertu du partage qu’elles effectuent entre les savoirs substantifs et procéduraux définissant respectivement les savoirs structurants de la discipline historique et ses pratiques spécifiques (VanSledright et Limon, 2006). L’approche britannique s’est initialement constituée autour du modèle piagétien de la pensée formelle (Hallam, 1970 ; Peel 1967a, 1967b, 1972) et s’est renouvelée, dans la seconde moitié des années 1970, en définissant l’activité en fonction de la structure des savoirs substantifs de second ordre. Ces savoirs, recouvrant les concepts et les idées propres à la discipline historique, autorisent le développement de la pensée en ce qu’ils permettent d’organiser de manière intelligible les représentations du passé de premier ordre, relevant du sens commun (Lee, 2005 ; VanSledright et Limon, 2006). VanSledright et Limon (2006) circonscrivent ces savoirs substantifs de second-ordre autour des concepts d’empathie, de signification, d’autonomie, de cause, de progrès, de déclin, de preuve, de sources primaire et secondaire, de contexte historique, de point de vue, de validité des sources et de pondération des récits. Lee (2005), pour sa part, retient les concepts de temps, de changement, d’empathie, de causalité, de preuve et de récit interprétatif. Quant à l’approche américaine, elle articule plutôt l’activité de production en fonction des savoirs procéduraux, recouvrant l’ensemble des pratiques spécifiques dont relève la pensée historique. Non pas que l’approche britannique ne reconnaisse pas les savoirs procéduraux, mais elle apparaît plus prudente en ce qui concerne la dissociabilité des savoirs substantifs et procéduraux (Lee, 2005). Ces savoirs procéduraux sont la critique des sources, la construction de modèles, la contextualisation, la production d’arguments fondés sur des preuves et des récits (Yeager et Davis, 1996) ; ils peuvent également être associés aux heuristiques formulées par Wineburg (2001), à savoir la critique des sources, la corroboration et la contextualisation. Leur apprentissage se réaliserait par répétition, et il s’achèverait avec leur automatisation, c’est-à-dire lorsque leur usage se ferait de manière systématique et non- consciente (Martineau, 1997).

Puisant à ces deux approches, Martineau (1997) propose six critères pour définir l’apprentissage de la pensée historique. C’est à la suite de cette thèse qu’il est devenu courant, dans la documentation scientifique, d’attribuer une visée d’apprentissage de la pensée historique au programme d’Histoire du Québec et du Canada (Ministère de l’Éducation, 1982), et c’est également en référence aux travaux de ce chercheur qu’a été introduite la pensée historique dans le programme d’Histoire et d’éducation à la citoyenneté (Duquette, 2011 ; Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007). Pour ces deux raisons, nous procéderons à la présente analyse en fonction de ces six critères qui se présentent comme les plus adaptés au contexte de l’objet analysé et, conséquemment, comme les plus aptes à illustrer la convergence de leurs orientations éducatives et pédagogiques en matière d’apprentissage de la pensée historique. Toutefois, il ne s’agit pas de laisser entendre qu’aucune référence à cet apprentissage n’a été faite dans le discours scientifique francophone avant cette date, ce qui serait faux compte tenu des travaux de Laville (1975).

Ces critères – illustrés par la figure 1 – ont trait à l’explicitation de la visée intellectuelle, du caractère signifiant et interactif du contexte, de la métacognition, de la fréquence, et du transfert des habiletés intellectuelles. Ils ont été formulés dans le sillage d’un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économique (1993), rangeant l’histoire au rayon des disciplines dites àrésolution de problèmes, que Martineau (1997, p. 137) situe au centre de son modèle : [u]ne classe d’histoire modulée selon une « approche problématique » — ce qui est l’approche même de la discipline historique — pourrait donc constituer un terrain privilégié pour apprendre à penser.

Selon le premier critère, apprendre à penser doit être un objectif explicitement poursuivi (Martineau, 1997, p. 138), c’est-à-dire qu’il doit s’agir d’un projet d’apprentissage mobilisant, de manière consciente, l’activité des sujets apprenants et enseignant. Le deuxième critère souligne que l’apprentissage de la pensée historique doit s’effectuer dans un contexte signifiant, qui est celui de la résolution de problèmes : Il permet aux élèves de réaliser des tâches de raisonnement complètes et qui s’apparentent à celles de la vraie vie (Martineau, 1997, p. 139). Définissant encore l’apprentissage de la pensée historique, Martineau (1997) spécifie, troisièmement, qu’il doit être réalisé dans un contexte d’interaction sociale (p. 140), considérant qu’apprendre à penser serait une activité sociale qui gagne à être faite en groupe et dans un climat d’interaction (Martineau, 1997, p. 140). Le quatrième critère rappelle que l’apprentissage d’un mode de pensée est indissociable d’un savoir métacognitif, c’est-à-dire « la connaissance de moyens efficaces pour s’approprier, rappeler et traiter les connaissances déclaratives et procédurales » (Martineau, 1997, p. 141). Le cinquième critère pose la pensée historique comme une habileté mentale, dont l’apprentissage vise à en faire un réflexe de pensée, par des situations présentant des occasions nombreuses de pratique (Martineau, 1997, p. 141), en compagnie d’un enseignant faisant office de penseur modèle. La fréquence de cette pratique doit être suffisante pour concourir à l’automatisation de la pensée, car [l]’ultime visée éducative d’un programme d’enseignement à penser demeure le développement chez les élèves d’un réflexe de pensée (Martineau, 1997, p. 141). Enfin, sixième critère, la pensée historique doit pouvoir être transférable, car la maîtrise du raisonnement doit permettre à l’élève de pouvoir affronter et résoudre de façon heureuse les problèmes de sa vie personnelle et sociale. La confrontation de l’élève à des situations problèmes l’engage à faire ressortir le contexte de l’apprentissage de manière à décontextualiser et à recontextualiser ce dernier (Martineau, 1997, p. 143).

