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1. Introduction et problématique

Le paradigme inclusif vise la transformation de l’école pour lui permettre de répondre à la diversité des besoins éducatifs de tous les élèves (Prud’Homme et Ramel, 2016). Concevoir l’école comme un lieu où la diversité représente un « élément positif dans la construction de toute communauté d’apprentissage » (Prud’Homme, Vienneau, Ramel et Rousseau, 2011, p. 12) implique la participation de l’ensemble des acteurs et par conséquent de viser la construction d’une communauté éducative. Vienneau (2016, p. 22), en citant Peck, nous rappelle « qu’une communauté est ‟un groupe qui a appris à transcender ses différences individuelles”, transcender ses différences ne signifiant pas essayer de les contourner, voire de les éliminer, mais plutôt de les intégrer dans la fibre même qui sert à tisser la communauté ». Le développement d’une communauté éducative représenterait ainsi un apprentissage collectif. Cependant, il ne suffit pas de le décréter pour que des professionnel⋅le⋅s apprennent à construire ensemble une communauté. Considérer la construction d’une communauté éducative comme un processus d’apprentissage collectif n’a pas encore fait l’objet de recherches à notre connaissance. Entendons-nous bien, il existe de nombreuses recherches (nous y reviendrons ci-dessous) qui ont montré qu’une communauté peut être une source d’apprentissage pour les individus, mais notre questionnement porte sur la manière dont un groupe de professionnel⋅le⋅s s’y prend pour apprendre à devenir une communauté. Nous reprendrons ces quelques éléments.

Comme mentionné ci-dessus, notre questionnement se distingue des modèles qui ont montré l’importance des communautés comme source d’apprentissage. Parmi ces modèles, on trouve les communautés de pratique, les communautés d’apprentissage, les communautés d’apprentissage professionnelles ou encore le modèle d’équipe de soutien à un⋅e enseignant⋅e. Leclerc et Labelle (2013) distinguent les trois premiers. La communauté de pratique est un ensemble d’individus partageant un même domaine d’expertise et motivés à échanger des connaissances relatives à une pratique dans le but d’apprendre les uns des autres. La communauté d’apprentissage regroupe temporairement des personnes autour d’un projet d’apprentissage conjoint. La communauté d’apprentissage professionnelle est composée d’enseignant⋅e⋅s qui cherchent à améliorer leur enseignement en collaborant, selon une démarche structurée, pour la réussite des élèves. Plusieurs recherches (Fontaine, Savoie-Zajc et Cadieux, 2013 ; Labelle, Freiman et Doucet, 2013 ; Leclerc et Moreau, 2011 ; Moreau, Leclerc et Stanké, 2013 ; Ouellet, Caya et Tremblay, 2011) ont montré la plus-value de la mise en oeuvre d’une communauté d’apprentissage professionnelle dans un établissement scolaire, autant concernant le développement de compétences professionnelles chez les enseignant⋅e⋅s que la réussite des élèves. Quant à l’équipe de soutien à l’enseignant⋅e (Trépanier et Labonté, 2014, p. 134), elle « représente une forme d’appui donnée à l’enseignant qui doit oeuvrer auprès d’un élève ou plusieurs élèves en difficulté dans sa classe ». Elle est composée d’acteurs internes à l’école (direction, enseignant⋅e⋅s) qui conseillent cet⋅te enseignant⋅e. Ces différentes communautés favorisent chez les enseignant⋅e⋅s la réflexion, le partage de leurs connaissances, la créativité et, au moyen du travail de groupe et de la réflexion collective, l’apprentissage réciproque et l’évolution dans leur pratique. Cependant, pour en arriver à cette plus-value, une communauté doit d’abord se construire et, si l’on se réfère à la définition de Peck cité ci-dessus, il s’agit d’un apprentissage ; là est notre questionnement.

Les raisons qui motivent à considérer la construction d’une communauté éducative comme un processus d’apprentissage collectif se situent à plusieurs niveaux. Tout d’abord, et comme nous l’avons dit plus haut, aucune étude portant sur cet objet précis n’existe à notre connaissance. D’ailleurs, les études effectuées à propos des différentes communautés mentionnées ci-dessus et qui auraient pu nous inspirer relèvent en majorité de démarches de recherche-action dans laquelle le⋅la chercheur⋅euse a implanté une méthodologie communautaire auprès d’un collectif de professionnel⋅le⋅s (Leclerc et Moreau, 2011 ; Ouellet, Caya et Tremblay, 2011 ; Leclerc et Leclerc-Morin, 2007). Bien que ces apports soient très intéressants, ils ne permettent pas de comprendre le processus d’apprentissage collectif dans la construction d’une communauté non inscrite dans une recherche-action.

Par ailleurs, les écrits sur la construction de collaboration ou de coopération qui auraient aussi pu alimenter notre propos précisent des indicateurs de celle-ci (comme la définition d’un but commun, des rôles, etc.), mais ceux-ci sont tantôt présentés comme des conditions et tantôt comme des indicateurs de la présence de la collaboration. De plus, les processus de construction ne sont pas non plus détaillés (Allenbach, Borri-Anadon, Leblanc, Paré, Rebetez et Tremblay, 2016).

Nous nous sommes également intéressée aux écrits concernant l’apprentissage collectif. Notre large revue des écrits à ce propos (Rebetez, 2016) nous a permis de formuler plusieurs constats. Tout d’abord, c’est un objet complexe étudié dans plusieurs champs : l’éducation et l’apprentissage coopératif ou pédagogie coopérative auprès d’élèves (Johnson et Johnson, 2009a), le travail d’équipe (Tjosvoldm, Yu et Hui, 2004 ; West, Tjosvold et Smith, 2003) ou encore le champ des organisations apprenantes (Senge, 1990).

