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1. Introduction et problématique

Afin de construire les questions de recherche de cet article, nous nous sommes appuyés non seulement sur des contextes théoriques, mais aussi sur des résultats d’une étude empirique antérieure.

1.1 Problématique

Il n’y a pas à ce jour, à notre connaissance, de travaux sur les représentations graphiques externes données aux enfants d’école maternelle pour apprendre à résoudre des problèmes. On retrouve un grand nombre de travaux sur les représentations graphiques de phénomènes physiques et des relations mathématiques, mais pas pour des enfants très jeunes. Et comme il existe une grande différence entre les élèves qui maîtrisent les systèmes formels de représentation (alphabétiques, numériques) et les enfants qui commencent tout juste à s’approprier la fonction symbolique des représentations graphiques, il nous semble pertinent de développer des recherches avec de très jeunes enfants. Quoiqu’il existe un grand nombre de travaux sur les représentations graphiques chez les enfants de jeune âge, ces travaux sont focalisés sur les productions graphiques de la part des enfants et surtout pas sur des objectifs comme l’apprentissage de résolution de problèmes. Des études réalisées au collège (élèves de 12 à 15 ans) montrent une difficulté des enfants à comprendre et à réaliser des représentations graphiques de phénomènes physiques (tâches sur les circuits électriques simples, Boilevin, 2013) ou des relations mathématiques (Duval, 1995).

Pour Boilevin (2013), l’apprentissage des systèmes de notations occupe une place importante dans l’apprentissage de la physique qui consiste, entre autres, à passer d’une description des objets et des phénomènes dans un langage courant à une description en termes de physique. Pour opérer ce changement de registre, le recours à des systèmes symboliques s’avère souvent nécessaire, comme dans le domaine de l’électricité où la schématisation des circuits électriques répond à des règles d’écriture précises. Cet auteur analyse une séance de classe dont le but est d’amener la verbalisation des règles de schématisation des circuits électriques par des élèves de 12 ans. Il s’intéresse en particulier aux articulations entre le verbal et les différents systèmes sémiotiques utilisés (schémas, écrits). Ce type d’activité semble a priori favorable à un usage réflexif et contrôlé des règles de schématisation.

Même si cette étude se situe dans une situation ordinaire de classe, elle nous intéresse, car elle montre que les élèves rencontrent des difficultés à articuler différents systèmes sémiotiques dans le cas d’une discipline très conceptualisée comme la physique. Elle nous permet d’insister sur l’intérêt de l’utilisation de la représentation graphique très tôt à l’école pour faciliter les apprentissages.

Selon Duval (1995) la construction des connaissances passe par l’activité cognitive de la conversion entre au moins deux registres de représentation (surtout quand le représenté n’est pas un objet manipulable). L’auteur met l’accent sur une compréhension intégrative, c’est-à-dire une compréhension fondée sur une coordination de plusieurs registres de représentation. Dans une expérimentation sur les figures géométriques auprès d’élèves de 11 à 13 ans, il propose des exercices pouvant être résolus par rotation ou reconfiguration d’unités figurales. Il montre que l’activité conceptuelle présuppose, de la part de l’élève, la possibilité de recourir à une pluralité de registres sémiotiques. De plus, pour réussir ce type de tâche, Duval montre que la capacité à distinguer les unités signifiantes de la représentation est requise.

Cette approche nous intéresse dans la mesure où nous proposons un modèle qui pourrait limiter la difficulté des élèves, constatée par Duval, à convertir les registres sémiotiques. Si, depuis l’école maternelle, nous proposons aux élèves des tâches qui favorisent la confrontation de plusieurs contextes de dessin figuratif (puisqu’il s’agit d’enfants qui n’utilisent pas encore formellement l’écriture alphabétique et numérique), sémantique, mathématique, scientifique etc., la compréhension de la représentation graphique en tant qu’instrument qui peut servir plusieurs environnements sera facilitée. Nous considérons que la capacité de décontextualiser/recontextualiser les icônes dans plusieurs contextes à un jeune âge peut préparer pour plus tard la capacité de comprendre et d’utiliser de façon fonctionnelle les différents registres sémiotiques.

C’est pour ces raisons que nous considérons qu’il est nécessaire de commencer à familiariser les enfants avec la représentation symbolique dès l’école maternelle. Cela ne nécessite pas une connaissance formelle de l’alphabet ou de l’écriture numérique de la part des jeunes enfants, ni d’ailleurs d’une introduction dans l’enseignement formel des mathématiques ou des sciences. L’objectif à long terme de cette familiarisation est d’aider les enfants à utiliser, à comprendre et à produire plus facilement des représentations graphiques tout au long de leur scolarité.

L’idée d’utiliser les produits de la culture humaine comme les représentations symboliques afin d’accompagner et de favoriser l’apprentissage existe depuis longtemps. Les représentations graphiques sont envisagées comme un instrument pour la pensée. Brossard (1998) cite des exemples d’instruments psychologiques qui nous sont donnés par Vygotski (1934) : l’écriture, les schémas, les cartes, etc., tous les signes possibles. De ce point de vue, les instruments, en tant qu’outils techniques ou outils psychologiques, transforment la réalité préexistante à travers des moyens artificiels créés au sein d’une culture. Ils sont générés par les activités de l’homme et sont à la fois transformateurs de ces mêmes activités. Notre article se situe exactement dans cette perspective de prise en compte de l’écrit comme instrument pour la pensée.

Goody (1979) et Olson (1998) ont évoqué le développement phylogénétique en ce qui concerne la découverte et l’utilisation de l’écrit. C’est-à-dire qu’ils ont étudié comment la façon de penser des peuples change en parallèle avec les changements dans l’utilisation des représentations graphiques. Les représentations graphiques sont caractérisées par des propriétés qui facilitent l’évolution de la pensée : la stabilité (éléments graphiques statiques et donc vérifiables), la possibilité de schématisation et la possibilité de distinguer les segments. Ces propriétés permettent de manipuler et d’examiner les données écrites, de revoir le raisonnement suivi pour le réutiliser ailleurs ou pour le rectifier, d’organiser les informations et d’établir des relations fixes entre elles, de réarranger les données selon différents contextes (voir la figure 1). On parle de raisonnement formel : on demande aux sujets 1) de faire des inférences en précisant quel type de conclusion doit être recherché (Richard 2004). D’ailleurs, les représentations écrites ont servi tout au long de la phylogenèse à la formation d’un esprit logique qui, à son tour, a transformé l’écrit en un objet de pensée.

Ce remarquable processus phylogénétique de transformations cognitives grâce à l’écrit amène à se demander si les mêmes processus se produisent en psychogenèse. Plus explicitement, peut-on rechercher, dans le développement cognitif des enfants, l’idée que les représentations graphiques ont conduit l’esprit humain au raisonnement scientifique ? Et qu’est-ce qui empêcherait les jeunes enfants de prendre appui sur l’écrit pour résoudre des problèmes comme le font les adultes ?

Figure 1

Schématisation des propriétés primaires de l’écrit avec les conséquences cognitives qui en dérivent (Matalliotaki, 2009)

Schématisation des propriétés primaires de l’écrit avec les conséquences cognitives qui en dérivent (Matalliotaki, 2009)

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En ce qui concerne l’appropriation et l’élaboration des outils culturels, les deux processus, phylogénèse et ontogenèse, présentent des similitudes (les mêmes obstacles cognitifs doivent être franchis selon Ferreiro, 1988) et également des différences, dont une, à l’instar de Brossard (2004), nous semble essentielle. Dans la phylogenèse, l’élaboration des outils culturels s’effectue alors que l’évolution biologique est stabilisée, tandis que les enfants s’approprient des outils culturels en étant en pleine transformation sur le plan biologique. Lorsque l’enfant apprend à lire et à écrire, ses fonctions psychiques (mémoire, attention, volonté) sont encore immatures et donc la construction des capacités d’écrit suscitera, réorientera, guidera le développement de ces fonctions vers de nouvelles formes.

L’idée que l’utilisation des représentations graphiques favorise le développement cognitif des enfants est évoquée par plusieurs auteurs.

Pour Duval (1995) c’est la sémiosis qui détermine les conditions de possibilité et d’exercice de la noésis. […] Ainsi la formation de la pensée scientifique est inséparable du développement de symbolismes spécifiques pour représenter les objets et leurs relations (p. 3-4). Le développement de représentations graphiques adéquates pour une information promeut l’acquisition des concepts mathématiques nécessaires à la compréhension des propriétés de cette information. Le contraire se réalise en même temps : le développement des concepts mathématiques rend les représentations graphiques plus précises vis-à-vis des concepts qu’elles représentent.