Figure 1

Les critères de l’apprentissage de la pensée historique identifiés par Martineau (1997)

Les critères de l’apprentissage de la pensée historique identifiés par Martineau (1997)

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Ces six critères sous-tendent une grille d’analyse qui présente un état des pratiques d’enseignement de l’histoire et des conceptions qui les sous-tendent (Martineau, 1997, p. 53), une analyse qui a permis à ce chercheur de conclure à l’échec de l’enseignement de la pensée historique : si les 27 enseignants et les 488 élèves interrogés pour cette étude ont échoué à ces critères, il reste néanmoins à savoir ce que ces programmes d’histoire, réputés viser l’apprentissage de la pensée historique, avancent en la matière. Normalement, ces critères devraient illustrer une convergence entre ces deux programmes d’études.

2. Méthodologie

Afin de mener à bien cette démarche comparative, la méthodologie consistera à présenter le corpus, les critères et la méthode d’analyse en fonction desquels il va être possible d’identifier cette convergence attendue et de préciser, le cas échéant, les divergences éventuelles.

2.1 Choix du corpus

Le corpus soumis à l’analyse est composé, d’une part, du programme d’Histoire du Québec et du Canada (Ministère de l’Éducation, 1982) et de son Guide pédagogique (Ministère de l’Éducation, 1983), et, d’autre part, du programme d’Histoire et d’éducation à la citoyenneté (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007). Conformément à la définition d’un programme d’études, ces documents sont en mesure de rendre compte du curriculum intentionnel à l’endroit d’une discipline scolaire, ici l’histoire dite nationale, en quatrième année du secondaire. Puisqu’il s’agit, en dépit des différences de vocabulaire pour traduire le processus d’apprentissage, d’identifier des points de convergence en fonction des six critères ci-mentionnés pour l’apprentissage de la pensée historique, la sélection de ces documents a été effectuée de manière à appréhender au plus près les intentions officielles à l’endroit des pratiques d’enseignement. C’est la raison pour laquelle le Guide pédagogique (Ministère de l’Éducation, 1983) a été inclus dans le corpus ; le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007) n’est pas, à notre connaissance, accompagné d’une documentation homologue.

2.2 Critères

Les six critères formulés par Martineau (1997), précédemment illustrés par la figure 1, serviront aux fins de cette analyse comparative entre ces deux programmes. Il est certes toujours possible d’objecter qu’il n’est pas idoine d’appliquer ces critères, élaborés initialement pour l’étude des pratiques d’enseignement, à un autre objet d’analyse, à savoir des programmes d’études. Cependant, dans la mesure où, comme il a été mentionné précédemment, un programme d’études est conçu comme une représentation symbolique de la pratique d’enseignement (Pinar et al., 1995), il semble possible d’appliquer ces critères. En effet, tout comme la pratique d’enseignement, qui est intentionnelle et finalisée (Lenoir et Vanhulle, 2006), un curriculum et ses programmes d’études reposent sur une intention d’éducation et d’instruction qu’ils articulent en objectifs, en contenus, en approches pédagogiques et en modalités d’évaluation. En ce sens, les critères proposés par Martineau (1997) paraissent applicables à l’analyse de programmes d’études qui, en principe, sont le lieu d’explicitation des visées de formation intellectuelle, des fondements théoriques relatifs à l’apprentissage et au savoir, et, à des degrés divers, des approches pédagogiques.

2.3 Méthode d’analyse des données

Les six critères de références interviennent en tant que rubriques pour catégoriser les contenus. Cependant, nous n’avons pas procédé à une analyse de contenu au sens que lui confère Bardin (1989), c’est-à-dire par codage. Il ne s’agit donc pas de déployer ces critères, pris comme des ensembles de classes d’équivalence, en catégories dans lesquelles seraient regroupés des segments de texte analysés intégralement : thèmes, mots, phrases, éléments de sémantique ou de syntaxe illustrant et correspondant à une signification concrète, selon la définition de l’unité d’analyse. La différence avec l’analyse de contenu à proprement parler tient principalement à ce que ces opérations de découpage et de regroupement ont été effectuées sans aucune norme de définition d’unité, ni par un codage intégral et systématique du corpus. L’objectif n’est pas de réaliser ce type d’analyse, mais plutôt d’identifier des points de convergence et de divergence, de manière à orienter et à justifier une analyse de ce type qui pourrait être réalisée ultérieurement.

