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1. Introduction

Cet article vise à présenter un ensemble de principes établis sur des fondements juridiques qui encadrent l’utilisation de controverses sociales et politiques dans le cadre de l’enseignement. Nous sommes partis du cas de figure d’enseignant⋅e⋅s qui ont recours à des activités dialogiques sur des sujets controversés, mais dont le choix du sujet ou de l’approche pédagogique provoque une résistance ou l’opposition de la part de l’employeur⋅se, des parents ou des autres intervenant⋅e⋅s du milieu scolaire. Le personnel enseignant qui envisage la discussion de sujets controversés en classe se place dans une situation délicate. Il doit jongler avec l’opinion selon laquelle les jeunes sont immatures pour participer à des discussions politiques profondes et avec la crainte de provoquer de l’inconfort ou de l’insécurité chez les apprenant⋅e⋅s. Enfin, il peut redouter d’avoir à gérer les imprévus lors du traitement de questions controversées en classe (Donnelly, 2004 ; Galston, 2004 ; Hess, 2009 ; Hess et McAvoy, 2015 ; Oulton, Day, Dillon et Grace, 2004). Pour les fins du présent article, nous avons choisi d’aborder plus spécifiquement les mesures disciplinaires auxquelles s’expose le corps enseignant qui recourt aux sujets controversés en classe. Bien que l’imposition de mesures disciplinaires soit nécessaire dans certaines circonstances, elles risquent de saper l’exercice de l’autonomie professionnelle du personnel enseignant et, par le fait même, sa capacité à élaborer des situations d’apprentissage favorables au développement des valeurs et des compétences démocratiques. En tant que chercheurs universitaires, nous respectons l’autonomie professionnelle et la liberté d’expression qui en découle. Or, nous déplorons l’érosion actuelle de ces prérogatives en enseignement. Aussi, nous avons ici voulu répondre à la question suivante : quelles sont les possibilités et les limites de l’utilisation de sujets controversés en contexte d’enseignement ?

2. Contexte théorique

2.1 Éducation à la citoyenneté, sujets controversés et liberté d’expression en classe

Pour plusieurs enseignant⋅e⋅s, aborder un sujet politique controversé avec les élèves est un choix sensiblement risqué. D’éminent⋅e⋅s spécialistes de l’éducation, comme Dewey (1916/2004), Gutmann et Thompson, (1996), Hess (2009) et Westheimer (2015), ont vivement exhorté les enseignant⋅e⋅s à ne pas hésiter à avoir recours aux sujets controversés en classe. Pourquoi ? Le fait d’apprendre à discuter de controverses politiques et sociales est favorable au développement de la pensée critique des élèves. D’une certaine façon, cet argument met l’accent sur les avantages du traitement de sujets controversés pour l’éducation à la citoyenneté. Dans les sociétés démocratiques, le dialogue sur des enjeux publics est censé être ouvert et inclusif, respectueux des droits, informé et rationnel.

Le fait d’aborder en classe des sujets socialement sensibles permettrait de créer des situations authentiques fondées sur le processus dialogique que nous souhaitons voir dans l’espace public. En guidant leurs élèves à agir selon des vertus et des valeurs démocratiques (comme l’égalité, la tolérance, l’autonomie rationnelle et la discussion politique respectueuse), les enseignant⋅e⋅s les amènent à apprécier la contribution de ces dernières aux prises de décision favorisant le bien commun (Kunzman, 2006).

Bien que ces pratiques ne soient pas encore très répandues dans les écoles (Kahne, Rodriguez, Smith et Thiede, 2000), d’importants efforts ont été déployés pour concevoir les meilleures pratiques pour traiter de sujets controversés en classe (Bickmore et Parker, 2014 ; Hess, 2002 ; Hirsch, Audet et Turcotte, 2015 ; Kelly, 1986 ; Larson, 1997 ; Marchman, 2002 ; Misco, 2011). Des chercheur⋅se⋅s en sciences de l’éducation ont mené différentes études pour analyser les pratiques enseignantes liées à l’utilisation de sujets controversés aux États-Unis (Journell, 2011), à Singapour (Ho et Seow, 2015 ; Ho, Alviar-Martin et Leviste, 2014), en Irlande du Nord (Donnelly, 2004 ; King, 2009) et en Belgique (Veyckmans, 2012).