Dans cette littérature abondante, la définition d’un processus d’apprentissage d’une équipe (ou de team learning dans les écrits scientifique anglophones) n’est pas consensuelle cependant celle d’Edmondson (2002, p. 129) revient de façon fréquente : « Le processus d’apprentissage d’une équipe a été défini comme un processus dans lequel une équipe agit, obtient de la rétroaction, réfléchit à partir d’elle et réalise des changements pour s’adapter ou évoluer » (traduction libre). S’ajoute à cela la présence de nombreux modèles prescriptifs qui ne reposent pas sur de l’empirie. Les études étayées par une démarche empirique sont peu situées et reposent sur des méthodologies ne permettant pas de rendre compte d’un processus d’apprentissage.

Compte tenu de ces éléments, il nous semble intéressant d’enrichir la notion de processus d’apprentissage collectif.

À ces différentes raisons d’ordre plus scientifique vient s’ajouter un intérêt lié au contexte de l’école vaudoise. En effet, en réponse au changement de la loi fédérale et à l’accord intercantonal de 2007 qui en découle, stipulant que « les solutions intégratives sont préférées aux solutions séparatives » (article 2, alinéa b, p. 2), les établissements scolaires se retrouvent à devoir intégrer des élèves à besoins particuliers en son sein et à fonctionner sur la base de collaboration entre des enseignant⋅e⋅s titulaires de classe et des enseignant⋅e⋅s ressources (spécialisé⋅e⋅s ou maitre⋅sse⋅s d’appui). Même s’il s’agit à ce stade d’intégration scolaire, et non d’inclusion scolaire, cette nouvelle loi « nous montre comment les injonctions peuvent indirectement amener un pays à passer progressivement d’une scolarisation séparative à une éducation plus inclusive » (Ramel, Vienneau, Pieri et Arnaiz, 2016, p. 49). Malgré ces efforts politiques, l’intégration et l’inclusion scolaire sont des problématiques récentes ; il n’existe que très peu d’expériences et de représentations de communautés éducatives et en particulier de communautés interprofessionnelles intraorganisationnelles (Trépanier et Paré, 2009) regroupant l’ensemble des professionnel⋅le⋅s de l’enseignement (titulaires ou ressources). Ainsi il semble intéressant de comprendre comment celles⋅ceux-ci peuvent apprendre ensemble à construire une communauté éducative.

Par notre recherche, nous nous sommes intéressée à la question suivante : comment le processus d’apprentissage collectif se déroule-t-il dans le cadre de la construction d’une communauté éducative interprofessionnelle intraorganisationnelle au sein d’un établissement scolaire ?

Pour étudier ce processus, et compte tenu des constats issus de notre revue des écrits évoquée ci-dessus, en particulier l’absence de représentations d’un processus d’apprentissage collectif, nous nous sommes inscrite dans une démarche compréhensive en nous intéressant plus précisément à ce que nous avons appelé le scénario (où, quand, avec qui et quels apprentissages réalisés), aux interactions, au climat d’apprentissage et à l’interdépendance entre les professionnel⋅le⋅s. Nous reviendrons sur les raisons de ces choix en présentant le cadrage théorique relatif à ces différentes dimensions.

2. Contexte théorique

Pour comprendre comment se déroule le processus d’apprentissage collectif dans le cadre de la construction d’une communauté éducative interprofessionnelle intraorganisationnelle au sein d’un établissement scolaire, nous avons tout d’abord cherché à décrire le scénario. Ce dernier concerne le déroulement du processus d’apprentissage dans le temps, l’espace et un contexte spécifique. Il s’agit concrètement d’identifier les acteurs, les lieux investis par l’apprentissage, les moments privilégiés, les spécificités propres à ce contexte ainsi que les apprentissages réalisés par les professionnel⋅le⋅s de l’enseignement. Pour cette sous-question de recherche, nous avons pris le parti de rester à priori dans une logique inductive ; aucun cadre théorique spécifique n’étayera cette question du scénario d’apprentissage.

Notre deuxième sous-question de recherche concerne les interactions. En effet, apprendre ensemble nécessite d’interagir entre professionnel⋅le⋅s. Van den Bossche (2006) relève trois types d’interactions au coeur de l’apprentissage collectif :

  • Le partage de l’information, dans lequel il y a un échange de connaissances, compétences, ou opinions.

  • La coconstruction, qui est un processus par lequel la connaissance est partagée et qui engage ensuite un processus interactionnel d’énonciation, de développement, de questionnement, de prolongement, d’affinage, de modification, de mise à profit, dans la construction d’un sens et de connaissances partagés et nouveaux.

  • La controverse, qui va au-delà de la coconstruction, car elle implique un travail de négociation.

Sur la base de notre recherche (Rebetez, 2016), nous avons ajouté les catégories suivantes :

  • La transmission d’informations, symétrique (entre pairs) et asymétrique (entre un⋅e responsable et un⋅e collaborateur⋅rice).

  • Le partage de pratiques professionnelles.

