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1. Intrducion et problématique

Au Québec, les besoins en main-d’oeuvre ne peuvent être satisfaits sans recourir à l’immigration, en enseignement notamment. Le nombre d’enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger est d’ailleurs en croissance : 410 brevets (autorisations permanentes d’enseigner) leur ont été délivrés en 2016-17 contre 242 en 2007-08 (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2017). Cette tendance est appelée à s’accentuer, car les 9 600 enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s dans les universités québécoises dans les trois prochaines années ne suffiront pas au regard de la prévision de 13 000 postes à pourvoir (Dion-Viens, 2019).

Les apports d’enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger au système éducatif d’accueil ont été soulignés, en particulier vis-à-vis des élèves issus de l’immigration, qui les verraient comme des modèles positifs (Beynon, Ilieva et Dichupa, 2004). Nous avons exploré l’activité d’enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger en amont de ses effets en étudiant les façons dont elles⋅ils ont appris des routines professionnelles renouvelées en travaillant au Québec. Il a été montré que leurs expériences pratiques du métier ont été, dans la plupart des cas, accumulées dans des systèmes scolaires privilégiant une vision méritocratique de la réussite et un modèle d’enseignement magistral centré sur la transmission des connaissances (Niyubahwe, Mukamurera et Jutras, 2013). Ces contextes d’exercice sont éloignés des attendus de l’école au Québec, et plus encore dans une ville comme Montréal où, dans plusieurs secteurs, les classes sont très hétérogènes, par les performances des élèves et leurs caractéristiques ethnoculturelles, entre autres.

Or les conditions d’accès au métier au Québec ne permettent pas de réduire ces écarts de façon significative. Les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger doivent suivre une courte formation universitaire de 15 crédits, sans stage pratique. C’est lorsqu’ils commencent à faire de la suppléance ou décrochent leurs premiers contrats, durant lesquels s’enclenche un stage probatoire de 600 à 900 heures dont la réussite est nécessaire à l’obtention du brevet d’enseignement, qu’ils découvrent ce qu’enseigner signifie au Québec. Considérant ces conditions de formation et de mise au travail, nous traitons ici du problème suivant : ces enseignant⋅e⋅s expérimenté⋅e⋅s dans d’autres systèmes éducatifs sont porteurs de manières de travailler différentes et décalées par rapport aux orientations ministérielles qui guident les pratiques d’enseignement dans les écoles québécoises.

La situation de ces enseignants rappelle celle des débutant⋅e⋅s, pour qui la période de découverte de la pratique du métier fait surgir des décalages avec une vision idéalisée de celui-ci acquise antérieurement, ce qui provoque des chocs d’expérience et une déstabilisation des jeunes enseignant⋅e⋅s (Rayou et Van Zanten, 2004). Si les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger ne sont pas des novices, ils doivent pourtant « faire leurs classes » (Guibert, Lazuech et Rimbert, 2008), car ils découvrent aussi des situations de travail nouvelles — par exemple des attentes de pédagogie active et des élèves qui réclament et négocient — et, plus encore, ils ont acquis des routines et un capital d’expérience qui leur sont plus ou moins utiles pour ces situations. Ils mettent leur expertise à l’épreuve d’un nouveau contexte de travail, porteur de conceptions différentes de leur métier.

La maitrise de celui-ci ne se limite pas à l’assimilation de savoirs spécialisés, qui peuvent être appris lors de périodes de formation préalables à l’exercice de l’activité. Comme l’ont montré des recherches de référence sur des professions pourtant adossées à des savoirs hautement spécialisés comme la médecine (Hughes, 1958 ; Merton, 1957), cette maitrise implique l’incorporation de normes pratiques, de rôles implicites, de tours de main, qui sont pour l’essentiel découverts et peu à peu appropriés au coeur des situations de travail. Autrement dit, la mise en oeuvre d’un métier spécialisé comme l’enseignement ne peut être restreinte à une dimension cognitive (savoirs et habiletés). Elle engage une dimension normative tout aussi importante, supposant l’apprentissage de valeurs et de routines propres à la profession et au contexte de travail, qui définissent les conduites adéquates vis-à-vis des bénéficiaires (élèves, parents) comme vis-à-vis des pairs (collègues et autre personnel éducatif). Sur ce plan, les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger ont intériorisé et expérimenté des normativités différentes de celles qui organisent l’activité en contexte québécois. Ainsi, comment des pratiques et des conceptions différentes du travail se confrontent-elles au sein des établissements scolaires de Montréal et conduisent-elles à une socialisation professionnelle des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger ?

Pour explorer cette question, nous avons conduit une recherche sur la socialisation professionnelle des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger dans les écoles montréalaises (Conseil de recherches en sciences humaines, 2015-2018) misant sur des entretiens collectifs répétés réunissant 17 d’entre elles⋅eux ainsi que cinq pairs mentors expérimentés ayant pour mandat de soutenir leurs nouveaux⋅elles collègues. L’objectif était de susciter la confrontation des expériences pour faire émerger des épisodes considérés comme problématiques, et pour en expliciter les significations au regard des expériences acquises dans les pays d’origine de même que des référentiels en vigueur dans les écoles montréalaises. Il s’agissait de rendre explicite et intelligible pour les participant⋅e⋅s la confrontation de conventions professionnelles et de saisir la socialisation professionnelle des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger à travers des ajustements visant à réduire cette confrontation.

2. Contexte théorique

Des travaux ont documenté les programmes universitaires visant à familiariser les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger avec le système éducatif de leur société d’accueil (Martineau et Vallerand, 2007), notamment ceux impliquant des temps de pratique en milieu professionnel (Duchesne, 2008, 2010 ; Myles, Cheng et Wang, 2006 ; Provencher, Lepage et Gervais, 2016). Inscrits dans une approche cognitiviste, et fondés sur des entretiens individuels avec des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger et parfois leurs formateur⋅rice⋅s universitaires, ces travaux documentent les difficultés issues de décalages dans les conceptions du rôle de l’enseignant⋅e et de l’élève, les rapports avec les autres membres de la communauté éducative ou encore les savoir-faire et savoir-être valorisés chez l’enseignant⋅e. En complément, Morrissette, Charara, Boily et Diédhiou (2016) ont montré comment les professeur⋅e⋅s et le personnel administratif impliqués dans leur formation d’appoint universitaire de 15 crédits soutiennent les changements de conceptions chez ces étudiant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger afin qu’ils⋅elles aient des repères plus opératoires dans le nouveau contexte d’exercice du métier.