La communication symbolique influence plusieurs niveaux de cognition, des plus bas, comme la perception et la mémorisation, aux plus hauts comme des procédures réflexives et métacognitives. Elle provoque l’expansion de la compréhension, par l’enfant, des parties du monde réel conventionnellement symbolisables et conceptualisables (Amsel et Byrnes 2002). Lehrer et Schauble (2002) défendent aussi cette idée après une expérimentation proposée à des élèves de 6 ans. On leur a demandé en classe de comparer les hauteurs de croissance de plantes à bulbes de fleurs différentes. Afin de préserver une trace de la croissance des plantes, les élèves ont découpé des bandes de papier pour décrire les tiges des plantes en des points différents dans le cycle de croissance. Au départ, ils essayaient de donner aux bandes une grande ressemblance avec les tiges en les coloriant en vert et en les décorant avec une fleur au sommet. Comme les enfants utilisent progressivement les bandes pour établir des informations sur la croissance de chaque plante, ils commencent à faire la transition conceptuelle de l’étape où ils considèrent les bandes comme des copies de fleurs, à l’étape où ils considèrent que les bandes représentent la hauteur (les bandes sont mises les unes à côté des autres en une sorte d’histogramme).

L’importance de l’utilisation de représentations sémiotiques pas forcément officielles comme support de résolution de problèmes a été montrée par Hitt (2004). Se situant au départ dans la lignée de Duval (1995), cet auteur repère de probables limites de l’approche de Duval sur les représentations officielles. Son expérimentation concerne des élèves de 15 et de 18 ans, et leurs productions sémiotiques facilitent une démarche heuristique de manière plus importante qu’attendue. Ce résultat est une preuve que l’élève est capable de construire lui-même un instrument de résolution en mathématiques, ce qui rejoint notre postulat que l’utilisation de la représentation graphique informelle devrait être encouragée tôt à l’école.

D’après les études de Squire et Bryant (2002a et 2002b), une organisation spatiale particulière du support matériel (selon le type de problème) faciliterait la résolution du problème (de division) pour les enfants de 5 à 9 ans. Même si la division paraît être l’opération arithmétique la plus complexe pour les jeunes enfants, un nombre significatif d’enfants de cinq ans réussissent à résoudre des problèmes de division dans les expérimentations menées par ces auteurs. L’expérience informelle du partage aide l’élève à la compréhension de tels problèmes ; le partage pourrait donc être le schème d’action à partir duquel la compréhension de la division évolue. Après la manipulation d’objets réels, Squire et Bryant se demandent si les représentations graphiques ne pourraient pas jouer un rôle facilitateur dans la résolution des problèmes.

Levain, Le Borgne et Simard (2006) ont montré que les représentations isomorphes (schémas) accompagnant des problèmes additifs et multiplicatifs auprès d’élèves de sections d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA) faciliteraient le travail de reconnaissance et de catégorisation. Les auteurs ont montré que ce support a aidé les élèves à différencier les structures additives des structures multiplicatives, mais aussi que les élèves se sont progressivement approprié des schémas comme d’autres outils qui facilitent la reconnaissance des informations et l’analyse des procédures.

Le développement cognitif apporté par l’utilisation des représentations graphiques étant étudié, la question qui se pose à présent est de savoir quelles sont plus concrètement les fonctions des représentations graphiques qui permettent de tels développements cognitifs chez les enfants ; autrement dit, sous quelles conditions les représentations graphiques ont-elles un apport cognitif plus important chez les enfants ? Les représentations graphiques sont-elles toutes aussi enrichissantes pour les enfants ? Sinon, lesquelles faut-il privilégier ?

Pour mener notre recherche, nous avons choisi d’examiner le support de dessin externe (c’est à dire une représentation que l’on propose à l’enfant, et non produite par l’enfant) en tant que représentation graphique. L’image, qui constitue pour les jeunes enfants le seul type de représentation graphique à utiliser activement, étant donné que les représentations plus conventionnelles exigent une compréhension symbolique plus complexe pour cet âge-là, peut être reconnue et utilisée par des enfants de 3-4 ans (Deloache, 2000). L’utilisation des dessins a l’avantage d’offrir aux sujets une première forme de modélisation qui déclenche des représentations mentales plus abstraites. L’opération arithmétique réalisée sur une représentation est une étape plus proche d’opérations abstraites que lorsqu’on réalise des opérations avec du matériel concret (Squire et Bryant, 2002).

De plus, le dessin est un moyen qui assure une certaine économie d’utilisation. Nous pouvons nous en procurer partout, le porter facilement avec nous, le créer nous-mêmes avec très peu de fournitures (papier, feutre) et surtout, il est réutilisable. Avec le dessin, comme avec toutes les représentations graphiques, les éléments graphiques peuvent être réorganisés, donc plusieurs différents niveaux de réflexion se présentent. Cela n’est pas aussi facile pour les enfants de jeune âge quand il s’agit d’interfaces numériques. Après ces précisions, notre question de recherche évolue donc ainsi : Sous quelles conditions les représentations graphiques spatiales (dessins) externes, proposées à de jeunes enfants (qui ne savent pas encore lire et écrire) comme supports de facilitation pendant la résolution de tâches d’apprentissage, ont-elles un apport cognitif important chez les enfants ?

1.2 Problématique issue des éléments empiriques sur l’utilisation de représentations graphiques par de jeunes enfants pour la résolution de problèmes de mathématiques

Nous nous appuyons sur une étude empirique (Matalliotaki, 2007, 2009, 2012) menée auprès de 55 enfants de 5 à 6 ans, en réussite scolaire, maîtrisant le dénombrement et la représentation écrite de la quantité. Cette tranche d’âge a été choisie parce qu’à cette étape scolaire, les enfants ne pratiquent pas encore systématiquement l’écriture formalisée (alphabétique, numérique) et peuvent donc manipuler spontanément (hors des attentes scolaires) un moyen de résolution qui leur est proposé. Cette étude empirique étant déjà publiée, dans le présent article nous résumons les éléments qui servent à soutenir l’orientation que l’on donne à la conception d’épreuves afin qu’elles soient plus efficaces dans l’apprentissage.

Les épreuves de cette étude constituent un exemple d’utilisation fonctionnelle de l’écrit pour produire des raisonnements. Nous avons exploré la possibilité que le dessin soit utilisé par des enfants de l’âge de 5-6 ans comme un moyen concret pour produire des inférences (production d’informations nouvelles à partir des données d’un problème ayant pour finalité la compréhension [Richard, 2004]).

Il s’agit de trois problèmes (gants, chaussettes, footballeurs) présentés aux enfants et qui peuvent être résolus avec la même stratégie inégalement disponible chez des enfants de cet âge : réunir les objets par deux et compter les ensembles réunis. Chaque problème leur est présenté d’abord oralement et ensuite au moyen d’une planche (au format 21 cm x 29,7 cm) représentant graphiquement les objets (voir le tableau 1). Nous avons examiné comment les enfants arrivent à développer des stratégies explicites de résolution entre une présentation orale et une présentation graphique de données du même problème et aussi jusqu’à quel niveau de résolution arrivent les enfants sans et avec le support du dessin.

Tableau 1

Déroulement, consignes et chronologies des épreuves (Matalliotaki, 2007)

Déroulement, consignes et chronologies des épreuves (Matalliotaki, 2007)

La terminologie utilisée pour décrire les problèmes est empruntée à la classification des stratégies de résolution de problèmes de division de Kouba (1989).

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1.2.1 Le dessin facilite le choix de la stratégie correcte de résolution

La forme écrite est associée à un plus grand nombre de réussites (11 % de réponses correctes à l’oral contre 40 % dans la forme graphique). Le dessin permet aux enfants de mobiliser la stratégie de résolution consistant à regrouper les objets par paires, soit avec des gestes analogiques sur le dessin (voir la figure 2), soit avec des productions graphiques sur le dessin (voir la figure 3). Dans la forme orale des problèmes, les enfants ne sont pas capables de garder facilement trace de leur réflexion afin de faire aboutir une stratégie de résolution (donc il nous est plus difficile d’identifier des stratégies éventuellement mobilisées par les enfants). Ce résultat rejoint l’idée que les aspects hypothétiques ou abstraits du monde (comme une stratégie mathématique de résolution) nécessitent des représentations symboliques pour être soulignés et stabilisés, surtout chez les très jeunes enfants qui ne peuvent pas traiter mentalement un grand nombre de données (Amsel et Byrnes, 2002).