La mise en lien de ces six rubriques avec le corpus respecte néanmoins les manipulations de base d’une analyse de contenu : une analyse procédant par la constitution d’un corpus à partir des deux programmes d’études ciblés, et la conversion intégrale des textes analysés dans un format commun. Ce format est celui du fichier informatisé, manipulable par traitement de texte (.txt), autorisant des découpages et des regroupements. Quant aux textes, ils recouvrent les pages liminaires (p. 6-18) du programme d’Histoire du Québec et du Canada (Ministère de l’Éducation, 1982) et celles de son Guide pédagogique (Ministère de l’Éducation, 1983, p. 2-9), ainsi que l’intégralité du programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007).

Cette manière de procéder s’explique, pour les deux premiers documents, par leur facture qui, suivant une mode d’inspiration behavioriste (Laville, 2003, p.20), présentent d’abord les orientations du programme, suivies de l’explicitation des objectifs généraux en objectifs intermédiaires et terminaux, auxquels correspondent les contenus d’apprentissage. Seulement, ces contenus sont autant de boîtes isolées qui n’ont de sens qu’en fonction des objectifs auxquels ils correspondent et qui, en définitive, sont intelligibles parce qu’ils s’inscrivent dans un cadre de référence défini par les orientations du programme. Pour le programme Histoire et éducation à la citoyenneté (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007), la prise en compte de l’intégralité du document est justifiée par une organisation autorisant difficilement une lecture partielle. Ce programme d’études confère une cohérence globale aux trois compétences qu’il définit, et qui consistent à : 1) interroger les réalités sociales dans une perspective historique ; 2) interpréter ces réalités à l’aide de la méthode historique ; et 3) construire sa conscience citoyenne à l’aide de l’histoire. Par ailleurs, il faut mentionner que l’accessibilité de ce document en format électronique facilite grandement la conversion en fichier texte, évitant donc une transcription manuelle fastidieuse.

L’identification des points de convergence et de divergence a été réalisée, à la suite du codage du corpus, en fonction des segments de texte catégorisés. De la sorte, il a été possible de distinguer, pour chacune des six rubriques, les occurrences présentant un sens analogue à celles qui expriment une signification divergente. Les premières ont été interprétées comme des éléments de convergence lorsque la signification de l’ensemble des segments, tirés de l’un et de l’autre des deux programmes d’études, correspondait à la définition du critère sous-tendant la rubrique. La divergence des secondes a été établie chaque fois que la signification des segments codés n’était pas la même ou que les occurrences de l’un ou de l’autre des programmes d’études n’apparaissaient pas dans la rubrique ; c’est l’absence de segments tirés d’un programme dans une rubrique qui attestait de son mutisme.

3. Résultats

La présentation des résultats se fera en fonction de chacun des six critères définissant l’apprentissage de la pensée historique. Le premier associe cet apprentissage à l’expression d’un objectif de formation intellectuelle. Le deuxième critère définit le contexte de cet apprentissage, celui de la résolution de problèmes. Ce dernier est précisé par le troisième critère, qui spécifie que ce contexte doit en être un d’interaction sociale, mobilisé par un débat. Le quatrième critère repose sur la reconnaissance d’un savoir métacognitif pour cet apprentissage. Le cinquième critère concerne la fréquence de l’exercice, de manière à faire de la pensée historique un réflexe de pensée. Enfin, le dernier critère suppose que cette dernière, apprise en classe d’histoire, puisse être transférée par l’élève hors de la classe.

3.1 Apprendre à penser : une visée explicite

Les deux programmes d’histoire semblent converger, alors qu’ils définissent l’enseignement de l’histoire en termes d’apprentissage d’une démarche intellectuelle, fondée sur une activité du sujet apprenant, par laquelle il interroge et développe sa compréhension des réalités sociales. Pour les auteurs du programme d’Histoire du Québec et du Canada (Ministère de l’Éducation, 1982), cette formation procède de la démarche historique :

En deuxième secondaire, l’élève a étudié l’histoire générale en s’initiant à la démarche historique. En quatrième secondaire, on l’invite à s’interroger méthodiquement sur sa propre collectivité. Sa préparation antérieure et le caractère relativement plus restreint de l’objet d’étude devraient lui permettre une compréhension plus approfondie du déroulement du passé et, en particulier, une analyse plus systématique des phénomènes sociaux qui l’entourent

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En se référant explicitement à un mode de pensée historique, le programme d’Histoire et d’éducation à la citoyenneté (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007) semble établir une continuité avec celui qui l’a précédé :