Certain⋅e⋅s de ces chercheur⋅se⋅s ont souligné que même si la discussion de controverses politiques et sociales contribue au développement des valeurs démocratiques, l’enseignant⋅e peut souhaiter éviter ces sujets en classe pour diverses raisons (Zembylas et Kambani, 2012). Hess et McAvoy (2015) ont noté qu’une des raisons les plus fréquemment évoquées est l’évitement des situations pouvant être jugées par les apprenant⋅e⋅s comme inconfortables ou difficiles (Hess, 2009 ; Misco et Patterson, 2007). Certain⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s redoutent d’avoir à gérer des situations conflictuelles (exclusion sociale, insultes) pouvant survenir lorsqu’un⋅e élève expose un point de vue différent de celui de la majorité (Hess et McAvoy, 2015 ; Oulton et coll., 2004). D’autres se disent préoccupé⋅e⋅s de la possibilité que des élèves abordent des propos inacceptables ou perturbateurs de nature à ébranler les autres apprenant⋅e⋅s (Beck, 2013 ; Yeager Washington et Humphries, 2011). De plus, les enseignant⋅e⋅s sont conscient⋅e⋅s que leurs choix pédagogiques sont surveillés, d’autant plus si elles⋅ils choisissent d’aborder un sujet qui fait l’objet d’une controverse politique ou sociale au sein de la communauté d’appartenance de l’école (Camicia, 2008 ; Swalwell et Schweber, 2016). Comme le souligne Westheimer (2006, 2015), plusieurs enseignant⋅e⋅s craignent de faire l’objet de mesures disciplinaires si leurs choix pédagogiques sont perçus comme une invitation à critiquer les opinions des élèves, de leur famille, de la direction de l’établissement ou des autres membres de la communauté scolaire.

Ainsi, le personnel enseignant qui croit à la valeur éducative de la délibération sur des sujets controversés est confronté à un dilemme. Il se trouve acculé à choisir entre le bien-fondé éducatif pour les apprenant⋅e⋅s et le besoin (légitime d’ailleurs) d’assurer leur sécurité d’emploi. Comme il est pratiquement impossible de prédire l’issue du dialogue lors du traitement d’un sujet potentiellement sensible pour certain⋅e⋅s apprenant⋅e⋅s (Hess et McAvoy, 2015), personne ne peut reprocher à un⋅e enseignant⋅e d’opter pour la prudence en évitant d’aborder des sujets controversés en classe. Or, les implications délétères de ce choix sur le rôle de l’enseignant⋅e en tant qu’agent⋅e d’éducation à la citoyenneté démocratique sont fort regrettables.

Ce dilemme mérite une clarification. Puisque les membres du corps enseignant, comme tous les citoyen⋅ne⋅s faisant partie d’une société démocratique, disposent du droit légalement reconnu à la liberté d’expression, il est raisonnable de se demander si ce droit justifie un certain degré de liberté quant au choix et à l’utilisation du matériel d’enseignement. Dans quelles circonstances le corps enseignant peut-il aborder en classe certains sujets délicats ou faire des déclarations pouvant être considérées comme offensantes ou inappropriées par certain⋅e⋅s ? Quelles sont les limites du pouvoir des agent⋅e⋅s de l’État (conseils d’établissement, directions, etc.) pour modérer l’exercice de l’autonomie professionnelle du corps enseignant ?

