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1. Introduction et problématique

L’éducation physique et sportive est une discipline largement plébiscitée par les élèves. Alors même qu’elle est considérée comme une matière secondaire peu importante, elle suscite un fort intérêt chez une majorité d’entre eux (Cosnefroy, 2007). Néanmoins, ces attitudes positives (Subramanian et Silverman, 2007) ne caractérisent pas l’ensemble des élèves. Il arrive, en effet, que certains d’entre eux refusent de participer (Martinek et Griffith, 1994) ou n’apprécient pas l’activité (Carlson, 1995). À l’adolescence notamment, les filles montrent de moins en moins d’intérêt pour l’éducation physique, et plus généralement pour la pratique sportive (Caroll et Loumidis, 2001 ; Cogérino, 2005). Elles sont, par ailleurs, plus souvent en difficulté que les garçons dans cette discipline (Cleuziou, 2000). Il s’avère cependant qu’être en difficulté en éducation physique et sportive n’est pas l’apanage des filles. Et peut-être est-il même plus difficile pour un garçon d’en faire l’expérience dans un univers sportif majoritairement masculin (Louveau, 2004) ?

C’est à cette question que nous souhaitons répondre ici. Le fait est que nous ne disposons que de peu de connaissances sur ce qu’éprouvent et perçoivent les élèves en éducation physique et sportive (Cogérino, 2005 ; Dyson, 2006). Or, plusieurs auteurs s’accordent à dire qu’il est important de focaliser le regard sur les élèves, et plus précisément sur ce qu’ils vivent et ressentent, pour avoir une compréhension plus fine du processus d’enseignement-apprentissage, et pour être à même d’envisager de nouvelles modalités d’intervention (Dyson, 2006 ; Lee et Solmon, 2005). Il s’agit, selon l’expression de Tinning et Fitzclarence (1992), d’appréhender les mondes vraiment vécus (the really lived worlds) de chaque élève.

Notre recherche s’inscrit donc dans cette optique, mais selon un angle d’attaque particulier. Nous souhaitons, en effet, mieux appréhender le vécu réel des élèves en difficulté en éducation physique et sportive mais qui sont, par ailleurs, en réussite dans les autres disciplines scolaires. Nous voulons savoir comment ils vivent une telle situation et à quels types d’obstacles ils sont confrontés. Il n’existe, à notre connaissance, aucune recherche menée sur ce sujet. Certes, l’avenir scolaire de ces élèves n’est pas a priori en danger ; il n’en reste pas moins qu’une grande partie de la culture physique sportive et artistique risque de leur être étrangère, ce que l’on ne saurait accepter, pour eux comme pour d’autres, d’ailleurs. Remédier à un tel état de fait suppose avant tout, selon nous, de mieux comprendre l’expérience de ces élèves.

Nous souhaitons également, à la suite de ce premier regard, suggérer quelques hypothèses sur les raisons pour lesquelles ces élèves, qui présentent a priori une attitude favorable aux apprentissages et une certaine forme de connivence scolaire (Amade-Escot, 2005), ne parviennent pas à progresser. Certes, les recherches sur l’échec scolaire sont nombreuses, et les travaux dans le champ de l’éducation physique, à partir de différentes approches théoriques, psychologiques, sociologiques et didactique notamment, apportent des connaissances permettant de mieux comprendre les raisons des difficultés rencontrées par les élèves. Ces connaissances, toutefois, parce qu’elles sont issues de différents domaines disciplinaires, n’offrent qu’une compréhension partielle des différents processus en jeu. C’est la raison pour laquelle nous envisageons de croiser les regards et de recourir à des études de cas approfondies. Nous suivons en cela les perspectives de travail des chercheurs du groupe Escol (Charlot, Bautier et Rochex, 1992 ; Bautier et Rochex 1998 ; Charlot 1999) mais aussi, plus récemment, celles du réseau Reseida dont les travaux sur les inégalités d’apprentissage viennent d’être publiés (Rochex et Crinon, 2011). Nous pouvons ainsi présenter avec une plus grande pertinence les processus en jeu dans l’échec de ces élèves en éducation physique et sportive.

Concrètement, notre étude s’attache, en premier lieu, à décrire, lors d’un cycle de volley-ball, l’expérience de deux élèves considérés en réussite scolaire mais en difficulté en éducation physique et sportive, puis à identifier les processus susceptibles d’expliquer pourquoi ils ne parviennent pas à progresser dans cette discipline.

2. Contexte théorique

2.1 Accès à l’expérience : le réel de l’activité

Si peu de recherches en éducation physique et sportive portent sur l’analyse de l’expérience des élèves, c’est sans doute en partie parce que l’expérience peut difficilement faire l’objet d’un témoignage : elle n’est pas transparente et elle échappe même à ceux à qui elle appartient (Diallo et Clot, 2003).

Pour autant, quelques chercheurs ont tenté d’appréhender l’expérience des élèves dans le champ de l’éducation physique (Dyson, 2006), et certains d’entre eux se sont centrés plus spécifiquement sur les élèves en difficulté (Walling et Martinek, 1995 ; Portman, 1995). Leurs études qualitatives s’appuient sur des données d’observation de séances ordinaires et sur des entrevues. Ainsi, la recherche de Walling et Martinek (1995) s’attache à décrire le cas d’une élève chez qui le sentiment de résignation se construit à force d’échecs répétés : se sentant incapable de réaliser les tâches proposées, elle devient convaincue de l’inutilité de ces efforts. Portman (1995) confirme ce type de résultats à partir d’une étude conduite auprès de 13 élèves (6e année). L’auteur montre que les élèves ont une expérience négative de l’éducation physique et sportive : souvent seuls, ils recherchent l’anonymat afin d’éviter les critiques et de ne pas paraître incompétents aux yeux des autres. Le succès leur apparaissant hors de portée, puisqu’ils sont persuadés de ne pas disposer des capacités requises, ils ne fournissent plus d’efforts.

Ces premiers éléments de connaissances, qui invitent les enseignants d’éducation physique à veiller au bien-être et à la réussite de tous les élèves, peuvent être enrichis, selon nous, en portant un regard clinique sur l’expérience des élèves. Plus précisément, il nous paraît heuristique de se référer à l’approche clinique de l’activité, dans la mesure où elle place au coeur de l’analyse de l’expérience les conflits auxquels les sujets sont confrontés, et donne, par conséquent, plus de volume à l’analyse.

L’idée principale de l’approche clinique de l’activité à laquelle nous nous référons (Clot, 1999) est, en effet, que le réel de l’expérience n’est pas seulement ce qui est réalisé (les occupations), mais il est aussi ce qui est possible et impossible (les préoccupations) : ce qui ne se fait pas, ce qu’on ne peut pas faire, ce qu’on cherche à faire sans y parvenir – les échecs, ce qu’on aurait voulu ou pu faire, ce qu’on pense ou qu’on rêve pouvoir faire ailleurs ; ou bien encore ce qu’on fait pour ne pas faire ce qu’on nous demande ou ce qu’on fait sans vouloir le faire, sont autant de préoccupations qui font partie du réel de l’expérience (Clot, 1999). Ces différentes actions possibles parfois contradictoires obligeant à faire un choix − suspendues, empêchées, contrariées, refoulées − engendrent un affrontement des intentions et sont au principe du développement de l’activité mais aussi de sa mise en souffrance ; la souffrance étant entendue ici, en référence à Ricoeur (1990), comme la diminution, voire la destruction du pouvoir d’agir, ressentie comme une atteinte à l’intégrité de soi (Clot, 2001, p.47).