Les études sur le conflit sociocognitif (Bourgeois et Buchs, 2011 ; Quiamzade, Mugny et Butera, 2013) ont montré qu’un contexte coopératif favorise la controverse et la coconstruction, interactions propices aux apprentissages. À l’inverse, si le contexte dans lequel ces interactions prennent place exacerbe les enjeux de comparaison sociale, on trouve des interactions peu propices à l’apprentissage comme la complaisance, la juxtaposition ou la compétition. Ainsi la question du climat du groupe joue un rôle important et concerne notre troisième sous-question. De nombreuses études, tant dans le champ de la pédagogie coopérative (Johnson et Johnson, 2009a) que dans le champ de la formation d’adultes (Monteil et Chambres, 1990), mais aussi dans celui qui s’intéresse au processus d’apprentissage d’une équipe (Edmondson, 1999), ont montré l’importance du climat socioaffectif dans les apprentissages. Pour Monteil et Chambres (1990), les apprentissages sont facilités si le climat relève de l’aménité. Bourgeois et Nizet, (2005, p. 169), en reprenant à leur compte les apports de Monteil et Chambres (2005), précisent qu’un climat d’aménité relève « de la cordialité, de la sympathie, de la bienveillance et de l’affabilité ». La contrariété est caractérisée par de l’antagonisme, de la discorde et de l’agressivité. Edmondson (1999, 2003) montre que le processus d’apprentissage d’une équipe est possible lorsqu’il y a la présence d’un climat de sécurité psychologique qu’elle définit ainsi : « Une perception, partagée par les membres d’une même équipe, qu’il est possible de faire des erreurs sans être pénalisé par le groupe, de demander de l’aide, des informations ou des rétroactions sans qu’une piètre opinion ne soit portée envers le membre du groupe » (Edmondson, 2003, p. 257, notre traduction).

Edmonson (1999) a identifié neuf indicateurs ; nous les avons retenus pour notre recherche :

Les perceptions :

  • Respect des compétences de chacun⋅e ;

  • Intérêt pour les personnes ;

  • Pas d’exclusion pour ce que la personne est ou pense ;

  • Chacun⋅e a une intention positive envers les autres.

Les comportements :

  • Chercher ou donner de la rétroaction ;

  • Faire des changements et des améliorations, notamment à partir de l’expression d’erreurs ;

  • Recevoir et donner de l’aide ou de l’expertise ;

  • Expérimenter 

  • S’engager dans des conflits constructifs et de la confrontation.

La dimension de l’interdépendance, quatrième sous-question de recherche, nous semble également importante pour deux raisons. D’une part, Johnson et Johnson (2009b) ont montré que le conflit pouvait être une source d’apprentissage pour autant qu’il se situe dans une relation d’interdépendance positive. D’autre part, l’interdépendance au sein des équipes de travail a été étudiée sous l’angle « organisationnel » comme une modalité d’organisation du travail (Mintzberg, 2011a ; 2011b). Ainsi, nous nous sommes demandé s’il y avait présence d’interdépendance, positive ou négative, ou d’indépendance.

L’interdépendance positive ou coopération existe lorsque des individus travaillent ensemble vers un but commun et qu’ils peuvent atteindre leur but seulement si les autres membres du groupe atteignent également leur but. Dans la compétition, ou interdépendance négative, les individus travaillent les uns contre les autres ; l’atteinte du but est réservée à l’un d’entre eux au détriment des autres. L’indépendance existe lorsqu’un individu peut atteindre son but indépendamment des autres et de l’atteinte de leur but. Au-delà de la dimension structurelle de l’interdépendance, la coopération implique un sentiment d’interdépendance que Johnson et Johnson (2003, p. 173) métaphorisent par « sink ou swim together ».

Maintenant que nous avons présenté les questions de recherche ainsi que le cadre théorique qui étaye notre recherche, nous présenterons ci-dessous les aspects méthodologiques.

3. Méthodologie

Vouloir décrire de manière détaillée et concrète l’apprentissage collectif dans la construction d’une communauté en particulier, réclame un recueil situé. Ainsi notre démarche de recherche s’inscrit dans une perspective qualitative. La méthode retenue est l’étude de cas. L’étude de cas correspond à l’étude d’un phénomène dans un contexte très précis et délimité (Albarello, 2011). Ce dernier concerne, dans notre recherche, un établissement scolaire du canton de Vaud (Suisse) face à la nécessité de réorganiser sa pédagogie compensatoire et souhaitant constituer une communauté interprofessionnelle intraorganisationnelle. Ce qui est appelé « pédagogie compensatoire » en Suisse concerne toutes les mesures pédagogiques destinées à aider les élèves qui éprouvent des difficultés scolaires (cours d’appui, cours intensif de français, classe d’accueil pour élèves non francophones). Nous présenterons ci-après de manière plus approfondie cet établissement de façon à comprendre les raisons qui l’ont poussé à opérer cette réorganisation et le contexte dans lequel la recherche s’est réalisée.

