Article body

1. Introduction et problématique

La réflexion que nous allons mener dans cette étude concerne un état de fait classique pour le formateur de futurs intervenants éducatifs en pratiques physiques sportives et artistiques. L’obstacle récurrent auquel nous sommes confrontés porte sur le changement de statut que nous cherchons à provoquer chez nos étudiants pendant leur formation initiale. Il s’agit de les faire basculer d’une position d’acteurs de la pratique sportive à une position d’intervenants éducatifs qui est relative à cette même pratique. Le changement de statut (pratiquant devenant intervenant éducatif) ne provoque pas automatiquement un changement de posture. Nos observations de praticiens nous amènent à constater que ce changement n’induit pas automatiquement le recul nécessaire à l’intervention éducative, intervention nécessitant une analyse qui prend en compte les possibles des sujets et les nécessités de la situation. Nos étudiants deviennent formateurs sans avoir véritablement intégré les problématiques de l’intervention. Ce constat est d’ailleurs discuté avec eux à l’occasion des retours effectués à la suite de leurs premières interventions en milieu scolaire. Ils restent méta-pratiquants, mais ne sont toujours pas intervenants éducatifs. Leur histoire sportive personnelle, les entraîneurs qui les ont formés au cours de leur propre pratique ou encore les conceptions partagées dans le milieu de pratique constituent pour eux des modèles qu’il est bien difficile de dépasser pour accéder à un mode d’intervention plus innovant (Uhlrich, 2005). Le constat réitéré année après année à propos de ces futurs intervenants éducatifs est qu’ils envisagent souvent les situations pédagogiques comme des solutions magiques permettant de résoudre automatiquement les problèmes rencontrés (Delignières, 2004). Or, il s’avère nécessaire de dépasser cette représentation mécanique de l’intervention. Tant de temps passé dans telle situation n’aboutit pas à l’acquisition automatique de tel nouveau pouvoir pour le pratiquant. Et c’est tout l’enjeu de la formation initiale que de permettre à ce futur intervenant de construire un sens nouveau à propos de sa propre pratique afin de passer d’une maîtrise plus ou moins affirmée des techniques sportives à l’alimentation des registres de technicités permettant une véritable transformation des pratiquants dont il aura la charge (Éloi et Uhlrich, 2011).

Nous nous interrogeons donc ici sur ce changement de posture dans le contexte d’un sport collectif, le rugby. Comme pour tous les sports collectifs, le rugby se définit autour de la prise en compte systématique d’un rapport d’opposition attaque/défense. Cette opposition constitue l’essence du jeu (Éloi et Uhlrich, 2001). Elle donne toute la signification à l’activité du joueur. Elle doit donc guider l’action didactique du formateur (Uhlrich, Éloi et Bouthier, 2011). Pourtant, les courants pédagogiques les plus mobilisés tendent à décliner ce rapport fondamental au profit d’un patchwork de techniques (Brau-Antony, 2001). Il faudrait acquérir les techniques spécifiques d’une telle discipline sportive une à une pour pouvoir la pratiquer. Cette conception techniciste présente de nombreuses limites (Gréhaigne, Godbout et Bouthier, 2001). C’est la raison pour laquelle il nous semble que l’intervenant éducatif doit dépasser cette relation obsessionnelle à la technique (Godemet, 2014). Il ne s’agit pas de la transmettre pour elle-même tel un objet figé répondant à des critères immuables, mais bien de faire en sorte qu’elle soit appropriable par tous afin de résoudre les différents problèmes que pose le rapport à l’adversaire. Et c’est pour échapper à cette conception figée de la technique que nous avons choisi de développer le concept de technicité. La notion de technicité est ici considérée comme l’expression du rapport dialectique objet de l’action/action (Combarnous, 1984). Cette formulation renvoie au lien dialectique qui unit ce pour quoi l’action est réalisée aux composantes requises pour son exécution. Pour les étudiants en formation, il s’agit donc de prendre du recul vis-à-vis de leur propre pratique pour se construire un référentiel d’analyse de la maîtrise des autres. À nouveau, il s’avère que ce recul nécessite un autre rapport à la technique. Au-delà de la technicité, c’est ici la notion de registres de technicité qui permet le recul nécessaire à la compréhension des difficultés éprouvées par d’autres. Ainsi, les différentes technicités à construire par le futur intervenant éducatif se retrouvent caractérisées selon des registres maintenant bien identifiés (Combarnous : cité dans Martinand, 1994, p. 69).

Un registre regroupe compétences, valeurs et représentations de la pratique. Dans le domaine des pratiques physiques sportives et artistiques, à la suite des propositions initiales de Bouthier et Durey (1994), Éloi et Uhlrich (2011) distinguent quatre registres de technicité sans niveau hiérarchique entre les uns et les autres. En adoptant le point de vue d’un intervenant éducatif, le registre de maitrise fait référence aux méthodes de transmission des habiletés sportives par les formateurs. Le registre de lecture concerne la posture d’observateur averti du formateur lorsqu’il apprécie la prestation de ses pratiquants. On distingue également un registre de transformation qui rassemble les méthodes utilisées par le formateur pour engager les pratiquants dans un processus de développement. Enfin, il existe un registre de participation qui peut amener l’intervenant éducatif à s’inscrire dans d’autres rôles que celui d’intervenant éducatif : pratiquant, arbitre, organisateur de compétitions. L’expérience nous montre qu’il est possible de faire progresser nos étudiants en formation initiale dans ces quatre registres. Mais pour cela, il est nécessaire de ménager une alternance plus ou moins organisée des différents rôles qu’ils seront amenés à jouer tout au long de leur formation. Il nous semble donc important de ne pas négliger la nécessité de prévoir l’alternance des statuts possibles (pratiquant, entraineur, enseignant, manager, voire soigneur) dans le déroulement de leur cursus. Chaque rôle contribuant à un changement de point de vue permet alors d’obtenir le recul nécessaire au basculement effectif du statut de pratiquant à celui d’intervenant éducatif. Dans cette dynamique interactive, nous allons nous intéresser plus particulièrement au registre de lecture. Nous cherchons ici à distinguer ces moments de crise qui amènent les étudiants inscrits dans un processus de genèse instrumentale à progresser dans leur capacité à distinguer des phases de jeu en rugby. Au-delà de ce contexte particulier, c’est plus généralement l’activité instrumentale médiatisée du sujet qui est interrogée comme la clef de la maitrise du comportement (Sève : cité dans Vygotski, 2014, p. 54). Notre problématique est donc la suivante : Comment les étudiants peuvent-ils transformer leur lecture du jeu au moyen de l’appropriation d’un logiciel informatique d’observation du rugby à 7? Il y a donc à analyser le processus qui permet à l’étudiant de basculer d’une vision polarisée sur les techniques à une vision organisée par les rapports d’opposition.