Ainsi, pour décrire le réel de l’expérience des élèves en volley-ball, il importe non seulement de prendre en compte l’activité réalisée mais aussi l’activité possible et l’activité impossible. Cela suppose de mettre en évidence les conflits et les dilemmes auxquels les élèves sont confrontés au cours de leur activité ou ce que Clot (2004, p. 323) appelle la discordance créatrice ou destructrice entre occupations et préoccupations.

2.2 Les processus différenciateurs de l’expérience scolaire

Ce premier niveau d’analyse de l’expérience, qui permet de donner du sens à ce que les élèves vivent et éprouvent durant la pratique du volley-ball, est insuffisant cependant pour comprendre les raisons de leur échec en éducation physique et sportive. Il doit être complété, selon nous, par une approche plus globale de l’expérience, centrée cette fois-ci sur la façon dont les élèves vivent et interprètent l’ensemble des situations et des activités scolaires rencontrées au cours de leur scolarité. Une telle approche, proposée par les chercheurs du groupe Escol (Charlot et al. 1992 ; Bautier et Rochex 1998 ; Charlot 1999), peut en effet nous aider à comprendre pourquoi des élèves en difficulté en éducation physique et sportive mais en réussite scolaire par ailleurs, ne parviennent pas à construire les apprentissages attendus et donc à progresser dans cette discipline ; pourquoi, alors qu’ils sont engagés dans les apprentissages scolaires, ils rencontrent des difficultés en éducation physique et sportive qu’ils n’arrivent pas à surmonter et qui font d’eux d’éternels débutants.

De telles situations d’échec sont appréhendés par les chercheurs de l’équipe Escol comme une expérience que l’élève traverse, et qu’il interprète (Charlot, 1997, p. 16). Pour eux, étudier cette expérience et le sens que l’élève lui donne, c’est étudier son rapport au savoir. Cette notion renvoie, selon Rochex (2004), à ce qui serait de l’ordre d’une disposition, d’un mode de relation, relativement stable, que le sujet entretient avec tout ce qui relève de l’apprendre et du savoir, et qui est le produit d’une histoire tout à la fois scolaire, personnelle et sociale. Deux dimensions caractérisent ce mode de relation : la dimension identitaire et épistémique. La première renvoie à ce qui pousse l’élève à savoir et/ou apprendre ; la seconde renvoie à ce qu’il sait et aux pouvoirs d’action qu’il peut mobiliser. Ces deux dimensions, qui renvoient à différents types de rapports au savoir, s’agencent et interagissent l’une et l’autre dans l’élaboration du rapport au savoir (Bautier, Charlot et Rochex, 2000).

Le schéma ci-dessous présente une synthèse conceptuelle des principales composantes du rapport au savoir.

Figure 1

Les composantes du rapport au savoir

Les composantes du rapport au savoir
Figure inspirée de celle présentée par Gauthier (2007)

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D’après Bautier et Rochex (1998), ces différents rapports peuvent faire que certains élèves résistent aux apprentissages et au travail que ces derniers requièrent. Il importe donc, lorsque l’on souhaite comprendre les difficultés des élèves, d’étudier le rapport au savoir des élèves, c’est-à-dire ses différentes composantes et la façon dont elles s’articulent et interagissent.

Néanmoins cela ne suffit pas car, s’il est important de rappeler qu’il n’y a pas d’apprentissage sans sujet, il est tout aussi important de préciser qu’il n’y pas non plus d’apprentissage sans objet, sans contenu, et que celui-ci contraint, de l’extérieur, l’activité d’apprentissage (Rochex, 2004). De ce point de vue, comprendre les processus différenciateurs qui peuvent produire de l’échec en éducation physique et sportive suppose également de se poser la question des savoirs et donc de se soucier des modalités effectives des pratiques mises en oeuvre (Bautier et Rochex, 1998). Il importe, par conséquent, à ce niveau, d’interroger l’activité mise en oeuvre par l’enseignant, c’est-à-dire la façon dont il conçoit et organise les dispositifs d’apprentissage, ainsi que celle dont il régule les situations (Amade-Escot, 2003). Comme le soulignent Rochex et Crinon (2011), il s’agit ici de décrypter les processus qui, au sein même de la classe, participent à la fabrication des difficultés.

2.3 Un croisement de regards sur les difficultés d’apprentissage en éducation physique

Se référer à l’approche de l’équipe Escol pour comprendre les processus en jeu dans l’échec des élèves en éducation physique suppose que l’on croise des préoccupations de recherche issues de différents domaines disciplinaires : la psychologie, la sociologie et la didactique.

Il importe donc de mettre en évidence les principaux résultats apportés par les recherches déjà conduites sur ce sujet. Du côté de la psychologie, plusieurs facteurs explicatifs des difficultés scolaires peuvent être soulignés. Le plus important d’entre eux semble être la compétence perçue. De nombreuses recherches, en effet, ont mis en évidence le lien entre réussite scolaire et compétence perçue (Cosnefroy, 2004 ; Pajares et Schunk, 2001 ; Wigfield et Eccles, 2000). Le modèle expectation-valence d’Eccles et Wigfield (2002) suppose que plus un individu se perçoit comme compétent dans une activité, plus il se donne des chances de réussir, et plus il lui accorde une certaine importance ou lui trouve un certain intérêt. A contrario, moins il se sent compétent et moins il s’engage et réussit.

Dans le champ de l’éducation physique, c’est surtout la relation qu’entretient la compétence perçue avec le plaisir, l’intérêt, et plus généralement la motivation intrinsèque, qui a été démontrée. Les recherches, conduites pour la plupart à partir d’enquêtes par questionnaires, mettent en évidence que la compétence perçue est un prédicteur de l’intérêt, et par conséquent de l’engagement ou de l’effort consenti par les élèves (Caroll et Loumidis, 2001 ; Minjeong et Gill, 2011).

Les travaux qui portent sur les buts motivationnels apportent également quelques éléments explicatifs. Il s’avère que les élèves qui ont une faible estime d’eux-mêmes cherchent avant tout à éviter l’échec afin de se protéger et recourent, plus souvent que d’autres, à des stratégies d’auto-handicap préjudiciables à leur réussite. C’est ce qu’ont pu montrer, notamment, Salomon, Famose et Cury (2005) à partir d’une recherche expérimentale menée auprès de sportifs âgés de 15 à 29 ans.

En lien avec les variables précédentes, le style explicatif (SE) peut être défini comme la tendance d’une personne à donner le même type d’explication aux différents évènements auxquels elle est confrontée (Martin-Krumm et Le Foll, 2005). Il est également considéré comme ayant un impact sur la réussite des élèves (Ommundsen, 2001). Martin-Krumm et Sarrazin (2004) ont mis en évidence son rôle modulateur dans l’influence de la compétence perçue sur la valeur de l’éducation physique et les attentes de réussite.