Figure 2

Exemple de la stratégie d’appariement dans le problème graphique gants (Matalliotaki, 2007)

Exemple de la stratégie d’appariement dans le problème graphique gants (Matalliotaki, 2007)

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Figure 3

Exemple de production graphique en forme de marques graphiques sur les figures (Matalliotaki, 2007)

Exemple de production graphique en forme de marques graphiques sur les figures (Matalliotaki, 2007)

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Nous avons repéré deux stratégies mathématiques prédominantes utilisées par les enfants : la correspondance terme à terme (par exemple, donner un gant à un enfant) qui constitue une stratégie incorrecte, et le groupement et comptage des groupes construits, qui est la stratégie correcte. Il existe une grande prédominance de la correspondance terme à terme dans les problèmes oraux, contrairement à l’emploi de la stratégie correcte, groupement et comptage des groupes construits, dans les problèmes accompagnés de graphiques.

La stratégie correspondance terme à terme renvoie à un codage-décodage que les enfants de cet âge ont l’habitude d’effectuer : un élément graphique (un gant) pour un élément mental (un enfant porteur de gants). Cette approche ne constitue pas une reconstruction conceptuelle de la représentation graphique, mais un processus quasi-technique démuni de mobilisation cognitive.

1.2.2 Indices de métacognition sur l’utilisation fonctionnelle des représentations graphiques

Certains enfants ont essayé avec succès de représenter graphiquement les données dans les problèmes oraux (chaussettes et footballeurs), influencés par le dessin que nous leur avions fourni dans le problème précédent (l’influence est attestée par l’emplacement que les enfants donnent aux icônes, similaire au dessin fourni précédemment). Un enfant (David) a réussi à résoudre ainsi à l’oral le problème de footballeurs sans support graphique (voir la figure 4). Nous constatons dans ce cas une implication réciproque des représentations mentales et des représentations graphiques. Nous constatons également un certain apprentissage sur la résolution des problèmes et un recul sur l’utilité du dessin à cette fin.

Figure 4

Exemple de production graphique figurative et numérique pour la résolution du problème oral des footballeurs

Exemple de production graphique figurative et numérique pour la résolution du problème oral des footballeurs

L’élève a dessiné 8 footballeurs et puis un ballon pour chaque paire de footballeurs. Il a dénombré les groupes construits en écrivant le numéral approprié. Les trois premiers numéraux sont renversés, phénomène fréquent pour les enfants de cet âge.

Matalliotaki, 2007

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1.2.3 Ne pas échapper au contexte esthétique ou pragmatique

Certains enfants répondent graphiquement ou oralement soit en coloriant le dessin donné, soit en produisant des conclusions provenant de leur culture générale (15 enfants sur 55 répondent que les footballeurs auront besoin d’un ballon dans le problème oral de footballeurs parce que les matchs de football se jouent avec un ballon). Cette réponse révèle une difficulté à quitter le contexte sémantique ou esthétique pour envisager les éléments iconiques comme des conventions, des signes arbitraires recontextualisés dans le domaine de mathématiques. Dans la version graphique du problème de footballeurs, seulement 7 enfants sur 55 répondent qu’un ballon sera utilisé. Nous constatons donc que les données présentées graphiquement arrivent à recadrer les enfants dans un contexte de réflexion mathématique plus facilement que dans un problème présenté oralement.

1.3 Questions de recherche issues des éléments empiriques

En s’appuyant sur les résultats de cette étude expérimentale et surtout sur les difficultés que les enfants ont rencontrées, nous nous posons les questions suivantes : 1) Comment peut-on présenter à l’enfant la conceptualisation symbolique sans que celle-ci ne soit perçue comme un codage-décodage ? Cette question est inspirée par le fait que beaucoup d’enfants ont utilisé comme stratégie de résolution la correspondance terme à terme (dans notre étude empirique), ce qui signifie qu’ils ont établi un lien bi-univoque entre l’icône et l’unité abstraite de quantité. 2) Comment peut-on faciliter le passage des enfants du contexte pragmatique au contexte scientifique des représentations graphiques, étant donné l’apparente difficulté des enfants de cet âge ? La difficulté des enfants à quitter le contexte du coloriage ou celui de la culture générale pour entrer dans le contexte mathématique nous a conduits à cette question de recherche. Pourrait-on induire chez les enfants une sorte d’apprentissage d’utilisation de dessins pour résoudre des problèmes à l’exemple de David (voir la figure 4) qui a réussi à produire les éléments graphiques pour résoudre un problème complexe ? Nous allons par la suite déterminer le champ théorique des notions incluses dans ces questions de recherche.

2. Cadre conceptuel

Par les études antérieures, nous savons que l’utilisation des représentations graphiques peut fournir aux enfants les capacités cognitives pour arriver à des résultats positifs d’apprentissage. En recherchant plus concrètement les fonctions des représentations graphiques qui mènent à ce résultat, nous avons observé les résultats d’une étude empirique. Ces éléments empiriques nous ont permis de relever trois champs d’investigation qui nous semblent importants : la notion de décontextualiation-recontextualisation, celle de la métacognition et le statut de représentation en tant que reconstruction conceptuelle sur tout système graphique. Ce sont les notions que nous analysons maintenant.

2.1 Décontextualisation

Dans une culture d’écrit, les énoncés produits présentent une indépendance à l’égard du contexte. Cette indépendance expliquerait la stabilité des significations. L’attitude contextuelle consiste à privilégier les informations en provenance du contexte. Le sujet interprète l’énoncé en prenant fortement appui sur les significations les plus probables mises en oeuvre dans ce type de contexte (Brossard, 2004).

Les résultats d’un certain nombre de travaux montrent que, jusqu’aux environs de 8 ou 9 ans, les enfants ont une compréhension contextuelle des énoncés (Olson et Torrance, 1983). La sensibilité au contexte chez les jeunes enfants s’explique par leur préoccupation première de chercher le sens social (parfois par des contextes de la vie quotidienne) de l’expérience qu’ils sont en train de vivre (Brossard, 1997, 2004). Une étape développementale (qui existe également dans l’évolution phylogénétique) est franchie lorsque les enfants abandonnent un traitement de type contextuel pour s’attacher au contenu linguistique de l’énoncé.

Pour que la décontextualisation d’un énoncé soit possible, la condition préalable est que le signe soit distinct de l’idée ou du concept qu’il représente. La stabilité de la signification du signe étant assurée, le signe est indépendant d’un contexte précis et peut être recontextualisé dans un nouveau contexte (Peirce, 1955, cité dans Amsel et Byrnes 2002 ; Olson, 1998).

L’entraînement sur la décontextualisation/recontextualisation est important pour le développement cognitif et pour l’apprentissage. Le développement cognitif d’un sujet est favorisé s’il est capable de choisir un symbole à l’intérieur d’un système symbolique et de l’appliquer dans un autre. Dans un réseau de plusieurs systèmes symboliques utilisables, avoir la possibilité de sélectionner le symbole approprié pour représenter une certaine notion favorise la précision dans l’expression et la communication et en même temps sert à la conceptualisation de la notion. La capacité d’isoler un signe et de le recontextualiser dans différents contextes ou systèmes symboliques sert donc à la conceptualisation et à l’apprentissage (Amsel et Byrnes, 2002).

Des études montrent qu’une fois les sources d’erreurs supprimées, les jeunes enfants (5 ou 6 ans) présentent des compétences logiques même si leur développement cognitif n’est pas achevé. Leurs capacités restent limitées justement à cause de cette dépendance au contexte. L’enfant doit rompre avec les contextes au sein desquels il fonctionnait précédemment pour construire des nouveaux cadres d’intelligibilité du réel (Brossard, 1997, 2004).

2.2 Métalangage : écrit et métacognition

Valtin (1984) présente trois types de capacité métalinguistique :

  1. La capacité de focaliser sur les formes du langage per se, ou la capacité de traiter le langage objectivement en le libérant de sa dépendance aux événements. La connaissance métalinguistique comme une indépendance aux contextes spécifiques.

  2. L’acquisition des concepts de langage oral et écrit, comme des phonèmes, mots et phrases.

  3. La capacité d’utiliser volontairement des structures de pensée phonologiques, syntaxiques et sémantiques.

Les enfants passent donc par trois stades de métacognition. Le premier est une représentation conceptuelle basée sur une connaissance implicite de la structure de la langue. Dans ce stade, les enfants utilisent la langue comme un système pour faire passer des significations (meanings), mais il n’est pas nécessaire d’avoir une connaissance explicite de ce système ou de faire attention à ces propriétés pour l’utiliser. Le second stade est une représentation formelle basée sur une connaissance explicite des formes et des catégories de la langue. Le troisième stade est la représentation symbolique, qui est basée sur la connaissance de la relation entre formes et intentions.