Ces questions deviennent d’autant plus pressantes lorsqu’on considère les justifications communément évoquées pour souligner l’importance de la liberté d’expression dans les démocraties libérales. La floraison de la démocratie dépend du libre-échange d’idées entre les citoyenne⋅s. Non seulement la liberté d’expression est censée faciliter la recherche de la vérité dans le marché concurrentiel des idées, mais encore elle favorise l’épanouissement individuel. En effet, l’exposition au plus large éventail possible de points de vue facilite l’exercice du droit de poursuivre son propre idéal de la « vie bonne » (Bilgrami et Cole, 2016 ; Mill, 1859/1991 ; Kindred, 2006). Si le droit à la liberté d’expression est applicable au travail du corps enseignant, c’est que ce travail bénéficie en premier lieu aux personnes auxquelles il est destiné. Le droit présumé du personnel enseignant de créer des lieux pédagogiques où les apprenant⋅e⋅s sont invité⋅e⋅s à discuter d’enjeux publics semble donc dériver du droit de leurs élèves de bénéficier non seulement de la liberté d’expression de leurs enseignant⋅e⋅s et de leurs pairs, mais aussi des apprentissages à la participation active à la vie publique. Nous visons ici à développer une série de principes qui permettent, d’une certaine manière, de baliser le recours aux propos controversés dans la pratique enseignante.

3. Méthodologie

Notre approche méthodologique est basée sur une analyse qualitative de contenu (Krippendorf, 1989 ; Stemler, 2001), plus précisément l’analyse de la jurisprudence du Canada et des États-Unis et de documents légaux secondaires sur la liberté d’expression du corps enseignant. Nous avons donc dégagé les tendances en relevant les concepts estimés importants par les juges lorsqu’ils ont à évaluer si la liberté d’expression pédagogique a été exercée de façon raisonnable et responsable. Ainsi, nous avons remarqué que les juges mentionnaient régulièrement prendre en considération quatre concepts en matière de droit constitutionnel de la liberté d’expression du personnel enseignant : 1) l’intérêt de l’État à prescrire le contenu enseigné dans les écoles ; 2) les droits des élèves dans le contexte de la scolarisation obligatoire ; 3) le droit des élèves de bénéficier d’un environnement d’apprentissage stable ; enfin 4) l’intérêt de maintenir la confiance de la population envers le système scolaire public. Nous sommes d’avis que l’on peut dériver de ces concepts quatre principes directeurs qui circonscrivent les limites raisonnables de la liberté d’expression en enseignement : 1) l’harmonisation avec le programme officiel de formation ; 2) l’impartialité ; 3) la pertinence du contenu en fonction de l’âge des élèves ; 4) le non-usage du contenu incendiaire. À l’intérieur de ces limites, il y a, bien entendu, encore de la place pour l’autonomie du corps enseignant. Nous pensons d’ailleurs qu’il ne serait pas légitime de lui interdire d’aborder un sujet délicat en classe ou d’inviter les élèves à réfléchir sur ce sujet lors d’une activité pédagogique s’il respecte ces quatre principes directeurs.

Avant de procéder à la présentation du développement théorique, une mise en garde d’ordre éthique s’impose. Pour des raisons détaillées dans cet article, l’observation des principes proposés ici ne fournit en rien une caution contre un éventuel conflit entre un⋅e membre du personnel enseignant et l’employeur⋅se à la suite de l’utilisation d’un sujet controversé en classe. La valeur utilitaire des principes mis de l’avant ici repose plutôt sur une meilleure compréhension par le personnel enseignant et l’administration des enjeux liés à l’enseignement et de ce que le corps enseignant a le droit de dire et de faire en classe. En outre, une meilleure compréhension de ces quatre principes facilitera l’enseignement des sujets controversés, car le personnel enseignant, l’administration, les parents et les autres intervenant⋅e⋅s du milieu scolaire pourront s’y référer pour régler d’éventuels désaccords.