Citons, pour finir, l’influence possible des croyances interpersonnelles des autrui significatifs sur la motivation et les performances des élèves. L’étude de Trouilloud et Sarrazin (2002), menée auprès de 124 élèves adolescents et 7 enseignants au cours d’un cycle de natation, a en effet accordé un certain crédit aux effets auto-réalisateurs, modestes toutefois, des attentes de l’enseignant sur la performance des élèves. De même, Bois, Sarrazin, Brustad, Trouilloud et Cury (2005) ont montré, à partir d’une étude longitudinale, l’influence des croyances des parents sur la compétence perçue de leurs enfants, et par conséquent sur leur implication dans les activités sportives.

Les recherches d’orientation sociologique sur ce sujet, bien que peu nombreuses et conduites à partir d’une diversité d’approches théoriques, confirment le rôle des parents mais aussi des groupes de pairs dans la socialisation à faire du sport (Bois et Sarrazin, 2006). Plus généralement, la réussite en éducation physique dépendrait, comme pour les autres disciplines, des variables sociologiques traditionnelles, telles que les catégories socio-professionnelles, les pratiques culturelles, etc. (Vigneron, 2006). Vigneron montre, cependant, à partir d’une enquête auprès d’élèves lycéens (15 à 18 ans) et de leurs professeurs, l’existence de variables remarquables : sexe, taille, poids, âge, pratiques sportives, etc. Mais ce sont avant tout les variables sociales et scolaires, et non les variables biologiques, qui seraient déterminantes pour la réussite dans cette discipline. L’auteure insiste tout particulièrement, pour expliquer les écarts de réussite entre les filles et les garçons, sur le rôle tenu par l’école dans la fabrication des différences. Elle souligne notamment ce qui relève des pratiques pédagogiques des enseignants, mais aussi de leurs représentations, de leurs préjugés et de leurs attentes envers les élèves.

Il convient, enfin, pour comprendre au mieux les difficultés rencontrées par les élèves, d’interroger les recherches didactiques. Celles-ci visent à décrire les modalités de transmission et d’appropriation des savoirs à enseigner (Amade-Escot, 2007). Selon cette approche, les sources de difficulté des élèves sont à chercher du côté des élèves et des pratiques enseignantes.

Du côté des élèves, Bouthier et David en rugby (1989), puis Aubert en gymnastique (2003), ont montré que les représentations sociales et fonctionnelles des élèves pouvaient être un atout mais aussi un obstacle aux apprentissages moteurs. Les mêmes résultats ont été mis en évidence à propos des conceptions des élèves (Refuggi, 2003). Garnier (2003) a montré également, à partir d’une étude de cas, qu’il existait des décalages entre les significations accordées aux situations par l’enseignant et les élèves : les élèves, en poursuivant des enjeux de savoir différents de ceux qui sont visés par l’enseignant, ne peuvent dès lors s’approprier ces derniers.

Du côté des pratiques enseignantes, les recherches ont produit un ensemble de connaissances à partir desquelles il est possible de dégager des modalités d’action potentiellement contre-productives. Les premières recherches conduites à l’Institut national de recherches pédagogiques (INRP) ont ainsi mis en évidence, à partir de l’analyse de situations d’apprentissage dans plusieurs activités physiques et sportives, l’existence d’obstacles didactiques produits involontairement par les enseignants et susceptibles de nuire à la réussite des élèves (Marsenach 1991).Nous retenons, notamment, la difficulté pour les enseignants à trouver la distance optimale entre les savoirs curriculaires à enseigner aux élèves (simples et accessibles) et les savoirs de référence issus des pratiques sportives sociales (complexes et culturels). Amade-Escot (1991) souligne à ce propos la tendance qu’ont parfois les enseignants à proposer des situations ludiques et globales porteuses de sens pour les élèves, mais qui ne permettent pas de maintenir une relation féconde élève/savoir : les enjeux de savoir restent opaques pour les élèves. Plus récemment, les recherches effectuées à partir d’observations de classes et centrées plus spécifiquement sur les interactions didactiques ont montré que certaines ruptures de contrat pouvaient entraîner une disparition des conditions d’apprentissage (Loquet, 2003 ; Garnier, 2003). Le contrat didactique est défini par Brousseau comme : ... un système d’obligations réciproques qui déterminent ce que chaque partenaire, l’enseignant et l’enseigné, a la responsabilité de gérer, et dont il sera d’une manière ou d’une autre responsable devant l’autre (...) il dépend étroitement des connaissances en jeu (Brousseau, 1986). Les recherches soulignent, par ailleurs, les difficultés des enseignants à construire et à maintenir des milieux de type dévolutif permettant aux élèves de s’engager dans une recherche active de résolution de problème (Amade-Escot et Loquet, 2010). Selon Brousseau (1998), pour que l’élève puisse se servir des savoirs en dehors de l’école, l’enseignant organise un milieu qui révèle plus ou moins son intention d’enseigner tout en dissimulant le savoir à acquérir et la réponse attendue, afin que l’élève ne puisse les obtenir que par une adaptation personnelle au problème posé. L’enseignant est obligé de cacher la réponse attendue et de dévoluer à l’élève la responsabilité de résoudre des exercices dont il ignore la réponse : la dévolution est donc l’acte par lequel l’enseignant fait accepter à l’élève la responsabilité d’une situation d’apprentissage et accepte lui-même les conséquences de ce transfert. Les recherches montrent enfin que, même dans un milieu dévolutif, certains processus de régulation peuvent provoquer chez les élèves d’importantes difficultés, notamment lorsque ces derniers doivent trouver par eux-mêmes la solution au problème posé sans garantie par l’enseignant de la pertinence de leur choix (Thépaut et Léziart, 2007).

2.4 Objectifs de recherche

Finalement, notre étude vise deux objectifs de recherche. Elle se situe, pour chacun d’entre eux, à deux niveaux différents : le niveau local, c’est-à-dire le niveau de l’activité en cours, et le niveau global, c’est-à-dire celui des déterminants de l’activité en cours (le rapport au savoir et les formes de pratiques proposées). Ainsi, nous envisageons, tout d’abord, de mieux appréhender l’expérience des élèves en difficulté en éducation physique et, par conséquent, en volley-ball, en analysant leur activité réelle lorsqu’ils sont en situation d’apprentissage en volley-ball. Nous souhaitons mettre en lumière les conflits qu’ils doivent surmonter. Notre intention est non seulement de les décrire, mais aussi de leur donner du sens : quels sont-ils ? Comment sont-ils vécus et expliqués par les élèves ? Nous souhaitons, ensuite, identifier les processus qui produisent chez ces élèves de telles difficultés de façon à formuler des hypothèses explicatives. Nous avons choisi, pour cela, de diversifier les points de vue et, donc, de ne pas nous référer à un domaine disciplinaire particulier. Dès lors, nous interrogeons l’expérience scolaire des élèves à partir de l’étude de leur rapport au savoir, en tant que produit d’une histoire tout à la fois scolaire, personnelle et sociale, et à partir des formes de pratiques qui leur sont proposées.