Olson et Torrance (1983) ainsi que Karmiloff-Smith et Grant, Sims, Jones et Cuckle. (1996) se focalisent sur le troisième stade de Valtin pour décrire le métalangage. Ainsi les premiers définissent le métalangage comme la capacitévolontaire d’attribuer à nouveau des descriptions ou des représentations au même objet ou événement de plusieurs manières différentes ou de points de vue différents (Olson et Torrance 1983, p.142, notre traduction). Les seconds considèrent que la compréhension métalinguistique (metalinguistic awareness) implique une réflexion consciente, une analyse ou un contrôle intentionnel des divers aspects du langage (phonologie, compréhension sémantique, morphosyntaxe, etc.) en dehors des processus inconscients normaux de production ou de compréhension. Bialystok (1991) traite également la connaissance métalinguistique non seulement en termes de connaissance explicite des formes et des fonctions du langage, mais aussi comme nouvelle forme de représention dans une relation symbolique plus abstraite que la représentation formelle.

Olson et Torrance (1983) adoptent une position théorique à la fois piagétienne et vygotskienne, où ils mettent en valeur les aspects constructivistes de la cognition de l’enfant (l’enfant doit construire lui-même ses cognitions) ainsi que les influences importantes de la culture et de tous ses outils. Ils se demandent si les activités de littératie peuvent avoir un effet sur le processus cognitif des enfants et si ces activités permettent une forme distincte d’opérations mentales. Ce n’est pas la simple présence physique d’un symbole ou la connaissance superficielle de ce symbole par l’enfant qui permet de traiter le langage comme un objet et donc d’expliquer les utilisations cognitives de ce symbole. Même si savoir lire et écrire a un grand nombre de conséquences cognitives (car la présence physique facilite l’analyse et la critique, contrairement à l’oral), les transformations cognitives que connaît l’individu ne peuvent pas être seulement un produit de l’apprentissage de la langue (lecture-écriture), ce processus n’ayant pas d’impact direct sur les structures et les fonctions de la pensée.

Selon Olson et Torrance (1983) mais aussi Bialystok (1991) et Ferreiro (1985, 1988), c’est l’invention de symboles et de concepts qui renvoient à l’artefact visible, autrement dit le métalangage, qui provoque les transformations cognitives du sujet et établit une condition pour l’apprentissage. Les enfants doivent non seulement apprécier la structure du langage, mais aussi comprendre la fonction symbolique pour pouvoir accéder à la littératie. En absence d’un système de représentation symbolique, les croyances des enfants au sujet de la structure d’un système d’écriture se basent sur des connaissances sémantiques ou empiriques. Il est donc essentiel que l’enfant invente une structure sémantique ou une signification pour ce symbole. Pour cela, une grande partie de l’activité cognitive est dépensée pour la construction de ces significations. Et l’occasion pour cette activité constructive est le métalangage.

Selon une perspective vygotskienne, l’apprentissage par des activités conscientes et volontaires est celui qui déclenche le passage de fonctions élémentaires en fonctions supérieures. En suivant Brossard (2004), dans cette voie, l’apparition de rapports de généralité entre concepts (pouvoir subsumer un concept sous un autre) caractérise la période où l’enfant s’avère prêt à effectuer consciemment et volontairement des opérations de pensée. À un certain moment, il y aura une connexion entre les connaissances précédentes et les concepts que l’enfant est en train d’acquérir (exemple de l’arithmétique et de l’algèbre) de façon que l’ancienne opération paraisse comme un cas particulier dans un ensemble des opérations possibles. Cette nouvelle structure de généralisations (l’algèbre comme généralisation des généralisations arithmétiques) n’abolit pas les généralisations antérieures, c’est-à-dire les connaissances arithmétiques. Elle les fait voir autrement. Accédant à un nouveau système de concepts incluant les conceptualisations antérieures, l’enfant peut désormais en effectuer une prise de conscience. Les processus qu’il mettait en oeuvre lors de la réalisation de l’opération, processus sur lesquels il n’avait qu’un faible recul, sont désormais conscients et peuvent faire l’objet d’une utilisation volontaire. Un élément essentiel d’apprentissage est la métacognition, ce qui implique la conscience, la volonté et l’autonomie des concepts.

2.3 Comment l’écrit en tant que représentation facilite la conceptualisation. Statut de représentation de l’écrit

La difficulté que l’enfant rencontre pour s’approprier un système symbolique graphique réside dans la compréhension que ce système est une représentation (Brossard, 2004).

Ferreiro (1988, p. 65) pose la question essentielle d’ordre épistémologique : Quelle est la nature du rapport entre le réel et sa représentation ? Grâce à des recherches sur la manipulation de l’écriture alphabétique par des enfants non encore lecteurs, elle distingue deux façons de considérer l’apprentissage de la langue écrite : comme l’acquisition d’un système de codage ou comme un système de représentation. La chercheuse donne plus d’importance au deuxième cas et aux aspects constructifs de l’écrit qu’à ses aspects figuratifs.

Pour comprendre le processus de psychogenèse par rapport à l’écrit, il faut considérer l’écrit conventionnel ou analogique sous l’angle de la problématique propre à la construction d’un système de représentation et non pas sous celui d’un système de codage. La construction d’un système de représentation nécessite, de la part des sujets, une procédure de différenciation et de sélection parmi les éléments, les propriétés et les relations propres à l’objet qui deviendra l’objet de la représentation. Une représentation n’est jamais identique au réel qu’elle représente. En effet une représentation X convenable d’une certaine réalité R réunit deux conditions apparemment contradictoires. Certaines des propriétés et des relations propres à R sont représentées, tandis que d’autres propriétés et relations propres à R ne sont pas représentées en X (Ferreiro, 1988 p. 65). La différence entre représentation et codage est que dans un système de représentation, tout système d’écriture est forcé de faire un choix entre les éléments, les propriétés, et les relations de R qui vont apparaître dans le X, tandis qu’un système de codage présente simplement une correspondance bi-univoque, où les propriétés et les relations sont prédéterminées. Si l’on percevait l’apprentissage et l’utilisation de l’écrit comme un codage-décodage, cet apprentissage serait considéré comme purement technique (Ferreiro, 1988, p. 65). Par contre, si on le conçoit comme la compréhension d’un système de représentation, il devient conceptuel.

De plus, pendant l’interprétation d’un système d’écriture, les éléments, les propriétés et les relations du réel qui n’ont pas été retenus dans la représentation vont être reconstruits par le lecteur à partir de l’interprétation des éléments fournis par la représentation. Il ne s’agit donc pas d’une procédure de décodage, mais d’un processus de reconstruction, lequel est censé apporter des modifica-tions sur la réflexion du sujet vis-à-vis de l’objet représenté et du système de représentation.

Olson (2002) envisage trois hypothèses concernant les systèmes de représentation. 1) L’utilisation des systèmes de notation comme une extension de mémoire : de ce point de vue les artefacts sont considérés comme indépendants de la procédure cognitive, et sont traités comme s’ils étaient équivalents aux paroles orales. 2) Le second point de vue attribue aux artefacts de notation un rôle dans la cognition et dans la procédure du calcul (computation). Le comptage de doigts et les notations mathématiques, les calculettes et les ordinateurs appartiennent à cette catégorie. Olson décrit cette procédure ainsi : l’artefact permet d’évacuer une partie d’une fonction cognitive complexe dans une routine technique et le résultat est inséré à nouveau dans l’exécution d’une nouvelle fonction cognitive encore plus complexe. Mais encore ici, il ne s’agit pas de modification conceptuelle selon Olson. 3) L’invention de certains artefacts de notation implique la création de nouveaux concepts, de nouvelles connaissances. L’invention (et son apprentissage, ajoutera-t-il plus tard) d’un nouveau système de notation implique la création d’un nouveau schème conceptuel avec de nouvelles possibilités pour réfléchir. Un système d’écriture n’est pas seulement une affaire de stockage amélioré ou un cas de communication d’information, mais une nouvelle forme de représentation, de réflexion, et de métacognition. Cela est possible si l’on accepte que les artefacts aient de nouvelles fonctions cognitives, donc si l’on admet qu’apprendre est surtout internalisation ou appropriation des trésors culturels injectés dans ces systèmes de notation.