4. Développement théorique

Au Canada et aux États-Unis, la jurisprudence sur les droits liés à la liberté d’expression dans le système public d’éducation permet de mieux circonscrire le droit à la liberté d’expression du corps enseignant lorsqu’il aborde des questions controversées en classe. Dans ces deux pays, une jurisprudence similaire a été mise en place par des juges qui, après plusieurs décennies et un grand éventail de cas, ont affirmé que le droit à la liberté d’expression du personnel enseignant dans le système public d’éducation bénéficie d’une protection constitutionnelle, mais que l’exercice de ce droit doit être circonscrit. L’examen des arguments qui soutiennent leur droit à la liberté d’expression et ceux qui préconisent la limitation de ce droit permettra au corps enseignant de mieux comprendre comment exercer ce droit de manière pédagogiquement responsable.

Avant de présenter notre analyse interprétative de la jurisprudence et des documents légaux secondaires, nous tenons à souligner l’importante différence des contextes légaux respectifs du personnel enseignant du Canada et des États-Unis ; cette différence touche le respect du droit à la liberté d’expression exercée dans le cadre des tâches régulières, ou ce que nous appelons dans cette analyse la « liberté d’expression en enseignement ». À la lumière d’un arrêt de la Cour d’appel canadienne à ce sujet (Morin v. Regional Administration Unit #3, 2002), le système judiciaire canadien permet au personnel enseignant de conserver un certain droit à la liberté d’expression dans l’exercice de ses fonctions même lorsque leur employeur·se s’oppose au traitement du sujet choisi (Waddington, 2011 ; Clarke et Trask, 2006). Par contraste, une tradition de plusieurs décennies qui avait établi un degré de latitude limité pour la liberté d’expression du personnel enseignant aux États-Unis a pris fin à la suite d’une décision d’une cour d’appel régionale en 2007 (Mayer v. Monroe CountyCommunity School District, 2007). Dans cette affaire, les juges ont choisi d’évaluer la revendication du droit à la liberté d’expression des enseignant⋅e⋅s en fonction du précédent établi à la suite de l’affaire Garcetti v. Ceballos (2006), un précédent qui concerne spécifiquement la liberté d’expression des employé⋅e⋅s de l’État (Clarke et Trask, 2006 ; Gee, 2009). Même si des doutes avaient été évoqués dans le jugement de l’affaire Garcetti (2006) en ce qui concerne son application pour le corps enseignant du système public, la cour en question a considéré l’expression des enseignant⋅e⋅s comme étant émise dans le cadre des fonctions des employé⋅e⋅s du secteur public, ce qui a permis de déterminer si l’expression des enseignant⋅e⋅s en classe pouvait, dans certaines circonstances, bénéficier d’une protection constitutionnelle (Mayer v. Monroe County, 2007). En fonction du jugement de Garcetti (2006), l’expression en enseignement est considérée aux États-Unis comme étant une parole embauchée et ne bénéficie donc pas de la protection du premier amendement de la Constitution (Gee, 2009). Selon cette vision de l’expression des employé⋅e⋅s de l’État, le personnel enseignant est tout simplement engagé pour transmettre le programme. Dans la décision de Mayer (2007), la Cour a d’ailleurs souligné que « le système scolaire ne “réglemente” pas l’expression des enseignants, elle l’“embauche”… La parole des enseignants est un service offert aux employeurs ; les enseignants sont dans l’obligation de fournir le service pour lequel les employeurs les paient » (p. 479, traduction libre). Autrement dit, le jugement de Garcetti stipule que les employé⋅e⋅s du secteur public des États-Unis ne bénéficient pas du droit au premier amendement dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions officielles et la décision de Mayer (2007) a appliqué ce jugement à l’ensemble du personnel enseignant du secteur public. Ce paradigme de la « parole embauchée » (hired speech)  diffère de la conception précédente de « l’exercice raisonnable » qui ne demandait aux professionnel⋅le⋅s enseignant⋅e⋅s que de s’exprimer de façon impartiale. Dans l’immédiat, les enseignant⋅e⋅s des États-Unis n’ont toutefois aucun recours légal dans le cas où un⋅e employeur⋅se leur ordonnerait d’éviter d’aborder certains sujets en classe ou de mettre fin à une activité jugée inappropriée.