3. Méthodologie de la recherche

3.1 Contexte et participants

Pour effectuer ce travail exploratoire, nous nous sommes intéressés à des élèves de 3e secondaire (entre 14 et 15 ans) d’un collège urbain sans problèmes particuliers. Nous avons pris contact en cours d’année scolaire (fin décembre) avec un enseignant expérimenté (en poste depuis plus de dix ans dans le collège) qui a accepté de nous recevoir. Après lui avoir présenté nos objectifs, nous lui avons demandé quels étaient, selon lui, les élèves, filles et garçons, en grande difficulté en éducation physique mais en réussite scolaire : un garçon plus petit que la moyenne (Julien) et une fille ne présentant aucune caractéristique particulière (Caroline), correspondaient à ces critères.

Une fois les élèves choisis, nous avons convenu de mener notre étude lors du cycle de volley-ball, d’une durée de 10 séances, que l’enseignant allait commencer au retour des vacances de Noël. Cette activité, souvent enseignée et appréciée à la fois des filles et des garçons (Vigneron, 2006), nous paraissait pertinente pour mener à bien cette recherche. En effet, certains élèves rencontrent des difficultés tenaces qui s’expriment de la façon suivante : des frappes de balles basses et non contrôlées ; des actions explosives sans intention tactique et un désengagement des joueurs non concernés par le ballon (Marsenach, 1995).

3.2 Instrumentation et déroulement

Pour se frayer un accès à l’expérience singulière et accéder aux possibilités écartées par le sujet dans le cours de son activité, il faut réunir certaines conditions qu’une méthode indirecte est susceptible d’apporter (Diallo et Clot, 2003). C’est pourquoi nous avons choisi de recourir à des entretiens d’auto-confrontation. Pour ce faire, nous avons filmé l’intégralité des séances avec trois caméras en plan fixe (30 heures d’enregistrement au total) et enregistré les communications de l’enseignant à l’aide d’un micro haute fidélité. Cela nous a permis de constituer des extraits vidéo (une dizaine par élève), d’une durée d’environ une minute, significatifs de l’activité des élèves en volley-ball : élève quasi statique, peur du ballon, réaction tardive, passes non maîtrisées, etc.

Les entretiens, d’une durée d’une heure, ont eu lieu à la fin du cycle. Notre objectif était de créer un espace-temps différent, au cours duquel l’activité serait re-décrite dans un nouveau contexte et par lequel elle pourrait se travailler et donc se révéler (Clot et Faïta, 2000). L’idée était de poser à l’élève des questions qu’il ne se pose pas lui-même et, ainsi, de l’engager dans un rapport avec lui-même d’étonnement, d’analyse et de justification, voire de remise en question des choix présidant à son action (Amigues, Faïta et Saujat, 2004).

Afin d’analyser le phénomène plus en profondeur et de pouvoir formuler des hypothèses explicatives, nous avons ensuite effectué un entretien semi-dirigé avec chaque élève, d’une heure également, un mois après le précédent. Notre objectif était d’identifier les processus qui structurent l’expérience scolaire et qui donnent sens aux évènements et aux situations vécues par les élèves. Nous avons interrogé les élèves sur la façon dont ils vivent et interprètent les situations et activités scolaires. Nous avons défini trois plans d’analyse : l’expérience scolaire, l’expérience en éducation physique et en sport, et l’expérience en volley-ball. À chaque fois, nous avons distingué six grandes rubriques : d’une part, du côté de la dimension identitaire, 1) le rapport au milieu de vie (Comment ça se passe ? Qu’est-ce que tu aimes ?...), 2) le rapport aux autres (Quelles sont tes relations avec les autres ?...) et 3) le rapport à soi-même (Qu’est-ce que tu aimerais faire ? Qu’est-ce que tu sais faire ?...) ; d’autre part, du côté de la dimension épistémique, 1) le rapport aux savoirs (Qu’est-ce qu’il y a à apprendre ? Qu’est-ce que tu as appris ?), 2) le rapport aux apprentissages (Comment tu fais pour apprendre ?...) et 3) le rapport aux tâches proposées (Dans quelles conditions as-tu appris ?)

Pour compléter nos hypothèses, nous avons cherché également à rendre compte des formes de pratiques, c’est-à-dire de l’itinéraire d’apprentissage proposé et de la manière dont les cheminements des élèves avaient été organisés (Robert, 2008). Nous sommes appuyés essentiellement, pour cela, sur les communications de l’enseignant. Enfin, dans la mesure où les représentations de l’enseignant sur ses élèves peuvent aussi aider à la compréhension de leur expérience, nous nous sommes entretenus avec lui à la fin du cycle, afin qu’il nous dise ce qu’il pensait des deux élèves.

3.3 Méthode d’analyse des données

Après avoir réduit les données provenant des entretiens réalisés avec les élèves en réalisant un examen phénoménologique (Paillé et Mucchielli, 2003), nous avons procédé à une analyse inductive des données d’entretien d’auto-confrontation à l’aide de catégories conceptualisantes (Paillé et Mucchielli, 2003). Les catégories traduisent les conflits auxquels les élèves sont confrontés dans le cours de leur activité : devoir faire ce qu’ils ne savent pas faire ; faire ce qu’ils ne peuvent s’empêcher de faire ; vouloir faire autre chose ou être ailleurs ; ne pas réussir à être accepté, etc. C’est à partir de cette catégorisation que nous avons élaboré un portrait de l’expérience, ou de l’activité réelle, des deux élèves.

Nous avons ensuite traité les données issues des entretiens semi-dirigés selon la même démarche. Les objectifs de recherche étant cependant différents, les catégories, plus proches du contenu exprimé, traduisent cette fois-ci des représentations, des attentes, des images de soi, des intérêts… c’est-à-dire un ensemble de phénomènes en interaction. Une fois cette catégorisation effectuée, nous avons tenté, pour pouvoir formuler nos premières hypothèses explicatives, de reconstruire, à partir d’un travail interprétatif et spéculatif, les processus résultant de ces interactions.

La formulation des dernières hypothèses s’est faite à partir de l’exploitation des données audio des séances, ainsi que des données dans une moindre mesure. Nous avons condensé les données audio dans un tableau (voir exemple à l’annexe 1) construit en référence à l’approche didactique (Amade-Escot, 2003 ; Robert, 2008). Cela nous a permis de relever les tâches prescrites aux élèves (but et conditions), les savoirs enseignés et les procédures mises en oeuvre (enrôlement et guidage). Nous avons, ensuite, réalisé une analyse didactique de ces données de façon à identifier les éventuels effets improductifs sur l’activité d’apprentissage des élèves. Pour terminer, nous avons relevé, dans l’entretien réalisé avec l’enseignant, les thèmes caractérisant ses représentations des élèves, afin de repérer de possibles effets d’attente.