3.1 Sujets

À la suite d’un vote tenu en 2011, les élèves vaudois⋅es à besoins particuliers sont maintenu⋅e⋅s dans les classes traditionnelles plutôt que placée⋅s dans une institution spécialisée. Des enseignant⋅e⋅s d’appui et spécialisé⋅e⋅s sont alors mis à disposition des écoles dans le cadre de la pédagogie compensatoire pour soutenir les enseignant⋅e⋅s et les élèves dans ce travail d’intégration et de soutien scolaire ; elles⋅ils doivent travailler en collaboration avec les enseignant⋅e⋅s titulaires, le plus possible dans la classe. En conséquence d’un modèle individualisant et médicalisant qui consiste à attribuer à chaque élève signalé⋅e un⋅e enseignant⋅e⋅ ressource sans mener de réflexion plus globale sur les besoins de la classe, le nombre d’intervenant⋅e⋅s dans les classes a augmenté. Les enseignant⋅e⋅s titulaires sont alors confronté⋅e⋅s au fait de devoir collaborer avec de nombreux⋅ses intervenant⋅e⋅s. Cela les amène à une charge importante de travail de concertation, d’adaptation et de prise en compte de multiples contraintes (horaires et jours de travail, spécificité dans la manière de travailler de l’enseignant⋅e ressource, etc.). L’établissement scolaire étudié se trouve dans cette situation et, en 2011, les enseignant⋅e⋅s de l’établissement ont alerté la direction et ont demandé à pouvoir repenser l’organisation de la pédagogie compensatoire afin de diminuer au sein de leur classe le nombre d’intervenant⋅e⋅s. Un groupe de travail rassemblant les enseignant⋅e⋅s motivé⋅e⋅s par ce projet et la direction a été constitué pour mener une réflexion à ce propos.

Concrètement, la nouvelle organisation, telle que conceptualisée par ce groupe de travail, consiste à attribuer autant que possible un⋅e seul⋅e enseignant⋅e ressource par classe et à constituer une équipe « stable » dans chaque village, appelée « équipe de site ». L’établissement primaire étant réparti sur deux villages et cinq bâtiments (deux dans un village et trois dans l’autre), il y a deux équipes de site. Chaque équipe de site rassemble les enseignant⋅e⋅s titulaires et les enseignant⋅e⋅s ressources intervenant dans le site. La finalité de ces équipes est de créer une cohésion, de favoriser une meilleure coordination des professionnel⋅le⋅s ressources au sein de chaque site et ainsi diminuer le nombre d’intervenant⋅e⋅s dans les classes, de leur permettre d’échanger autour de leurs pratiques inclusives et collaboratives afin d’apprendre des expériences de chacune, ainsi que de réguler le projet. Il s’agit également de favoriser une réflexion collective autour de l’inclusion et de la collaboration.

Les équipes de site se réunissent plusieurs fois durant l’année ; les séances ont été décrétées obligatoires par la direction et sont animées par la⋅le responsable de projet.

Les données ont été récoltées uniquement sur l’un des deux sites. L’équipe de site concernée par notre recherche est composée de dix enseignant⋅e⋅s régulier⋅ère⋅s dont huit titulaires et deux non titulaires, et de cinq enseignant⋅e⋅s ressources (quatre enseignant⋅e⋅s d’appui et un⋅e maitre⋅sse de classe de développement itinérant⋅e). Ces enseignant⋅e⋅s sont réparti⋅e⋅s sur trois bâtiments, chacun situé à une distance d’environ un à deux kilomètres des autres. Le premier bâtiment regroupe cinq classes, le deuxième deux classes et le troisième, une classe.

3.2 Instrumentation

Nous avons récolté nos données à l’aide de deux outils, soit l’enregistrement des séances de l’équipe de site ainsi que les entretiens semi-directifs compréhensifs (Kaufmann, 2008).

3.3 Déroulement

Les enregistrements des séances de site ont été effectués sur une durée d’un an ; au total quatre séances de site ont été enregistrées, soit les 29 octobre 2012, 31 janvier, 27 mai et 3 octobre 2013. Nous assistions à ces séances en tant que chercheuse dans un rôle d’observation non participante.

Les entretiens ont eu lieu en décembre 2013, soit quinze mois après la mise en oeuvre du projet. Douze enseignant⋅e⋅s sur quatorze ont accepté de participer à ces interviews. La raison pour laquelle deux enseignant⋅e⋅s n’ont pas souhaité participer concerne une surcharge momentanée liée à des évènements particuliers.

3.4 Méthode d’analyse des données

Les enregistrements des séances d’équipe et des entretiens ont été retranscrits. L’ensemble de ces données brutes a ensuite été introduit dans @NVivo10, un logiciel de traitement de données et d’analyse qualitative.

Pour Albarello (2011), qui étaye son propos sur Creswell (2007), trois procédures sont mises en oeuvre dans l’analyse d’une étude de cas : une description en profondeur du cas (contexte, dimension historique et chronologie des évènements), une condensation du matériau récolté et sa catégorisation, et l’interprétation par « la mise en lien entre l’observation empirique du site et l’articulation de celle-ci avec les référents théoriques qui lui ont servi de base » (Albarello, 2011, p. 92). Dans notre recherche, nous avons tout d’abord encodé nos données brutes dans des rubriques. Une rubrique (Paillé et Mucchielli, 2012) permet d’étiqueter un extrait en lien avec un sujet général, mais ne renseigne pas sur ce qui a été dit ; dans notre recherche, ces rubriques correspondent aux axes relatifs à nos questions de recherche (scénario, interactions, climat, interdépendance). Nous avons ensuite catégorisé le contenu des rubriques à l’aide des indicateurs opérationnels issus de notre cadrage théorique. Les résultats issus de ces deux premières procédures nous ont permis de décrire en profondeur et de manière exhaustive le cas et de générer des interprétations.

3.5 Considérations éthiques

Un consentement de recherche a été signé par les participant⋅e⋅s à notre recherche ; il décrit l’objectif de la recherche et les étapes, de même qu’il garantit l’anonymat des données. La commission de thèse encadrant cette recherche a validé la dimension éthique de notre démarche. Une séance de restitution des données auprès des participant⋅e⋅s à notre recherche a été organisée une fois les analyses effectuées. Pour garantir l’anonymat des participant⋅e⋅s, leur nom a été remplacé par une lettre de l’alphabet suivi d’un chiffre (E1 à E12). La méthodologie ayant été décrite, nous présenterons ci-après les résultats.