Quoi qu’il en soit, nous croyons que la vaste majorité des membres du corps enseignant et de l’administration du milieu scolaire, que ce soit au Canada, aux États-Unis ou ailleurs dans le monde, s’efforce de prendre des décisions dans l’intérêt primordial des élèves, et c’est là que la jurisprudence peut être une ressource précieuse. Comme l’a observé Kindred (2006), l’inventaire des jugements judiciaires liés à la liberté d’expression en classe et en milieu scolaire constitue un référentiel de réflexions instructives permettant de découvrir comment concilier le droit fondamental du personnel enseignant à la liberté d’expression citoyenne et l’intérêt légitime de celles⋅ceux qui sont touché⋅e⋅s par l’exercice de ce droit, nommément les jeunes. L’inventaire des jugements judiciaires permet aussi d’observer comment les préjugés, la pression parentale et les intuitions personnelles douteuses sur ce que les enseignant⋅e⋅s devraient avoir le droit de dire et de faire en classe orientent bien souvent l’issue des différends entre le personnel enseignant et l’employeur⋅se en ce qui concerne la liberté d’expression en enseignement. Nous croyons que de clarifier les intérêts légitimes qui sont en jeu lors du traitement de sujets controversés en classe et les limites raisonnables pouvant être imposées sur les choix pédagogiques à la lumière de ces intérêts favoriserait une prise de décision responsable et orienterait la résolution des différends informels portant sur la liberté d’expression lors de l’enseignement de sujets controversés.

4.1 Les concepts liés à la liberté d’expression en enseignement

En passant en revue la jurisprudence sur la liberté d’expression en enseignement au Canada et aux États-Unis, nous remarquons que les juges font régulièrement référence à quatre concepts. Ces derniers servent à déterminer s’il est justifié de restreindre la liberté d’expression en classe : 1) le droit de l’État de mettre en place un programme d’enseignement et de veiller à ce qu’il soit respecté dans les écoles ; 2) le besoin de protéger les élèves des discours inappropriés à l’école ; 3) le droit des élèves de bénéficier d’un environnement institutionnel favorable aux apprentissages ; 4) l’intérêt des autorités de l’école et de la profession enseignante de maintenir la confiance du public envers le système public d’éducation. Examinons ces concepts aux significations intrinsèquement liées, et voyons comment ils ont été utilisés, dans une sélection de cas judiciaires concernant le droit à la liberté d’expression dans les écoles publiques.

4.1.1 Le droit de l’État d’établir le programme d’enseignement

La responsabilité de maintenir une population éduquée revient aux administrateur⋅rice⋅s (les superintendant⋅e⋅s et les directions d’école) qui doivent s’assurer que le corps enseignant suive le programme officiel d’enseignement (Clarke et Trask, 2006 ; Gee, 2009 ; Kindred, 2006). Comme le note Gee (2009), le droit des administrateur⋅rices de l’État de superviser l’application du programme officiel d’enseignement a été invoqué plus d’une fois par la Cour supérieure des États-Unis pour faire appliquer les standards de Hazelwood dans différents cas liés au problème de la liberté d’expression d’un⋅e enseignant⋅e. Dans l’affaire Hazelwood School District v. Kuhlmeier (1988) − une décision historique d’une cour supérieure des États-Unis qui concernait davantage la liberté d’expression des élèves que celle des enseignant⋅e⋅s − la Cour a confirmé la constitutionnalité de la décision d’une direction d’école secondaire de faire retirer du journal étudiant deux courts articles controversés sur la grossesse à l’adolescence et l’expérience du divorce. Afin de justifier cette décision, le juge a indiqué dans son jugement que l’action posée par la direction était « raisonnablement liée à des considérations légitimes d’ordre pédagogique » (Hazelwood School District v. Kuhlmeir, 1988, p. 261, traduction libre). Dans le jugement original de l’affaire Hazelwood, tout comme dans ses applications subséquentes dans les cas concernant l’exercice de la liberté d’expression des élèves et du personnel enseignant, ce standard a été particulièrement élastique en englobant des considérations disparates comme « l’âge et le développement des élèves, la relation entre les méthodes pédagogiques et les objectifs éducatifs valides, le contexte et les modes de présentations » (Ward v. Hickey, 1993, p. 432, traduction libre) et le danger que « les points de vue des individus ne soient erronément attribués à l’école » (Clarke et Trask, 2006, p. 113, traduction libre).