2. Contexte théorique

2.1 Théorie de l’activité et genèse instrumentale

Cet article s’inscrit dans le cadre de la théorie de l’activité (Léontiev, 1976; Mayen, 1999 Rogalski, 2004; Vergnaud, 1996; Vygotsky, 1934). En effet, nous considérons le sujet dans ses interactions au cours d’une pratique complexe, le rugby. Nous menons l’analyse de l’activité du sujet insérée dans un triple système de régulation : le système du sujet lui-même, le système du sujet plongé dans une situation particulière intégrant les autres acteurs (partenaires et adversaires) et le système de la pratique sociale de référence qui comprend autant la règle, les dispositifs d’organisation des rencontres (championnat, coupe, etc.) que les structures organisatrices (clubs, comités, fédérations). Le sujet est ainsi confronté à la complexité de l’activité dans son ensemble. Dans le cadre de cet article, nous aborderons plus particulièrement les problèmes liées au sujet plongé dans une situation d’analyse de la pratique réalisée par d’autres que lui-même. De ce fait, les situations de jeu observées doivent correspondre à la pratique sociale de référence (Martinand, 1986). Ces observations seront réalisées à l’aide d’un logiciel informatique dont le but est autant de collecter les informations issues de l’observation des séquences de jeu, que d’organiser les résultats en catégories d’analyse bien identifiées. C’est la raison pour laquelle nos travaux rejoignent les problématiques issues de l’ergonomie cognitive et notamment de ce qui relève du compromis homme - machine. Nous détaillerons plus loin le mouvement qui conduit les formés à s’insérer dans un processus de genèse instrumentale (Rabardel, 1995). Nos travaux se distinguent donc des travaux développés par le courant de la clinique de l’activité sur l’autoconfrontation (Clot et Faïta, 2000; Faïta, 2007) ou l’autoscopie (Simonet, 1986), puisque les sujets analysent l’activité d’autrui.

2.2 Recherche en technologie

Pour organiser l’ensemble de ces considérations, nous avons adopté une démarche technologique. En effet, la technologie est envisagée comme un usage rationnel des techniques dans le cadre de la conception, la mise en oeuvre et l’évaluation d’un projet d’intervention sur le réel (Bouthier, 2008). De ce fait, la démarche technologique correspond à une position pragmatique : les problèmes sont issus du terrain et les solutions retournent irriguer le terrain. Elle se décline en quatre rubriques (Éloi et Uhlrich, 2011) que nous retrouvons chronologiquement dans le déroulement de cet article. La démarche technologique obéit à une visée. L’objectif est de créer les conditions d’une proposition utile pour les futurs utilisateurs. A partir de cette visée, une méthode se détermine, qui se construit pas à pas. Nous n’adoptons pas des protocoles standardisés, mais nous cherchons à valider des résultats par la proposition d’essais techniques. En s’appuyant sur la mobilisation d’artefacts, cette démarche technologique permet au chercheur de distinguer des connaissances qui visent à élargir les procédures d’action des futurs utilisateurs. Enfin, en tenant compte de ces nouvelles connaissances, nous déterminons des propositions pour la diffusion par la construction d’outils (schémas, matériels spécifiques, logiciels informatiques, etc.) ou de dispositifs (organisation d’une simulation, formalisation d’une situation...) qui deviendront des instruments pour l’intervenant éducatif comme pour le pratiquant.