4. Résultats

Les différents résultats seront présentés par rubrique. Nous avons illustré nos résultats par des extraits de transcriptions issus des entretiens conduits avec les enseignant⋅e⋅s de l’établissement.

4.1 Scénario

La mise en oeuvre de la nouvelle organisation a conduit à des changements structurels puisqu’elle implique une collaboration entre enseignant⋅e titulaire et enseignant⋅e ressource en classe et en équipe dans « l’équipe de site ».

Les entretiens mettent en perspective que le processus d’apprentissage relatif à cette nouvelle culture de collaboration se déroule sur plusieurs niveaux en parallèle, à savoir dans la relation de collaboration en classe, dans des relations amicales, dans des moments informels comme les repas ou les récréations, durant les séances de site et dans d’autres séances hors du site. Ceci donne une impression très diffuse de ce processus d’apprentissage. Néanmoins, des changements s’opèrent : « Même si sur le moment, on n’avait pas l’impression qu’il y avait une évolution, petit à petit quand même, dans le fond, il y a des changements qui se sont effectués (E1) ».

Ce scénario est influencé par la répartition géographique des bâtiments, car il n’y a pas d’échange entre les enseignant⋅e⋅s des différents bâtiments en dehors des séances de site. Les liens entre les enseignant⋅e⋅s du bâtiment principal sont importants :

Ici à F. [l’un des bâtiments du site en question], les 5 classes qu’on est là, c’est vrai que voilà on est très liées, c’est très… Il y a jamais de jugement, cette cohésion, il y a toujours eu, alors est-ce qu’avec celles du G. et du P. [deuxième et troisième bâtiment du site]… Moi je les vois pas, donc je sais pas

E3

Concernant les apprentissages, il semble qu’ils soient plus individuels que collectifs, sauf pour un objet, à savoir la procédure de signalement des élèves à besoins particuliers (nous y reviendrons ci-après).

Selon les enseignant⋅e⋅s, c’est surtout la collaboration en classe entre l’enseignant⋅e titulaire et l’enseignant⋅e ressource qui est source de changements dans les pratiques. Elle a permis d’apprendre d’autres manières d’enseigner, de collaborer et de mieux connaitre les élèves : « Alors elle (l’enseignante d’appui) elle m’oriente dans ce que je peux obtenir d’elle grâce à ce projet, on peut discuter, j’apprends de nouvelles méthodes pédagogiques (E6) ».

Les réunions de site sont aussi à l’origine de différents apprentissages individuels perçus. Des enseignant⋅e⋅s expliquent que les échanges de pratiques qui ont pu se faire durant deux séances de site auraient permis d’avoir une meilleure connaissance de ce que chacun⋅e fait au sein de sa classe : « On apprenait ce que les autres faisaient, on se disait voilà, elles font comme ça, disons qu’on ne se sent plus extraterrestres, on se rend compte qu’on fait toutes plus ou moins la même chose en fait (E8) ».

Il semble que les rencontres internes au bâtiment principal aient été également source de changement pour certain⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s y travaillant. Durant des moments plus informels, comme les repas ou les récréations, les enseignant⋅e⋅s ont partagé de l’information à propos d’élèves et du projet : « On mange souvent, on reste souvent à midi ensemble et on se dit beaucoup de choses (E2) ».

De manière plus générale, la mise en oeuvre d’une pédagogie intégrative a suscité des apprentissages individuels sur la conception du métier et de l’accueil d’enfants porteur⋅se⋅s d’un handicap :

On essaie de voir les besoins d’une classe par rapport à des difficultés rencontrées par des enfants, mais c’est plus centré sur l’enfant, de faire des projets dont tout le monde bénéficie et ça il me semble que ce n’était pas comme ça avant

E12

Plusieurs raisons expliquent qu’il y ait une majorité d’apprentissages individuels. Tout d’abord, au moment de la mise en oeuvre du projet, le degré de connaissance différait d’un⋅e à l’autre. Certain⋅e⋅s avaient participé à la conceptualisation, d’autres ne s’y étaient pas intéressé⋅e⋅s, et certain⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s étaient nouvellement engagé⋅e⋅s dans l’établissement :

Alors freiné… justement l’incompréhension de ce qui se mettait en place, on n’a pas compris, je pense ne pas être la seule à ne pas avoir compris tout de suite qu’il s’agissait d’un projet neuf et puis que ça concernait tout le monde et non pas d’un petit groupe qui était d’accord d’accueillir des enfants en difficulté

E6

D’autre part, les expériences de collaboration sont différentes d’un⋅e enseignant⋅e à l’autre, puisque certain⋅e⋅s disent être entré⋅e⋅s dans une logique de collaboration plusieurs années auparavant déjà : « Avec le projet d’établissement non (non, il n’y pas d’apprentissage), mais j’avais déjà travaillé de cette manière-là avant qu’il y ait le projet d’établissement qui se mette en place (E7) ».

Néanmoins, nous avons aussi relevé un changement touchant à l’ensemble de l’équipe de site avec l’introduction d’une nouvelle procédure de signalement d’élèves à besoins particuliers. Durant deux séances de site, les enseignant⋅e⋅s ont coconstruit cette nouvelle procédure qui devra être appliquée par l’ensemble des enseignant⋅e⋅s.