3.4 Considérations éthiques

Dans la mesure où nous envisagions d’observer des pratiques ordinaires, il nous fallait auparavant établir un contrat de recherche, avec l’enseignant et ses élèves, qui soit le plus explicite possible. Nous avons donc présenté nos objectifs de recherche à l’enseignant et lui avons précisé qu’il pourrait avoir accès aux résultats. Puis, ensemble, nous avons convenu de la manière dont nous présenterions notre travail aux élèves.

La rencontre avec tous les élèves de la classe a eu lieu avant que ne débute le cycle de volley-ball. L’enseignant nous a présenté aux élèves en disant que nous effectuions une recherche sur l’activité des élèves en volley-ball et que nous souhaitions filmer toutes les séances du cycle. Il a ajouté qu’il ne serait fait aucun usage public des images obtenues. Nous avons précisé que nous ne cherchions pas à évaluer ce qu’ils faisaient, mais à voir quelles étaient leurs manières d’agir pour mieux les comprendre. Sachant que nous aimerions conduire une étude approfondie de leur activité, nous leur avons expliqué que nous souhaitions également avoir avec certains d’entre eux deux entretiens à la fin du cycle. Tous les élèves ont accepté d’être filmés et ont donné leur accord pour s’entretenir éventuellement avec nous. Ils savaient qu’ils seraient prévenus à la fin du cycle. Les élèves étant mineurs, nous avons demandé puis obtenu le consentement parental.

4. Résultats et discussion

Les résultats sont présentés et discutés en deux sections. La première s’appuie sur l’analyse du réel de l’expérience des élèves lorsqu’ils agissent en volley-ball. Elle caractérise les conflits auxquels les élèves sont confrontés au cours de leur activité. La seconde s’appuie sur l’analyse de l’expérience globale des élèves et des formes de pratique qui sont proposées. Elle met en évidence, sous la forme d’hypothèses explicatives, les processus qui sont en jeu dans l’échec de ces élèves.

4.1 Le réel de l’expérience des deux élèves en difficulté en volley-ball

4.1.1 Les conflits à surmonter

Nous dressons ici un portrait du réel de l’expérience des deux élèves en volley-ball (notés C et J). Pour illustrer les conflits ou dilemmes auxquels ils sont confrontés, nous citons quelques extraits tirés des entretiens d’auto-confrontation (notés AC1, AC2…).

4.1.1.1 Ce qu’ils ne savent pas faire

Ce qui ressort de l’expérience de ces élèves, c’est le fait qu’ils sont persuadés d’être nuls en volley-ball : Je suis nulleet puis j’aime pas ça, donc… (C/AC7), et qu’ils ne peuvent, par conséquent, pas faire ce que l’on attend d’eux : Je l’ai loupé, mais j’aurais pas pu faire autrement, j’y arrive pas (C/AC3). Ainsi, faire du volley, c’est pour eux devoir faire ce qu’ils ne savent pas faire et donc être confrontés à l’impossibilité de réussir.

4.1.1.2 Ce qu’ils ne peuvent s’empêcher de faire

En difficulté depuis très longtemps, ils se sentent incompétents et surtout incapables d’envisager d’autres possibles. Sans aucun contrôle sur leur activité, ils font ce qu’ils ne peuvent s’empêcher de faire : rester immobiles sans bouger ou bloquer un ballon, par exemple. Tout se passe comme si la réalité s’imposait à eux et qu’ils agissaient sans le vouloir : Enfin, je peux pas, c’est systématique, moi je peux pas… dès qu’il y a une balle qui arrive sur moi, moi je l’arrête tout de suite, je… j’essaie pas de la renvoyer. Enfin moi c’est… ça vient tout seul, c’est… c’est systématique (J/AC6).

4.1.1.3 Ce qu’ils ne parviendront jamais à faire

On comprend dès lors, qu’il soit vain pour eux d’essayer de changer le cours des choses. Rien ni personne ne pourra y parvenir, pas même leur professeur. Il est, par conséquent, inutile de s’acharner : Il m’énerve aussi le prof de sport. Il me force toujours à faire quelque chose que je veux pas faire ou que j’arrive pas à faire plutôt. Parce que si j’y arrive pas tant pis, j’y arrive pas, c’est…, je vais pas m’acharner sur mon sort. J’ai déjà essayé plein de fois avec mon père de jouer au volley-ball mais j’y suis jamais arrivé, alors à force ça me décourage et puis bon tant pis … (J/AC5). Ayant renoncé à progresser, ils se sont résignés à être ce qu’ils pensent être : des élèves incompétents en volley-ball, à qui il est inutile de demander de faire ce qu’ils ne parviendront jamais à faire : De toute façon, toute seule, j’aurais pas réussi non plus, donc… (C/AC3).

4.1.1.4 Ce qu’ils ne feront jamais comme les autres

Cet attribut qui les caractérise fait d’eux des élèves différents des autres. C’est tout au moins de cette façon qu’ils se considèrent. Ils ne parviennent pas à faire comme les autres : En fait je l’envoie pas très bien la balle. Mais moi, je fais jamais comme eux, je fais surtout comme ça là (J/AC6). Jouer au volley, c’est par conséquent pour eux, avoir aussi à accepter de ne pas pouvoir être comme les autres : Moi, j’arrive pas du tout à […] mettre (le ballon) sur le bout des doigts là. Il y en a plein qui arrivent, moi j’y arrive pas du tout (C/AC6).

4.1.1.5 Ce qu’ils font pour ne pas être vus

Presque honteux de leur incompétence, ils ont le plus grand mal à affronter le regard d’autrui et font tout, par conséquent, pour qu’on ne les voie pas : Je suis souvent sur les bouts de terrain pour qu’on ne me voie pas parce que je suis pas très… donc si en plus on me montre… (C/AC7). De là naît chez eux un sentiment d’exclusion vraisemblablement très douloureux, d’autant plus qu’il s’accompagne du sentiment de ne pas être aimé, de ne pas être accepté. Les élèves expriment ainsi à plusieurs reprises et avec force la difficulté qu’ils ont à supporter le regard des autres, leurs critiques, leurs moqueries, celles des garçons notamment, et les faux-semblants dont ils disent être l’objet : Quand je jouais, ils n’aimaient pas parce que je perdais ou des trucs comme ça… et puis quand le prof il venait, ils disaient : ah oui, mais on aime bien Julien quand il joue ! tout ça…, mais c’est des vrais hypocrites (J/AC4).

4.1.1.6 Ce qu’ils aimeraient faire ailleurs sans les autres

Se cacher, chercher à disparaître les conduit à l’isolement, à l’évitement des autres et à imaginer d’autres possibles. Les élèves rêvent de ce qu’ils pourraient faire ailleurs, sans les autres. C’est ce qu’exprime, par exemple, Julien lorsqu’il se voit sur la vidéo jouer seul avec son ballon, tandis que les autres jouaient collectivement : Je pensais à autre chose, alors bon, c’est mieux que d’être avec les autres, du moment que j’étais tout seul, j’étais tranquille (J/AC6).