2.3 Une visée comme problématique : former à la caractérisation du rapport d’opposition

Dans le cadre de ce travail destiné à améliorer la formation initiale des futurs intervenants éducatifs se pose un problème récurrent. L’étudiant qualifie les actions de jeu pour elles-mêmes (plaquage, coup de pied, passe), mais se trouve en difficulté s’il doit prendre en compte le rapport d’opposition (franchissement du rideau défensif, déséquilibre obtenu par la mêlée, situation de surnombre…). Sa description reste sur un mode quantitatif : nombre de passes, nombre de touches, nombre de pertes de balle, etc. Cette observation peut être renouvelée à chaque nouveau groupe d’étudiants. C’est un fait redondant constaté au début de chaque session de formation. Or, ce sont les données qualitatives qui sont décisives pour décrire une réelle évolution du rapport de force. Et c’est notamment la possibilité de qualifier, à tous moments, le rapport à l’adversaire qui s’avère prépondérant pour relier l’activité du pratiquant aux formes de jeux proposées. Dans cette logique, Deleplace (1979) a modélisé l’activité autour de ce concept de rapport d’opposition. Nous soutenons avec lui que la prise de décision d’un attaquant ne vaut qu’au regard de la configuration de la défense adverse. En effet, il n’est possible de qualifier le déplacement des partenaires qu’en prenant en compte celui produit par les adversaires, le ballon étant quant à lui le référent (l’objet de conflit) de ces interactions. Il convient donc de repérer les formes de jeu dans la situation réelle de l’opposition et cela, malgré le caractère fugace des configurations du jeu (Bouthier, 2000). C’est pourquoi en rugby (mais dans les autres sports collectifs aussi), la prise d’informations relative au rapport d’opposition est tellement décisive. Pour le formateur de formateurs, l’obstacle à franchir est double. D’une part, il s’agit de faire comprendre aux étudiants que le rapport d’opposition est la clef de la compréhension du jeu. D’autre part, il faut leur permettre d’identifier les éléments qui déterminent les états d’équilibre ou de déséquilibre de ce rapport. L’expérience nous montre que cette posture d’observation, déterminante pour la compréhension du jeu qui se déroule, est très difficile à acquérir. Par conséquent, il est nécessaire d’organiser le dispositif de formation initiale avec pour perspective l’atteinte de ces objectifs déterminants.

3. Méthode : détermination d’un registre et mobilisation d’un artefact

C’est la spécificité de la démarche technologique (Éloi et Uhlrich, 2011; Uhlrich, Éloi et Bouthier, 2011; Éloi et Uhlrich, 2013) que d’interroger l’articulation des registres avec les artefacts. Il s’agit alors de mobiliser différents types d’artefacts pour enrichir les registres correspondants. La méthode nécessite donc de préciser le ou les registres de technicité qui sont sollicités (Bouthier et Durey, 1994; Combarnous, 1984; Martinand, 1994). Rappelons que nous nous centrons ici principalement sur le registre de lecture.

3.1 Le groupe de sujets et binômes observés

Le groupe de sujets est constitué de 20 étudiants de Licence 3 Sciences et techniques des activités physiques et sportives-STAPS (entre 20 et 22 ans) dont la spécialité est le rugby. De ce fait, ils vivent des enseignements de spécialisation en rugby, en pratique et en théorie.

3.1.1 L’observation du jeu par les étudiants

Le module de formation à l’observation du jeu évoqué ici s’insère dans le cadre des enseignements théoriques. Les étudiants vivent 4 séances de formation à l’observation du jeu chaque année (L1, L2 et L3), soit un total de 12 séances durant lesquelles ils sont sans cesse confrontés à des images de rugby de niveau international. Ces images sont toujours issues des compétitions du plus haut niveau avec une priorité aux images les plus récentes. Aucun tri n’est fait dans ces images. Au contraire, il s’agit de vivre le déroulement du match, c’est à dire l’enchaînement des actions comme si l’on était en direct. Ainsi, la logique de transformation des séquences de jeu est respectée ainsi que les aléas liées à la confrontation réelle des deux équipes. La masse des images vidéo visionnées et traitées lors de la formation en salle (12 séances de 2 heures) permet de couvrir l’ensemble des situations que les formés sont susceptibles de rencontrer dans leur travail d’observation.

3.1.2 L’observation des étudiants

Les étudiants observés sont en fin de cycle de formation. L’analyse des chercheurs porte en partie, sur des enregistrements audio réalisés lors des situations de simulation en salle. Par ailleurs, le cycle se conclut lors d’un tournoi international de rugby à 7 : le Central seven. Les enregistrements audio et vidéo des binômes en action sont alors réalisés lors de cette manifestation sportive. Les étudiants sont observateurs au moins pour deux matchs de 14 minutes. Ils doivent ensuite rendre leur feuille de statistiques aux entraîneurs des deux équipes concernées. Le binôme d’étudiants (commentateur et secrétaire) est filmé en même temps que le match se déroule. On est donc en mesure de relever le verbal et le non verbal (postures adoptées par chaque membre du binôme). La vidéo du match qui est filmée par un technicien multimédia et la vidéo des deux statisticiens réalisée par une caméra fixe placée face à eux sont synchronisées (deux images côte à côte) et deviennent le matériau qui permet au chercheur de faire ses analyses. Il est alors possible de renseigner l’activité de relevé statistique du binôme au regard des actions de jeu qui se déroulent sur le terrain.