4.2 Interactions

En dehors des interactions qui se déroulent dans les réunions de site obligatoires et qui réunissent l’ensemble de l’équipe, les interactions qui prennent place concernant la pédagogie compensatoire et sa nouvelle organisation se déroulent principalement dans la collaboration en classe entre enseignant⋅e titulaire et enseignante ressource et dans les moments informels entre quelques enseignante⋅s internes au bâtiment principal ; ce projet ne génère pas d’interactions entre les enseignant⋅e⋅s des bâtiments différents.

C’est vrai il y a un problème géographique qui fait que nous on se voit beaucoup parce qu’on est dans un bâtiment, il y a un pool d’enseignants qui se voient ici, aussi avec les maitresses d’appui qui interviennent ici, et puis géographiquement il y a ces deux petits collèges éloignés qui fait que c’est un petit peu différent, donc on a beaucoup de discussions entre nous forcément ici (dans le bâtiment principal)

E2

Dans le cadre des réunions de l’équipe de site, on trouve de la transmission de l’information entre la cheffe de projet et les enseignant⋅e⋅s, du partage de pratiques durant les moments spécifiquement dédiés à cela, de la coconstruction et de la controverse lors de l’élaboration de la procédure de signalement d’élèves à besoins particuliers comme dans l’exemple ci-dessous :

Responsable de projet : Alors il y a des choses où on n’a pas forcément besoin hein. Éducation physique... musique... dessin... Je sais pas on n’a pas forcément besoin de ces rubriques-là.
Enseignant 1 : Je suis pas tout à fait d’accord.
Responsable de projet : Ah ?
Enseignant 1 : Non je suis pas tout à fait d’accord. Moi dans notre classe à S. (autre site) on a une fille heu... qui a beaucoup de peine en français et en maths. Mais c’est extrêmement précieux de savoir que partout ailleurs c’est une des meneuses de la classe. Et je trouve que c’est vraiment vraiment bien de le savoir. Parce que...
Enseignant 2 : Oui t’as raison...

séance-31012013

Dans la collaboration en classe et les moments informels, on trouve du partage et quelques controverses.

4.3 Climat

Les enseignant⋅e⋅s disent se sentir en sécurité dans l’équipe de site :

Je crois que l’équipe X (du site) on s’entend bien, donc non, on a un bon climat dans cette équipe. On est une équipe d’enseignantes qui s’entendent bien, qui sont dans la même voie et je n’ai pas du tout ressenti de choses négatives

E8

Néanmoins, durant les entretiens, nous avons entendu des jugements de valeur à propos d’autres collègues et identifié la présence de complaisance chez un⋅e enseignant⋅e durant les réunions de l’équipe de site :

Enseignant : Parce que je croyais être la seule à n’avoir pas compris ce qui se passait vraiment (rire), donc on veut pas poser de questions parce qu’on va penser « celle-ci, elle est sur la lune, faut qu’elle atterrisse ».
Chercheuse : Donc la peur de…
Enseignant : D’un jugement des autres

E6

4.4 Interdépendance

L’interdépendance positive est importante dans les collaborations en classe et entre les enseignant⋅e⋅s qui se trouvent dans le bâtiment principal ; en effet, elles⋅ils organisent ensemble différents projets pédagogiques et s’entraident. Comme nous l’avons également relevé ci-dessus, les enseignant⋅e⋅s ne se sentent pas en interdépendance avec les autres enseignant⋅e⋅s de l’équipe de site.

Concernant les rencontres de l’équipe de site, il semble que le sentiment d’interdépendance soit différent d’un⋅e enseignant⋅e à un⋅e autre ; certain⋅e⋅s espèrent en avoir plus et d’autres n’en ont pas besoin.

Mon sentiment, c’est que les maitresses sont là pour être là. Est-ce que c’est parce que je l’ai vécu moi que je sens comme ça. Je sens très bien qu’il y a des maitresses qui sont impliquées, qui sont intéressées, c’est d’ailleurs celles qui répondent à mes mails. Pour les autres, j’ai l’impression d’un troupeau de moutons qui suit parce qu’elles doivent suivre et donc je ne vois pas très bien ce que ça amène pendant les réunions… ça doit amener au même titre qu’à moi ça amène des réflexions, mais je sens très bien qu’il y a des personnes qui ne sont pas très intéressées ou pas intéressées et qui ne saisissent pas vraiment le sens du projet

E12

D’ailleurs la nécessité de ces rencontres a été fortement remise en question à la fin de la première année ; au cours d’une séance, alors que la cheffe de projet souhaitait connaitre leurs besoins pour l’année suivante en matière de séances de site, des enseignant⋅e⋅s ont exprimé une certaine colère quant au fait de ne pas savoir ce qui était attendu d’elles⋅ils et concernant la nécessité de ces séances. « Ce que j’entends c’est que pour que ça ait du sens, il faut que ça leur apporte quelque chose et ce que j’entends, c’est qu’il y a peut-être un moment où elles sont fatiguées (E11) ». Il a été demandé que le nombre de séances diminue et qu’elles soient plus utiles ; la demande a été entendue par la direction et l’équipe de site a été autorisée à se réunir deux fois par an.

Par ailleurs, les enseignante⋅s ressources ont ressenti le besoin de se réunir entre elles⋅eux de façon régulière ; cet espace n’avait pas été préalablement pensé dans le projet de réorganisation et le besoin a émergé dès la première année de mise en oeuvre de la nouvelle organisation de la pédagogie compensatoire.