L’apprentissage de l’histoire favorise, par ailleurs, le développement d’une démarche intellectuelle, d’un langage et d’attitudes qui rendent possible l’appropriation graduelle d’un mode de pensée historique. Les élèves apprennent à interroger des réalités sociales dans une perspective historique et à fonder la compréhension qu’ils s’en donnent en recourant à des sources documentaires et en déployant un raisonnement instrumenté

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En matière de formation de la pensée, ces deux programmes d’études semblent donc aller dans la même direction ; l’enseignement de l’histoire répond à une visée de formation intellectuelle, en engageant les sujets apprenants dans une démarche à caractère scientifique, au terme de laquelle ils auront développé leur compréhension de leur société. Pour garantir la réussite de cette visée explicite, toutefois, Martineau (1997) spécifie que l’enseignement doit être effectué dans un contexte favorable à l’apprentissage.

3.2 Un contexte signifiant

À l’égard de ce principe, ces programmes ne semblent pas s’accorder sur la nature des tâches de raisonnement à entreprendre. Pour les auteurs du programme d’Histoire du Québec et du Canada (Ministère de l’Éducation, 1982), la résolution de problème est une démarche logique posant les modalités du processus d’apprentissage, construit en fonction des interrogations de l’homme sur les phénomènes sociaux, les situations historiques et d’évolution :

L’élève doit constamment analyser les causes qui expliquent le passé, exercer sa pensée critique et finalement tenter ses propres interprétations des situations historiques. Il se familiarise ainsi avec une démarche logique qui lui servira à expliquer les phénomènes sociaux tant présents que passés

p. 11-12

Certes, pour le Guide pédagogique, il est question d’apprendre l’histoire par la réalisation d’activités à caractère scientifique (Ministère de l’éducation, 1983). Cependant, cette fois, le problème à résoudre n’est pas tiré des interrogations de l’élève à l’endroit des phénomènes sociaux, mais doit être construit à partir des sources, des concepts fondamentaux, des textes, etc., afin de produire une synthèse. Cette ambiguïté concernant le caractère signifiant du contexte, qui tient alternativement de l’homme cherchant à comprendre et des concepts fondamentaux de la discipline historique, n’est pas davantage éclaircie avec le programme d’Histoire et d’éducation à la citoyenneté (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007). Un programme pour lequel la résolution de problèmes, apparentée à une démarche hypothético-déductive, concerne des enjeux de société à résoudre par le recours à la méthode historique :

Pour interpréter les réalités sociales à l’aide de la méthode historique et pour analyser et réguler leur démarche au fur et à mesure qu’ils construisent leur raisonnement, les élèves doivent se donner des méthodes de travail efficaces. Ils mettent en oeuvre leur pensée créatrice lorsqu’ils formulent des explications provisoires, c’est-à-dire des hypothèses, ou qu’ils explorent différentes manières de faire. Ils doivent également recourir aux stratégies de résolution de problèmes pour cerner un enjeu de société, évaluer des solutions possibles et exprimer leur opinion en l’appuyant sur des faits

Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007, p. 6

Dans cette perspective, la résolution de problème renvoie à la réalité immédiate des sujets apprenants, c’est-à-dire celle qu’ils connaissent, observent et perçoivent (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007, p. 8), et aux méthodes de travail efficaces qu’ils se donnent pour cerner un enjeu de société, ou avancer des solutions possibles et des opinions informées.

Certaines opérations intellectuelles, circonscrites par les compétences relatives à l’interrogation et l’interprétation des réalités sociales, illustrent ce qui est attendu en matière de résolution de problème. L’élève est, d’une part, convié à une démarche consistant à se questionner sur des croyances, des attitudes, des valeurs et des réalités sociales, pour se documenter et rechercher des facteurs explicatifs. D’autre part, il doit apprendre à jeter un regard critique sur cette démarche, de manière à identifier les difficultés rencontrées et les moyens d’y remédier. Toutefois, ailleurs dans le document, le problème à résoudre est plutôt compris comme étant relatif à un objet d’interprétation selon un contenu de formation à mobiliser (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007, p. 14). Ainsi, pour la première année du cycle, il est spécifié que le problème posé par l’objet d’interprétation se rapporte à une conjoncture historique (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007, p. 20) et, pour le second cycle, à une thématique dans la longue durée (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007, p. 20). À l’instar du programme précédent, la distinction entre les concepts historiques – la conjoncture et la thématique historiques dans ce cas-ci – donnés par les objets d’apprentissage, d’une part, et la réalité perçue par les sujets apprenants, d’autre part, est reconduite, mais elle n’est pas expliquée.

3.3 Un contexte interactif

Les deux programmes s’accordent pour reconnaître l’importance d’encourager les interactions sociales en classe d’histoire, par des stratégies pédagogiques visant à favoriser la communication entre les sujets apprenants, notamment pour livrer le fruit de leur travail.