Pour les différends à propos de la liberté d’expression en enseignement, une application sans ambigüité de la notion de « considération légitime d’ordre pédagogique » consiste à ce que l’expression de l’enseignant⋅e puisse être limitée lorsque celle-ci s’éloigne des objectifs promus par l’école. Selon ce raisonnement, tout comme l’expression d’un⋅e enseignant⋅e qui a recours à un langage grammaticalement incorrect ou incohérent peut être légitimement corrigée, l’expression d’un⋅e enseignant⋅e peut aussi être limitée lorsqu’elle porte sur des sujets qui ne vont pas dans le sens des contenus du programme officiel d’enseignement et des objectifs éducatifs de son mandat public (Gee, 2009).

L’affaire Webster v. New Lenox School District (1990) est un exemple de l’application de ce critère. Il y est question du congédiement d’un enseignant qui a choisi d’enseigner le créationnisme en plus de la théorie de l’évolution. Dans cette affaire, l’enseignant Webster reconnait le droit de l’État d’établir le programme d’enseignement et le devoir des employé⋅e⋅s de l’État de s’assurer que ce programme soit fidèlement enseigné dans les écoles. Dans sa défense, Webster a toutefois fait appel à la « liberté professionnelle » liée au travail de l’enseignant⋅e en argumentant qu’il avait le droit d’enseigner d’autres sujets dans ce cas, le créationnisme à condition que le programme d’enseignement de l’État soit également enseigné en classe. La Cour a rejeté son argumentation en défendant le programme de l’État et en soulignant l’importance du besoin de protéger les jeunes des « points de vue idiosyncrasiques » des enseignant⋅e⋅s.

4.1.2 La protection des élèves contre les propos « inappropriés »

Le second point pris en considération par la Cour pour contrebalancer la liberté d’expression du personnel enseignant est la responsabilité de l’école de protéger les élèves contre les formes d’expression jugées « inappropriées ». Certes, un discours inapproprié peut prendre une multitude de formes, allant d’un programme concerté d’endoctrinement aux discours haineux (comme dans R. c. Keegstra, 1990) à une discussion franche sur l’invasion de l’Irak (voir la discussion de l’affaire Mayer ci-après). Le fait que les élèves forment en quelque sorte un public captif constitue ici le principal motif de préoccupation. Elles⋅ils ne peuvent pas quitter la salle si elles⋅ils considèrent les propos de l’enseignant⋅e offensants, bouleversants ou carrément erronés. Mais pire encore, les élèves sont psychologiquement vulnérables en raison de leur immaturité intellectuelle et de l’autorité accordée par l’État au corps enseignant. Les enfants et les adolescent⋅e⋅s sont facilement influençables et plus susceptibles d’être influencé⋅e⋅s en situation de déséquilibre de pouvoir, comme c’est le cas dans une relation enseignant⋅e-élève.

