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1. Introduction

Les années 1980-1990 ont été marquées, dans les pays occidentaux, par un mouvement de « modernisation » des administrations publiques se traduisant par une plus grande autonomie des entités administratives locales tenues de rendre des comptes sur la qualité de leurs services (accountability) selon les principes du New Public Management. Ce mode de gestion a d’abord été développé dans les pays anglo-saxons et s’est ensuite largement diffusé internationalement par l’intermédiaire de l’Organisation de coopération et de développement économiques. Il s’accompagne d’une transformation de la figure de l’État qui devient un État évaluateur (Neave, 1988) chargé de définir un ensemble d’objectifs globaux mesurables à l’aide d’indicateurs que les administrations locales doivent traduire selon la spécificité de leur contexte.

Ces grands principes ont abouti, dans les systèmes d’enseignement, à une série de réformes visant à accroitre l’autonomie locale des établissements scolaires (Barroso, 2000) fonctionnant à la manière d’unités décentralisées (Dumay, 2010) dont l’atteinte des objectifs et les stratégies mises en oeuvre sont périodiquement évaluées par l’autorité centrale. Ces nouvelles formes de coordination du travail des individus ne s’implantent pas ex nihilo, elles sont introduites dans des systèmes déjà existants, héritiers d’une histoire spécifique. Ce sont des processus d’hybridation qui se donnent ainsi à voir, où se superposent des logiques anciennes et nouvelles de coordination, aboutissant à différents types de politiques nationales de reddition de comptes (Maroy et Voisin, 2014).

Le système d’enseignement belge francophone connait depuis 2015 un vaste plan de réforme : le Pacte pour un enseignement d’excellence (http://www.enseignement.be/). Il s’agit d’un projet ambitieux de refonte de l’enseignement qui veut s’atteler à divers chantiers : l’insuffisante maitrise des compétences pour un grand nombre d’élèves, les taux élevés de redoublement et de décrochage scolaire, la relégation, l’inadéquation entre l’offre de formation technique et professionnelle et les besoins du marché du travail, l’image dévalorisée de la profession enseignante, la transition entre les enseignements secondaire et supérieur, la transition numérique, l’allocation optimale des ressources. Le Pacte est structuré autour de quatre thématiques : les élèves, les acteur⋅rice⋅s de l’enseignement, les savoirs et les compétences à enseigner au 21e siècle, la gouvernance.

Notre propos se concentre sur la nouvelle gouvernance qui repose sur un principe de contractualisation entre la Fédération Wallonie-Bruxelles, autorité publique compétente en matière d’enseignement belge francophone, et les établissements scolaires. (La Belgique est divisée en un État fédéral, trois régions (Flandre, Wallonie, Région de Bruxelles-Capitale) et trois communautés linguistiques (flamande, francophone, germanophone). Depuis 1989, l’enseignement est une compétence communautaire, ce qui implique l’existence de trois systèmes d’enseignement. L’appellation constitutionnelle de la communauté francophone est la Communauté française de Belgique. Depuis 2011, l’appellation usuelle est la Fédération Wallonie-Bruxelles. C’est cette dernière appellation qui sera usitée dans cet article, sauf en cas de citations de documents officiels. Cette contractualisation trouve son expression matérielle dans les plans de pilotage, c’est-à-dire la traduction par les établissements scolaires des objectifs généraux définis par la Fédération selon la spécificité de leur contexte local.

Le Pacte d’excellence est l’aboutissement d’un processus de centralisation progressive de l’enseignement belge francophone qui démarre à la fin des années 1990 et qui se double aujourd’hui d’un processus de décentralisation par la plus grande autonomie accordée aux établissements scolaires. Après un exposé des cadres théorique et méthodologique, cet article propose une brève mise en perspective historique pour dégager le compromis, au sens de Boltanski et Thévenot (1991), sur lequel a reposé l’enseignement belge francophone jusqu’à la communautarisation de l’enseignement en 1989. Les sections suivantes retracent les éléments qui ont conduit, à partir du milieu des années 1990, vers une centralisation progressive d’un système d’enseignement, au départ fortement décentralisé, et qui ont peu à peu introduit de nouvelles logiques qui aboutiront, à partir de 2005, à la construction progressive d’un nouveau compromis.

2. Éléments théoriques et méthodologiques

Le concept de régulation institutionnelle, inspiré de la théorie de la régulation sociale (Reynaud, 1989), a permis de mettre en évidence les arrangements institutionnels qui organisent le système éducatif (Maroy, 2008). La régulation institutionnelle définit un cadre à l’intérieur duquel les acteur⋅rice⋅s du système agissent de façon plus ou moins coordonnée. Cette coordination de l’action passe notamment par des instruments d’action publique (Lascoumes et Le Galès, 2005) conçus pour mettre en oeuvre des politiques éducatives dont ils sont l’expression matérielle.

Cependant, si les instruments orientent l’action, ils présentent également une malléabilité (Ravinet, 2011). Leur mise en oeuvre est tributaire de l’usage qu’en font les individus qui disposent d’une marge de manoeuvre à l’intérieur du cadre fixé par la régulation institutionnelle. La régulation n’est donc pas exclusivement descendante. Une « régulation par le bas » (Maroy, 2008) se réalise à travers les actions quotidiennes des personnes qui, prises dans des situations concrètes, procèdent à des arbitrages, définissent des règles du jeu afin de « résoudre les problèmes de coordination et d’orientation dans les systèmes d’action organisés » (p. 34). À côté de ces deux formes de régulation, l’une fixant les arrangements institutionnels, l’autre définissant des arrangements locaux effectifs, on peut distinguer une « régulation cognitive et normative » qui désigne l’orientation des acteur⋅rice⋅s « par des modèles ou des scripts cognitifs et normatifs, historiquement construits et situés, qui contribuent à accorder leurs conduites et la régulation de leurs échanges » (p. 34). La coordination effective du travail des individus se situe à l’intersection de ces trois formes de régulation.

Dans le cadre du Pacte d’excellence, les écoles ont été réparties en trois vagues pour la conception et la mise en oeuvre des plans de pilotage. La première vague a démarré lors de l’année scolaire 2018-2019. Les établissements ont dû concevoir leurs plans de pilotage dont la réalisation démarrera pendant l’année 2019-2020. Les établissements de la seconde vague concevront leurs plans de pilotage en 2019-2020 et ceux de la troisième vague en 2020-2021. Nous sommes donc à un moment où se met en place la nouvelle régulation institutionnelle. L’exécution des plans de pilotage entrainera une transformation des régulations cognitive et normative d’une part, et par le bas d’autre part. Les schémas cognitifs ne sont en effet plus adaptés à cette nouvelle forme de gouvernance institutionnelle et les équipes éducatives locales seront contraintes d’adapter leurs modes de coordination.