Pour le Guide pédagogique (Ministère de l’Éducation, 1983), le développement des habiletés intellectuelles est corrélatif de celui des habiletés sociales : c’est tout le comportement social de l’élève qui devrait progresser à travers cette démarche historique, celle-ci n’étant pas uniquement cognitive mais supposant un développement global (p. 8). Dans le programme d’Histoire du Québec et du Canada (Ministère de l’Éducation, 1982), il est question de sensibiliser l’élève à la pluralité de la réalité québécoise […] pos[ant] l’exigence de citoyens informés, capables d’effort d’objectivité et soucieux de respect mutuel (p. 11). Pour ces deux documents, même si la notion de débat social n’apparaît pas nommément, un rapport d’analogie semble établi entre le comportement cognitif du sujet apprenant et son comportement social, et ce dernier comportement est appréhendé en lien avec la pluralité de la réalité québécoise. Pour le programme d’Histoire et d’éducation à la citoyenneté, ce rapport d’analogie n’est pas posé explicitement. Cela dit, la notion de débat social est liée explicitement à celles d’interaction sociale et de conflit, associées à un comportement, qui est celui de la prise de parole : dans une société démocratique, la prise de parole constitue un acte de citoyenneté et de participation à la vie collective de même qu’un outil de résolution de conflits (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007, p. 84). La notion de débat social renvoie aux visées de l’ensemble des domaines généraux de formation et, plus spécifiquement, à celui relatif à la formation à la citoyenneté, alors qu’elle touche les enjeux de société, en particulier ceux de la société québécoise depuis 1980 (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007, p. 60-61). Les opérations intellectuelles comprises dans les compétences relatives à l’interprétation des réalités sociales et à l’exercice de la citoyenneté reconduisent également cette notion de débat, alors que l’élève est invité à examiner différents points de vue (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007, p. 18) et à fonder et faire valoir son opinion (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007, p. 24).

3.4 La métacognition

Selon le programme d’Histoire et d’éducation à la citoyenneté, les enseignants doivent viser le développement des habiletés métacognitives de leurs élèves. Ainsi, il est convenu qu’il [l’enseignant] fait en sorte que les élèves s’engagent dans un processus de construction de sens (p. 8). Pour ce faire,

[il se] préoccupe aussi des stratégies métacognitives des élèves […] il les amène, par des détours réflexifs, à prendre conscience de la façon dont ils mobilisent et construisent leurs savoirs, favorisant ainsi leur activité intellectuelle et le développement de leurs capacités d’abstraction et de transfert

p. 9

De leur côté, les élèves sont invités à faire leur part dans le développement d’un savoir métacognitif :

ce retour réflexif, par les ajustements qu’il génère, contribue à leur assurer une meilleure connaissance et un meilleur contrôle de leur démarche. Les élèves consignent des traces de leurs productions, témoignant du résultat de leurs recherches, des stratégies et des moyens qu’ils ont utilisés

p. 8

Par ailleurs, les opérations intellectuelles qui servent à porter un regard critique sur sa démarche, traversant les trois compétences (qui consistent à interroger les réalités sociales, à les interpréter et à construire sa conscience citoyenne), paraissent bien conformes à une prise de conscience, par l’apprenant, de sa démarche de construction de savoirs.

Hormis la connaissance de la démarche historique, de ses procédés et de sa méthode, le programme d’Histoire du Québec et du Canada (Ministère de l’Éducation, 1982) et son Guide pédagogique (Ministère de l’Éducation, 1983) ne font pas mention de la métacognition. Toutefois, considérant l’origine historique du concept de métacognition, il pourrait ne pas être équitable d’appliquer ce principe à l’endroit de ce programme. En effet, comme le révèle la définition de cette notion par Legendre (1993), celle-ci est apparue dans le champ de la recherche en psychologie cognitive au milieu des années 1970 ; or, à notre connaissance, il n’est pas certain qu’elle soit apparue dans celui de la recherche sur l’enseignement de l’histoire avant la publication de ce programme.

3.5 La fréquence de l’exercice

D’emblée, il faut mentionner que ce principe est plus difficile à manipuler que les précédents, car il semble à la fois clair et imprécis, selon que l’attention est portée sur la fréquence de cette pratique ou sur la nature de celle-ci. S’il s’agit de la fréquence, les deux programmes s’accordent pour définir un enseignement sollicitant la participation du sujet apprenant à des exercices ou à un travail au cours duquel il s’investit intellectuellement. L’approche que le Guide pédagogique propose s’inscrit vraisemblablement dans cet esprit :

L’apprentissage est plus durable et plus satisfaisant si l’élève agit dans le but d’acquérir des connaissances ; si, au lieu d’écouter, de mémoriser puis de réciter, il accomplit une tâche, agit, résout un problème. En quatrième secondaire, des défis courts et variés, adaptés et gradués assurent l’efficacité du rendement

Ministère de l’Éducation, 1983, p. 8

Le programme d’Histoire et d’éducation à la citoyenneté (2007) semble épouser une orientation similaire, alors qu’il pose la situation d’apprentissage en termes de travail, individuel ou collectif, consistant à étudier les réalités sociales pour approfondir la connaissance que les élèves en ont, sur la base de leurs interrogations et de leurs stratégies de recherche. En outre, les concepteurs de ce programme d’études se montrent particulièrement insistants sur l’importance d’exercer sa citoyenneté ; une simple recherche textuelle permet de constater que le terme exercice est systématiquement employé avec celui de citoyenneté, à quelques exceptions près. À trois endroits seulement, il est question d’exercer un jugement et une pensée critiques, alors que peuvent être recensées près de 45 occurrences accolant explicitement les termes exercice et citoyenneté.