Les enfants qui ne savent pas encore lire pensent que les signes représentent des événements et des significations sémantiques au lieu de mots et des phrases pour ces événements (codage-décodage). Olson (2002) cite les expériences effectuées par Ferreiro (1998) où les enfants pour le conte des trois petits cochons (sous l’image des trois cochons) lisent cochon cochon cochon. L’enfant sait quelque chose au sujet de l’écriture (il produit des notations), mais il ne sait pas que l’écriture cartographie les paroles et non pas les événements ou les objets. Quand les enfants découvrent que les mots écrits peuvent être vus comme des constituants représentatifs de parole, c’est l’une de leurs plus importantes découvertes. Les peuples sont passés également par un stade de métonymie pour arriver à distinguer les signes par leurs référents.

L’invention et l’apprentissage d’un script créent une nouvelle connaissance de nouveaux concepts pour réfléchir avec, et dans ce cas, les concepts se construisent autour du concept de signe. Cette connaissance provoque une réorganisation des différentes fonctions langagières, c’est-à-dire un changement dans les rapports entre les différents fonctionnements.

3. Méthodologie

Le constat que, dans la phylogénèse, l’utilisation fonctionnelle des représentations graphiques a conduit à la pensée scientifique (Olson, 1998) nous a incités à rechercher si, dans la psychogenèse, des transformations cognitives peuvent arriver également chez les sujets au contact des représentations graphiques. Nous avons puisé nos questions de recherche dans deux sources : premièrement, dans les écrits de recherche consacrés à l’examen de l’apprentissage à travers les représentations graphiques ; deuxièmement, dans les résultats d’une étude empirique qui examine les stratégies de résolution de problèmes (raisonnement) de jeunes enfants avec et sans le support de dessin (représentation graphique). Les difficultés que les enfants ont rencontrées au contact des représentations graphiques pour résoudre des problèmes lors de l’étude empirique nous ont révélé les trois principales notions à examiner de plus près : la décontextualisation, le statut de représentation de l’écrit et la métacognition.

Nous avons en effet constaté que certains enfants avaient de la difficulté à quitter un contexte esthétique ou référentiel (auquel est souvent lié le dessin pour les enfants de cet âge) afin de passer dans un contexte mathématique de résolution de problèmes (décontextualisation). Le fait que les enfants ont souvent adopté comme stratégie de résolution la correspondance terme à terme (correspondance terme à terme dans notre étude empirique) signifie qu’ils ont établi un lien bi-univoque entre l’icône et l’unité abstraite de quantité. Ce lien renvoie plus à un codage-décodage, qui constitue un processus très facile pour les enfants, mais qui les éloigne considérablement de la fonction symbolique de la représentation graphique (statut de représentation), très utile pour l’entrée de l’enfant dans la lecture et en général aux représentations formelles. L’objectif de ce type de travaux est la compréhension, de la part de l’enfant, que la représentation graphique peut constituer un outil pour la résolution des problèmes, et donc avancer dans la scolarité avec plus de familiarité avec les systèmes graphiques. La notion de métacognition de ce type était donc importante à analyser et le fait que certains enfants se sont appuyés, de leur propre initiative, sur des données graphiques pour résoudre un problème oral est révélateur.

Par la suite, nous avons recherché ces trois notions dans les écrits de recherche. Afin de construire un modèle de conception de tâches favorisant l’apprentissage, nous avons fait de ces trois notions les critères à vérifier lors de la conception d’une épreuve d’apprentissage. En confrontant ces trois composantes théoriques du modèle de conception des tâches avec les paramètres pragmatiques et empiriques de l’utilisation du dessin par un jeune enfant, nous espérons mettre en évidence les aspects les plus importants d’un processus d’apprentissage à travers les représentations graphiques.

4. Résultats : Développement théorique

Cette partie de l’article correspond à la synthèse des différentes approches que nous venons de voir afin d’arriver à la construction de notre modèle.

En empruntant la théorie de Rabardel (1997), nous pouvons supposer qu’un dessin, qui est un artefact sémiotique, peut avoir plusieurs schèmes d’utilisation et d’action. On peut, par exemple, s’en servir pour construire une histoire, le colorier, ou bien utiliser ce dessin pour résoudre un problème de mathématiques (le champ instrumental de l’artefact). Si nous employons le dernier schème d’action, le dessin devient un instrument destiné à s’insérer dans l’apprentissage de résolution de problèmes en mathématiques. Ainsi des fonctions et des significations spéciales sont attribuées à ce même dessin. Et comme l’artefact tout seul ne peut pas constituer un instrument, le sujet lui attribue le statut de moyen pour atteindre les buts de son action. En proposant des dessins aux enfants pendant l’énonciation d’un problème de mathématiques, nous les incitons à créer un instrument qui servira à la résolution de la tâche.

Nous émettons l’hypothèse qu’une fois que les sujets se rendront compte de la fonction des dessins, ils pourront élargir le champ instrumental et donc les utiliser pour effectuer, par exemple, des classifications dans le domaine des sciences, conceptualiser les différentes utilisations des phonèmes dans le domaine de la langue, etc. Dans ce cas, comme un dessin peut se trouver en permanence dans l’environnement d’un enfant (il peut le construire tout seul ou s’en procurer dans le commerce), il peut graduellement devenir un artefact ayant les propriétés nécessaires pour être associé à plusieurs schèmes d’action et donc, il peut servir comme un instrument permanent au sein de l’apprentissage formel ou informel. Même si l’artefact lui-même est changeable (différents dessins ou schémas ou tableaux à utiliser), la conception du dessin comme instrument, elle, peut être permanente, en équipant le sujet d’un moyen potentiel de solution, susceptible de conservation et donc de réutilisation.

Les positions exposées par Goody (1979) et Olson (1998), selon lesquelles les représentations graphiques entraînent des réorganisations sur les données et les perspectives de les considérer, se croisent avec l’idée de Rabardel (mais aussi avec l’idée de Vygotski (1930, 1934) et Leontiev (1976) que l’artefact fait émerger de nouveaux types et de nouvelles formes d’action. L’utilisation d’un artefact peut ainsi inaugurer des conditions plus amples et plus rapides de solution, mais aussi accroître les capacités assimilatrices du sujet et contribuer à l’élargissement de l’ouverture du champ de ses actions possibles (Rabardel, 1997, p. 45). Effectivement le sujet, grâce à l’utilisation de l’artefact, se rend capable de réorganiser ses stratégies d’action et d’appliquer de nouvelles conditions pour le contrôle de l’action.

Notre intérêt porte sur la possibilité que les enfants soient en mesure d’utiliser les représentations graphiques proposées non d’une manière sémantique (figure renvoyant à son référent en tant qu’objet réel), mais d’une manière inférentielle (figure renvoyant à une unité abstraite de quantité, incitant à faire un raisonnement). C’est précisément le schème d’action qui nous intéresse : le dessin considéré par l’enfant comme instrument, destiné à s’insérer dans l’apprentissage et la résolution de problèmes. Afin d’arriver à cet objectif, nous proposons un modèle théorique de conception de tâches lequel va ressortir par l’élaboration des trois composantes qui suit.

4.1 Première composante : la décontextualisation

Nous avons vu que la notion de décontextualisation est importante pour le développement cognitif du sujet d’après les auteurs consultés. C’est pour cette raison qu’il y a intérêt à proposer aux enfants des situations où la décontextualisation et la recontextualisation sont mises en oeuvre, pour qu’ils s’habituent à cette procédure de traitement des énoncés.

Dans l’étude empirique consultée précédemment (Matalliotaki, 2007, p. 44), on avait proposé aux enfants des problèmes qui justement demandent ce type de traitement, c’est-à-dire de faire sortir le dessin du cadre esthétique ou sémantique, familiers pour les enfants de cet âge, pour l’utiliser à des fins de résolution de problèmes mathématiques. Nous nous sommes demandé comment les enfants allaient gérer le fait qu’ils étaient en train de manipuler des icônes récontextualisées dans le domaine de mathématiques, c’est-à-dire indépendamment de leur forme figurative et leur contexte habituellement pragmatique. En effet, pour les trois types de problèmes proposés, les gants, les chaussettes et les footballeurs, le contexte pragmatique (sémantique ou esthétique ou socialement familier des enfants) a été délibérément choisi. Il existe plusieurs contextes pragmatiques relatifs aux problèmes que l’on propose aux enfants : les gants que l’on peut colorier, l’histoire que l’on peut raconter sur les footballeurs qui jouent avec un seul ballon, etc. ; ils constituent tous des contextes que l’enfant aura à abandonner afin de résoudre les problèmes.