3.2 Le registre de lecture

3.2.1 Modélisation du rugby à 7

Pour l’intervenant éducatif (enseignant d’éducation physique ou entraîneur), le registre de lecture se caractérise par la capacité à décrire de façon objective et fiable l’évolution du rapport d’opposition tout au long du match (Uhlrich, Éloi et Bouthier, 2011). Il est alors nécessaire d’identifier et de catégoriser les situations observées. En effet, l’action d’observation s’appuie sur la modélisation du jeu de rugby dont Deleplace a tracé les principes pour le rugby à 15 (Deleplace, 1979). D’une part, il distingue des plans ; le plan collectif total qui porte sur la caractérisation de l’opposition équipe contre équipe ; le plan collectif partiel où c’est l’opposition de groupes de joueurs concernés par l’action en cours qui est appréciée; le plan homme contre homme dans lequel l’opposition du joueur porteur de balle avec son adversaire direct constitue l’élément d’observation. D’autre part, Deleplace discrimine des phases; les phases statiques (mêlées, touches, pénalités, coup d’envoi, coup de renvoi); les phases de fixations (maul et ruck); les phases de plein mouvement (déployé, groupé, jeu au pied et contre-attaque). Nous avons travaillé longtemps à la construction d’outils mobilisant les concepts deleplaciens pour le rugby à XV (Uhlrich, 2005; Uhlrich et Bouthier, 2008; Uhlrich, Mouchet, Fontayne et Bouthier, 2011). Cette modélisation classique pour le rugby à 15 s’avère également appropriée jusqu’à un certain point pour la description du rugby à 7 dont il sera question dans cette étude. En effet, l’évolution du panorama des disciplines sportives nous amène maintenant à proposer des contenus théorique et pratique en rugby à 7 en formation initiale des étudiants. Cette discipline se développe de plus en plus comme le montre l’augmentation du nombre de compétitions internationales. Il existe maintenant un circuit mondial, un circuit européen et le rugby à 7 est devenu discipline olympique en démonstration en 2016. C’est par ailleurs un format d’opposition que les Textes officiels de l’éducation physique et sportive ont adopté pour les évaluations au baccalauréat. C’est donc une nouvelle pratique sociale de référence (Martinand, 1986) qu’il est nécessaire d’envisager pour les futurs intervenants éducatifs. Dans cette dynamique, nous avons reconstruit une modélisation du jeu en nous inspirant de la logique deleplacienne. Nous distinguons alors des phases statiques communes aux deux formes de rugby (15 et 7) (mêlée, touche, pénalité, coup d’envoi, coup de renvoi), mais la spécificité du 7 nous amène à y ajouter une autre forme de phase statique : le blocage long. De la même manière, nous reconnaissons des phases de plein mouvement communes (déployé contournant, déployé pénétrant, jeu au pied et contre-attaque) auxquelles il s’agit d’ajouter pour coller à la réalité du rapport de force spécifique du rugby à 7 (manoeuvre collective, duel, blocage court et pivot axial). La différence que l’on peut relever entre rugby à 15 et rugby à 7 réside dans la suppression des phases de fixation qui n’existent pas sous la même forme au rugby à 7. Nous les retrouverons alors désignées par le vocable blocage long dans les phases statiques ou blocages courts dans les phases de plein mouvement. Cette nouvelle modélisation sert de référent conceptuel dans le dispositif intégré au sein du module de formation à l’observation.

3.2.2 Développement du registre de lecture chez les étudiants de L3

Le registre de lecture est envisagé sur les trois années de cursus de licence en sciences et techniques des activités physiques et sportives. Les étudiants sont soumis à des situations de simulation de description de jeu tout au long de ce cursus. Lors de ces moments, la saisie des données se réalise à l’aide d’un outil informatique (voir annexe 1) qui nécessite de faire des choix dans la nomenclature proposée. La discrimination des actions en situation de simulation aménagée (visionnage vidéo avec arrêt sur image, retour en arrière, ralenti, etc.) est destinée à provoquer des controverses au sujet de la qualification des phases de jeu. C’est ici que les formés sont amenés à clarifier les éléments de catégorisation des actions observées et donc à alimenter leur registre de technicité de lecture. Par la suite, lors d’une situation de simulation pleine échelle (Pastré, 2005), c’est-à-dire en direct et au bord du terrain, ils doivent être en mesure de réaliser le même travail sans recourir aux arrêts sur image ou aux retours en arrière.

3.3 Les artefacts

La notion d’artefact désigne en anthropologie toute chose ayant subi une transformation, même minime, d’origine humaine (Rabardel, 1995, p. 59). L’artefact est ici un objet technique qui prend une forme matérielle. Il est porteur de la mémoire des expériences accumulées par les sujets. C’est une mémoire partagée dans un milieu collectif de travail donné qui prend ses racines et prolonge l’activité des utilisateurs (Amigues et Lataillade, 2007). Il est donc propre à chaque activité humaine déployée. Dans le cadre de notre travail de formation, nous installons donc les étudiants dans un processus de va-et-vient entre, d’une part, une prestation visible et, d’autre part, une qualification normée. Ce processus s'adosse à l'appréciation du rapport d'opposition (favorable - défavorable) qu'ils éprouvent dans le jeu en tant que joueurs et qui peut faciliter ou ralentir l’adéquation recherchée entre le visible et le normé. L’outil informatique est ici considéré comme un artefact matériel. Son existence est tout à fait concrète et son utilisation engendre des effets observables. Le clic d’une touche amène une transformation visible dans une grille d’observation. Cependant, il ne se résume pas à cela. Cet outil informatique ne peut remplir sa fonction que parce qu’il est chargé de conceptualisation et cela, à différents niveaux d’analyse : au niveau de la modélisation du rugby, au niveau de l’interprétation des séquences de jeu ou au niveau de la qualification de l’état du rapport d’opposition (favorable ou défavorable à telle équipe). Ces trois niveaux d’analyse du rapport de force montrent comment le logiciel peut contenir en lui-même tout un système de normes. Notre recherche s’intéresse donc à un double questionnement. Pour le formateur de formateurs, quelles sont les conséquences de la mise à disposition d’un artefact matériel tel qu’un logiciel d’analyse du rugby sur la transformation des conceptions du jeu? Pour l’étudiant, comment rendre compatibles l’interprétation du jeu et l’usage efficient de l’artefact? Le processus de genèse instrumentale décrit par Rabardel (1995) semble être une piste pertinente pour comprendre les transformations évoquées lorsque les acteurs cherchent à répondre aux deux questions posées.