Dès lors, cet article examine plus spécifiquement les logiques fondamentales de coordination du travail des acteur⋅rice⋅s du système d’enseignement belge francophone que la nouvelle régulation institutionnelle cherche à instaurer par la production de discours construisant une certaine vision du monde et reposant sur des principes de justification. Ceux-ci sont eux-mêmes des mises en forme discursives des logiques d’action des individus et de leur coordination. Afin d’identifier ces logiques fondamentales de coordination, le modèle des cités de Boltanski et Thévenot (1991) est mobilisé. Ce modèle théorique vise à expliquer la façon dont les personnes construisent des accords à partir desquels elles coordonnent leurs activités et résolvent leurs désaccords sans recourir à la violence physique. Il s’agit d’un régime d’action particulier, celui de la dispute en justice. Les fondements des accords sont des principes de justice, des « principes supérieurs communs » correspondant au bien commun spécifique à chaque « cité » (ou monde) identifiée par les auteurs, au nombre de six : inspirée, marchande, domestique, de l’opinion, civique et industrielle. Une septième cité a été échafaudée par Boltanski et Chiapello (2011) : la cité par projets.

Tableau 1

Les principes supérieurs communs des cités

Les principes supérieurs communs des cités

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Les cités peuvent être vues comme des formes idéales typiques caractérisées par un ensemble d’éléments qui se spécifient pour chacune d’entre elles. Parmi ceux-ci, outre le principe supérieur commun, on peut relever la « figure harmonieuse de l’ordre naturel » qui est un principe d’organisation à l’intérieur duquel sont coordonnées les activités des individus. Chaque cité est caractérisée par des êtres qui englobent les sujets et les objets de la cité. Les êtres qui se rapprochent du principe supérieur commun d’une cité sont qualifiés de « grands » à l’intérieur de cette cité. À l’inverse, ceux qui s’en éloignent sont qualifiés de « petits ». Un être peut être qualifié de grand dans une cité et de petit dans une autre. Il y a ainsi une distribution des grandeurs spécifique à chaque cité. Les êtres humains peuvent toujours se référer à l’un ou l’autre principe de justice pour justifier leurs actions. En revanche, les objets sont nécessairement rattachés à une cité.

Parmi les cités construites par Boltanski et Thévenot (1991), nous ne retiendrons que celles qui concernent directement notre analyse : marchande, domestique, civique et industrielle. Le principe supérieur commun du monde marchand est la concurrence. C’est elle qui coordonne l’activité des sujets qui sont des concurrents pour l’acquisition d’objets présentant une certaine valeur. Le modèle du marché est la forme de l’ordre naturel. Dans le monde domestique, le principe supérieur commun est la tradition. Les rapports entre les sujets sont hiérarchiques et générationnels. Les sujets sont soit supérieurs, soit inférieurs. Les objets sont des règles de savoir-vivre : chaque personne connait sa place et se comporte comme il est attendu d’elle à l’image traditionnelle du foyer domestique où les rôles des membres de la famille sont bien définis. Dans le monde civique, c’est la prééminence des collectifs qui constitue le principe supérieur commun. Les sujets sont les personnes collectives (État, associations, syndicats, etc.) et leurs représentant⋅e⋅s. Les objets sont les formes légales qui stabilisent les formes des personnes collectives. La République, l’État et la démocratie sont les figures de l’ordre naturel de cette cité. Enfin, la cité industrielle est caractérisée par un principe supérieur commun fondé sur l’efficacité, la performance et l’avenir. Les sujets sont des professionnel⋅le⋅s (expert⋅e⋅s, opérateur⋅rice⋅s, etc.) et les objets sont l’ensemble des moyens (stratégies, instruments de mesure, etc.) à partir desquels des objectifs sont poursuivis dans une perspective de progrès. L’organisation et le système sont les formes de cette cité.

Les principes supérieurs communs, ou principes de justice, constituent les fondements de l’accord des individus à partir desquels ils coordonnent leurs actions. Cependant, dans une situation, les personnes peuvent entrer en conflit. La dispute peut alors prendre deux formes : le litige et le différend. Le litige renvoie à un désaccord à l’intérieur d’une même cité. Le principe supérieur commun auquel se réfèrent les protagonistes d’une situation n’est pas remis en question. Seule l’est la distribution des grandeurs entre les êtres. Le différend renvoie quant à lui à un désaccord entre des principes de justice différents. Le différend ne peut être surmonté que si les individus s’accordent sur un et un seul principe supérieur commun. Mais dans de nombreuses situations, c’est le compromis qui prévaut. Les personnes en présence ne cherchent pas à se mettre d’accord sur un principe de justice commun. Elles construisent à la place un principe capable de rendre compatibles des jugements différents. Les compromis reposent sur des objets qui peuvent être équivoques ou composites. Les premiers se voient attribuer des significations différentes selon le monde auquel il est fait référence. Les seconds sont composés d’éléments provenant de mondes différents.

La mise en évidence des logiques au fondement des compromis à partir desquels les activités des acteur⋅rice⋅s sont coordonnées passe par l’identification des objets sur lesquels reposent ces compromis. Il s’agit, pour le cas qui nous occupe, du principe constitutionnel de la liberté d’enseignement, ainsi que de deux notes de gouvernement : d’une part, le Contrat pour l’École (Ministère de la Communauté française de Belgique) publié en 2005, qui définit une stratégie à atteindre, à l’horizon 2013, pour résoudre un ensemble de difficultés du système d’enseignement et qui introduit un pilotage par les résultats et, d’autre part, la note de gouvernement relative au Pacte d’excellence (Ministère de la Communauté française de Belgique, 2015) qui succède au Contrat pour l’École.

À partir d’une recension des écrits scientifiques et d’une analyse de contenu de textes officiels, les sections qui suivent présentent une brève synthèse de l’histoire de l’enseignement belge afin d’identifier le compromis qui a fondé son organisation jusqu’à la fin des années 1990. L’article montre ensuite que l’introduction d’un pilotage par les résultats est consécutive à un lent processus de centralisation d’un système d’enseignement au départ très décentralisé, amorcé dans les années 1990.