Nous avons choisi de garder les contextes pragmatiques dans les problèmes pour attirer l’intérêt des enfants pédagogiquement parlant, mais aussi pour voir par leurs erreurs s’il y avait toujours une dépendance au contexte pragmatique. Les résultats ont montré que oui. Nous voulions aussi vérifier si ces contextes sont finalement un obstacle qui peut être franchi par les enfants de cet âge et comment il leur est possible de réussir cela. Les résultats de cette étude empirique ont montré que, pour la grande majorité des enfants, les contextes peuvent être recadrés dans un nouveau contexte plus abstrait en oubliant le contexte pragmatique, et que la version écrite des problèmes aide à cette fin.

Il existe une différence importante entre les façons dont les représentations iconiques et les systèmes conventionnels de notation transportent leur message symbolique. La différence peut être décrite par la distinction de Vygotski entre systèmes symboliques de premier et de second ordre. Pour les premiers, la signification est transportée à travers la représentation (l’image d’un chat ressemble à un chat), mais pour les derniers, une forme graphique représente une unité abstraite de signification (un phonème ou une quantité). La compréhension de la représentation symbolique est donc plus difficile pour les notations que pour les représentations visuelles. L’approche qui nous intéresse dans l’étude actuelle est la représentation iconique non pas en tant qu’identification d’icône, mais en tant que support symbolique d’un système conventionnel, l’arithmétique. Nous combinons donc les systèmes symboliques de premier et de deuxième ordre. La représentation iconique non conventionnelle (sa signification n’étant plus transportée à travers la représentation) obtient le statut symbolique d’une unité abstraite de signification (quantité).

On peut trouver de telles représentations iconiques dans tous les manuels scolaires ou parascolaires qui s’adressent aux enfants de l’école maternelle. Les manuels contiennent des exercices où il y a des icônes d’objets et d’animaux à dénombrer ou à sélectionner par rapport à un critère. D’après une étude réalisée (Matalliotaki, 2010) sur les manuels scolaires contenant des exercices de mathématiques qui s’adressent aux élèves de Grande section maternelle (5-6 ans), très peu d’exercices (1 seul sur 23) incluent des dessins qui, par la forme du dessin et la consigne, incitent les enfants à produire des inférences. L’icône (le terme utilisé un icône et non pas une icône, est en hommage à Charles Pierce) est bien sûr utilisé comme une unité abstraite de signification (par exemple, l’image de 4 canards représente le chiffre cardinal 4). Cependant, cette fonctionnalité de l’icône n’est pas utilisée pour inciter la production de raisonnements plus abstraits, mais seulement pour dénombrer les éléments, privilégiant ainsi une relation bi-univoque entre élément iconique et référent, ce qu’on nomme fonction référentielle du dessin. C’est ce que Ferreiro (1988) appelle codage-décodage concernant les systèmes symboliques au lieu d’une reconstruction conceptuelle. La reconstruction conceptuelle devrait arriver si le sujet devait choisir les propriétés de l’icône et de son référent à utiliser, s’il devait affronter des tâches qui nécessitent une réorganisation des éléments afin d’atteindre un nouveau niveau de réflexion.

Ce qui, bien sûr, n’est pas facile pour les enfants. Nous rappelons que les enfants, jusqu’aux environs de 8-9 ans, ont une compréhension contextuelle des énoncés (Torrance 1983). Ils interprètent donc les énoncés en prenant fortement appui sur les significations les plus probables mises en oeuvre dans ce type de contexte. Mais si les dessins que l’on propose aux enfants visent à les confronter aux deux contextes en même temps, le pragmatique et le scientifique, nous pensons que les enfants pourront trouver initialement l’intérêt pour s’occuper de la tâche proposée et puis se rendre compte que la même représentation graphique, les mêmes signes, peuvent appartenir à plusieurs contextes. Le passage au nouveau contexte peut être plus marquant ainsi.

On se retrouve dans l’intérêt de faire cultiver cette capacité qu’ont les enfants, bien existante à l’âge de 5-6 ans d’après les écrits scientifiques et l’étude empirique consultée (Matalliotaki, 2007), d’échapper aux contextes pragmatiques afin de recontextualiser les signes dans des contextes abstraits.

Nous proposons la conception d’un type particulier d’exercices, qui favorisera la décontextualisation-recontextualisation, avec des dessins qui peuvent être interprétés dans les deux contextes : scientifique et pragmatique. Le contexte pragmatique devrait être constitué par des icônes qui renvoient à des histoires ou à des conceptions familières aux enfants ; sinon, il n’y a pas vraiment de rupture avec un contexte pragmatique en avançant dans l’épreuve. Dans l’exemple empirique que nous avons vu, les gants font référence au corps humain qui a deux mains. Cette représentation mentale du corps qui a deux mains est une représentation familière, mais elle fait aussi partie des données du problème. L’enjeu est que l’histoire ne part pas dans le sens d’une histoire d’un enfant qui porte des gants l’hiver par exemple, mais dans le sens mathématique de distribuer deux gants à un enfant pour résoudre le problème.

Le risque, quand l’on propose la confrontation des deux contextes, est bien sûr qu’ainsi les enfants se perdent plus facilement dans le contexte pragmatique. Pourtant, la confrontation des deux contextes semble essentielle afin que l’enfant reconstruise une nouvelle représentation qui va servir à la résolution du problème. Pour reprendre Olson et Ferreiro (2002, 1988), sans processus de reconstruction du système de représentation de la part de l’enfant afin de créer une nouvelle représentation où le familier peut jouer un rôle scientifique, l’enfant se retrouve à affronter un dessin qui sert uniquement à un codage-décodage, donc l’apprentissage et l’évolution cognitive sont moins assurés. Présenter aux enfants un dessin purement formel qui représente strictement les données du problème pourrait les ennuyer, mais aussi leur montrer que toutes les représentations quotidiennes à leur portée ne peuvent servir que pour des fins pragmatiques et que pour entreprendre des activités scientifiques, il faut avoir des contextes scientifiques, éloignés du familier, et qui portent une formalité angoissante. Nous pensons que c’est seulement dans une situation de contexte pragmatique que l’enfant pourrait s’entraîner à comprendre l’indépendance du signe de son contexte.

4.2 Deuxième composante : le métalangage

La notion de métalangage qui nous intéresse dans notre étude se situe dans le contexte où les enfants sont censés résoudre des problèmes en étant capables de traiter le système iconique qui leur est présenté d’une façon consciente et volontaire, ainsi qu’en le considérant selon d’autres perspectives pour repérer d’autres propriétés et fonctions des icônes que celles qu’ils connaissent déjà. En empruntant la catégorisation de Valtin (1984) présentée plus haut, notre intérêt porte sur le premier et le troisième aspect de la capacité métalinguistique. Nous nous focalisons plutôt sur la capacité de l’enfant à traiter les icônes avec une indépendance aux contextes, pour un objectif qui sort de ses attentes (Olson et Torrance, 1983) et aussi sur la capacité de l’enfant à utiliser consciemment et volontairement les icônes, ce qui révèle la compréhension de la relation symbolique entre la représentation graphique et son référent. Dans notre étude, cette relation n’est pas sémantique puisque, même si les icônes représentent des objets quotidiens, ils représentent également des unités et des relations mathématiques abstraites. Le métalangage est donc ici envisagé en tant que traitement non contextualisé de l’écrit, utilisation consciente des icônes décontextualisés du cadre sémantique d’un dessin, afin de produire des inférences.

En suivant les concepts théoriques de Olson et Torrance (1983), de Bialystok (1991) et de Ferreiro (1985, 1988) exposés à la section 2.2, nous examinons si les enfants sont capables d’inventer une signification pour les symboles des représentations graphiques proposées lors de l’étude empirique, c’est-à-dire s’ils les traitent comme un objet mathématique qui apporte la solution à des problèmes. Le traitement des icônes dans leur dimension sémantique uniquement serait un processus semblable à un codage-décodage.

Nous examinons également si les enfants se rendent compte de la fonctionnalité des représentations graphiques après les avoir utilisées efficacement pour résoudre un problème. Ainsi, lors de l’étude empirique, nous avons observé si les enfants qui réussissent dans l’utilisation fonctionnelle d’un dessin pour résoudre un problème ont eu l’idée d’appliquer une stratégie préalablement utilisée afin de réussir un problème plus complexe.

En effet, nous avons remarqué que certains enfants ont eu l’idée de représenter symboliquement (avec des gestes, voir la figure 2) les éléments des problèmes oraux qu’on leur a proposés. Cela s’est produit seulement au deuxième et au troisième problème oral, c’est-à-dire après qu’on leur a proposé la représentation graphique lors du problème de gants, avec l’aide de laquelle ils ont peut-être constaté qu’ils avaient réussi à résoudre le problème plus facilement. Il y a même eu un enfant qui a résolu le problème oral des footballeurs exclusivement en dessinant les données du problème et en réussissant à trouver la stratégie et la solution correctes (figure 4).