En ce qui concerne les travaux portant sur l’intégration des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger dans les situations de travail, quelques objets d’intérêt se distinguent, surtout appréhendés par des entretiens individuels, eux aussi. C’est souvent la perspective combinée de leurs difficultés d’intégration et de leurs stratégies pour les surmonter qui est présentée dans les résultats de recherche, en termes de familiarisation avec le nouveau contexte de travail et d’acquisition des connaissances théoriques et pratiques nécessaires (Duchesne et Kane, 2010 ; Jabouin et Duchesne, 2012). L’étude de Remennick (2002) portant sur des enseignant⋅e⋅s russes travaillant dans des écoles israéliennes en est emblématique : elle met en relief de fortes barrières culturelles à leur intégration, conduisant parfois à l’abandon de l’enseignement, et identifie des caractéristiques personnelles favorisant l’ajustement au milieu d’accueil. Dans cette veine, l’étude de Wang (2003) sur des enseignant⋅e⋅s d’origine chinoise travaillant dans les écoles de Toronto identifie aussi ces barrières, conceptualisées en termes de dissonances culturelles, afin de décrire les adaptations (coping strategies) visant à y faire face. Recourant à une méthodologie combinant des entretiens individuels, des observations en classes et l’interprétation de dessins réalisés par les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger, le chercheur pointe des traits de personnalité favorisant l’adaptation au nouveau contexte de travail. Par rapport à ces travaux, l’étude réalisée par Niyubahwe, Mukamurera et Jutras (2013) renseigne une succession de changements « internes » vécus par des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger installé⋅e⋅s dans la région de Sherbrooke : choc de la réalité, perte des repères culturels, désenchantement, développement de stratégies de survie, adaptation progressive. Dans la continuité de ce type d’études, on trouve quelques auteur⋅e⋅s qui ont conceptualisé ce processus sous l’angle des changements identitaires (Duchesne, 2018 ; Laghzaoui, 2011). Dans l’ensemble de ces travaux, l’approche individuelle et les référentiels cognitiviste et psychologique renvoient à une conception de l’intégration qui tend à focaliser l’attention sur la⋅le migrant⋅e elle⋅lui-même, au risque de sous-estimer l’importance de la société d’accueil (Bertheleu, 2012).

Un autre pan de recherche privilégie une approche plus écologique de l’intégration professionnelle des enseignan⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger qui donne une place plus centrale à la communauté éducative : directions d’établissement, collègues et mentor⋅e⋅s (pairs expérimentés) (Hutchison et Jazzar, 2007 ; Peeler et Jane, 2005). Encore ici, la plupart des travaux privilégient la voix des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger et mettent en lumière que, de leur point de vue, les rapports au travail sont teintés de préjugés et de formes variées de racisme, entre autres pour les minorités visibles (Bascia, 1996 ; Jabouin, 2018 ; Niyubahwa, Mukamurera et Sirois, 2018 ; Schmidt, 2010 ; Wang, 2003). Qu’ils soient conduits en Ontario (Cho, 2010 ; Jabouin et Duchesne, 2012 ; Phillion, 2003), au Québec (Collin et Camaraire, 2013) ou en Nouvelle-Zélande (Butcher, 2012), ils font état d’attitudes dépréciatives ou discriminantes. Ils montrent que les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger se disent isolé⋅e⋅s, particularisé⋅e⋅s, voire rejeté⋅e⋅s. Ainsi, ces études ont un positionnement critique, liant les difficultés des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger à des assignations identitaires dépréciatives.

La vision écologique est en particulier stimulante, car elle situe les expériences des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger dans les échanges et interactions nouées avec leurs partenaires de travail. Notre approche s’y inscrit, tout en privilégiant un registre plus compréhensif que critique, car nous concevons que ces expériences sont des composantes de situations interactionnelles au sein desquelles — c’est notre hypothèse — se confrontent des référentiels distincts, se négocient des ajustements, et se développe une socialisation professionnelle au contact des partenaires de travail. Ainsi adossés à la tradition interactionniste d’analyse du travail initiée dans les années 1950 à Chicago (Hughes, 1958), nous soulignons que la maitrise d’une activité ne résulte pas que des capacités individuelles à effectuer les opérations majeures définissant un métier (évaluer les élèves, par exemple), mais aussi des échanges noués sur les lieux de travail qui permettent l’acquisition collective d’une intelligence pratique des situations. C’est reconnaitre, en d’autres termes, que tout travail, et le métier d’enseignant⋅e n’y échappe pas, est une activité collective et ne peut être rabattue sur les seuls enjeux d’expertise ou de savoir-faire à l’échelle individuelle.

Au sein de cette tradition interactionniste, le travail de Becker (1982/2006) sur l’action collective fournit un cadre pour analyser l’intégration des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger en contexte. Par leurs activités coordonnées, les professionnel·le·s reconduisent au quotidien des routines et des réponses réciproques régularisées. À cette fin, elles⋅ils mobilisent des procédures et instruments familiers, produisent des artéfacts attendus. L’auteur désigne ainsi les conventions constituant le liant du réseau d’interinfluences au sein de ce groupe, soit des façons de faire communes qui facilitent la coopération et qui se sont cristallisées, car elles se sont révélées fécondes au fil du temps. Les membres agissent donc selon les conventions, tout en se préservant une certaine marge de manoeuvre, et socialisent les nouveaux⋅elles entrant⋅es à celles-ci, ce qui fait que leurs activités communes se déroulent généralement selon le schéma prévu et que les routines de travail sont reproduites. Cette socialisation implique que les nouveaux⋅elles membres s’ajustent en continu en fonction des réponses des autres partenaires de l’interaction, afin de rendre leur action viable dans le contexte de l’activité collective et donc de développer des savoirs qui y sont opératoires. C’est l’échec ou le succès de leurs manières de faire dans le nouvel univers de sens qui crée ou non la nécessité d’un ajustement, les réactions des autres constituant le moteur de cette régulation. Dans cette perspective, les activités coordonnées sont des lieux et des moments dans lesquels chacun⋅e peut potentiellement apprendre ce qui ne s’enseigne pas, en particulier au contact de partenaires multiples (Demazière, Morrissette et Zune, 2019). Des contributions majeures de la sociologie interactionniste étayent cette manière de concevoir la socialisation professionnelle, non comme une préparation au travail, mais comme un processus au coeur des situations de travail par lequel de nouveaux⋅elles entrant⋅e⋅s acquièrent des savoir-faire, des routines, des interprétations, des conventions, pertinents dans/pour ces situations (Avril, Cartier et Serre, 2010 ; Darmon, 2006 ; Dubar, 1991).