Cette description est appuyée par une analyse lexicographique des deux notes de gouvernement relatives au Contrat pour l’École (Ministère de la Communauté française de Belgique, 2005) et au Pacte d’excellence (Ministère de la Communauté française de Belgique, 2015). Ce sont deux textes performatifs qui définissent, à dix années d’intervalle, les principaux problèmes du système d’enseignement obligatoire belge francophone et la stratégie pour les surmonter. Ils ont donc un même statut officiel et sont de taille comparable : 16 653 formes graphiques pour le premier et 16 376 formes graphiques pour le second.

La forme graphique renvoie à la segmentation automatique d’un texte. C’est une unité à partir de laquelle, d’une part, sont identifiés les occurrences, le vocabulaire et la taille d’un texte et, d’autre part, est procédée une série d’opérations statistiques.

Pour réaliser une segmentation automatique du texte en occurrences de formes graphiques, il suffit de choisir parmi l'ensemble des caractères un sous-ensemble que l'on désignera sous le nom d'ensemble des caractères délimiteurs (les autres caractères contenus dans la police seront de ce seul fait considérés comme caractères non-délimiteurs).

Une suite de caractères non-délimiteurs bornée à ses deux extrémités par des caractères délimiteurs est une occurrence. Deux suites identiques de caractères non-délimiteurs constituent deux occurrences d'une même forme. L'ensemble des formes d'un texte constitue son vocabulaire. La segmentation ainsi définie permet de considérer le texte comme une suite d'occurrences séparées entre elles par un ou plusieurs caractères délimiteurs. Le nombre total des occurrences contenues dans un texte est sa taille ou sa longueur.

Lebart et Salem, 1994, p. 37-38

La comparaison lexicographique de ces deux documents permet ainsi d’observer l’évolution sémantique du discours du ministère de tutelle et, avec elle, l’évolution du compromis qui fonde la régulation du système d’enseignement. À cet effet, deux outils sont mobilisés à partir du logiciel libre de textométrie TXM : d’une part, l’index hiérarchique des fréquences et, d’autre part, les spécificités lexicales.

L’index hiérarchique des fréquences permet de classer les formes graphiques constituant le corpus selon leur fréquence d’apparition. Puisqu’il repose sur un calcul des fréquences en valeur absolue, l’index hiérarchique ne permet pas de comparer de façon précise les spécificités lexicales entre deux textes. C’est pourquoi la comparaison des usages lexicaux passe par l’étude des spécificités. Sous TXM, le calcul des spécificités consiste à mettre en relation la fréquence d’apparition réelle d’un nombre d’occurrences d’une forme graphique dans une partie de corpus présentant N occurrences avec la distribution de probabilité normale de cette forme dans la partie du corpus prise en compte (École normale supérieure de Lyon et Université de Franche-Comté, 2018). La présence marquée d’une forme graphique dans une partie de corpus est représentée par un indice. En lexicométrie, un indice situé entre -2 et 2 démontre un usage normal ou banal d’une forme graphique dans une partie d’un corpus alors que les formes graphiques affichant un indice inférieur à -2 (sous-représentation) ou supérieur à 2 (surreprésentation) doivent attirer le regard du chercheur, car elles expriment des spécificités lexicales d’une partie du corpus par rapport à une autre.

Les formes graphiques pertinentes présentant les occurrences les plus significatives sont considérées comme les expressions sémantiques des logiques au fondement des compromis. Le calcul des spécificités lexicales est réalisé afin d’identifier les formes graphiques qui spécifient, d’une part, le Contrat pour l’École par rapport à la note de gouvernement relative au Pacte d’excellence et, d’autre part, la note de gouvernement relative au Pacte d’excellence par rapport au Contrat pour l’École. Cette double comparaison montre le renforcement progressif des logiques nouvelles de coordination.

3. Mise en perspective historique

Au lendemain de son indépendance en 1830, la Belgique, libérée du joug hollandais grâce à une alliance entre bourgeois catholiques et libéraux, a rédigé sa Constitution de 1831 dans laquelle elle proclamait, en son article 17, que « [l]’enseignement est libre », ce qui signifie qu’aussi bien les pouvoirs publics que la société civile peuvent organiser un enseignement. Au lendemain de la naissance de la Belgique, cela concernait l’État, les communes et l’Église.

Cette liberté était une manière d’assurer la « paix des objets » (Derouet, 1992). L’article 17 permettait de faire coexister deux principes de grandeur : la tradition catholique, d’une part, et la liberté d’opinion inscrite dans les droits de l’homme et l’idée d’émancipation, d’autre part (El Berhoumi, 2013). L’accord ne portait donc pas sur le type d’enseignement qu’il convenait de prodiguer, mais sur la liberté qui

est d’abord un principe libéral, au sens d’une philosophie politique dont la « vision du monde lui commande d’aménager et de garantir la liberté de ceux qui vivent dans la cité », mais aussi au sens d’une doctrine économique, « celle qui se donne le marché pour seul fondement, avec pour alliées naturelles l’initiative privée et la libre concurrence »

El Berhoumi, 2013, p. 57

Catholiques et libéraux s’étaient entendus sur le refus d’accorder à l’État et à l’Église le monopole de l’instruction. L’article 17 était donc un objet sur lequel reposait un compromis entre les ordres marchand (concurrence), civique (droits civiques) et domestique (tradition catholique). Ce compromis était cependant fragile. La coexistence de deux systèmes idéologiques mutuellement exclusifs se traduisait par leur affrontement systématique : un enseignement catholique visant à former de bon⋅ne⋅s chrétien⋅ne⋅s et un enseignement public visant à former de bon⋅ne⋅s citoyen⋅ne⋅s. Chacun de ces types d’enseignement était favorisé au détriment de l’autre selon que les catholiques ou les libéraux étaient au pouvoir. Cela a eu pour effet le déclenchement de deux guerres scolaires (1879-1884 ; 1950-1958).

Le Pacte scolaire de 1959 a durablement pacifié les relations entre les deux types d’enseignement en consacrant l’existence des réseaux d’enseignement (libre et officiel) et en accordant une forte autonomie aux pouvoirs organisateurs en matière d’aménagement des programmes d’enseignement et de méthodes pédagogiques (Van Haecht, 1985). (Les pouvoirs organisateurs sont des entités responsables de l’organisation et de la gestion d’un ou de plusieurs établissements scolaires. Les pouvoirs organisateurs regroupent des personnes physiques ou morales. Ils peuvent être organisés en fédération de pouvoirs organisateurs à l’intérieur d’un réseau d’enseignement.) Le terrain d’entente trouvé entre les catholiques, les libéraux ainsi que les socialistes, qui défendaient un enseignement public et laïc, a pris appui sur une nouvelle interprétation de la liberté d’enseignement : la liberté du père de famille d’inscrire son enfant dans l’école de son choix (El Berhoumi, 2013). Le compromis fondé sur le principe marchand de la concurrence s’en est trouvé stabilisé et renforcé. Là où la liberté d’organiser un enseignement avait échoué à assurer une paix des objets, le libre choix du père de famille a permis à chaque réseau de cohabiter pacifiquement dans la mesure où ce ne sont plus les forces politiques soutenant l’un ou l’autre type d’enseignement qui sont les garantes de l’équilibre, mais bien les choix des pères de famille.