Les études de Deloache (2000), Deloache et Burns (1994) et Deloache, Simcock et Marzolf (2004) montrent que les enfants, très tôt (3 ans), peuvent utiliser la fonction symbolique des icônes. Quand les enfants ont utilisé des représentations symboliques pour résoudre un problème facile, ils ont une meilleure performance dans ce type de problème, mais plus difficile que s’ils n’avaient jamais affronté de problème en manipulant des représentations symboliques. Les enfants qui ont déjà utilisé les représentations graphiques pour la résolution d’un problème ont une perspicacité représentationnelle pour résoudre également un problème plus difficile. Les résultats confirment que ce n’est pas la familiarité avec la tâche, l’environnement et les personnes qui ont provoqué des meilleures performances. Cette constatation de la part de Deloache ajoute foi à l’idée qu’il est préférable, pour les enfants, de commencer à utiliser des systèmes symboliques d’une manière fonctionnelle assez tôt : premièrement, ils ont ainsi la possibilité d’avoir une initiation plus facile à des systèmes symboliques complexes et deuxièmement, les études montrent que la manipulation des systèmes symboliques fait développer les capacités métacognitives chez l’enfant.

C’est pour ces raisons que nous proposons des épreuves qui demandent une manipulation autre qu’un simple codage-décodage ; elles nécessitent la construction, de la part de l’enfant, d’une signification mathématique cohérente. En plus, ces épreuves présentent aux enfants, de façon aléatoire, des résolutions graphiques et puis des problèmes oraux qui nécessitent l’invention d’une stratégie graphique. De cette façon, on peut initier les enfants à l’apprentissage du mode opératoire graphique, on leur donne la possibilité d’utiliser les représentations graphiques de manière consciente pour résoudre les problèmes. Ce type d’enchaînement des épreuves avec et sans représentations graphiques rend plus évidente l’efficacité de la représentation graphique comme moyen de résolution et, quand les tâches s’enchaînent, cette découverte est assez récente pour que l’enfant s’en souvienne et qu’il la mette en pratique. L’objectif est que les enfants arrivent à se rendre compte de la fonctionnalité de la représentation graphique pour la résolution des problèmes. L’objectif à long terme est la production spontanée, consciente et volontaire de la représentation graphique, de la part de l’enfant, pour résoudre un problème oral dans des cadres divers et puis, la meilleure compréhension des représentations proposées dans un cadre plus formel, plus tard dans la scolarité.

Si nous proposons aux enfants plusieurs épreuves de ce type dans plusieurs disciplines, cette généralisation de l’utilisation des représentations graphiques dans différents contextes peut nous rappeler la théorie de Brossard (2004) sur le passage des généralisations arithmétiques à l’algèbre. Ainsi, l’utilisation du dessin dans un type de problème peut paraître comme un cas particulier dans un ensemble des opérations possibles. Nous pouvons supposer que la prise de conscience de la fonctionnalité des représentations graphiques comme moyen de résolution de problèmes dans plusieurs types de problèmes peut déclencher le passage à une compréhension symbolique encore plus élaborée pour diriger avec régularité l’élève vers la symbolisation formelle plus tard dans sa scolarité. Nous pouvons supposer que, quand les enfants auront à affronter les représentations graphiques formelles dans leur scolarité, le processus de leur utilisation à des fins de résolution sera déjà conceptualisé grâce aux utilisations antérieures, menant à une prise de conscience et à une utilisation volontaire, facilitant ainsi l’apprentissage à travers les représentations graphiques.

4.3 Troisième composante : statut de représentation de l’écrit

Nous avons vu que la manipulation d’un système de représentation nécessite, de la part des enfants, une procédure de différenciation et de sélection parmi les éléments, les propriétés et les relations propres à l’objet qui deviendra l’objet de la représentation.

Pour illustrer cette relation entre représentation et réel dans un contexte pédagogique, Ferreiro (1988) utilise l’exemple des écritures alphabétiques. Dans notre étude, la représentation graphique en question est le dessin destiné à aider les enfants à résoudre un problème de mathématiques. La conceptualisation grâce à la représentation se fait en plusieurs étapes :

  1. comprendre que chaque unité iconique est une représentation iconique d’un objet familier aux enfants, et en même temps la représentation analogique d’une unité numérique.

  2. comprendre que la disposition des icônes est utilisable pour effectuer des relations arithmétiques entre les éléments (appariement, etc.).

  3. comprendre quelles propriétés des signifiés on utilise et lesquelles on n’utilise pas.

Pour reprendre l’exemple de l’étude empirique consultée dans la première partie de l’article (Matalliotaki, 2007), on s’intéresse au fait que les gants se portent par deux, mais on ne s’intéresse pas au fait que les gants sont fabriqués avec du tissu. L’enfant réfléchit, trouve les propriétés des éléments qui lui sont utiles pour ce type de problème et les garde en tête. Il doit choisir quelles propriétés il va prendre en compte et lesquelles il ignorera parce que non nécessaires pour la résolution des problèmes. Les enfants sont obligés d’effectuer des choix sur les propriétés des signifiants aussi. Même si les signifiants (icônes) présentent des différences iconiques, ils tiennent la même place en tant qu’unités numériques. Par exemple, un footballeur tourné à gauche, et un footballeur qui se penche sont considérés chacun comme une unité numérique. Par contre, il faut tenir compte des traits caractéristiques de chaque icône dans le dessin afin de distinguer les éléments qui sont différents : par exemple, les footballeurs par les ballons.

En sachant que les jeunes enfants considèrent très souvent la représentation graphique de façon métonymique, nous nous attendions à ce que la correspondance terme à terme (un élément pour un enfant) soit prédominante pour la résolution de tels problèmes (nous rappelons les images des trois petits cochons dans les études de Ferreiro). Il est donc important d’étudier si les enfants arrivent à traiter le dessin en prenant en compte son statut de représentation, c’est-à-dire bien distinguer les propriétés et les relations utiles pour la résolution des problèmes. Les résultats de l’étude de Matalliotaki (2007) ont montré que le dessin les a aidés à dépasser la barrière de la métonymie.

Si l’on emprunte la théorie des trois hypothèses d’Olson (2002, p. 12) pour les systèmes de représentation et qu’on l’adapte aux exercices avec dessins destinés aux jeunes enfants, la première hypothèse va inclure les exercices où le dessin est un moyen mnémotechnique ; la deuxième, les exercices où, dans un dessin, on demande à l’enfant de dénombrer les icônes et ainsi de répondre à la question (computation) ; la troisième hypothèse, elle, correspond à ce qu’on essaie de faire induire aux enfants en tant qu’entraînement à une reconstruction conceptuelle des représentations graphiques afin de produire des inférences.

Que représente la reconstruction conceptuelle ? Nous donnons des exemples empiriques issus de l’étude présentée dans la problématique :

  1. Les gants font référence au corps humain qui a deux mains ; les deux mains n’étant pas présentes dans le dessin, l’enfant reconstruit les données du problème en ajoutant mentalement ce paramètre, car il reconnaît comme utile la propriété des gants qui se portent aux deux mains.

  2. Les footballeurs qui jouent au ballon peuvent constituer une histoire à raconter, mais cette histoire qui fait partie des données arithmétiques doit être reconstruite dans un contexte mathématique. L’enfant doit faire abstraction des propriétés qui la lient avec les autres objectifs. Par exemple, l’enfant ne doit plus s’intéresser au fait que le football se joue avec un ballon. En quittant le contexte de la narration, l’enfant adapte l’histoire dans des buts concrets de mathématiques et reconstruit ainsi (avec également toutes ses productions graphiques servant à la résolution du problème) une nouvelle représentation. Un footballeur devient une unité conventionnelle de quantité et le lien graphique qui lie les deux footballeurs n’est pas simplement une ligne tracée au feutre, mais un moyen pour créer des paires afin de leur distribuer des ballons ; elle devient un élément mathématique.

5. Discussion

En recherchant les conditions sous lesquelles l’apprentissage à travers les représentations graphiques est plus efficace, nous avons repéré empiriquement trois obstacles que les enfants essaient de franchir : 1) Reconnaître le statut de représentation dans un dessin. En effet, échapper à un décodage sémantique du dessin, reconstruire une représentation graphique semblent être des tâches exigeantes pour les jeunes enfants. 2) Agir dans un contexte autre que le contexte habituel. Le contexte scientifique n’est pas familier aux jeunes enfants, surtout lorsqu’on l’accompagne de dessins familiers issus de leur quotidien. 3) Les enfants n’ont pas conscience de la raison pour laquelle on leur demande d’exécuter de telles tâches avec l’aide de dessins. Pourtant, ils se rendent compte au fur et à mesure qu’avec le dessin ils trouvent un moyen pour répondre plus facilement aux questions posées par le chercheur.