Ainsi, l’idée d’action collective conduit à concevoir que les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger ont été socialisé⋅e⋅s dans leur pays d’origine à des conventions qui diffèrent de celles qui sont en vigueur dans les écoles montréalaises. Les situations de travail génèrent alors des tensions et des incompréhensions, dont les partenaires de travail font l’expérience et qu’il leur faut réduire graduellement afin de préserver une professionnalité potentiellement menacée. Dès lors, comment la confrontation de ces univers symboliques se négocie-t-elle et comment socialise-t-elle les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s. à l’étranger à des conventions opératoires dans leur nouvel environnement de travail ?

3. Méthodologie

Les participant⋅e⋅s et les considérations éthiques

Notre recherche portant sur la socialisation des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger dans les écoles montréalaises (Conseil de recherches en sciences humaines, 2015-2018) a été conduite au sein de cinq écoles rattachées à l’une des commissions scolaires francophones de l’ile de Montréal. Nous avons recruté 17 enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger ayant un nombre variable d’années d’expérience au Québec (tableau en annexe), selon deux critères : ils devaient être volontaires, et avoir été formé⋅e⋅s et avoir pratiqué comme enseignant⋅e⋅s dans un autre pays. Ces enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger ont été réparti⋅e⋅s en cinq groupes (quatre groupes de trois enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger et un groupe de cinq), selon les écoles où ils travaillent ; à chacun de ces groupes s’est joint un pair mentor, soit un⋅e enseignant⋅e plus expérimenté⋅e ayant pour mandat de soutenir les nouveaux⋅elles collègues, identifié⋅e par le Programme d’insertion de la commission scolaire.

Tou⋅te⋅s ont signé un formulaire de consentement qui nous engageait à respecter leur anonymat et à accepter leur éventuel retrait sans demande de justification. La perspective compréhensive qui allait orienter l’analyse des données y était également précisée.

Le déroulement de la recherche

En cohérence avec la perspective écologique, nous avons privilégié des entretiens collectifs permettant aux participant⋅e⋅s de coanalyser des épisodes d’expériences singulières vécues par les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger lors des premières années passées dans les écoles de Montréal. Ainsi, au cours de l’hiver 2017, une série de trois entretiens collectifs compréhensifs (trois heures chacun) avec chacun de ces groupes a été réalisée (total de 15 entretiens collectifs). Tel qu’il fut rapporté plus en détail ailleurs (Morrissette et Demazière, 2019), le premier entretien collectif était centré sur les premières expériences d’enseignant⋅e⋅s à Montréal, leurs récits et leurs confrontations permettant de caractériser l’ampleur des chocs vécus en raison des différences entre les deux contextes de travail. Le deuxième entretien était consacré aux récits de pratiques évocatrices d’expériences de transfert de routines et de référentiels, c’est-à-dire de savoirs opératoires qui ont pu être remobilisés dans le nouveau contexte de travail. Le troisième entretien a porté sur des tentatives plus problématiques de transferts, suggérant que leurs savoirs pratiques se sont révélés plus ou moins viables dans le nouveau contexte. Cette série d’entretiens a été conduite et animée en mobilisant la ficelle du raisonnement par cas, de Becker (2016), c’est-à-dire en orientant les échanges vers la narration d’expériences précises dont il s’agissait de produire une compréhension partagée : les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger étaient invités à établir des distinctions entre ces expériences et celles correspondantes dans leur pays d’origine, afin de susciter la réflexion sur les différences en termes de conventions de travail, et les mentor⋅e⋅s contribuaient à produire ces significations en explicitant dans le débat les habitudes de travail au sein des écoles montréalaises.

L’analyse des données

Composé des transcriptions intégrales des 15 entretiens collectifs, le matériau a été analysé par induction analytique (Paillé et Mucchielli, 2016) en cherchant spécifiquement à repérer les évènements racontés qui « font épreuves » (Martucelli, 2015), c’est-à-dire qui constituent des défis pour les enseignant·⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger et qui résultent de la distance entre des conventions d’action incorporées dans le pays d’origine et leurs équivalents dans les écoles montréalaises. Comme nous l’avons déjà fait valoir (Morrissette, Demazière, Diéhdiou et Sèguéda, 2018), ces épreuves ne s’inscrivent pas dans les écarts entre des injonctions institutionnelles ou orientations formalisées et les conditions concrètes d’exercice du métier ; elles sont logées dans les interstices entre des manières de faire et des attentes d’autrui, entre des significations investies dans des conduites et leurs interprétations par autrui. Puisqu’elles mettent en péril le déroulement des activités, et souvent le travail professionnel lui-même, elles appellent des ajustements négociés pour restaurer un ordre partagé permettant la reprise de l’activité.

Ces épreuves ont été identifiées à partir d’évènements et de situations impliquant les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger et des partenaires de travail, élèves et parents compris. Elles révèlent les frictions de conceptions non conciliables avec les attentes portées par les personnes impliquées dans une interaction, et tenues par celles⋅ceux qui les endossent pour évidentes ou acquises. Aussi, pour identifier les conventions qui se confrontent au coeur de ces épreuves, nous avons ciblé les propos qui traitent de « ce qu’il faut faire » dans l’un ou l’autre des contextes, c’est-à-dire dans le pays d’origine des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger et dans les écoles montréalaises. Ces prises de position sur le travail, sur les bonnes et mauvaises manières de l’accomplir, et ce qu’il doit être — ou ne doit pas être — sont ainsi considérées comme des indicateurs de ces conventions tacites, explicitées à la faveur des interprétations croisées.

Cette attention à l’écologie professionnelle, c’est-à-dire à toutes les personnes dont le travail contribue à produire l’enseignement (élèves, parents, enseignant⋅e⋅s, hiérarchies, orthopédagogues, secrétaires, concierges, etc.), permet de mettre en évidence combien les épreuves et leur négociation en situation engagent les partenaires et ne peuvent être appréhendées à la seule échelle individuelle de l’enseignant⋅e formé⋅e à l’étranger qui les traverse, en produit une interprétation et ajuste ses pratiques. Nous avons identifié deux lieux symboliques majeurs dans lesquels se confrontent des conventions professionnelles, où s’opère ce faisant la socialisation : les échanges avec les élèves et les rapports à la communauté professionnelle.