Dès lors que les équilibres avaient été atteints de façon durable, les débats sur l’enseignement pouvaient s’orienter vers d’autres aspects. L’avènement de la massification de l’enseignement secondaire et des golden sixties a conduit les parlementaires à porter leur attention sur l’égalité dans l’enseignement, ce qui a conduit à l’instauration, dans les années 1970, d’un enseignement rénové visant entre autres à décloisonner les différentes filières de l’enseignement. Si les promesses de démocratisation de l’enseignement rénové n’ont pas été tenues (Van Haecht, 1985) et si elles n’ont pas non plus modifié le compromis au fondement du pilotage de l’enseignement entre les principes marchand, civique et domestique, elles ont toutefois contribué à placer le souci d’équité au-devant des préoccupations politiques et, de la sorte, à renforcer le poids de la logique civique.

4. À la recherche de l’efficacité

Cette section décrit, dans un premier temps, les éléments majeurs qui ont amorcé, après la communautarisation de l’enseignement de 1989, un processus de centralisation progressive qui impose des règles communes à l’ensemble des réseaux de l’enseignement belge francophone, ces règles étant négociées entre les réseaux. Le Décret définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre (Moniteur belge, 1997), dit « décret Missions », marque à cet égard une rupture dans l’histoire de l’enseignement belge francophone en définissant les grandes missions que tous les réseaux d’enseignement doivent poursuivre (Charlier, 1999). Vient ensuite la création d’une Commission de pilotage du système éducatif en 2002 (Ministère de la Communauté française de Belgique, 2002). Le Contrat pour l’École, adopté en 2005, définit une stratégie pour l’ensemble du système d’enseignement. Il est le vivier d’une série de réformes qui, progressivement, renforcent la centralisation du système et introduisent un pilotage par les résultats.

4.1 Le décret Missions

Avec le décret Missions, il s’agit désormais moins de former un⋅e bon⋅ne chrétien⋅ne ou un⋅e bon⋅ne laïc⋅que que d’assurer l’épanouissement des élèves, la maitrise des savoirs et des compétences jugées indispensables pour participer activement à la vie en société, de former des citoyen⋅ne⋅s responsables dans une perspective humaniste et d’assurer à toutes les mêmes chances d’émancipation sociale (Moniteur belge, 1997). Par ailleurs, le décret prescrit une orientation pédagogique commune, l’approche par compétences fondée sur les principes constructivistes de la pédagogie, ce qui équivaut à un cadrage de la liberté pédagogique des pouvoirs organisateurs instituée par le Pacte scolaire. Le décret Missions confère également une plus grande autonomie aux établissements en matière de gestion des ressources et de définition d’un projet d’établissement par un conseil de participation qui rassemble la⋅le chef⋅fe d’établissement, des représentant⋅e⋅s du personnel éducatif, du personnel ouvrier et administratif, des parents et des élèves. Le conseil de participation peut être propre à une école ou à un ensemble d’écoles d’un même pouvoir organisateur. Le décret Missions renforce la logique civique et le caractère démocratique de la gestion de l’établissement par la mise en place du conseil de participation.

La logique marchande est maintenue par la liberté des parents d’inscrire leur enfant dans l’école de leur choix. Ce n’est pas un hasard si le concept de quasi-marché scolaire est proposé à la fin des années 1990 pour qualifier le système d’enseignement belge francophone qui « repose sur deux idées : celle d’un financement public à l’élève et celle du libre-choix de l’école. Les quasi-marchés scolaires constituent une combinaison subtile […] du financement par les pouvoirs publics et d’un gouvernement par la loi du marché » (Vandenberghe, 1998, p. 66). Cette centralisation a pour effet d’atténuer la distinction entre les réseaux et, avec elle, la logique domestique du compromis au profit des logiques marchande et civique.

Le processus de centralisation a connu une accélération dans les années ultérieures suite à la grande médiatisation des résultats du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (de Commer, 2005) qui ont mis en exergue le caractère très inégalitaire de l’enseignement belge francophone. La première étape a été la création d’une commission de pilotage du système éducatif en 2002 (Ministère de la Communauté française de Belgique, 2002) et, avec elle, l’introduction d’une logique industrielle fondée sur l’efficacité.

4.2 La commission de pilotage du système éducatif

Parmi les missions de la commission de pilotage, on peut relever l’accompagnement des réformes pédagogiques, la mise au point d’un système d’indicateurs de l’enseignement, l’analyse de l’évolution du système éducatif par rapport aux objectifs qui lui sont fixés, la formulation de propositions visant à améliorer le pilotage de l’enseignement. On trouve ici les objets qui caractérisent la cité industrielle : instruments de mesure, objectifs et stratégies inscrits, dans une perspective de progrès.

L’enseignement n’est plus pensé à l’échelle de l’institution scolaire, mais à celle du système éducatif, déplaçant ainsi le regard vers une perspective plus macro (Mangez, Maroy, Cattonar, Delvaux et Mangez, 2009). Ce déplacement du regard est justifié dans l’exposé des motifs du projet de décret instituant la nouvelle commission de pilotage par un souci de cohérence globale (Parlement de la Communauté française de Belgique, 2002, p. 2) qui est l’expression d’une volonté visant le rapprochement des réseaux d’enseignement : « le temps est venu de renforcer le dispositif prévu dans le décret-missions puisqu’il y a trop peu de compatibilité entre les réseaux » (p. 3). Toutefois, le législateur est resté prudent : « [l]’un des fils rouges des auteurs de la proposition correspond au respect du principe de la liberté d’enseignement. Il n’entre dans aucune intention de l’enfreindre d’une manière ou d’une autre » (p. 3). Par ailleurs, parmi les membres de cette commission, on trouve une représentation équilibrée des différents pouvoirs organisateurs. Enfin, la commission de pilotage étant chargée d’organiser des évaluations externes à des fins de diagnostic des performances du système d’enseignement, une association a été opérée entre l’évaluation et les outils pédagogiques : « [é]valuer consiste également à proposer des remédiations, l’un n’allant pas sans l’autre ; la volonté étant de faire évoluer le système. Pour ce faire, il est procédé à une diffusion d’outils pédagogiques » (p. 3).