En revanche, ces deux programmes d’études apportent des réponses divergentes quant à la nature de cette pratique à laquelle il s’agit d’exercer le sujet apprenant, à travers des tâches, des exercices ou des travaux à accomplir fréquemment. En faisant abstraction de la terminologie utilisée par chacun des programmes, l’un étant formulé par habiletés, l’autre par compétences, la pratique à laquelle ils réfèrent renvoie respectivement à la figure de l’historien et du citoyen. Pour le Guide pédagogique (1983), cette pratique est posée en fonction de la démarche et des procédés de la science historique (p. 7), en référence aux habiletés directement reliées au travail de l’historien (p. 8), devant trouver leur application dans la vie quotidienne (p. 7). Le programme d’Histoire et d’éducation à la citoyenneté (2007) évacue pratiquement cette référence au travail de l’historien - mais pas totalement, car il est question à deux reprises, en lien avec le travail sur document, de savoir user d’un regard historien (p. 92-93) - pour cibler spécifiquement la troisième compétence qui concerne l’exercice de sa citoyenneté, en lien avec ses opérations intellectuelles. Ces dernières, qui ne sont pas posées dans la perspective de la science historique ou du travail historien, relèvent de l’identification des attributs des identités sociales, de la participation sociale et du débat, de la reconnaissance des valeurs et des principes fondant l’activité démocratique, ainsi que de la connaissance de la nature, de l’origine et de la fonction des institutions publiques.

3.6 Le transfert

Pour Déry (2008, p. 67), le transfert désigne cette capacité qu’a une personne de réutiliser ses connaissances dans diverses situations de la vie quotidienne. Néanmoins, la chercheure constate que la définition de ce concept ne fait pas l’unanimité dans la documentation scientifique. Ce manque d’unanimité se reflète à travers les deux programmes d’études que nous analysons. Le programme d’Histoire du Québec et du Canada (1982) et son Guide pédagogique (1983) ne font pas nommément référence à la notion de transfert. Cependant, il est possible d’en discerner l’esprit dans le dernier document, où il est convenu que cet apprentissage est celui d’une méthode d’analyse de la société qui servira à l’élève toute la vie (1983, p. 7).

Comparativement, le programme d’Histoire et Éducation à la citoyenneté est passablement plus disert sur cette notion de transfert. Une notion qu’il définit en lien avec l’appropriation des concepts nécessaires à l’interprétation des réalités sociales et à l’exercice de la citoyenneté : Les élèves qui interrogent et interprètent des réalités sociales s’approprient de nombreux concepts. Un transfert adéquat de ces concepts dans le contexte du présent favorise la consolidation de l’exercice de la citoyenneté (2007, p. 23).

Il paraît difficile de tirer des conclusions pour ce principe, car si ces deux programmes ne s’accordent pas sur la nature des apprentissages transférés, ils reconnaissent néanmoins l’existence de situations concrètes dans lesquelles les apprentissages doivent s’actualiser. Selon le programme d’Histoire du Québec et du Canada (1982), le transfert concernerait vraisemblablement la méthode, c’est-à-dire l’analyse de la société par le développement d’un sens critique, alors que d’après celui d’Histoire et éducation à la citoyenneté, le transfert concerne d’abord l’exercice de la citoyenneté, pour saisir des occasions de participation sociale (2007, p. 24).

En résumé, l’examen de ces deux programmes d’études a révélé des divergences à l’égard du caractère signifiant de l’apprentissage, de la métacognition et de la nature de l’exercice. Inversement, il a illustré une certaine convergence pour ceux relatifs au caractère explicite de l’apprentissage de la pensée, de son contexte interactif d’apprentissage et de son transfert. Ces résultats ne révèlent donc pas la convergence attendue.