4. Résultats

C’est dans les espaces de travail concrets que se confrontent les conventions professionnelles, celles acquises par les enseignantes formées à l’étranger dans leur pays d’origine et qu’ellesils réinvestissent dans les écoles montréalaises, et celles qui régulent le travail dans le nouveau contexte. Les interactions avec leurs partenaires de travail sont des moments privilégiés pour saisir une socialisation professionnelle faite de surprises et de chocs, d’ajustements et d’apprentissages. Ces dynamiques sont surtout saisissantes dans le rapport aux élèves et la régulation des conduites en classe, d’une part, et dans la participation à la communauté de pairs et la définition de la compétence professionnelle, d’autre part. Nous présentons ici les épreuves qui socialisent les enseignantes formées à l’étranger, lesquelles concernent le rapport aux élèves et à la communauté professionnelle. Pour chacune, nous précisons comment la mobilisation des conventions importées du pays d’origine dans le contexte montréalais se révèle non viable et quelles sont les ressources découvertes par les enseignantes formées à l’étranger pour s’ajuster jusqu’à maitriser les conventions valorisées dans leur nouveau milieu de travail.

4.1 Le rapport aux élèves : de la domination vers la fraternisation

Au coeur de la pratique enseignante, les relations avec les élèves sont structurées par des conventions particulières à chaque système éducatif. Et au sein des classes, les enseignantes formées à l’étranger font l’expérience du caractère inopérant en contexte québécois de leurs routines de travail héritées. Cela appelle d’importantes révisions de leurs pratiques, afin de préserver les possibilités de faire leur métier : Mon problème, c’est que je voulais imposer ma leçon aux élèves, et ils ne veulent pas ; […] je n’avais pas encore appris la notion de « la relation d’abord et l’apprentissage après (1A-1138-MO). (Les références aux extraits de verbatim sont codées comme suit : 1A-1138-MO = 1er entretien collectif de l’école A, ligne 1118, Mounira.)

4.1.1 La convention professionnelle dans le pays d’origine

La domination consiste ici à agir avec autorité et donc à commander, donner des punitions ou dénigrer pour obtenir l’obéissance des élèves : vous êtes paresseux !Mettez-vous au travail ! (2E-1128-HI). Elle actualise des relations verticales, prégnantes dans différents pays : tout enseignant est obligé d’être autoritaire (1E-990-BE) ; c’est « je suis le chef, le roi, et toi, tu attends les ordres » ; il n’y a pas vraiment de relation comme ici (1A-362-EN). Il s’agit d’un allant de soi – c’est comme si tu nais comme ça ; tu l’adoptes […] c’est ancré dans ma société (2A-220-NO) – appris dans la famille et à l’école, puis renforcé lors de l’intégration professionnelle.

Cette convention traduit la haute valeur accordée à l’éducation, à proportion de sa rareté et des difficultés à y accéder : on prend pour acquis que l’élève ne vient pas à l’école pour déranger ; l’école n’est pas donnée à tout le monde (1A-98-MO) ; l’enfant ne peut pas dépasser les bornes avec l’enseignant, puisque c’est comme si c’était un manque de respect envers tes parents (1A-763-NO). La convention est ainsi partagée avec les élèves, qui ajustent leurs conduites quotidiennes en conséquence : quand on arrive, on a déjà ce respect, l’élève est assis et écoute (2A-164-NO).

4.1.2 Et sa non-viabilité dans les écoles montréalaises

Mais les participantes disent trouver dans les classes montréalaises des élèves aux comportements bien différents, qui parlent et chahutent. Ébranlé⋅e⋅s, la plupart des enseignantes formées à l’étranger tentent de rétablir le rapport de places auquel ellesils sont habituées et, ce faisant, commettent un faux pas qui les engage dans des situations sans issue : au début, j’utilisais plus la méthode de régime strict […] j’avais dit une fois aux élèves « le premier qui parle, je le sors » et j’ai dû faire sortir 15 élèves […] j’avais dans la tête que c’était comme ça que ça devait fonctionner ; j’exigeais qu’ils travaillent […] je hausse la voix, je fais l’autorité, j’exige, je donne des conséquences (3A-1117-MO).

Ce sont les réactions des élèves qui produisent des ajustements rapides des enseignantes formées à l’étranger, contribuant activement à leur socialisation à de nouvelles conventions par leurs manières d’empêcher le travail : j’ai essayé de monter le ton et ça ne marchait pas du tout, c’était pire, ça a créé des problèmes supplémentaires (1A-381-EN) ; j’ai perdu le groupe ; la direction m’a dit que je ne savais pas comment gérer mes élèves (3A-1134-MO). Ainsi, la direction d’école renforce leur socialisation en intervenant autour de l’enjeu identifié comme un problème de gestion de classe : il était tellement fâché contre moi […] que je n’aie pas réussi à gérer la classe (1D-850-AS). De nombreux témoignages recueillis lors de l’enquête montrent que le diagnostic par les directions d’une bonne gestion de classe, c’est-à-dire sans débordements, fonde l’appréciation de la compétence de l’enseignant⋅e au Québec, et constitue un élément important pour lela stabiliser à son poste, pour accéder à la permanence. Il s’agit d’une convention centrale.

Les parents contribuent aussi à réguler le travail des enseignant⋅e⋅s formé⋅es à l’étranger, car ils interviennent de façon directe auprès des enseignant⋅es — ce qui contraste avec leur effacement dans les pays d’origine des participant⋅e⋅s — et n’hésitent pas à réclamer des changements, tel qu’explique une mentore : l’enseignant a dit à mon fils et son ami « vous deux, vous allez vous mettre à genou dans la cour » ; […] je suis allée le voir après l’école pour clarifier les choses […] pour lui, il n’y avait rien de mal à ça, mais ici ça ne se fait pas (3D-253-AM). Les pressions exercées par les parents peuvent être plus fortes, quand ils portent leur plainte auprès de la direction, mettant ainsi en question la compétence de l’enseignante. Ciblées par ces critiques, les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger sont alors ébranlé⋅e⋅s : j’ai senti que la direction… j’avais l’impression que certaines personnes doutaient de mes compétences, même si j’ai fait mes cinq mois d’université, j’ai eu A et A+ ; elles avaient encore des doutes […] j’ai été directrice adjointe pendant quatre ans dans mon pays ; je ne suis pas n’importe qui […] maintenant, c’était une grosse remise en question, c’est comme si je ne connaissais plus rien (1C-737-SA).