Aux États-Unis, la question de la vulnérabilité des jeunes est au coeur du jugement de l’affaire Mayer (2007). Dans cette affaire, le contrat d’une enseignante d’école primaire n’a pas été renouvelé parce qu’elle a sous-entendu, en classe, être contre l’invasion de l’Irak par les États-Unis. Ce type de jugement montre que l’expression d’un⋅e membre du corps enseignant peut être considérée comme « inappropriée » lorsqu’il y a lieu de croire que ce⋅cette membre a abusé de sa position d’autorité pour promouvoir son propre point de vue par rapport à un sujet controversé. Même si les actions punitives des directions d’école en réponse à l’expression d’un⋅e membre du personnel enseignant ne sont pas soutenues par les jugements des tribunaux, ces cas montrent qu’il y a clairement une ligne de pensée qui s’appuie sur le droit de l’État de faire appliquer le programme officiel d’enseignement. Les enseignant⋅e⋅s sont essentiellement des fonctionnaires : les écoles les engagent pour qu’elles⋅ils enseignent les sujets prescrits dans le programme officiel et suivent les lignes directrices préétablies en ce qui concerne les méthodes d’enseignement de ces sujets. La société fait confiance aux enseignant⋅e⋅s pour qu’elles⋅ils fassent leur travail de bonne foi. En considérant que les enfants ont une obligation de fréquentation scolaire et qu’elles⋅ils sont facilement impressionnables, il est compréhensible que la confiance du public soit ébranlée lorsque des enseignant⋅e⋅s font la promotion de leurs propres points de vue en classe, entre autres lorsque ces points de vue sont contraires à l’esprit et à la lettre du programme officiel d’enseignement comme dans le cas de Webster (1990).

Même si les « propos inappropriés » en éducation renvoient à une notion plutôt large, la jurisprudence sur la liberté d’expression en enseignement est conséquente par rapport à l’idée que cette notion ne doit pas être traitée de façon arbitraire ou subjective. En général, les juges s’entendent pour dire que l’application de la notion de « propos inappropriés » à des cas particuliers doit prendre en considération des facteurs contextuels et les intentions de l’enseignant⋅e en ce qui concerne la présentation de matériel provocateur, critique, controversé ou politiquement impopulaire en classe. Lors de deux cas parallèles, par exemple, les tribunaux ont renversé les mesures disciplinaires prises contre des enseignants qui avaient eu recours à un langage vulgaire. Les affaires de Keefe v. Geanakos (1969) et de Mailloux v. Kiley (1971) impliquaient des enseignants ayant utilisé des variantes du mot « fuck » dans leur enseignement en classe, mais d’une manière qui était alignée avec le programme officiel. Mailloux a utilisé un langage vulgaire (tout en ayant recours à des gestes théâtraux que les juges ont considérés comme allant au-delà des limites du décorum de la pratique enseignante) pour produire un exemple de mot tabou dans le cadre d’un module qui portait sur les tabous sociaux, un thème prescrit dans le programme d’enseignement de l’État. Keefe a eu, pour sa part, des ennuis professionnels après avoir demandé à un groupe d’élèves âgé·e·s de dix-sept ans d’étudier un article tiré d’un magazine littéraire de bonne réputation dans lequel figurait le mot « motherfucker ». Au contraire de Mailloux (1971), les juges de l’affaire Keefe (1969) ont considéré que les actions de l’enseignant étaient pédagogiquement irréprochables et ont déclaré que ses méthodes d’enseignement étaient pertinentes et suscitaient la réflexion. Avant de commencer l’activité, Keefe a averti ses élèves de la nature du contenu de l’article et du type de langage ; il a mentionné que l’exercice était facultatif et a pris soin de clarifier la signification et les origines du terme offensant tout en le contextualisant par rapport au contenu politiquement chargé de l’article. En fin de compte, le jugement de la Cour dans l’affaire Keefe (1969) a été, tout comme celui de l’affaire Webster (1990), sans équivoque. Le juge a affirmé que « nous aurions des appréhensions pour leur futur » si des élèves du secondaire avaient besoin d’être protégés contre l’exposition à un mot vulgaire qui est d’usage courant et qui a été introduit en classe par un enseignant « pour un objectif pédagogique démontré » (Keefe v. Geanakos, 1969, p. 361, traduction libre).