4. Discussion des résultats

Au terme de cette analyse, il semblerait approprié de conclure que l’attribution, par Dagenais et Laville (2007), d’une visée d’apprentissage de la pensée historique à ces deux programmes d’histoire est erronée. Cependant, ce n’est pas le cas, et ce ne peut l’être parce que cette attribution est difficilement récusable. L’apprentissage de la pensée historique désigne une formation de l’esprit ; or, une telle formation définit à la fois la fonction première et la justification de l’enseignement d’une discipline au secondaire (Chervel, 1998 ; Sachot, 1996). D’ailleurs, c’est ce que confirme le premier des six critères, ainsi que les recherches effectuées sur le programme d’Histoire du Québec et du Canada (1982) - le suivant n’ayant pas, à notre connaissance, fait encore l’objet d’une étude approfondie. Ces dernières constatent une visée explicite quant au développement intellectuel de l’élève par un enseignement de la démarche historique (Dorion, 1986 ; Roy, Gauthier et Tardif, 1992). Toutefois, la manière dont cette visée est traduite par ces deux programmes d’histoire donne lieu à des divergences concernant le caractère signifiant de l’apprentissage, la métacognition et la fréquence de l’exercice. Divergences qu’une discussion permettra de mettre en perspective, hormis la compétence qui touche la métacognition qui, comme nous l’avons mentionné, ne s’avère pas être un critère équitable à l’endroit du programme d’Histoire du Québec et du Canada (1982).

Pour le critère qui concerne le caractère signifiant de cet apprentissage, est apparue une divergence à l’égard de la nature des tâches de raisonnement, laquelle est sous-jacente à la nature des exercices devant faire l’objet d’une pratique fréquente. La nature des tâches de raisonnement et des exercices varie selon qu’elle renvoie aux concepts historiques ou à la vraie vie perçue par les sujets apprenants. S’il faut ranger les premiers au rayon des savoirs scolaires, générés pour une bonne part en fonction de ceux produits par une communauté scientifique, la nature de la seconde ne semble pas aussi limpide. En effet, qu’est-ce donc que la vraie vie ? Quel est son rapport aux savoirs scolaires ? Le programme d’Histoire du Québec et du Canada (1982) ne semble pas apporter de réponse claire à cette première question, bien qu’il fasse référence à la fois à la pratique de l’historien et à celle du citoyen ; ce n’est pas le cas, par contre, pour le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté (2007), élaboré en relation avec les domaines généraux de formation fondant le curriculum. Ces domaines illustrent la compétence à exercer sa citoyenneté par la capacité à cerner des enjeux sociaux et à fonder son opinion, de manière à favoriser l’ouverture à la diversité et à contrer l’exclusion et la discrimination.

Cette question des savoirs rappelle le hiatus constaté par Audigier (2004) entre les pôles scientifique et pratique des disciplines scolaires : le premier répond à un principe de validation des compétences et des connaissances par une communauté scientifique, alors que le second correspond à un critère de vérité pratique, lié à l’insertion dans le monde. Si, comme l’a déjà fait remarquer ce chercheur, la réalité n’est pas disciplinaire, alors quel est le sens de l’apprentissage des disciplines scolaires, de leurs savoirs et des exercices à travers lesquels l’apprentissage se réalise ?

Pour tenter de combler ce hiatus, un détour par la vieille école britannique pourrait apporter quelques éléments utiles pour préciser la nature de l’activité de la pensée et de son rapport au savoir, pour autant qu’on reconnaisse que les sujets, apprenants et historiens, s’engagent dans une activité analogue au moment de produire des savoirs en histoire (Lautier, 2001 ; Peel, 1967a, 1967b ; Prost, 1996). Le premier élément est la médiation cognitive de la réalité par le langage immédiatement intelligible pour un sujet apprenant : nous reconnaissons que l’histoire comporte une matérialité conceptuelle à la lumière de sa forte dépendance au langage (Peel, 1967a, p. 165). Le deuxième élément concerne la maîtrise du langage et des significations des mots qui est toujours celle de ce sujet et de sa réalité immédiate : la difficulté soulignée précédemment découle de ce que les mots, en leur usage, ont une signification déterminée, concrète (Peel, 1967a, p. 166). Le troisième élément établit que l’apprentissage procède par l’attribution de significations aux mots, par l’exercice d’un contrôle conscient de leur rapport : ou bien ces mots [relatifs à des objets d’apprentissage] ne présentent en eux-mêmes aucune signification pour les élèves, ou alors ils peuvent se voir attribuer une signification existante, mais erronée (Peel, 1967a, p. 166-167). Autant pour les sujets apprenants qu’historiens, il peut apparaître possible, voire nécessaire, de prévoir une activité pour réviser leur rapport aux significations : Les phénomènes ne sont pas connus, compris et reconnus en leur totalité, et c’est là autant la cause de la recherche scientifique en histoire que celle des difficultés d’apprentissage rencontrées par les élèves moins compétents (Peel, 1967a, p. 160). Inversement, pour autant que la maîtrise du langage par un sujet lui permette de préserver ce que Peel (1967a) désigne comme potentialité d’action (potentiality of action), celui-ci pourra alors faire l’économie d’un processus d’apprentissage.

Le contrôle conscient des significations attribuées aux mots procède, en histoire, par l’établissement d’un rapport entre la description et l’explication. La description, celle des significations, ne consiste en rien de plus que la référence aux événements ou aux éléments d’un phénomène, sans lien avec les idées acquises antérieurement (Peel, 1967b, p. 182). Ces idées désignent l’imputation causale réalisée par l’explication, permettant d’articuler ces événements ou ces éléments signifiants en un ensemble cohérent et, éventuellement, falsifiable : les idées sont manipulées comme des éventualités ou des hypothèses qui peuvent être acceptées, modifiées ou rejetées en fonction de leur arrimage (matching process) aux événements (Peel, 1967b, p. 183).