5. Discussion des résultats

Nous évoquions dans notre introduction que le développement d’une communauté éducative et d’une culture de la collaboration représenterait un apprentissage collectif et nous nous sommes intéressée à la façon dont cette équipe de site apprend à se construire. Nous relevons que le processus d’apprentissage au sein de cette communauté prend la forme de trois scénarios différents que nous avions repérés dans notre recherche comparant des équipes de travail très différentes face à des changements et apprentissages très différents (Rebetez, 2016).

Le premier scénario est l’apprentissage individuel dans un collectif ; on le trouve lorsqu’un⋅e enseignant⋅e sollicite un⋅e collègue pour obtenir de l’information sur le projet. Billett (2004) parlerait d’aide directe ou indirecte. L’apprentissage individuel en groupe correspond aux échanges de pratiques qui se sont déroulés durant les séances de site ; dans ce type de scénario, le groupe est un support aux apprentissages individuels et chacun⋅e retire ce qu’il⋅elle souhaite de ces moments d’échange. Ce type de scénario correspond à ce que Lorino (2007) appelle les communautés de pratiques ; elles réunissent des personnes ayant un métier commun. L’apprentissage de groupe est le troisième scénario identifié. Il s’agit des moments où l’équipe d’enseignant⋅e⋅s coconstruit une nouvelle procédure de signalement des élèves à besoins particuliers en réponse à un problème. L’apprentissage se traduit par une prise de décision collective d’une procédure partagée qui vise à améliorer leur fonctionnement d’équipe. Lorino appelle ce type de scénario les communautés d’enquête ou de processus qui regroupent des professionnel⋅le⋅s ayant une activité conjointe ; cette dernière est alors problématisée par le groupe en vue d’améliorer la collaboration. Ces divers scénarios peuvent s’imbriquer les uns dans les autres et il ne peut y avoir d’apprentissages collectifs sans apprentissages individuels ; ceci soulève une question méthodologique sur la manière dont on saisit les apprentissages collectifs, mais nous n’approfondirons pas cet aspect dans cet article.

La dimension diffuse du processus d’apprentissage relevée également dans nos résultats pourrait être relative à l’objet d’apprentissage. Apprendre une nouvelle culture de collaboration n’est pas un objet clairement délimité et se construit dans les collaborations multiples (collaboration en classe, en équipe de site, durant les repas de travail, etc.). Toujours en référence à notre recherche qui comparait divers processus d’apprentissage d’équipes de travail en organisation (Rebetez, 2016), nous avions identifié quatre caractéristiques de l’objet d’apprentissage :

  • La nature de l’objet : l’apprentissage d’une nouvelle technologie (comme un nouveau logiciel) et celui d’une nouvelle culture de collaboration sont de nature différente.

  • Le contour de l’objet d’apprentissage : une nouvelle technologie est un objet d’apprentissage clairement identifié qui peut se transmettre d’un⋅e expert⋅e à un⋅e novice tandis que la culture de collaboration est moins bien délimitée ; il s’agit de pratiques qui se développent dans et avec le groupe, par la réflexivité, la coconstruction et la controverse. Son contour est par conséquent plus diffus que la transmission de savoir visant à faire apprendre les fonctionnalités d’une nouvelle machine par exemple.

  • La portée collective de l’objet d’apprentissage ; on peut résumer cette caractéristique en disant que si l’un⋅e des membres ne maitrise pas l’objet, cela peut avoir plus ou moins de conséquences sur les autres membres du groupe. Si les enseignant⋅e⋅s ne respectent pas la procédure coconstruite, le travail de chacun⋅e peut s’avérer difficile.

  • L’entité apprenante est la dernière caractéristique et rejoint la précédente. Une nouvelle technologie est un objet relevant uniquement d’un apprentissage individuel alors qu’apprendre à collaborer implique que chaque membre du groupe apprenne également.

Enfin, nous aimerions relever les différences d’interdépendance ; elle est surtout présente dans la collaboration en classe et dans le collectif qui travaille au sein du bâtiment principal, mais elle est absente au sein de l’équipe de site puisque les enseignant⋅e⋅s ont demandé à diminuer le nombre de séances. Par contre, elle est devenue importante au sein du groupe des enseignant⋅e⋅s ressources ; ces professionnel⋅le⋅s semblent se sentir en interdépendance positive les un⋅e⋅s avec les autres. Ceci nous amène à soulever la question du sens d’une interdépendance positive. S’il n’y a pas de plus-value à être en communauté, les enseignant⋅e⋅s ne trouvent pas de sens à travailler en équipe de site. Construire avec les enseignant⋅e⋅s le sens à ces séances ne garantit pas non plus la création d’un sentiment d’interdépendance puisque c’est ce que la cheffe de projet a souhaité faire lors du démarrage de la deuxième année et qui a conduit à des revendications de la part des enseignant⋅e⋅s. À l’inverse, les enseignante⋅s trouvent du sens dans le travail de collaboration en classe ; elles⋅ils évoquent le plaisir ainsi que les bénéfices à travailler ensemble et ne souhaiteraient pas revenir en arrière. Le travail dans la classe est une source plus importante d’interdépendance positive. Dans notre recherche (Rebetez, 2016), nous avions montré que le type d’objet d’apprentissage pourrait avoir un lien avec le sentiment d’interdépendance. Lorsque l’objet d’apprentissage a une portée collective, il mobilise le collectif. Par exemple, si un⋅e enseignant⋅e ressource ne met pas en place ce qui a été discuté et décidé avec l’enseignant⋅e titulaire après l’analyse d’une situation, le travail de ce⋅cette dernier⋅ère pourrait en être dérangé. Dans le cadre des séances de site, la procédure de signalement est probablement un objet à portée collective ; en effet, si les enseignant⋅e⋅s ne la respectent pas, le travail de l’autre peut en être affecté par l’insuffisance de l’information transmise ou des ressources attribuées. Or, dans le cadre des réunions de site, aucun autre objet n’a permis de construire une interdépendance positive.