4.1.1.7 Ce qu’ils aimeraient ne pas avoir à faire

Faire du volley-ball, c’est finalement pour ces élèves avoir à faire ce qu’ils n’ont pas envie de faire : Je n’avais pas envie de jouer (C/AC3) ; Je ne trouvais pas ça intéressant (C/AC4) ; J’aurais préféré être dispensé, […] J’aurais aimé ne pas être là (J/AC5).

4.1.2 Discussion

Approcher l’expérience des élèves à partir de l’approche clinique de l’activité nous a permis de mettre en évidence les conflits auxquels les élèves sont confrontés dans le cours de leur activité. Trois principaux conflits ressortent des résultats précédents.

4.1.2.1 Une impuissance à faire

Confirmant les résultats mis en évidence par Walling et Martinek, (1995) ainsi que Portman (1995), nos résultats montrent, en premier lieu, que les échecs répétés et incontrôlables des élèves en éducation physique et sportive les ont conduit à considérer qu’il leur était impossible de réussir. Persuadés de leur incompétence, ils savent qu’ils ne peuvent faire ce qui est demandé, d’autant qu’ils n’ont pas les capacités requises. Le succès étant donc hors de leur portée, il est inutile de s’acharner et, par conséquent, de faire des efforts.

4.1.2.2 Une impuissance à s’estimer

Nos résultats montrent, par ailleurs, en accord à nouveau avec ceux mis en évidence par Portman (1995), qu’il est très difficile pour ces élèves d’avoir à supporter le regard des autres et leur jugement sur leurs compétences. Ils s’efforcent, par conséquent, de ne pas être vus pour échapper à leurs critiques ou à leurs moqueries. Alors même qu’ils voudraient être acceptés, mieux encore, appréciés, ils font tout pour ne pas s’intégrer dans le groupe. Comme si, honteux de leur incompétence, ils ne parvenaient pas à s’estimer suffisamment pour être aimés des autres.

4.1.2.3 Une impuissance à devenir

Enfin, nos résultats nous permettent de dire, en référence aux travaux de Clot (2001), que l’activité de ces élèves en éducation physique et sportive est une activité mise en souffrance. Aucune possibilité de développement de leur pouvoir d’agir ne s’offre en effet à eux dans le cours de leur activité. Persuadés d’en être incapables, il y a bien longtemps qu’ils ont renoncé à tenter d’élargir leurs moyens d’action sur le réel. Leur activité est comme nécrosée, repliée sur elle-même. Ils n’ont comme seule issue que d’imaginer ce qu’elle pourrait être. Confrontés à des dilemmes insurmontables − vouloir réussir à jouer sans y parvenir − ils supportent tant bien que mal ces heures d’éducation physique et sportive qui n’en finissent pas. Ils sont conduits, au mieux à faire semblant, au pire à abandonner ou à refuser de jouer. Dans tous les cas, ils rêvent à d’autres activités possibles, ils s’imaginent dans d’autres lieux et avec d’autres personnes, là où ils n’auront plus à devoir supporter le regard des autres.

Les élèves échouent ainsi à transformer leur expérience mal vécue en moyen de vivre d’autres expériences : ils ne parviennent pas à se protéger de la souffrance, c’est-à-dire de ce sentiment de vie contrarié correspondant à une impuissance à faire, à s’estimer (Ricoeur, 1990).

4.2 Les processus en jeu dans l’échec des élèves en éducation physique

Après avoir rendu compte des processus différenciateurs identifiés chez les deux élèves dans les différentes dimensions du rapport au savoir, nous suggérons quelques hypothèses explicatives du côté de l’activité de l’enseignant et des formes de pratique qui sont proposées aux élèves. Les citations sont tirées, cette fois, des entretiens semi-directifs menés avec les élèves (C/SD ou J/SD) ou l’enseignant (E/SD), et des communications de l’enseignant (E/Co)

4.2.1 Dimension identitaire : rapport à soi

Les résultats obtenus montrent que si les élèves ne parviennent pas à progresser en éducation physique et sportive, c’est en premier lieu parce qu’ils s’en sentent incapables et qu’ils n’envisagent pas qu’il puisse en être autrement : (En gymnastique), je suis vraiment nulle, nulle, nulle. Je suis vraiment…, je sais rien faire (C/SD). Ils n’ont pas, selon eux, les aptitudes requises : (En gymnastique), je suis pas souple, j’ai pas d’équilibre […] il faut avoir de la force sur les bras, et j’en ai pas. […] (En athlétisme), je cours pas vite […], je saute pas très haut (C/SD).

Les difficultés qu’ils rencontrent et le sentiment qu’ils ont de ne pouvoir réussir diminuent alors leur investissement dans l’activité : Des fois, j’essaie de bien jouer (au volley-ball), j’essaie de me concentrer et puis la fois d’après, je suis de mauvaise humeur. Je sais que j’y arriverai pas, donc j’essaie pas, je fais pas d’efforts (C/SD).

4.4.2 Dimension identitaire : rapport aux pairs

Les élèves vivent douloureusement les séances d’éducation physique et sportive du fait de ne pas se sentir acceptés : Il y en a qui ne sont pas bons en classe et qui sont bons en sport et ils sont acceptés, alors qu’il y en a, ils sont nuls en sports et ils sont pas mauvais en classe et c’est pas du tout pareil […] ; parce que quand on est bon en classe, c’est l’intello et quand on est bon en sport, c’est celui qui est fort, qui est…., et donc c’est pas pareil (C/SD). Paradoxalement, ils font tout pour ne pas être vus ni remarqués. En cherchant à s’effacer, ils évitent en même temps toute confrontation réelle aux situations d’apprentissage.

Les deux élèves, pourtant, apprécient le sport en dehors de l’école, ils le pratiquent avec plaisir : Caroline fait de la danse et de la natation synchronisée et Julien, du patin à roues alignées (roller) et du vélo, dans le cadre de ses loisirs. Dans le contexte scolaire, en revanche, ils n’aiment pas pratiquer : ils ne supportent pas le regard des autres et leurs critiques. Tout se passe comme si les autres, les garçons notamment, les empêchaient de se mettre en activité et d’apprendre : Les garçons, ils ne sont pas très… enfin s’il y a une fille qui n’y arrive pas, ils se foutent d’elles ou alors ils lui… […] N’importe quel sport où il n’y a que des filles je préfère, j’arrive mieux à travailler (C/SD). Il en va de même pour Julien, et c’est encore très certainement plus douloureux pour lui. C’est, en effet, à force d’être critiqué qu’il a décidé de ne plus jouer : Ils (les garçons) laissent pas les autres jouer et puis si tu laisses échapper la balle ou si tu marques pas un but, ils te crient dessus, des trucs comme ça. Ça j’aime pas du tout, donc c’est pour ça qu’en sport je joue de moins en moins à chaque fois, à chaque cours (J/SD).