La confirmation par le Programme international pour le suivi des acquis des élèves de 2003 du caractère inégalitaire de l’enseignement belge francophone a conduit le gouvernement à définir une stratégie à l’échelle du système éducatif qui a introduit un pilotage par les résultats : le Contrat pour l’École (de Commer, 2005). La section suivante décrit cette stratégie et montre qu’elle introduit un nouveau compromis fondant la régulation du système.

4.3 Le Contrat pour l’École

Le Contrat pour l’École (Ministère de la Communauté française de Belgique) est une note de gouvernement publiée en 2005 qui identifiait les principales difficultés du système d’enseignement belge francophone et qui définissait une stratégie visant à les résoudre par la fixation d’objectifs et de priorités à atteindre à l’horizon 2013. Ce document a posé les bases d’un nouveau compromis fondé sur les principes de qualité, d’efficacité et d’équité :

[…] si l’on constate bien un certain manque d’efficacité (moyenne des résultats trop faible) en Communauté française, c’est surtout le manque important d’équité (dispersion et différence des résultats des élèves trop grandes) qui est très interpelant. En effet, la Communauté française est le système éducatif où les différences de résultats entre les élèves les plus « faibles » et les élèves les plus « forts » sont les plus importantes. […] PISA 2003 confirme donc que le renforcement de l’équité est bien le défi à relever dans les prochaines années. Si l’on veut améliorer de façon sensible les performances de tous les enfants, sans exception, il faut en priorité s’atteler aux problèmes de ceux qui rencontrent de grandes difficultés, fréquentant pour l’essentiel les filières de qualification, souvent en retard dans leur parcours scolaire et concentrés principalement dans certains établissements. L’effort à poursuivre est donc double : dépasser la moyenne des résultats des pays de l’OCDE tout en réduisant l’écart entre les résultats des élèves les plus « faibles » et ceux des élèves les plus « forts » en bannissant bien sûr tout nivèlement des compétences par le bas,

Ministère de la Communauté française de Belgique, 2005, p. 3-4

Le Contrat pour l’École a proposé un nouveau compromis puisant dans divers registres de justification : améliorer la qualité des apprentissages pour toute⋅s les élèves, ce qui aura pour effet de rendre le système plus équitable et de soutenir ainsi la comparaison avec les autres systèmes d’enseignement de l’Organisation de coopération et de développement économiques, à partir d’une gestion efficace de ce système.

Un calcul des fréquences d’apparition des formes lexicales du document suggère que les moyens définis pour atteindre les objectifs qui ont été fixés peuvent être rattachés à la cité industrielle. Parmi les formes lexicales pertinentes qui présentent les fréquences d’apparition les plus significatives, on trouve :

Tableau 2

Formes lexicales significatives du Contrat pour l’École

Formes lexicales significatives du Contrat pour l’École

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Il s’agit d’identifier des priorités, de fixer des objectifs, de mettre en place des stratégies pour les atteindre de façon efficace afin d’améliorer les performances des élèves et, par voie de conséquence, la qualité du système éducatif. La stratégie est conçue à partir de la mesure exprimée en taux (%). Les objectifs à atteindre sont chiffrés budgétairement (€) et font l’objet d’un phasage. Nous sommes bien dans une rationalité qui vise l’efficacité dans laquelle l’avenir devient maitrisable grâce à la mesure du présent. Celle-ci sera permise par la publication annuelle des indicateurs de l’enseignement dont la première édition date de 2006 (Ministère de la Communauté française de Belgique, 2006a).

4.4 Quelques réformes qui renforcent la centralisation

Le Contrat pour l’École a été le vivier d’une série de réformes qui ont renforcé le pilotage de l’enseignement par l’autorité centrale, parmi lesquelles l’instauration d’épreuves externes communes à tous les réseaux (Ministère de la Communauté française de Belgique, 2006b), la réforme des règles d’inscription des élèves (Ministère de la Communauté française de Belgique, 2007a) et la réforme de l’inspection (Ministère de la Communauté française de Belgique, 2007b). Systématiquement, l’exposé des motifs de chacun des trois projets de décret (Parlement de la Communauté française de Belgique, 2006, 2007a, 2007b) a mobilisé le triptyque qualité-équité-efficacité.

Avant 2006, il existait déjà des épreuves communes, mais qui étaient spécifiques aux pouvoirs organisateurs. Avec le décret de 2006, elles sont standardisées et généralisées à l’ensemble des réseaux. Les épreuves externes non certificatives ont une visée informative afin d’évaluer les performances scolaires des élèves à différents moments de leur parcours, à l’échelle de chaque établissement et du système, permettant ainsi de comparer les performances d’un établissement par rapport à la moyenne du système, et de mesurer ainsi l’efficacité de l’action pédagogique des équipes éducatives. Les épreuves externes certificatives sanctionnent quant à elles la réussite des élèves à différents moments de leur parcours.

Deux ordres de grandeur sont ainsi présents. D’une part, les épreuves externes participent à la mesure de l’efficacité du système scolaire que l’on peut rattacher à la cité industrielle. D’autre part, elles visent une plus grande équité que l’on peut rattacher à la cité civique. Les épreuves externes « doivent conduire à une amélioration du système scolaire dans son ensemble en vue d’une plus grande qualité, d’une plus grande équité et partant d’une plus grande efficacité en s’assurant, en priorité, de la maitrise des compétences de base évaluées » (Ministère de la Communauté française de Belgique, 2006b, p. 4).

Malgré la convergence des réseaux à laquelle le décret procède, le législateur a veillé à respecter les équilibres institués dans le Pacte scolaire : « [l]’épreuve externe commune ne conduit dès lors pas à restreindre la liberté des méthodes pédagogiques, mais bien à garantir à tous les élèves l’évaluation selon les mêmes critères et selon le même niveau d’exigence de la maitrise des Socles de compétences » (Ministère de la Communauté française de Belgique, 2006b, p. 5).