4.1.3 L’observation comme moyen privilégié d’apprendre un autre rapport aux élèves

Éprouvant des difficultés à enseigner en reproduisant un rapport vertical aux élèves, plusieurs des participant⋅e⋅s redéfinissent le métier comme du gardiennage (1B-333-AH). Observant les interactions de leurs pairs avec leurs élèves, ellesils perçoivent de forts contrastes – le professeur se baisse pour parler à l’élève (3A-11-MO) ; il se met vraiment au niveau de l’élève (3A-51-EN) – jusqu’à l’incrédulité pour certains : le professeur est comme son ami ; ça m’a choquée au début parce que pour nous, il y avait toujours un écart entre l’enseignant et l’élève (3A-11-MO) ; je n’ai pas vu ça dans mon pays ; c’était mon premier choc […] la première chose que j’ai pensée, c’était impossible que ça soit vrai (1A-365-EN). Elles⋅ils cherchent de nouveaux repères pour la gestion de classe, en tentant de décoder ce que font leurs pairs, pour voir s’ils avaient comme une baguette magique cachée (1A-68-NO).

L’observation des pairs est une stratégie d’apprentissage discrète, qui ne les expose pas à des jugements d’incompétence : des questions sur le fonctionnement de l’école, c’est facile à poser, ce n’est pas compromettant ; mais des questions sur la façon de gérer les interactions, ce n’est pas évident (1A-524-AN). Elles⋅ils sont toutefois souvent accompagnées par les orthopédagogues ou éducateur⋅rice⋅s spécialisées qui, étant présent⋅e⋅s dans les classes, sont des témoins directs de leurs difficultés et les aident à comprendre la prépondérance de la relation aux élèves : tout le système fonctionne avec la relation ; j’étais laissée à moi-même à le découvrir ; la première année, j’ai vécu l’enfer ; qu’est-ce qu’il me manque ? J’ignorais complètement l’astuce (3A-231-NO).

Des dispositifs institutionnels, comme les contrats de partageant, favorisent la transmission des conceptions et manières de faire valorisées entre pairs : quand un⋅e enseignante formée à l’étranger prend en charge une classe en complément d’une enseignante titulaire qui travaille à temps partiel, il vient souvent les jours où la⋅le titulaire est présente pour observer ses manières concrètes de créer le lien avec les élèves : je regardais toujours la façon d’intervenir de ma partageante avec les élèves […] j’ai beaucoup appris de sa façon de faire et l’ai intégrée (3D-234-HI). Les premiers apprentissages sont aussi confortés par la participation au Programme d’insertion de la commission scolaire qui est axé sur l’importance de la relation avec les élèves dans l’activité enseignante (1E-207-BE). L’ensemble de ces ressources permet à la plupart des enseignantes formées à l’étranger participant à notre enquête d’intégrer cette nouvelle convention, et partant de faire le deuil de leurs référentiels antérieurs.

4.1.4 La fraternisation comme nouvelle source de satisfaction du métier

Ainsi, les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger apprennent à investir différemment leur métier. Ellesils manifestent des attitudes de proximité et de sympathie vis-à-vis des élèves et en reçoivent la réciprocité. Ellesils fraternisent, se donnant à connaitre, notamment en répondant à des questions qu’elles⋅ils jugeaient au départ intrusives : « tu viens d’où ? tu es mariée ? » ; pour moi ça ne se faisait pas ! (3C-101-IS) ; je donne un peu d’informations personnelles et ils aiment ça, ils s’intéressent après (1E-1041-RO). Par symétrie, elles⋅ils manifestent leur intérêt pour la vie de leurs élèves, s’informent de leurs activités extrascolaires, des développements de situations familiales, etc. : ils aiment qu’on s’intéresse à eux, qu’on discute avec eux […]ça crée vraiment un lien intime (1E-KH -1064). Entretenir cette relation devient, jour après jour, un préalable au démarrage des séquences d’apprentissage proprement dit : déjà le matin à l’accueil, je m’arrange pour éviter qu’ils passent une journée, une matinée froide ; je leur dis « bonjour toi ! », et ainsi de suite (1E-1021-BE). Elles⋅ils s’approprient cette convention comme un principe pour l’action : c’est vraiment automatique : si l’ambiance est fraternelle et chaleureuse, ils font bien leur travail (1E-1008).

Elles⋅ils récoltent rapidement les bénéfices aussi en termes de gestion de classe : ça a un grand impact ; le respect s’installe (1E-1073-KH). Elles⋅ils fraternisent en mobilisant des méthodes plus formalisées, c’est-à-dire en instituant un système d’émulation qui les amènera par exemple à octroyer des récompenses (par exemple, des jeux), une première pour plusieurs de nos participantes, et en faisant du renforcement positif : on a un système d’émulation disciplinaire : tu mets des points quand ils font des bons coups, tu en enlèves quand ils font des bêtises (3B-769-AH). Plusieurs deviennent aussi moins directif⋅ve⋅s, offrent des choix aux élèves, impliquent le groupe dans des prises de décision sur certaines activités ou sur les règlements de classe : je leur dis « voilà, on va bâtir le règlement entre nous, je ne vais pas l’imposer ; dites-moi si ça vous convient ou non » (1E-KH -1077). Bref, ellesils redéfinissent les rapports avec les élèves.

En conséquence de ce nouveau rapport de places qu’ellesils arrivent à instaurer, plusieurs enseignante⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger disent constater une amélioration majeure : la première année, chaque cours, je faisais sortir sept élèves ; cette année, j’ai rarement eu à sortir un élève (2A-987-MO). L’adoption de certaines manières de faire, et l’abandon d’autres, sont le signe d’une socialisation professionnelle au sens de conversion à une autre conception du métier. Ainsi ce déplacement du rapport aux élèves affecte de manière positive leur satisfaction au travail : aujourd’hui je peux dire que je suis heureuse dans la classe (3A-487-EN), j’ai commencé à aimer ce que je fais (1E-IV-585) ; c’est même une fierté personnelle (2A-MO-981). Pour certain⋅e⋅s participant⋅e⋅s, cette distance va jusqu’à les amener à poser un regard critique sur le pays d’origine : il y a de bonnes choses chez nous, mais il faut que le contact avec les élèves s’améliore (E1-1112-KH).