4.2.3 Dimension épistémique : rapport aux savoirs et aux apprentissages

Nous faisons l’hypothèse également que ces élèves réussiraient sans doute mieux s’ils accordaient davantage de valeur aux savoirs en jeu dans cette discipline. Car, si tous deux s’accordent à dire que l’éducation physique et sportive est une discipline importante, dans la mesure où elle permet de s’épanouir ou de se décontracter par exemple, ils estiment que, pour eux, elle n’est pas essentielle : ils font du sport en dehors de l’école et cela est suffisant. Ils ne se moquent pas pour autant de ne pas réussir : cela leur permettrait, en effet, d’avoir de bonnes notes mais aussi, on l’a vu, de se sentir mieux intégrés au sein du groupe classe. Ainsi, Caroline aimerait bien réussir en sport parce que : Peut-être que je serais plus acceptée, parce que je pourrais faire plus de trucs, je pourrais… je sais pas. Et puis, ce serait deux heures par semaine où je pourrais m’amuser, alors que là ce sont deux heures interminables, donc ce serait…. ce serait mieux (C/SD).

Le fait qu’ils disent, par ailleurs, ne pas vraiment savoir ce qu’il y a à apprendre, par exemple, l’esprit d’équipe, le respect (C/SD), les règles (J/SD), ou ce qu’il faut faire pour apprendre, par exemple, faire ce que dit le prof (C/SD), écouter (J/SD), peut aussi avoir des conséquences sur leur mode d’engagement. Il est probable que ne voyant pas en quoi cette discipline est une occasion d’augmenter leur pouvoir d’action et la compréhension de leur action par l’apprentissage d’un ensemble de savoirs, les élèves hésitent à s’investir. Il est possible, en outre, que ne sachant pas quelle forme d’activité est requise pour de tels apprentissages, ils soient en difficulté pour apporter les réponses attendues.

Une telle supposition mériterait, toutefois, d’être vérifiée. En effet, lorsque les élèves parlent du volley-ball, ils apportent des réponses plus précises : le professeur a voulu leur apprendre des techniques (passes, services, smash) et des tactiques : comment se positionner (J/SD), mettre le ballon devant le filet pour smasher (C/SD) ; ils ont tenté également de refaire ce que le professeur a montré (C/SD). Au regard des savoirs visés par l’enseignant (apprentissages des gestes techniques de base, occupation rationnelle du terrain en réception et coordination des actions pour attaquer le terrain adverse en trois touches de balle), peut-être finalement, n’est-ce pas tant du côté des malentendus sur ce qu’il y a à apprendre qu’il faut chercher les obstacles aux apprentissages ?

4.2.4 Modalités de régulation

Si les élèves sont convaincus de leur incompétence en sport, c’est non seulement parce qu’ils sont persuadés de ne pas avoir les aptitudes requises, mais c’est aussi parce qu’on leur a fait comprendre qu’il en était ainsi : les autres élèves, ainsi que l’enseignant, par leurs remarques et leurs comportements. Ce dernier, en effet, n’est sans doute pas non plus sans influencer sur les perceptions que les élèves ont d’eux-mêmes et, par conséquent, leur implication dans les activités.

Nous faisons ainsi l’hypothèse que certains processus de régulation mis en oeuvre par l’enseignant n’ont pas eu les effets escomptés. Le fait, notamment, de proposer aux élèves des situations qu’ils sont les seuls à réaliser : demander à Julien de faire des jonglages pendant que les autres sont en situation d’apprentissage, par exemple deux par deux, nous semble non seulement renforcer leur sentiment d’incompétence mais aussi d’exclusion. De même, mettre en place des contrats didactiques différenciés consistant à demander aux élèves en difficulté, dont Caroline, d’essayer de faire quelque chose (E/C), alors même que l’objectif annoncé est de construire l’attaque du terrain adverse en trois touches de balle, risque, là encore, de conforter les croyances des élèves : croyances selon lesquelles ils ne peuvent de toute façon pas faire grand-chose et qu’il vaut mieux, par conséquent, qu’ils aient des objectifs peu ambitieux et se contentent de peu.

4.2.5 Choix des contenus

Les difficultés des élèves peuvent s’expliquer, selon nous, non pas seulement par les modalités de régulation de l’enseignant, mais également par ses choix de contenus. Nous avons ainsi constaté, à partir de l’analyse a priori des six tâches d’apprentissage proposées au cours du cycle, que l’enseignant a proposé majoritairement des situations ludiques globales au savoir difficilement identifiable. Confrontés à l’ensemble des problèmes à résoudre, les élèves sont conduits à acquérir − essentiellement par immersion ou auto-adaptation − la maîtrise d’une activité en situation. Or, si de telles situations, gagnant en ouverture, prennent probablement plus de sens pour les élèves, il n’est pas dit qu’elles soient pertinentes pour les élèves en difficulté. Elles ne permettent pas, en effet, de maintenir une relation féconde entre l’élève et le savoir, et surtout elles rendent difficile la mise en évidence des progrès, souvent minimes et peu faciles à voir chez les élèves en difficulté.

4.2.6 Croyances de l’enseignant

Nous suggérons enfin que le dernier facteur explicatif des difficultés rencontrées par les élèves concerne les croyances de l’enseignant. Il renvoie à ce qui est, pour nous, un phénomène de déresponsabilisation et, par conséquent, de protection de soi. Nous avons pu constater, en effet, que les propos tenus par l’enseignant lors de l’entretien sur les élèves rendent compte de ce qui serait l’ordre des choses contre lequel il serait vain de vouloir intervenir. Ainsi, pour l’enseignant, si les élèves n’ont pas un potentiel physique suffisant − ce qui est le cas, selon lui, des deux élèves observés − alors, il n’est guère possible d’y remédier : (Caroline) n’a pas un gros potentiel […] étant faible au départ, au niveau de la progression, c’est difficile […]. Ce n’est pas une sportive, voilà, point final ! (E/SD). Pour peu, ajoute-t-il, que ces élèves n’aient pas envie de faire des efforts ou n’apprécient guère la discipline, alors la tâche devient quasiment insurmontable. De même, lorsqu’un élève est rejeté par l’ensemble de la classe, en l’occurrence Julien, il est difficile pour l’enseignant d’imaginer d’autres possibles.

4.2.7 Discussion

Dans cette étude, nous souhaitions mieux comprendre les processus qui produisent chez certains élèves des difficultés d’apprentissage en éducation physique et sportive, alors même qu’ils présentent a priori une attitude favorable aux apprentissages et une certaine forme de connivence scolaire. Au terme de cette étude, deux séries de conclusions nous semble pouvoir être mises en évidence. La première s’appuie sur les résultats relatifs au rapport au savoir des élèves ; la seconde, sur ceux relatifs aux formes de pratiques proposées.

4.2.7.1 Première série de conclusions

Nos résultats sur le rapport à soi des élèves confirment l’influence de la compétence perçue sur la réussite (Cosnefroy, 2004 ; Eccles et Wigfield, 2002 ; Pajares et Schunk, 2001 ; Wigfield et Eccles, 2000). Ils montrent, plus précisément, que les élèves s’estiment incompétents à force d’échecs répétés, et qu’ils sont sûrs, par conséquent, de ne pas pouvoir réaliser les tâches attendues. Du coup, ils se désintéressent, ne fournissent plus les efforts nécessaires et se désinvestissent.