3.4 La genèse instrumentale : une double problématique

L’usage des artefacts contribue au développement de l’activité humaine. Cependant, l’apprentissage requis pour maîtriser ces outils rend nécessaire deux périodes identifiables que Rabardel nomme instrumentation et instrumentalisation. Il parle d’instrumentation pour identifier la période durant laquelle le sujet se confronte concrètement à l’instrument, qu’il en teste les propriétés et qu’il éprouve ce que cet outil permet de réaliser. Cette période implique des tâtonnements et des expérimentations diverses qui se réalisent le plus souvent par essais et erreurs. L’objectif est de faire fonctionner a minima l’outil utilisé. C’est la période durant laquelle le sujet effectue une prise en main de l’artefact. Ainsi, les étudiants confrontés au logiciel informatique dans le cadre de l’observation des matchs testent des routines de saisies qui donnent des résultats plus ou moins probants. Pour instrumenter les étudiants, nous les faisons fonctionner en binôme lors de la situation de simulation. Confrontés à la projection d’un match de rugby universitaire à 7, ils occupent alternativement deux rôles. Le premier rôle est celui de commentateur. Il consiste à décrire les actions de jeu qu’il repère au fur et à mesure du déroulement du match et les communique à son camarade. Il ne regarde que le jeu (écran de télévision ou match en direct depuis le bord du terrain). Le second rôle est celui de secrétaire. Il consiste à saisir, à l’aide du logiciel, les informations qui lui sont communiquées à voix haute par son collègue. Il ne regarde que l’écran de l’ordinateur. Ce travail en collaboration amène les étudiants à mobiliser l’instrument selon des tâches distinctes. Pourtant, cela ne manque pas de provoquer de la controverse, comme nous le montrerons dans la partie Résultats. En effet, la nature humaine est ainsi faite que chacun des protagonistes ne peut se cantonner strictement à son rôle. Le commentateur ne peut s’empêcher de vérifier l’exactitude de la saisie à laquelle procède son partenaire. De son côté, le secrétaire va relever la tête pour s’assurer que le commentateur caractérise convenablement les actions de jeu à saisir. Plutôt que de lutter contre cette propension humaine à regarder ailleurs, nous avons choisi d’en faire un véritable atout de formation. S’installent, dès lors, des échanges qui amènent à la polémique sur la qualification des phases de jeu.

4. Résultats

4.1 L’instrumentation

Dans un premier temps, le travail d’observation se déroule en salle face à un match projeté sur un écran. Cette configuration permet de repérer les moments de tâtonnement et d’incertitude qui conduisent à suspendre la retransmission. L’outil vidéo permet alors d’effectuer un retour en arrière et de soumettre au débat ces moments caractéristiques qui exigent une clarification des phases de jeu observées. Nous avons réalisé des enregistrements discrets de ces échanges, ce qui nous a permis de constituer une base de données textuelles. Nous proposons ici quelques éléments du verbatim récupéré lors de ces phases de controverses.

Figure 1

Discussions relatives aux caractérisations des formes de jeu

Discussions relatives aux caractérisations des formes de jeu

-> See the list of figures

Les échanges portent d’abord sur la qualification de la phase (blocage long). Puis, pour se mettre d’accord, les étudiants reviennent sur la définition princeps de la modélisation du jeu : ballon à l’arrêt et joueurs en mouvement. La résolution de ce problème les amène alors à construire un langage commun sur la description du jeu. Nous sommes résolument dans une forme de simulation choisie artificiellement (Sève, 2014) qui nous amène, en tant que chercheurs, à analyser l’activité médiatisée des étudiants. Si la prise en main du logiciel dans le respect des rôles constitue la première phase d’instrumentation, le détachement progressif de son rôle initial pour se construire une posture tendant à contrôler l’activité de son partenaire constitue bien un effort d’instrumentalisation.

4.2 L’instrumentalisation

Précisons quelques aspects liés à la considération du processus de genèse instrumentale. Comme Rabardel, (1995), nous considérons qu’il n’y a pas systématiquement succession des deux processus. Nous pouvons même envisager un fonctionnement imbriqué avec, selon les moments, une prédominance d’un processus sur l’autre. Il convient alors que le chercheur tente de repérer ces instants de crise, indices de l’évolution des fonctions psychiques des étudiants. Il s’agit ici de décrire la bascule vers une instrumentalisation comme un prolongement de l’instrumentation qui l’a précédée. Ici, le sujet se construit un référentiel des utilisations adéquates ou inefficaces du logiciel. Il met alors l’outil à sa main. Cette phase d’instrumentalisation nécessite la multiplication des essais techniques. La répétition de la situation de simulation permet la confrontation des points de vue et l’adoption collective d’un référentiel qui constitue une préparation à la saisie en direct sur le terrain. Même si cette phase d’instrumentalisation n’aboutit pas forcément à une évolution de l’outil, le fait de se dégager du temps pour contrôler l’action de son binôme montre que l’étudiant a développé des formes préférentielles d’observation ou de saisie. Ce dépassement de fonction constitue en lui-même un résultat qui nous a d’ailleurs surpris au premier abord, puisque nous avions attribué à chaque membre du binôme un rôle bien déterminé. En toute autonomie, les membres du binôme se sont donc construit un espace de débat qui leur permet de préciser ou d’affiner les définitions des phases de jeu. Le premier mouvement accompli de la genèse amène donc les étudiants à passer d’une observation naturelle d’un match de rugby à 7 à une description organisée et partagée. Le fait que chacun, dans son binôme, réalise les deux rôles de manière simultanée, constitue l’indicateur de cette évolution.