Ainsi, au regard de nos réflexions, il nous semble qu’une question centrale dans la construction d’une communauté éducative, qu’elle soit restreinte à une communauté interprofessionnelle comme dans notre recherche ou plus élargie, est : Comment développer un sentiment d’interdépendance entre ses acteurs et quels objets auraient une portée collective suffisamment importante pour qu’ils soient une source d’interdépendance positive ?

Si nous nous référons au concept de communauté d’apprentissage professionnelle, il s’agit de se donner ensemble un projet d’amélioration des apprentissages des élèves par une démarche de collecte de données auprès de celles⋅ceux-ci. Peut-être qu’il s’agirait là d’une piste, à savoir de permettre à une équipe de se mettre en projet d’une part, de façon structurée d’autre part, pour ce qui finalement est au coeur du métier d’enseignant⋅e : les apprentissages des élèves.

Deuxièmement, l’enjeu géographique serait, selon nos résultats, à prendre en compte, d’autant plus dans un canton où les établissements deviennent de plus en plus grands et répartis sur diverses communes et plusieurs bâtiments scolaires. Selon Johnson et Johnson (2009a), l’interdépendance d’espace est l’un des facteurs de la coopération. L’interdépendance ne s’est pas construite entre les enseignant⋅e⋅s de bâtiments différents, mais entre les enseignant⋅e⋅s travaillant dans le bâtiment principal. On peut donc faire l’hypothèse que l’interdépendance se crée plus facilement lorsqu’il y a des possibilités de se côtoyer régulièrement et de partager des espaces communs.

Troisièmement, la question de l’harmonisation des connaissances sur le projet communautaire serait aussi à prendre en compte dans la création d’une communauté éducative ; ici aussi, l’enjeu de la dimension géographique joue probablement un rôle. Moins les personnes auront l’occasion de parler du projet en raison de leur éloignement géographique, moins les connaissances concernant le projet seront partagées et moins le sens partagé pourra se développer.

Quatrièmement, nous émettons l’hypothèse que la création d’une communauté devrait reconnaitre des différences de rôle et ce que nous nommons le « coeur de métier » relatif à ces différent⋅e⋅s professionnel⋅le⋅s. Pour l’enseignant⋅e titulaire, les besoins de l’élève et de la classe forment le coeur de son activité. Pour l’enseignant⋅e ressource, ces besoins sont également centraux, mais la relation de collaboration avec l’enseignant⋅e titulaire est un aspect essentiel pour qu’il⋅elle puisse intervenir dans la classe auprès des élèves à besoins particuliers. Cette collaboration colorera fortement la nature de leur activité. Si l’enseignant⋅e titulaire souhaite mettre en place des projets de classe conjointement coconstruits avec l’enseignant⋅e ressource ou, au contraire, préfère lui demander de prendre un⋅e élève en particulier et de travailler au fond de la classe, la place et le rôle de l’enseignant⋅e ressource va être complètement différent ; c’est ce que nous raconte cette enseignante ressource :

Il y en a qui préfèrent que je travaille en classe ou pas, ça se sent, voilà ça se sent, certaines me donnent une tâche particulière ou une mission particulière, et d’autres c’est un peu à moi, je sais ce que je dois faire, dans la globalité je sais de quel enfant je dois m’occuper et pourquoi, et c’est à moi de voir comment je veux faire sur le moment, en fait ça dépend beaucoup des maitresses

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Ainsi, il ne suffit pas de vouloir créer une communauté et d’obliger à travailler en équipe pour que les enseignant⋅e⋅s apprennent à construire une communauté.

6. Conclusion

Dans notre recherche, nous avons essayé de comprendre comment se déroule le processus d’apprentissage collectif dans le cadre de la construction d’une communauté éducative interprofessionnelle intraorganisationnelle au sein d’un établissement scolaire. Les écrits scientifiques à ce propos invitent à considérer quatre dimensions : le scénario, les interactions, le climat d’apprentissage et l’interdépendance entre les professionnel⋅le⋅s. L’étude de cas nous a semblé une méthodologie pertinente et le recueil des données repose sur l’enregistrement de séances de l’équipe de site et des entretiens avec les enseignant⋅e⋅s de l’équipe.

Notre recherche a pu mettre en évidence que la construction d’une communauté ne repose pas forcément sur l’injonction de collaborer par la direction, mais implique qu’elle fasse sens pour les professionnel⋅le⋅s et que ceci peut être relatif à un objet d’apprentissage à portée collective importante et impliquant une interdépendance entre les membres de la communauté, à une géographie des lieux permettant aux professionnel⋅le⋅s de se côtoyer régulièrement et partager des espaces de travail, à la construction de représentations et d’expériences partagées dès le départ du projet et à une prise en compte de la différence dans ce que nous avons nommé le « coeur de métier » de ces professionnel⋅le⋅s.

Il nous semblerait intéressant de poursuivre nos recherches, notamment dans des communautés d’apprentissage professionnelles actuellement en cours de mise en oeuvre au sein d’établissements de notre canton, pour comprendre comment se construit ce sentiment d’interdépendance et étoffer nos différentes hypothèses.