Les savoirs enseignés à l’école initient donc un clivage et permettent ainsi l’établissement d’un nouveau rapport description/explication, par le dépassement des savoirs immédiats : Le clivage entre ce qui est enseigné et ce qui est appris par les élèves est, pour une bonne part, attribuable au fait que ces derniers relient de nouveaux savoirs relatifs au passé à leurs savoirs immédiats, tirés de leur réalité quotidienne (Ashby, Lee et Shemilt, 2005, p. 79). Dans ce processus, la pensée historique interviendrait en tant que système objectif de régulation, pour briser le rapport immédiat aux savoirs quotidiens et pour exercer un contrôle du rapport description/explication. Cependant, cette approche britannique présente une limite conceptuelle, qui est celle de l’action à travers laquelle se concrétisent les savoirs immédiats, autant pour l’historien que pour le citoyen. Cette action doit faire l’objet d’une réflexion plus approfondie, dans la mesure où il est admis que les savoirs n’ont d’existence que par les actes qu’ils permettent ; en conséquence, ce sont bien les mises en oeuvre du savoir qui attestent leur existence (Beillerot, 2000, p. 26).

5. Conclusion

Dans cet article, nous avions pour objectif d’interroger l’attribution d’une visée d’apprentissage de la pensée historique aux programmes d’Histoire du Québec et du Canada (Ministère de l’Éducation, 1982) et d’Histoire et éducation à la citoyenneté (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007). Pour en approfondir les modalités, une analyse de ces programmes a été effectuée en sollicitant les six critères définis par Martineau (1997). Trois d’entre eux ont révélé des divergences : 1) le caractère signifiant de l’apprentissage ; 2) la métacognition ; et 3) la fréquence de l’exercice. Pour cette raison, il a semblé justifié d’entreprendre des recherches à l’endroit de ces programmes, suivant des approches exploratoire ou descriptive, pour mettre au jour les représentations de cet apprentissage auxquelles ils donnent lieu et, le cas échéant, pour identifier des convergences. Toutefois, de telles démarches ne sont possibles que par la satisfaction de cette exigence incontournable de modélisation théorique, soulignée par Tutiaux-Guillon (2001, p. 89) : Un domaine de recherche, c’est un ensemble de questions, de problèmes, théoriquement construits. Cette analyse a permis d’interroger le concept d’apprentissage de la pensée historique sous l’angle du modèle proposé par Martineau (1997), ce qui a soulevé de nouvelles questions.

D’abord, quelle est cette action dont le sens est exprimé par le critère de réalité pratique du sujet apprenant ? Plus exactement : quel est l’objet de cette action soumis à l’activité de la pensée historique ? Le temps ? Le passé ? Ce dernier est-il un objet ? Ou ne vaudrait-il pas mieux écrire le passé au pluriel et poser l’objet en fonction des catégories et des outils conceptuels pour comprendre et agir dans notre monde commun (Audigier, 2001, p. 48) ? Peut-être faudrait-il définir, à l’invitation de Tutiaux-Guillon (2001, p. 87), une pratique sociale de référence en histoire ; c’est-à-dire une pratique recouvrant des activités objectives, concernant l’ensemble d’un secteur social, que l’on peut comparer avec des activités didactiques. Cependant, il vaudrait peut-être mieux le faire en insistant sur le caractère transformatif de ces activités, caractère fondamental dans la définition du construit de pratique sociale de référence initialement formulé par Martinand (1986).

Ensuite, définir l’activité de la pensée historique en tant que contrôle exercé à l’endroit de la relation entre description et explication ouvre la porte à une réflexion sur le concept de rapport au savoir. Solliciter ce concept, à l’instar de Lautier (2001), permettrait de préciser la nature de cette activité de contrôle, mais encore faut-il spécifier la nature de ce rapport. Le poser en fonction de la conscience d’un sentiment d’appartenance (Lautier, 2001) nous semble encore trop général, parce que cette conscience ne permet pas de spécifier la nature de la pratique et des expériences auxquelles elle correspond, d’où la difficulté à l’opérationnaliser. C’est là la critique généralement adressée aux travaux qui portent sur le concept de rapport au savoir (Capdevielle-Mougnibas, Hermet-Landois et Rossi-Neves, 2004 ; Rochex, 2004), qui fait figure davantage de concept problème que de concept solution (Beillerot, 1996). Néanmoins, nous pensons qu’une ouverture de la recherche sur l’apprentissage de la pensée historique en lien avec ce concept permettrait d’enrichir les approches actuelles, en appréhendant l’activité comme capacité à développer la maîtrise des savoirs à travers l’établissement d’un nouveau rapport au savoir.