4.2 Le rapport à la communauté professionnelle : de la protection d’une image de compétence vers l’implication active

Enseigner, ce n’est pas seulement travailler dans sa classe, c’est aussi partager des valeurs et des référentiels avec ses pairs et manifester son adhésion à des conventions tacites. Ainsi l’inscription dans une communauté professionnelle constitue à la fois un résultat et un mécanisme de socialisation. C’est pourquoi nous avons analysé la dynamique des rapports à cette communauté chez les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger, non pour mesurer des intensités d’intégration, mais pour identifier les évolutions des significations qui y sont associées.

4.2.1 La convention professionnelle dans le pays d’origine

Au contraire du Québec, où la compétence première semble résider dans la qualité de la relation avec les élèves qui permet une bonne gestion de classe, dans les écoles où ellesils ont jadis travaillé, les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger disent avoir dû renvoyer une image de compétence qui constitue une façade régulant les interactions avec leurs partenaires. Celle-ci s’appuie sur des indices perceptibles dont la capacité à donner des examens très difficiles, même avec des questions pièges ou insolubles ; c’est ça, le bon enseignant (1C-636-638-DI), et une sévérité importante lors de leur correction. Elles⋅ils pouvaient acquérir ainsi une excellente réputation auprès des parents mêmes, qui veulent justement que leur enfant soit dans la classe de cet enseignant (1C-702-703-DI). La quintessence de l’image de compétence consiste à faire émerger une minorité d’élèves performante⋅s susceptible de gagner les concours nationaux, la bonne réputation qu’elles⋅ils gagnaient ainsi leur attirant le respect et des privilèges, dont celui d’être mandaté⋅e⋅s pour enseigner certains contenus à leurs pairs : les enseignants qui ont ce statut-là sont en haut de la marche et sont invités par les inspecteurs à faire un séminaire (2D-624-625-HI).

Donner des gages visibles de sa compétence, c’est aussi se protéger de l’intrusion de partenaires détenteur⋅rice⋅s d’un pouvoir sur les carrières enseignantes. Ainsi, la distance est marquée avec les personnes occupant des positions hiérarchiques supérieures, comme les inspecteur⋅rice⋅s ou les directions : la direction, c’est l’autorité suprême, tu ne vas pas déranger ; sinon elle peut juger que tu n’es pas capable (1D-708-OV). Nombre d’enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger ont appris à se préserver en se tenant à distance de leurs supérieur⋅e⋅s, la projection d’une image de compétence, comme entendue dans leur pays d’origine, constituant le meilleur garde-fou contre toute intervention.

4.2.2. Et sa non-viabilité dans les écoles montréalaises

Dans les écoles montréalaises, les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger mobilisent au départ la même convention : ils font miroiter que tout est sous contrôle et se tiennent à distance de leurs hiérarchies, attitudes provoquant des turbulences, notamment avec les orthopédagogues et les éducateur⋅rice⋅s spécialisé⋅e⋅s qui ont des attentes de collaboration. Comme ces professions n’existent pas dans la plupart des pays d’origine des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger, elles⋅ils interprètent mal leur rôle, pensant que leur présence en classe signifie qu’elles⋅ils maitrisent mal leur travail ; ellesils leur attribuent aussi un rôle de surveillance, comme le faisaient les inspecteurrices chargées de les évaluer : je ne savais pas que ça existait qu’on donne de l’aide, que ce n’est pas de l’encadrement ou de la supervision (1A-315-MO).

Ellesils se tiennent aussi à distance de leurs collègues : j’avais besoin de quelqu’un pour me guider, et je ne me sentais pas à l’aise de demander à des collègues ; j’avais peur qu’on me juge incompétente (1D-324-HI). Ne comptant que sur elleseux-mêmes, ellesils sont souvent contraintes à un surinvestissement du fait de leur méconnaissance de leur nouveau contexte de travail ; plusieurs disent s’être épuisées et avoir vécu une détérioration de leur estime de soi. Ce processus de dégradation peut conduire à fissurer la protection dont ellesils s’entourent en conformité avec leurs conventions héritées. Alors certaines se risquent à poser des questions, s’adressant surtout à la secrétaire de l’école, car elle leur apparait moins menaçante. Ellesils trouvent auprès d’elle un soutien utile pour les questions organisationnelles et administratives, mais, c’est moins le cas pour les questions pédagogiques. L’attachement des enseignantes formées à l’étranger à l’image d’être en contrôle (1B-350-AH) nuit ainsi à leur intégration et rend les expériences au travail pénibles, car ellesils campent sur un mode défensif, pensant être soumises à la menace latente d’une épée de Damoclès (1C-1333-NA ; 1C-1254-IS). Certaines ont même démissionné, car se sentant incapables de préserver leur image de professionnelle compétente : j’ai laissé tomber, je pense par fierté […] j’ai demandé ma démission même si la direction a voulu que je reste (1E-1677-KH).

4.2.3 L’explicitation des codes de collaboration pour engager un autre rapport à la communauté professionnelle

Ce peut être aussi à l’initiative de pairs que la situation évolue, initiant un changement du rapport à la communauté professionnelle. Des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger ont ainsi rapporté que des collègues, percevant leurs difficultés, sont venu⋅e⋅s vers elles⋅eux pour expliciter les codes tacites en matière de collaboration : des enseignants venaient cogner à la porte « si vous avez besoin d’aide dites-le nous » ; je suis allée demander de l’aide à la salle des enseignants et ils sont venus (1D-912-HI). Ces démarches ont modifié, plus ou moins graduellement, les conduites d’enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger qui ont commencé à interpeler des collègues et d’autres professionnel⋅le⋅s, considérant dorénavant que solliciter une aide ne remet pas en cause leur compétence : Quand on m’a expliqué qu’ils [les conseillers pédagogiques] sont là pour aider, que ce n’est pas pour juger ou pour prendre le contrôle ; quand j’ai pris connaissance de ça, je sollicitais les personnes quand c’était nécessaire (1A-317-NO).