Le lien entre ces trois champs d’investigation est que, d’après notre étude empirique expérimentale, il s’agit des problèmes majeurs que les jeunes enfants rencontrent dans leur premier contact avec la représentation symbolique. Ce résultat est confirmé par les écrits de recherche qui donnent une place importante à ces trois notions dans le processus d’entrée des enfants dans la fonction symbolique et plus tard dans la lecture (Brossard, 2004 ; Olson, 1998 ; Olson et Torrance, 1983 ; Amsel et Byrnes, 2002 ; Bialystok, 1991 ; Ferreiro, 1985, 1988 ; Olson 2002). C’est pour cette raison que nous avons choisi de le prendre en compte quand nous avons construit des tâches basées sur des dessins. Nous pouvons trouver des liens plus précis entre ces trois champs d’investigation. Par exemple, le choix du contexte par l’enfant est directement lié à un processus de sélection d’éléments et de propriétés des objets graphiques ou non destiné à de répondre à un objectif scientifique : la résolution de problèmes. Donc les deux processus (décontextualisation-recontextualisation et identification de l’écrit comme représentation et non pas comme codage-décodage) réfèrent à une reconstruction des éléments donnés vers une nouvelle version de base de travail. En ce qui concerne le lien entre le métalangage et les deux autres processus, on peut dire que passer activement par un processus de reconstruction en ayant à faire des choix nécessite une réflexion. Cette réflexion, puisqu’elle vient de l’enfant spontanément, pourrait l’aider à comprendre l’utilité de la représentation graphique pour la résolution du problème plus facilement. Par exemple : au départ l’enfant perçoit un dessin avec des footballeurs qui jouent ensemble, et, à la fin de la tâche, il voit qu’il a pu compter les footballeurs, les réunir deux par deux et créer un lien graphique entre chaque paire de footballeurs et un ballon ; donc, il a fait quelque chose d’autre que juste imaginer une histoire de football. Cela reste une hypothèse à examiner plus en détail dans des futures recherches, mais l’exemple de certains enfants, et surtout de David, nous donne des prémices de métacognition.

En nous appuyant sur ces trois points, nous avons pu concevoir les conditions qui permettraient aux enfants de franchir plus facilement ces obstacles. Les tâches à proposer devraient prendre en compte les difficultés des enfants (attestées par l’étude empirique ainsi que par les écrits scientifiques examinés) et en même temps, elles devraient exploiter la capacité des enfants à mener à terme leur raisonnement quand les conditions sont favorables (comme dans l’exemple de David). Pour servir au mieux cet objectif, nous avons réuni ces trois composantes dans un modèle théorique de conception de tâches.

En réunissant les trois composantes, décontextualisation-recontextualisation, métacognition et statut de représentation du dessin, nous pouvons donc proposer un modèle de conception d’épreuves qui incluent des dessins externes et qui ont comme objectif l’apprentissage ou la résolution de problèmes. Ce modèle vise à favoriser les transformations cognitives du sujet (jeune enfant). À ce stade, ce modèle s’adresse à la recherche scientifique et non pas aux enseignants. Les épreuves ayant comme but que le dessin externe devienne un instrument d’apprentissage devraient donc remplir trois fonctions : la décontextualisation-recontextualisation, le métalangage et le statut de représentation en tant que système de reconstruction conceptuelle (voir la figure 5).

Concrètement, nous proposons un modèle de conception d’épreuves qui met en avant la production d’inférences où les deux contextes, sémantique et scientifique, sont confrontés dans le même dessin. Nous proposons donc des tâches qui entraînent les enfants dans une reconstruction conceptuelle grâce à la représentation proposée. Nous nous situons dans une perspective de genèse instrumentale (Rabardel 1997). Nous proposons la présentation successive des tâches avec et sans support graphique afin que les enfants se rendent compte de la fonctionnalité du dessin et afin qu’ils commencent à utiliser volontairement celui-ci pour résoudre des problèmes. La répétition de plusieurs tâches de ce type peut renforcer chez les enfants la compréhension que ce genre d’activités sert à apprendre avec le support des représentations graphiques. Cette démarche peut suggérer aux enfants que le dessin est un instrument d’apprentissage ou de résolution de problèmes. Dans un deuxième temps, on pourrait alors s’attendre à ce que les enfants produisent spontanément des dessins pour résoudre ces problèmes. L’utilisation volontaire et spontanée des représentations graphiques dans des problèmes, soit oraux soit avec des objets, se traduit par une compréhension de la fonction symbolique de la part de l’enfant et par une modélisation des fonctions des représentations graphiques qui serviront plus tard pour des représentations graphiques plus sophistiquées et plus formelles.

Figure 5

Schématisation des trois critères pour la conception des tâches afin que le dessin devienne un instrument d’apprentissage / modèle de conception de tâches d’apprentissage

Schématisation des trois critères pour la conception des tâches afin que le dessin devienne un instrument d’apprentissage / modèle de conception de tâches d’apprentissage

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6. Conclusion

Considérant le dessin comme un instrument potentiel (Rabardel 1997) de résolution de problèmes et d’apprentissage, nous avons eu comme objectif de proposer un modèle de conception de tâches d’apprentissage. Après l’étude de travaux sur l’importance de l’utilisation de représentations sémiotiques pour l’apprentissage (Hitt, 2004 ; Duval, 1995 ; Levain, Le Borgne et Simard, 2006 ; Lehrer et Schauble, 2002), nous avons essayé de cerner les fonctions des représentations graphiques (du dessin en l’occurrence) qui pourraient optimiser l’apprentissage. Nous avons repéré, lors d’une étude empirique, les obstacles que les enfants doivent franchir lorsqu’ils affrontent des épreuves avec des supports graphiques. Les trois notions issues de cette élaboration, la décontextualisation, la métacognition et le statut de représentation du dessin ont été recherchées dans les écrits scientifiques et puis elles ont été analysées en tant que conditions préalables à la conception d’épreuves d’apprentissage.

Nous considérons que la familiarisation des enfants avec les représentations graphiques dès les premiers degrés de scolarisation, à savoir dès l’école maternelle, pourrait améliorer la compréhension et l’utilisation des représentations graphiques plus tard dans la scolarité, dont la difficulté a été évoquée par Boilevin (2013) et Duval (1995), dans les activités d’enseignement ayant comme but l’apprentissage des sciences ou des mathématiques.

Afin d’atteindre cet objectif, nous proposons un modèle de conception d’épreuves qui privilégie le statut de représentation en tant que reconstruction conceptuelle plutôt que d’une simple activité technique de codage-décodage entre icônes et objets de référence. Comme Olson et Ferreiro (2002, 1988) l’ont montré, seule l’initiation à la représentation en tant que reconstruction conceptuelle pourrait préparer les enfants dès l’école maternelle à la compréhension symbolique plus loin dans la scolarité. Dans ce modèle d’activités que nous proposons, les notions de décontextualisation-recontextualisation et de métacognition jouent un rôle essentiel, car l’entraînement à ces deux fonctions de l’écrit provoque des transformations cognitives chez les jeunes enfants.

Nous avons comme perspective de mettre prochainement notre modèle à l’épreuve dans d’autres champs instrumentaux comme l’apprentissage des sciences et du langage (alphabet et phonèmes). Par la suite, nous essaierons d’établir, par l’ingénierie didactique, des activités concrètement réalisables et de les proposer à des enseignants afin de tester l’efficacité du modèle en classe. Nous considérons qu’il est plus facile, pour l’enseignant, de vérifier la stratégie de résolution de problèmes ou le niveau d’apprentissage d’une notion par les enfants si les productions s’appuient sur une représentation graphique. Les erreurs sont ainsi plus facilement repérables et peuvent faire l’objet d’une communication avec l’élève plus facilement que s’il s’agissait d’une erreur orale ou sur la manipulation d’objets. De plus, comme les Instructions officielles françaises actuelles (Bulletin officiel, 2008) n’envisagent pas de gestion particulière de la relation entre représentation graphique et production d’inférence et comme nous n’avons pas trouvé d’autres études analysant le dessin de ce point de vue, notre modèle pourrait servir de base à l’élaboration et à la mise en oeuvre de telles épreuves.