On observe un rapport ambigu à l’égard de la liberté d’enseignement. En tant que principe constitutionnel, le respect de ce principe devait être rappelé. Mais l’imposition légale d’une approche par compétences, d’épreuves externes, de principes pédagogiques constructivistes restreint bien la liberté des méthodes pédagogiques. Par ailleurs, au nom de l’équité, la Fédération Wallonie-Bruxelles a souhaité limiter également la liberté des parents d’inscrire leur enfant dans l’école de leur choix puisque cette liberté est à l’origine d’une situation de quasi-marché scolaire qui a pour effet de rendre le système d’enseignement belge francophone très inégalitaire. En effet, les stratégies de choix d’établissement des parents sont en fonction de leur connaissance du système scolaire, connaissance inégalement distribuée, ce qui entraine la formation de populations d’élèves homogènes au sein des établissements. C’est pourquoi, au nom de l’équité, un Décret portant diverses mesures visant à réguler les inscriptions et les changements d’écoles dans l’enseignement obligatoire, dit décret inscriptions, a tenté de restreindre la liberté de choix des parents. Ce décret a suscité de nombreuses polémiques et a été révisé à plusieurs reprises (voir Ryelandt, 2013), mais il est toujours en vigueur. C’est désormais l’autorité centrale qui, sur la base d’un formulaire rempli par les parents indiquant dans l’ordre de leurs préférences les établissements scolaires dans lesquels elles⋅ils souhaiteraient inscrire leur enfant, répartit les élèves dans les écoles. Différents critères sont mobilisés pour déterminer l’école dans laquelle l’enfant sera inscrit⋅e, parmi lesquels, outre les choix préférentiels indiqués par les parents, influent le nombre de places disponibles ainsi que la distance entre le domicile et l’école.

La logique marchande se trouve dès lors balisée par la logique civique. L’objectif premier est de résoudre le problème majeur d’inégalités scolaires en améliorant la qualité et l’efficacité du système d’enseignement. Pour y arriver, il ne suffit pas de prendre la mesure des performances des élèves, ni de veiller à une plus grande mixité sociale dans les établissements, il faut également s’assurer que les méthodes pédagogiques mises en oeuvre par les équipes éducatives sont efficaces. C’est en ce sens qu’a été réformée l’inspection en 2007.

Avant la réforme, l’inspection procédait à un contrôle administratif de tous les établissements scolaires. Sa mission d’accompagnement était réservée aux écoles dépendant directement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, les autres pouvoirs organisateurs se chargeant d’assurer cette mission avec leur personnel propre. Avec la réforme, l’inspection assure non seulement un contrôle administratif, mais également un contrôle pédagogique. Le service d’inspection est chargé d’évaluer « le respect des programmes, la cohérence des pratiques (notamment d’évaluation), l’adéquation du matériel didactique, le choix des formations en cours de carrière des enseignants, les aspects pédagogiques des mesures de discrimination positive, la détection de mécanismes de ségrégation scolaire » (Dumay et Maroy, 2014, p. 51). Le service d’inspection est présenté comme un élément central du pilotage du système d’enseignement (Parlement de la Communauté française de Belgique, 2007b).

Le décret renforce également le rôle des conseillerères pédagogiques en créant un Service de conseil et de soutien pédagogiques de l’enseignement organisé par la Communauté française et des cellules de conseil et de soutien pédagogique placées sous la tutelle des organes de représentation et de coordination des pouvoirs organisateurs subventionnés. Les missions de ce service et de ces cellules

sont de soutenir, d’accompagner et d’assister les équipes pédagogiques et les directions dans la construction et la mise en oeuvre de projets et de démarches pédagogiques visant à réaliser, au niveau de chaque école, les objectifs de qualité, d’efficacité et d’équité qui sous-tendent l’ensemble du Contrat pour l’École.

p. 8

Avec le Pacte d’excellence, le processus de centralisation du pilotage se poursuit en se doublant d’un processus de décentralisation à l’échelle des établissements qui voient leur autonomie et leur responsabilisation renforcées.

5. Le Pacte pour un enseignement d’excellence

5.1 Pacte d’excellence et Contrat pour l’École

Amorcé en 2015, le Pacte d’excellence a succédé au Contrat pour l’École. Tout comme ce dernier, une note de gouvernement relative au Pacte d’excellence identifie les difficultés de l’enseignement belge francophone et définit les modes par lesquels elles devraient être résolues (Ministère de la Communauté française de Belgique, 2015). On y retrouve le triptyque qualité-équité-efficacité, sous les titres « Un besoin de renforcement de la qualité et de l’équité » (p. 9) et « Un besoin d’efficacité » (p. 17). À cela s’ajoute « Un besoin de modernité » (p. 16) qui désigne les finalités, les contenus et les méthodes pédagogiques : « [a]ussi apparait-il indispensable de redéfinir le nouveau sens, les nouveaux objectifs et les nouveaux rôles de l’enseignement des prochaines années ainsi que les savoirs et les compétences qu’il doit offrir, avec, en outre, des méthodes plus innovantes » (p. 16).

Le graphique ci-dessous présente les formes lexicales qui spécifient la note de gouvernement relative au Pacte d’excellence par rapport au Contrat pour l’École. Par souci de clarté, seules les formes lexicales les plus pertinentes vis-à-vis de l’objet de cet article ont été retenues.

Figure 1

Spécificités lexicales du Pacte d’excellence par rapport au Contrat pour l’École

Spécificités lexicales du Pacte d’excellence par rapport au Contrat pour l’École

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Les formes « qualité », « gouvernance », « système(s) », « diagnostic », « management », « taux » et « avenir » font directement référence à la question du pilotage à l’échelle du système d’enseignement. Les formes « acteurs », « autonomie », « accompagnement », « pratiques », « responsabilisation » et « équipes » renvoient au travail des acteurrices à l’échelle locale. Les formes « participative » et « décloisonnement » soulignent l’injonction faite à l’école de s’ouvrir à son environnement. La forme « défavorisés » indique l’attention portée aux élèves les moins armé⋅e⋅s pour réussir à l’école. Enfin, les formes « innovation » et « créativité » sont des qualités que le système d’enseignement doit encourager, aussi bien chez les élèves que chez les équipes éducatives.

La même analyse lexicographique peut être faite dans l’autre sens, en dégageant les spécificités lexicales du Contrat pour l’École par rapport à la note de gouvernement relative au Pacte :

Figure 2

Spécificités lexicales du Contrat pour l’École par rapport au Pacte d’excellence

Spécificités lexicales du Contrat pour l’École par rapport au Pacte d’excellence

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Les formes « organisateurs », « pouvoirs », « représentation », « coordination » et « réseau » renvoient directement aux pouvoirs organisateurs, à leurs organes de représentation et de coordination, aux réseaux d’enseignement. Les formes « objectifs » et « stratégique » font référence au pilotage. La forme « négocier » désigne la possibilité de négocier certains aspects des plans d’action prévus. La forme « citoyenne » fait référence à la « formation générale et citoyenne » telle qu’elle devrait être organisée et adaptée dans l’enseignement technique et professionnel. Les formes « associations » et « concertation » renvoient à l’ouverture de l’école sur son environnement à travers les consultations réalisées dans le cadre du Contrat pour l’École.