4.3 La genèse instrumentale : une spirale de développement

4.3.1 Le travail du binôme s’affine

Lors des simulations suivantes, les étudiants développent leur complicité. Ils fonctionnent alors selon une nouvelle instrumentation qui conduit à une utilisation de plus en plus rationnelle de l’outil. C’est ce moment que nous choisissons pour leur proposer un nouveau contexte. Il correspond à la proposition de faire évoluer l’outil initialement utilisé dans la perspective de son exploitation en direct lors d’un tournoi de rugby à 7. L’évènement support est le Central seven, tournoi international universitaire organisé tous les ans par l’école Centrale de Paris. La prise de statistiques en direct provoque un bouleversement chez les étudiants habitués à faire leurs relevés sans pression temporelle. Le nouveau contexte provoque un nouveau mouvement dans le processus de genèse instrumentale. En effet, les situations de simulation en salle maintenaient les étudiants dans un confort relatif, car il était possible d’arrêter le déroulement des images et de revenir sur les actions afin de les préciser. Le fait de devoir mobiliser l’outil en direct, en situation de match réel, amène les étudiants à se concentrer sur son caractère ergonomique pour le rendre plus adapté à une saisie rapide et efficiente. Cet impératif de saisie en continu et sans filet conduit ainsi à l’élaboration d’un guide d’utilisation de l’instrument. Les étudiants qualifient toutes les actions de jeu aussi précisément que possible en adoptant des conventions partagées sur l’interprétation des phases de jeu et de leur efficacité. On observera dans le guide d’utilisation du Pacà7 (voir annexe 2) la précision avec laquelle les actions peuvent être décrites. Par ailleurs, la pression exercée sur les étudiants à l’occasion du Central seven se trouve renforcée par le fait que la saisie des données est maintenant corrélée à une utilisation de ces informations (interprétation des données) par des tiers qui ont le statut de spécialistes, puisqu’il s’agit des entraîneurs du match observé. : Le travail d’observation se trouve donc fortement finalisé pour les étudiants car ils ont des compte rendus de matchs les plus fidèles possibles à proposer aux acteurs des rencontres.

4.3.2 Les effets de la pression temporelle

C’est alors le moment d’un second temps de mise à la main de l’instrument par les étudiants (voir annexe 3). Collectivement, ceux-ci transforment l’outil en se mettant d’accord sur des routines de fonctionnement. Ils en viennent à réorganiser le dispositif pour en assurer l’ergonomie. Ils sont conduits à modifier la disposition des icones de saisie. Ils sont également amenés à ajouter les icones qui leur manquent. Par exemple, ils ont ajouté un icône correspondant au basculement d’une équipe à l’autre grâce à un simple clic; une autre fonctionnalité permet la vérification des trois dernières actions saisies; un autre pictogramme apparaît pour indiquer les ballons perdus. Les utilisateurs ont donc débattu et convenu de la nécessité de ces évolutions. Le processus de genèse instrumentale est ici poussé à son terme. Les étudiants montrent qu’ils ont compris la logique de la modélisation et qu’ils sont capables de faire évoluer dans le dispositif princeps en contribuant à la construction de l’artefact. On constate alors que le processus de genèse instrumentale ne se limite pas à organiser une utilisation adéquate de l’artefact. Le processus provoque une activité surdéterminée de l’étudiant qui est la source de ses propres stimulations. Ici, nous n’avons plus affaire à un stimulus naturel donné par le milieu, mais à un stimulus artificiel créé par l’homme lui-même, où la stimulation se convertit en autostimulation (Sève : cité dans Vygotski, 2014, p.23). En reprenant Vygotski, ce n’est plus le principe de réaction qui régit les comportements, mais celui de signification. Dans ce contexte, la description du processus de genèse instrumentale nous permet de distinguer deux moments imbriqués. Il y a d’abord une articulation instrumentation–instrumentalisation légère qui amène les étudiants à affiner les indicateurs d’observation. Ensuite, nous avons pu identifier une articulation instrumentation–instrumentalisation plus lourde, dans laquelle les étudiants transforment les outils d’observation eux-mêmes.

5. Discussion

5.1 Des connaissances établies à l’aide d’artefacts

Dans le cadre de la formation des étudiants en sciences et techniques des activités physiques et sportives et, plus particulièrement, pour l’activité rugby, notre but initial est de les amener par l’observation à la discrimination des phases de jeu. L’obstacle à surmonter (qui devient l’objet de controverses) porte sur la reconnaissance et l’interprétation des situations de jeu fugaces. Pour le formateur de formateurs, le travail d’observation des matchs constitue un prétexte à l’apparition de ces polémiques qui doivent aboutir à l’affinement de la caractérisation des états du rapport d’opposition. C’est de ce moment privilégié, dans lequel le débat provoque la compréhension du système des catégories, que nous voulons rendre compte ici. Le recours à l’artéfact matériel s’avère particulièrement pertinent dans cette phase de formation initiale. Il s’agit pour l’étudiant de transformer l’identification d’une situation de jeu par un clic sur une touche sur l’ordinateur. Il y a transformation de l’étudiant parce qu’une phase de jeu réalisée par d’autres est identifiée, puis interprétée pour devenir une occurrence dans une grille d’observation. Et c’est bien tout le problème de la conceptualisation sous-jacente qui est au coeur de cette formation à l’observation. Dans cette dynamique, en quoi la mobilisation d’artefacts permet-elle ce passage au conceptuel? C’est, nous semble-t-il, le mode d’utilisation de l’artefact qui permet de contribuer à cette évolution. En effet, loin d’enfermer l’observateur dans un fonctionnement stéréotypé, la mise à l’épreuve de l’artefact le contraint à faire des allers et retours entre le souvenir de ce qui vient de se dérouler sous ses yeux et les possibilités de caractérisations qui lui sont offertes. Tout l’intérêt de la démarche technologique est donc de tirer parti de cette dissonance et de se ménager la possibilité de faire évoluer l’artefact.