Mais aux dires de plusieurs, la collaboration avec la direction est plus difficile à envisager du fait de la prégnance des schémas de verticalité auxquels les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger ont été socialisé⋅e⋅s. Il arrive que les pairs tentent d’expliquer les conventions en vigueur : un collègue m’a dit « tu as le droit d’aller voir la direction », je dis « non, je ne vais pas aller la voir », il a dit « non, tu vas aller la voir », je suis allée et j’ai eu l’écoute de la direction ; ça m’a fait du bien de parler (2D-1112-HI). Les positions évoluent plus aisément lorsque la direction se montre ouverte et disponible, formule des offres de service et sollicite ainsi des demandes : le directeur adjoint est venu me voir pour me dire « on est là si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas à venir nous voir » (3B-10-SO). Toutefois, pour certain⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger, la protection de l’image de compétence demeure longtemps ce qui motive leur manière d’interagir avec la direction : ils évitent les interactions et cachent les difficultés lors des rencontres de supervision pédagogique (Morrissette et Demazière, 2018). Pour elles⋅eux, les conséquences peuvent être lourdes, car, si elles⋅ils suscitent alors les insatisfactions des élèves et de leurs parents, voire des collègues, elles⋅ils peuvent connaitre une évaluation négative, durant le stage probatoire.

4.2.4 L’implication active comme façon de devenir membre à part entière

Dans certaines écoles, des pairages spontanés se sont faits entre un⋅e enseignant⋅e formé⋅e à l’étranger et une enseignante plus expérimentée, tel un mentorat informel facilitant le passage à une participation à part entière à la communauté professionnelle. Ce soutien porte sur des aspects centraux du travail enseignant, consistant à délivrer des conseils pratiques sur les attitudes à adopter en classe comme dans l’école ou à expliciter les codes tacites régulant les relations des enseignantes et de leurs partenaires de travail. Cela permet d’adopter les attitudes attendues, lesquelles permettent l’intégration à la communauté professionnelle : le partage du matériel pédagogique se fait ensuite de manière plus fréquente, de même qu’une participation aux débats pédagogiques. Cet apprivoisement mutuel se développe souvent au salon du personnel, autour du repas du midi, dans une ambiance plus conviviale : il y avait plus d’échanges parce qu’on se retrouvait au salon du personnel, on mangeait et on parlait (1B-1092-SO) ; même dans le salon du personnel, quand ça rigole, je dis « moi je n’ai rien compris » ; ils prenaient le temps de m’expliquer les expressions québécoises (1D-934-HI).

Quand le processus est enclenché, les enseignantes formées à l’étranger se saisissent de nombreuses activités pour s’inscrire dans des échanges entre pairs. Ces occasions de découvertes mutuelles initient une socialisation au travail : je fais des plats qui font partie de notre tradition et j’invite tout le monde ; mes collègues aiment la nourriture et ça permet d’avoir un bel échange aussi ; je parle avec eux [ils me demandent] « comment tu prépares ça ? » et c’est par là que je suis entrée en relation et ça a aidé pour le travail ; [par exemple] on parlait de la conscience professionnelle (3A-748-NO). Des rapports de réciprocité se développent alors, qui se traduisent notamment en termes de disponibilité de la part des collègues et d’implication des enseignantes formées à l’étranger dans d’autres aspects de la vie à l’école : je fais partie des comités aussi, même si je n’avais pas beaucoup d’opinion, beaucoup de poids parce que j’étais sous contrat ; mais quand même je participe, je contribue avec mes opinions et mes idées ; ça m’a alimentée aussi parce que c’est toute une participation (3A-779-NO). Plus l’engagement dans des relations harmonieuses est forte, plus les enseignantes formées à l’étranger sont à l’aise pour endosser les conventions tacites locales et abandonner celles dont ellesils étaient initialement porteur⋅se⋅s.

5. Discussion

Nous proposons de discuter les apports de notre recherche en les mettant en perspective avec certains travaux existants. Les connaissances accumulées sur l’intégration des enseignantes formées à l’étranger au travail renseignent les difficultés qu’ellesils rencontrent et les stratégies qu’ellesils mobilisent pour les surmonter, ainsi que les traits de personnalité pouvant faciliter l’apprentissage de nouvelles manières de concevoir et de faire le métier. Des travaux ont balisé cette transition professionnelle sous la forme d’étapes (Niyubahwe, Mukamurera et Jutras (2013), dont certaines impliquent des transformations identitaires. Par rapport à ces éclairages, il reste à mieux saisir comment les membres de l’écologie professionnelle jouent un rôle dans l’intégration des enseignantes formées à l’étranger, ce qui implique une centration sur les interactions en situation de travail.

Les travaux qui ont davantage pris en compte ces membres ont retenu, sauf exception (voir l’ethnographie de Cho, 2010), le point de vue des enseignantes formées à l’étranger sur leurs premières expériences au travail. En conséquence, ellesils ont rapporté comment ellesils ont interprété les difficultés rencontrées, suggérant que des préjugés, du racisme et de la discrimination sont à l’oeuvre de manière plus ou moins sourde. D’autres ont aussi examiné des mesures de soutien précises et formelles, comme des modalités de mentorat entre enseignantes formées à l’étranger et enseignant⋅e⋅s locaux⋅les et expérimenté⋅e⋅s (Peeler et Jane, 2005). L’analyse des difficultés précises rencontrées lors de leurs premiers contrats a permis de formuler des recommandations pour mieux accompagner leur intégration (Hutchison et Jazzar, 2007).

Pour notre part, nous avons privilégié une analyse compréhensive des dynamiques informelles au travail qui socialisent les enseignantes formées à l’étranger dans le cours des interactions quotidiennes. Et en cohérence avec la tradition de Chicago, incitant à documenter la dimension temporelle des phénomènes étudiés (Abbott, 2001), nous avons souhaité cette analyse processuelle, afin de saisir comment les interactions avec les partenaires de travail, par leurs actions réciproques, conduisent les enseignantes formées à l’étranger à s’ajuster pour agir avec plus de compétence dans leur nouveau contexte de travail. Ainsi, nous avons montré comment, chez les participantes à notre étude, des conventions professionnelles sont éprouvées, et mises en échec, dans les situations concrètes de travail. Nous avons aussi montré que ces épreuves permettent l’émergence de nouvelles compréhensions de ces situations et, par conséquent, de produire des ajustements des manières de faire, manifestant la mobilisation des conventions professionnelles en vigueur localement. Deux dimensions majeures sont apparues en regard de cette socialisation : le rapport aux élèves et la régulation des conduites dans les classes ; la participation à la communauté de pairs et la définition de la compétence professionnelle. Le fait d’avoir dégagé ces deux dimensions en particulier suggère l’importance des conventions qui y sont associées pour travailler dans les écoles montréalaises.

En mettant en oeuvre un dispositif d’enquête misant sur la rencontre entre des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger et une catégorie de partenaires de travail, des enseignant⋅e⋅s d’expérience, les significations d’évènements concrets ayant marqué leur intégration professionnelle dans les écoles ont été débattues, réinterprétées, au profit d’une lecture plus compréhensive en termes de compréhension de leurs expériences. La présence des mentor⋅e⋅s a été importante en ce sens, en particulier pour aider à la mise en mots des conventions plus ou moins tacites ébranlées par les premiers pas au travail des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger.