Deux principaux enseignements peuvent être tirés de cette double comparaison. Le premier est l’attention portée aujourd’hui aux équipes locales, à leurs pratiques, leur autonomie, leur responsabilisation en lien avec l’échelle du système d’enseignement. Le deuxième enseignement, corrélatif au premier, est la quasi-absence de référence aux pouvoirs organisateurs qui constituent une couche intermédiaire entre l’autorité centrale et les établissements scolaires. La forme « pouvoirs organisateurs » présente une fréquence d’apparition de 40 occurrences dans le Contrat pour l’École contre deux occurrences dans la note relative au Pacte. De la même manière, la forme « réseau » présente une fréquence d’apparition de neuf occurrences dans le Contrat pour l’École contre une seule dans la note relative au Pacte. Ce constat ne signifie en aucune manière que les pouvoirs organisateurs ont disparu. Mais il suggère qu’il n’est plus considéré comme nécessaire de les évoquer. Il y a là une mise en forme cognitive : l’attention focalisée sur le global (le système) et le local (les établissements) relègue au second plan la couche intermédiaire que sont les pouvoirs organisateurs.

Bien que le Pacte pour un enseignement d’excellence s’attaque à divers chantiers, la question du pilotage occupe une place particulièrement importante. Le Groupe central qui pilote le Pacte d’excellence a publié l’Avis n° 3 qui est un document de 367 pages qui identifie cinq axes stratégiques et fixe un ensemble d’objectifs à l’intérieur de chaque axe et les orientations à suivre pour les atteindre (Groupe central, 2017). Il s’agit d’un plan d’actions qui constitue un document essentiel du Pacte d’excellence. Le tableau ci-dessous reprend les 15 formes lexicales pertinentes qui présentent les fréquences d’apparition les plus élevées. Afin d’avoir une vision plus juste de ces fréquences d’apparition, les variantes en nombre et en genre des formes lexicales ont été regroupées.

Tableau 3

Formes lexicales significatives de l’Avis n° 3

Formes lexicales significatives de l’Avis n° 3

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Les sept premières formes lexicales ne suscitent guère de surprise dans la mesure où ces termes ont un lien direct et évident avec l’enseignement. Il en va de même pour les deux dernières relatives au pédagogique et à l’orientation scolaire. La forme « GC » est l’abréviation de Groupe central et n’a que peu d’intérêt. La forme « initiative⋅s » exprime une proactivité à l’égard de la transformation du système d’enseignement. Les formes « pilotage », « objectif⋅s », « évaluation⋅s » et « plan⋅s » renvoient au pilotage. La forme « plan⋅s » désigne des plans d’action avec 188 occurrences pour les plans de pilotage qui sont l’objet de la section suivante.

5.2 Les plans de pilotage

Le Groupe de travail « GT IV.1 » a reçu la mission de réfléchir à l’amélioration du pilotage et de l’accompagnement du système scolaire. Il s’inscrit dans la thématique IV : « Adapter la gouvernance du système scolaire en vue de responsabiliser ses différents acteurs, améliorer le pilotage du système et ses performances et optimaliser l’organisation et les ressources ». Ses travaux ont été balisés par la déclaration de politique communautaire de la législature 2014-2019 (Fédération Wallonie-Bruxelles, 2014) dans laquelle le gouvernement de la Fédération distingue trois niveaux de gouvernance. Tout d’abord, celui de la Fédération qui, « en tant qu’autorité publique de régulation, définit les missions, les objectifs précis, les socles de compétences, les compétences terminales et les profils de certification communs à toutes les écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles » (p. 23). L’outil principal qui est préconisé est l’évaluation des mesures qui auront été entreprises et de la manière dont les établissements assurent le suivi des tableaux de bord qui leur auront été transmis. Le second niveau de gouvernance est celui des bassins scolaires. Il s’agit notamment de renforcer, sur une base géographique, les synergies entre pouvoirs organisateurs. Le troisième niveau de gouvernance est celui des établissements scolaires qui se voient davantage « renforcés dans leur capacité d’action » et de cette manière « responsabilisés » (p. 24).

La nouvelle régulation du système d’enseignement obligatoire belge francophone qui est proposée par le GT IV.1 repose sur un dispositif central : la contractualisation entre, d’une part, le pouvoir subsidiant et, d’autre part, chaque pouvoir organisateur et chaque établissement. Cette contractualisation a pour objectif affiché d’accroitre la responsabilisation et l’autonomie des établissements. L’instrument qui opérationnalise cette contractualisation est le plan de pilotage. À travers celui-ci, l’équipe éducative d’une école définit un plan d’objectifs, selon la situation de l’établissement scolaire qui se doit d’être conforme aux objectifs généraux définis par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Afin de vérifier cette conformité, une nouvelle catégorie d’inspecteurrice⋅s est créée : les délégué⋅e⋅s aux contrats d’objectifs. Lorsque les objectifs ont été validés par lale délégué⋅e, le plan d’objectifs devient un contrat d’objectifs. L’équipe éducative dispose alors d’un délai de six années pour atteindre les objectifs fixés. Chaque année, l’équipe éducative doit réaliser une autoévaluation interne. L’évaluation externe est assurée par un⋅e délégué⋅e avec une évaluation intermédiaire au bout de trois années pour mesurer le degré de réalisation des objectifs annoncés et rectifier le tir si nécessaire, et une évaluation finale au terme de six années. Si le constat est fait d’un écart plus ou moins important entre les résultats produits et les objectifs visés, un ajustement du plan de pilotage est prévu, voire un système de sanctions en cas de négligences avérées. Des conseiller⋅ère⋅s pédagogiques ont pour mission d’accompagner les équipes éducatives dans l’accomplissement des objectifs visés (Groupe central, 2017).

Sur les 13 points qui doivent figurer dans le plan d’objectifs, on retrouve les « stratégies » pédagogiques déployées par l’établissement pour assurer la réussite de tou⋅te⋅s les élèves, la lutte contre l’échec, le décrochage et le redoublement, l’insertion des outils numériques dans les apprentissages mais aussi dans la gouvernance de l’établissement, l’orientation des élèves. Doivent également être décrites les stratégies relatives au personnel de l’école, c’est-à-dire la formation continue du personnel, le travail en équipe des enseignant⋅e⋅s, l’accueil et l’intégration des nouveauxlles enseignant⋅e⋅s dans l’établissement. Des stratégies de partenariat avec les parents, les employeur⋅euse⋅s et le milieu associatif doivent avoir été définies sur différents thèmes (enseignement qualifiant, intégration des élèves, accès au sport et à la culture). Les plans d’objectifs doivent également préciser la stratégie à partir de laquelle les établissements s’attèlent à « la promotion de la citoyenneté, de la santé, de l’éducation aux médias, de l’environnement et du développement durable » (Moniteur belge, 2016, p. 13242).