5.2 Apport de la démarche technologique

La recherche en technologie des pratiques physiques sportives et artistiques intègre, voire incite à de telles transformations. L’usage d’un artefact contribue, dans un rapport dialectique inéluctable, à développer autant l’activité humaine que l’évolution de ses objets (Éloi et Uhlrich, 2011). L’artefact n’est qu’une proposition (Trouche, 2011). Il contient en lui des potentialités qu’il s’agit alors d’exploiter. Il est finalisé, car il vise à apporter une solution avantageuse à un problème donné. Il est évolutif, puisqu’un artefact peut se perfectionner dans le temps. Sa mise à l’épreuve ne présage pas des usages futurs qui pourront en être faits (détournement, catachrèse). Il est donc imprévisible. Ce qui apparaît d’une façon récurrente dans le cadre d’une telle démarche, c’est la capacité des sujets à mobiliser et à utiliser les artefacts au-delà des fonctions initialement envisagées. Pour les étudiants, c’est ici la capacité à créer un nouveau sens à propos du jeu observé. Il tend à influencer les représentations construites à propos de l’activité par le sujet (Éloi et Uhlrich, 2011, p. 31). Du coup, la question peut réellement se poser de savoir si la phase d’instrumentalisation n’a pas comme conséquence de favoriser chez le formé, à son insu, la construction d’un artefact cognitif permettant d’utiliser avec efficience l’artefact matériel. C’est pourquoi nous faisons l’hypothèse que la mobilisation de l’artefact matériel conduit à la construction concomitante d’un artefact cognitif, voire d'un artefact corporel susceptible d'être mobilisé en jeu par l’observateur redevenu pratiquant, comme le suggéraient Uhlrich et Bouthier (2008).

5.3 Des propositions pour la diffusion

5.3.1 L’artefact matériel : instrument de la conceptualisation de la pratique

L’utilisation de l’artefact matériel provoque une succession d’incidents dont la conséquence principale consiste en la construction d’un artefact cognitif, c’est à dire un instrument organisant les connaissances nécessaires à l’utilisation adéquate de l’artefact matériel. En ce sens, la mobilisation de l’artefact matériel conduit au développement de l’expertise des étudiants. Rien ne laisse pour autant présager de l’efficacité d’une telle mobilisation. La mise à disposition de l’artefact n’est pas la solution magique et universelle. Le formateur de formateurs doit avoir une véritable stratégie lors de son utilisation pour permettre le développement des étudiants. Non seulement, il doit être en mesure d’anticiper les usages possibles de cet artefact par les étudiants mais encore, il doit leur ménager la possibilité de faire évoluer l’artefact initialement proposé dans une perspective d’instrumentalisation plus lourde. Ainsi, il doit, d’une part, accepter que l’étudiant mette véritablement à la main l’artefact (l’instrument) matériel; d’autre part, il lui faut obtenir la construction d’un référentiel permettant la caractérisation immédiate du rapport d’opposition.

5.3.2 Conséquences sur les registres de technicités

Lorsqu’on analyse l’efficacité du dispositif entier, nous pouvons confirmer que les exigences liées à la détermination des actions de jeu conduisent à développer le registre de lecture des étudiants. Néanmoins, les échanges provoqués à propos de la reconnaissance des situations de jeu ne sont pas sans effet sur le registre de maîtrise qui prend en compte les états de maîtrise des techniques (Éloi et Uhlrich, 2013). Ainsi, le développement d’un artéfact cognitif conduisant à la discrimination des différentes actions de jeu trouve un prolongement pratique lorsque les futurs intervenants redeviennent pratiquants. Après avoir participé aux séquences de caractérisation du jeu lorsqu’ils étaient observateurs, tous témoignent de leur capacité nouvelle à reconnaître les configurations de jeu dans lesquelles ils sont plongés eux-mêmes lorsqu’ils sont redevenus joueurs. Le changement de point de vue qui leur a été proposé (rôle d’observateurs) les a conduits à remettre en cause leur référentiel initial. Il s’avère donc que cette transformation perdure lorsqu’ils redeviennent joueurs. L’amélioration de leur capacité à lire le jeu (registre de lecture) les conduit, lorsque ces observateurs retrouvent le statut de pratiquants, à l’amélioration de leur pratique (registre de maîtrise).

5.4 De l’artefact matériel à la conceptualisation en action

5.4.1 Les exigences pragmatiques du dispositif

A l’issue de ce travail, les résultats de nos expériences interpellent notre rôle de formateur de formateurs. Tout comme les compétences du pratiquant ne consistent pas en une accumulation de techniques spécifiques apprises les unes après les autres, la capacité à transmettre un savoir ne se résume pas à quelques situations d’apprentissage mises bout à bout. Former de futurs intervenants éducatifs consiste à les faire basculer d’une connaissance structurelle du jeu (organisation prédéterminée de l’équipe, enchaînements automatisés de phases de jeu, connaissance des lancements de jeu) à une représentation plus fonctionnelle du jeu (le rugby proposé par une équipe comme une adaptation consciente à une configuration de l’équipe adverse, et réciproquement). Cela implique que l’observateur ait compris que la forme de l’attaque ne peut s’apprécier qu’en fonction de l’adaptation défensive qui y répond. La tâche consiste donc à qualifier l’action collective d’un groupe au regard de celle d’un autre groupe qui a des intérêts opposés. Le changement de point de vue recherché s’opérationnalise par le biais de l’activité d’observation, du fait qu’elle installe directement les étudiants dans cette perspective dialectique.