Les travaux réalisés en psychopédagogie, en andragogie ou encore en didactique des disciplines ont tendance à délimiter l’enseignement autour de l’axe enseignant⋅e-élèves et des savoirs nécessaires pour exercer le métier. Or, notre travail montre plutôt l’importance de considérer que ce travail relève bien d’une activité non seulement relationnelle (Demailly, 2008) mais collective, et qu’un ensemble d’acteurs participent à la production du travail et aux façons dont les enseignant⋅e⋅s façonnent leurs pratiques. Non seulement celui-ci est indissociable de conventions professionnelles partagées qui forment une composante majeure du socle de professionnalité — par exemple, développer la relation avec les élèves avant de pouvoir les engager dans des activités de construction de savoirs —, mais il est produit au sein d’une écologie densément peuplée. Au regard des travaux consacrés à l’intégration professionnelle des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger plus spécifiquement (sections 1 et 2), nous avons montré que cette dimension collective du travail enseignant doit conduire à élargir le périmètre des partenaires de travail considérés pour l’analyse, qui sont porteurs des conventions tacites et participent directement à la socialisation professionnelle des enseignantes formées à l’étranger. En particulier, les pairs y jouent un rôle, même si celui-ci est de moindre importance au départ, se déployant graduellement ; leur observation procure des modèles de conduites à imiter — même s’il reste à décoder leurs significations — et, éventuellement, lorsque des relations sont nouées souvent autour d’activités ou de discussions non directement pédagogiques, ils finissent par soutenir leurs nouveaux⋅elles collègues formée⋅s ailleurs. Les hiérarchies, c’est-à-dire les membres de la direction des établissements scolaires, prennent une part secondaire dès lors que les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger ont des stratégies d’évitement à l’égard d’acteurs qu’ils tendent à percevoir comme une menace. D’autres personnels éducatifs jouent un rôle plus actif, soit parce qu’elles⋅ils apparaissent plus accessibles et moins menaçant⋅e⋅s, comme les secrétaires, soit parce que leur mission est d’intervenir en forte proximité des enseignant⋅es (les orthopédagogues et éducateur⋅rice⋅s spécialisé⋅e⋅s, surtout). Or, notre enquête montre bien que l’enseignement, du moins tel qu’il se pratique au Québec, n’est pas la chasse-gardée des seul⋅e⋅s professionnel⋅le⋅s ; son territoire symbolique est aussi occupé par les « publics » (Abbott, 2001), à la fois les élèves et leurs parents, qui jouent un rôle majeur, prépondérant même, dans la socialisation professionnelle des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger. Par leurs réactions au sein de l’écologie, ils participent fortement au cadrage des pratiques des enseignant⋅e⋅s et donc à l’ajustement processuel des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger vers les conventions locales. En somme, nos résultats plaident pour intégrer une large palette de partenaires dans l’analyse du travail enseignant, mais aussi de manière complémentaire dans des analyses qui porteraient sur tel ou tel membre de l’écologie enseignante.

6. Conclusion

Nous avons éclairé deux lieux symboliques où se joue la négociation de conventions professionnelles. Puisque le rapport aux élèves et le rapport à la communauté professionnelle semblent se déployer selon des processus similaires pour l’ensemble des participant⋅es, nous pouvons comprendre que la fraternisation et l’implication active sont des conventions durcies, quasi incontournables de la culture de travail locale. Elles sont des supports d’appartenance à l’écologie professionnelle des écoles montréalaises et sont dès lors au coeur des interactions socialisatrices de l’ensemble des novices. Cependant, les jeunes enseignant⋅e⋅s ayant été formé⋅e⋅s au Québec ont pour la plupart été socialisé⋅e⋅s à ces conventions pendant alors qu’elles⋅ils étaient élèves ; elles⋅ils ont donc ainsi une certaine compréhension des attendus, ce qui est moins le cas pour les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger pour qui ces conventions sont souvent en contradiction, voire à l’opposé de celles apprises dans le pays d’origine. Leurs défis d’intégration en contexte montréalais correspondent en ce sens à la capacité à s’ajuster aux conventions locales, reproduites par un ensemble d’acteur⋅rice⋅s qui, par leurs réactions, « travaillent » à leur maintien.

Ce faisant, nous avons laissé dans l’ombre les apports des enseignant⋅e⋅s formé·e·s à l’étranger à leur nouvelle écologie professionnelle, c’est-à-dire leur bagage d’expériences acquis avant leur migration, qui n’est pas simplement effacé, dévalué et détruit dans leur nouveau contexte de travail. Par leur présence, croissante dans les écoles montréalaises, elles⋅ils contribuent à bousculer les conventions et pratiques locales au fil des interactions avec leurs partenaires, elles⋅ils jouent de leur marge de manoeuvre suggèrerait Becker (1982/2006). Dans le contexte multiethnique et diversifié de Montréal ou d’autres grandes métropoles, il est d’intérêt de comprendre ce phénomène. Du moins, il s’agit d’une hypothèse qui mériterait d’être posée dans le cadre de futures recherches qui pourraient saisir leur influence sur les routines quotidiennes et les normes professionnelles locales. Si certain⋅e⋅s auteur⋅e⋅s ont fait des propositions théoriques concernant leur contribution à leur communauté professionnelle et à la société d’accueil (Demsash, 2007 ; Gordon, 1996), il reste que des études empiriques seraient nécessaires pour valider ces idées. Enfin, notre approche mériterait d’être affinée, afin de saisir les probables nuances et variations de cette socialisation, selon les différents contextes dans lesquels les enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger travaillent, selon leurs origines migratoires également. Une recherche comparative pourrait repérer des spécificités selon le degré de (dé)favorisation des établissements, le caractère multiculturel ou non des environnements scolaires et même le type de classe, par exemple la classe de francisation par rapport à la classe dite régulière. Ce type d’études viendrait renseigner non seulement les défis spécifiques des enseignant⋅e⋅s formé⋅e⋅s à l’étranger, mais aussi les conventions partagées dans chacun de ces contextes, et il permettrait ainsi d’informer la dynamique de l’enseignement en prenant en compte des évolutions de la société québécoise à l’échelle des personnels enseignants comme des publics scolaires.