6. Conclusion

Après plus d’un siècle de tensions, la liberté d’organiser un enseignement, conjuguée à celle des parents de choisir l’établissement de leur choix pour inscrire leur enfant, a érigé la concurrence comme principe assurant la coexistence de différents réseaux d’enseignement portant chacun une conception particulière de l’enseignement reposant sur des principes de justice différents. Cette coexistence était une manière d’éviter la recherche d’un accord sur les finalités de l’enseignement. Le compromis était fondé sur les logiques marchande, domestique et civique.

Depuis la fin des années 1990, on assiste à un mouvement progressif et continu de centralisation du pilotage qui effrite peu à peu la distinction entre les réseaux d’enseignement. Tout d’abord avec le décret Missions qui a défini un projet éducatif commun à tous les réseaux et promeut des méthodes pédagogiques constructivistes. Si les pouvoirs organisateurs bénéficient en principe d’une grande autonomie en matière de méthodes pédagogiques, la généralisation d’une approche par compétences et l’introduction de principes pédagogiques constructivistes réduisent les marges de manoeuvre. La commission de pilotage du système éducatif a ensuite contribué au renforcement d’un pilotage centralisé, mais c’est le Contrat pour l’École qui a véritablement orienté le pilotage vers les résultats avec notamment la généralisation des épreuves externes communes et la réforme de l’inspection. Le décret inscriptions participe également à la centralisation du pilotage puisque les règles d’inscription et de changement d’école deviennent communes à tous les établissements.

Les logiques domestique et marchande s’effritent peu à peu au profit d’un renforcement de la logique civique et l’introduction de la logique industrielle. Avec le Contrat pour l’École, trois principes sont systématiquement mis côte à côte : efficacité, qualité et équité. Il s’agit d’un compromis sur les moyens et les fins : les fins font appel à la grandeur civique (assurer à tou⋅te⋅s les élèves un enseignement de qualité comparable et la maitrise des Socles de compétences) alors que les moyens sont ceux de la cité industrielle (piloter efficacement le système afin d’en améliorer la qualité et l’équité). Bien que fragilisé par le décret inscriptions, le principe marchand de la concurrence demeure.

Le Pacte d’excellence reste, du point de vue du pilotage, fidèle au triptyque qualité-équité-efficacité. Il consacre la logique industrielle d’efficacité comme fondement du compromis. Le Pacte semble mener le processus de centralisation du pilotage à son terme, en le doublant d’un processus de décentralisation par le renforcement de l’autonomie locale des établissements scolaires. La contractualisation est l’aboutissement d’une reddition de comptes de type managérial. À l’échelle de l’établissement scolaire, c’est un management pédagogique qui se donne à voir.

Tout d’abord, le Pacte d’excellence redéfinit les identités professionnelles des chef⋅fe⋅s d’établissement et des enseignant⋅e⋅s, quel que soit le réseau. Les premier⋅ère⋅s sont désormais tenu⋅e⋅s d’exercer un « leadeurship pédagogique » par la voie du « leadeurship distribué » qui implique dès lors de s’appuyer sur un partage des responsabilités avec des enseignant⋅e⋅s chargé⋅e⋅s « de l’encadrement d’une partie de l’équipe éducative » (Groupe central, 2017, p. 17). Ces enseignant⋅e⋅s deviennent des coordinateur⋅rice⋅s pédagogiques. Par le travail collaboratif, les enseignant⋅e⋅s sont prié⋅e⋅s de décloisonner leurs enseignements.

Ensuite, les contrats d’objectifs renforcent davantage encore le rôle des conseiller⋅ère⋅s pédagogiques, mais aussi leur nombre puisqu’une série de recrutements a été prévue spécifiquement à cet effet. Les conseiller⋅ère⋅s pédagogiques sont tenu⋅e⋅s par décret de suivre une formation spécifique pour avoir accès à la fonction (Ministère de la Communauté française de Belgique, 2007b). Cette formation de 80 heures est assurée pour moitié par l’Institut de la formation en cours de carrière qui dispense des formations adressées à tou⋅te⋅s les membres des équipes éducatives, quel que soit le réseau. L’autre moitié de la formation est assurée par un organisme de formation en cours de carrière propre à chaque fédération de pouvoirs organisateurs. Toutefois, il est très probable que ceux-ci proposent des contenus de formation très comparables. On peut en effet émettre l’hypothèse selon laquelle les conseillerère⋅s pédagogiques partagent un cadre cognitif commun : pris⋅es par le mode d’organisation du système scolaire, par les missions qui sont les leurs et les formations qu’elles⋅ils ont suivies, elles⋅ils sont amené⋅e⋅s à formuler les problèmes et à proposer des solutions de façon tout à fait similaire.

Enfin, le management pédagogique se donne à voir par les similarités des raisonnements pédagogique et managérial. Le pilotage par les résultats implique une définition d’objectifs, de stratégies visant à les atteindre et d’une évaluation des résultats obtenus. Le principe de l’alignement pédagogique, cher aux pédagogues, implique la définition d’objectifs d’apprentissage (compétences), la construction d’activités d’apprentissage visant à les atteindre et d’une évaluation vérifiant les acquis des élèves. L’agrégation des résultats des élèves est une manière d’évaluer l’efficacité de l’action pédagogique (Tyler, 1949). On peut dès lors s’interroger sur les compromis locaux que construiront les équipes éducatives, sur les modes de régulation par le bas qui seront suscités par cette nouvelle régulation institutionnelle. Il serait à cet égard intéressant de réaliser une étude comparative avec le système d’enseignement québécois qui a connu l’introduction d’une gestion axée sur les résultats au début des années 2000. Il est en effet frappant d’observer les similitudes entre cette gestion et le Pacte d’excellence. S’intéresser à la manière dont les enseignant⋅e⋅s québécois⋅es se sont approprié les plans de réussite et l’effet de la gestion axée sur les résultats sur l’apprentissage des élèves et la profession enseignante permettrait sans aucun doute d’anticiper certains effets potentiels de la nouvelle gouvernance instituée par le Pacte d’excellence.