5.4.2 Les exigences d’une double tâche qui génèrent de la conceptualisation

Dans cette dynamique, il apparaît que la prise de décision nécessite un fort degré d’abstraction pour être réalisable dans les temps extrêmement courts requis par les exigences de la pratique réelle. La formation consiste donc à structurer les différents éléments requérant cette abstraction pour l’organiser en un système conceptuel adéquat. La conceptualisation permet au sujet de procéder instantanément à l’identification des objets, de leurs propriétés et de leurs possibles relations, c’est à dire de leur rapport fondamental. Comment favoriser alors l’activité de conceptualisation dans le cadre des apprentissages? Il nous semble qu’une voie prometteuse consiste à proposer des situations exigeant de réaliser deux opérations concomitantes qui ne procèdent pas du même plan fonctionnel. C’est ce que nous avons proposé à nos étudiants dans la tâche d’observation du rugby à 7. D’une part, une tâche de reconnaissance des rapports de forces à forte composante cognitive : il s’agit de l’identification d’une information figurant dans un répertoire. D’autre part, une tâche de mise en relation automatique entre une dénomination émise par autrui (le commentateur) et un clic sur le clavier d’un ordinateur (secrétaire). Il s’agit de la saisie d’une information dans un logiciel dédié. En permettant que ces deux tâches séparées et initialement distribuées à chacun des membres du binôme deviennent une double tâche soumise à l’approbation complète du binôme, nous avons organisé la possibilité d’une controverse propice à ce travail de conceptualisation. Il nous semble que ces moments ne peuvent plus être considérés comme des aléas de la formation. Ils doivent être dûment identifiés, provoqués et organisés afin de constituer des opportunités à saisir dans le processus de formation du futur intervenant éducatif. À ce titre, nous remarquons que le dispositif du binôme, en suscitant les débats nécessaires entre étudiants, a constitué un méta-artefact pour le formateur de formateurs. C’est en fait, en ménageant la possibilité de développement de ce méta-artefact (possibilité de controverse) qu’il devient possible à l’artefact matériel (le logiciel informatique) de déployer tout son potentiel.

6. Conclusion

Le travail envisagé avait pour objet d’interroger l’efficacité d’un module de formation initiale des futurs intervenants éducatifs. La question initiale était : Comment les étudiants peuvent-ils transformer leur lecture du jeu au moyen de l’appropriation d’un logiciel informatique d’observation du rugby à 7? En s’appuyant sur les cadres théoriques de l’analyse de l’activité et particulièrement sur la genèse instrumentale (Rabardel, 1995), nous avons décrit l’effet d’un artefact matériel dans les phases d’instrumentation et d’instrumentalisation de l’activité des étudiants en Sciences et techniques des activités physiques et sportives-STAPS. Lorsqu’on analyse l’efficacité du dispositif proposé, la nécessité de qualifier rapidement des actions de jeu modélisées conduit à développer le registre de lecture des étudiants. La mobilisation de l’artefact matériel contribue au développement de l’expertise des étudiants. Pourtant, il convient de ne pas considérer l’artefact comme un outil magique et universel. Le formateur de formateurs doit envisager une véritable stratégie de son utilisation en anticipant sur les usages possibles qu’en feront les étudiants et en ménageant la possibilité de faire évoluer son contexte d’utilisation, voire l’artefact lui-même. À l’issue de ce travail, différentes pistes s’ouvrent alors. La première concerne le développement de la technicité requise pour progresser dans le métier. Ce qui renvoie à trois niveaux d’analyse : celui qui concerne le pratiquant, celui qui relève de l’intervenant éducatif et celui qui a trait au formateur de formateurs. Il s’avère que, pour ces trois statuts, dépasser la vision techniciste implique l’utilisation d’artefacts en mesure d’alimenter les divers registres de technicité. La conception de la technique comme une coordination des registres de technicité augure donc de la complémentarité des diverses technicités nécessaires pour construire les techniques appropriées. Il faut alors prendre en considération que, dans un même niveau de compétition, certains pratiquants seront particulièrement performants dans le registre de lecture et d’autres, dans le registre de maitrise. On peut alors examiner une nouvelle problématique : de ces deux joueurs, qui sera le meilleur ? Cela ne manquera pas de nous renvoyer aux travaux de Clot et Faïta sur le genre et le style (Clot et Faïta, 2000).

Dans cette dynamique, on notera que les registres de technicité, loin d’être des entités cloisonnées, s’influencent mutuellement. Le développement du registre de lecture (registre principal) a des conséquences sur le registre de maîtrise (registre associé). Les artefacts et les registres font donc système. La deuxième piste que nous voulons évoquer a trait à la genèse instrumentale. Proposer un artefact nécessite d’anticiper les conséquences de l’activité des sujets, autant pour la phase d’instrumentation que pour celle d’instrumentalisation. Le fait de laisser libre cours au développement plus ou moins autonome de l’artefact tend à déclencher des processus de création. Or, il semble bien qu’une des caractéristiques de ces processus de création soit que phase d’instrumentation et phase d’instrumentalisation sont quasi-concomitantes. Cela implique la nécessité d’essais techniques permettant des va et vient entre les modifications apportées à l’artefact et la constatation d’éventuels bénéfices lors de son utilisation. Le but est alors d’inviter au développement de l’artefact en répondant à la problématique suivante : Comment puis-je transformer l’artefact pour qu’il remplisse au mieux sa fonction ? Enfin, la troisième piste concerne le processus de conceptualisation. Il s’avère que le déclenchement de controverses chez les futurs intervenants éducatifs stimule la spécification des catégories d’analyses. Ces échanges, tout d’abord discordants, permettent petit à petit de préciser toutes les situations ambigües. Ils nécessitent donc des éclaircissements propices à l’élaboration rationnelle d’une systématique en extension et en compréhension. L’intérêt d’une telle conceptualisation, c’est qu’elle est disponible instantanément. On comprendra tout l’avantage que l’on peut tirer de la systématisation de ce processus dans le cadre de l’enseignement des pratiques physiques sportives et artistiques dont l’une des caractéristiques essentielles réside dans la pression temporelle inhérente à son essence.