Quant aux résultats sur le rapport aux autres, ils mettent en lumière l’impact important que peut avoir sur l’engagement des élèves la présence des autres élèves. De ce point de vue, ils vont dans le sens des travaux conduits sur l’estime de soi et les buts motivationnels (Salomon et al., 2005). Ce qui ressort, notamment, c’est le fait que pour se protéger, les élèves cherchent à éviter les autres : ne pas être vus, ne pas jouer avec eux. Mais surtout, les résultats rejoignent ceux mis en évidence par Filisetti, Wentzel et Dépret (2006) : les élèves ne se sentant ni soutenus, ni aimés par leurs camarades en éducation physique, ne fournissent plus d’efforts.

Enfin, nos résultats relatifs à la dimension épistémique du rapport au savoir relativisent, en revanche, l’effet du rapport des élèves aux savoirs et aux apprentissages en éducation physique sur leur implication (Charlot et al., 1992). Nous pensons, en effet, que pour ces élèves, cet aspect n’est pas déterminant. Même si l’éducation physique n’est pas essentielle pour eux, ils souhaitent malgré tout réussir. Ils comprennent, par ailleurs, globalement les principales attentes de l’enseignant et savent que la réussite passe par la répétition.

4.2.7.2 Deuxième série de conclusions

Ces premiers résultats centrés sur des facteurs explicatifs personnels ne sont pas suffisants, cependant, pour nous permettre de comprendre pourquoi des élèves d’un milieu social favorisé, en réussite scolaire, aimant l’activité physique et faisant du sport en dehors de l’école, ne parviennent pas à réussir en éducation physique, alors même qu’ils le souhaiteraient.

Il nous semble, en fait, que nos résultats invitent à penser, en accord avec Vigneron (2006) ainsi qu’avec Bautier et Rochex (1998), qu’une part importante des difficultés, pour ces élèves, provient des pratiques enseignantes. Ils suggèrent, notamment, que les élèves réussiraient sans doute mieux s’ils avaient la possibilité d’identifier très précisément, d’une part, les savoirs en jeu dans les dispositifs proposés par l’enseignant (Amade-Escot, 1991) et, d’autre part, la pertinence des solutions qu’ils mettent en oeuvre au regard des problèmes posés par les situations (Thépaut et Léziart, 2007). Il s’agit là, en effet, selon nous, de conditions indispensables pour que les élèves prennent conscience de leurs progrès et ne s’enferment pas dans la spirale de l’échec. Il conviendrait, toutefois, de réaliser d’autres études de ce type pour confirmer de telles conclusions.

Sans doute faudrait-il faire de même pour ce qui concerne l’influence des effets d’attente de l’enseignant sur la réussite de ses élèves. Nous l’avons vu, selon Trouilloud et Sarrazin (2002), ces effets seraient modestes. Selon Vigneron (2006) en revanche, ils seraient plus déterminants. Nos résultats, s’ils suggèrent leur existence, ne nous permettent cependant pas de trancher.

Nous avons émis, enfin, l’hypothèse que les modalités de différenciation mises en oeuvre par l’enseignant pouvaient avoir des effets improductifs sur les élèves en renforçant leur sentiment d’exclusion et d’incompétence. Il n’y a pas de recherche, à notre connaissance, qui se soit attachée à mettre en évidence ce type de phénomène. Aussi conviendrait-il, là encore, d’initier de nouvelles recherches pour en vérifier la pertinence.

5. Conclusion

Cet article avait pour objectif de rendre compte du sens de l’expérience des élèves en grande difficulté en éducation physique et sportive, mais qui réussissent dans les autres disciplines. Plus spécifiquement, elle visait à comprendre leur activité réelle ainsi que les processus par lesquels ils ont construit un rapport au savoir, source d’empêchement de leur apprentissage en éducation physique et sportive. Nous avons mené, pour ce faire, un travail exploratoire centré sur deux études de cas et s’appuyant sur l’observation de séances ordinaires et l’analyse d’entretiens.

Les premiers résultats montrent que l’activité de ces élèves en éducation physique et sportive est une activité mise en souffrance interdisant le développement de leur pouvoir d’agir. Les élèves ne parviennent pas à élargir leurs moyens d’actions et ils ne réussissent pas non plus à réaliser leurs mobiles vitaux : vouloir être ailleurs, à défaut de pouvoir réussir. De tels résultats nous incitent à penser que cette activité empêchée est, pour ces élèves soucieux de réussir et de ne pas se sentir à l’écart en éducation physique, une source de souffrance qui nuit à leur santé, c’est-à-dire à un sentiment de vie, non pas contrarié, mais retrouvé (Clot, 2001). Pour cet auteur, la protection de soi passe par la défense ou la riposte. Là où la défense est une protection passive qui protège le sujet de la souffrance sans lui permettre pour autant de s’en dégager, en réduisant son rayon d’action au risque de l’anesthésier, la riposte est une protection active. Là où la souffrance est un sentiment de vie contrarié, la santé est ce sentiment de vie retrouvé.

Certes, les élèves parviennent peut-être à se défendre et à se protéger en relativisant l’importance de l’éducation physique. Rien n’est moins sûr cependant. Il nous paraît, dès lors, important, même si ces cas ne peuvent prétendre à une quelconque généralisation, d’attirer l’attention des enseignants sur leur possible existence.

Toutefois, cela ne peut suffire. Encore faut-il savoir ce qu’il est possible de faire ou ce qu’il vaut mieux éviter de faire dans de tels cas. Si les hypothèses explicatives que nous avons identifiées n’apportent pas de solutions qu’il suffirait d’appliquer, elles peuvent en revanche modifier le regard porté sur l’action éducative. Elles invitent, notamment, à mieux appréhender l’activité des élèves, à ne pas s’en tenir aux comportements les plus immédiatement perceptibles (Bautier et Rochex, 1998).

Nos hypothèses questionnent également les modèles explicatifs auxquels les enseignants peuvent parfois avoir recours pour analyser les comportements de leurs élèves, par exemple celui d’aller chercher du côté des élèves, de leurs envies, de leurs intérêts ou de leur histoire familiale et sociale, les seules causes des comportements observés. Elles encouragent a contrario à proposer des formes de pratiques susceptibles d’augmenter le pouvoir d’agir des élèves en éducation physique et sportive et, par conséquent, de contribuer à leur développement et leur bien-être. Cela suppose, d’une part, de travailler à l’élucidation de ce qui fait obstacle à leur réussite et, d’autre part, d’identifier les contenus momentanément décisifs ainsi que les modalités de régulation didactique momentanément optimales au regard des ressources des élèves (Bouthier 2008). Ici, l’ensemble des ressources des élèves est à prendre en compte : non pas seulement les ressources motrices ou neuro-informationnelles, mais aussi et peut-être surtout les ressources psychologiques et psychosociologiques.

Ainsi, la finesse des analyses cliniques de l’activité des élèves, articulées à celles des pratiques enseignantes, peut permettre de rebondir de façon plus éclairée et pertinente dans le recours aux différentes ressources didactiques et pédagogiques. Cependant, ces analyses méritent d’être poursuivies dans des contextes différents (élèves, établissements, activités physiques et sportives) pour renforcer la portée de nos premiers résultats.