4.1.3 Le maintien d’un environnement scolaire propice aux apprentissages

Un troisième enjeu soulevé par les différends liés à la liberté d’expression du personnel enseignant en classe concerne le droit des élèves à l’éducation et la responsabilité connexe de l’école de maintenir un environnement institutionnel favorable aux apprentissages. Le jugement de référence à ce propos a été posé dans l’affaire Tinker v Des Moines independent community school disctrict (1969), un cas bien connu concernant le refus d’une école de permettre à deux élèves de porter un bandeau noir autour du bras en guise de protestation contre la guerre du Vietnam. Dans l’affaire Tinker (1969), la Cour suprême des États-Unis a affirmé que le droit à la liberté d’expression peut être limité dans les écoles si son exercice peut causer une perturbation « matérielle et substantielle » (traduction libre) du fonctionnement normal des activités de l’école. L’affaire Tinker (1969) contient des déclarations très fermes stipulant que, sous certaines conditions, le discours de l’enseignant⋅e bénéficie lui aussi d’une protection constitutionnelle et qu’elle⋅il est essentiellement soumis⋅e aux mêmes limitations que la liberté d’expression de l’élève.

Toutefois, affirmer qu’une activité puisse nuire au maintien d’un climat propice à l’apprentissage, du moins selon la conception qu’en ont les juges, exige des preuves d’un niveau assez élevé. Pour que cet enjeu soit considéré comme pertinent, il faudrait qu’il soit démontré que le discours de l’enseignant⋅e ait interféré de manière significative avec la capacité de l’école de maintenir un environnement éducatif favorable aux apprentissages des élèves. En faisant référence à la décision de l’affaire Tinker (1969), Gee (2009) rappelle que la preuve de la perturbation est particulièrement importante : « Parce que l’école n’a pas démontré que le port du bandeau noir autour du bras a interféré matériellement et substantiellement avec les opérations de l’école et les droits d’autrui, la Cour soutient que la suspension des élèves de l’école était inconstitutionnelle » (p. 417). Le manque de preuves par rapport à la perturbation de l’école a aussi été décisif dans la décision de la Commission des relations de travail de l’Ontario dans une affaire où la liberté d’expression des enseignant⋅e⋅s était en jeu. Dans ce cas, comme discuté par Kindred (2006), une fédération d’enseignant⋅e⋅s a contesté la politique d’une commission scolaire interdisant aux enseignante⋅s le port d’une épinglette arborant des slogans syndicaux (par exemple « Entente équitable ou pas d’entente » [traduction libre]), lesquels faisaient référence au conflit de travail alors en cours (p. 223). La défense de la commission scolaire, laquelle affirmait que l’objectif de la politique était une décision administrative visant un environnement éducatif propice aux apprentissages, sans activités de protestation perturbatrices, a été rejetée par le tribunal. En effet, l’employeur n’a pas été en mesure de démontrer que les épinglettes occasionnaient une forme de perturbation en classe ou dans l’école (Kindred, 2006 p. 224).

4.1.4 La confiance du public

Le quatrième et dernier enjeu concerne la confiance du public. Certes, la question de la confiance du public demeure liée au maintien du bon fonctionnement de l’école, mais les standards de preuves y sont significativement moins élevés. Plusieurs jugements canadiens très médiatisés ont stipulé que la Charte ne confère pas une protection à la liberté d’expression de l’enseignant⋅e (à l’intérieur ou à l’extérieur de la classe) dans les cas où la conduite d’un⋅e membre du personnel enseignant peut, de façon prévisible, entrainer une perte de confiance du public par rapport à la capacité de cette⋅ce membre d’exercer ses fonctions ou, plus généralement, par rapport au système public d’éducation.

Un de ces jugements, rendu par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, visait à retenir l’accusation d’inconduite professionnelle de Chris Kempling, un conseiller d’orientation ayant exprimé son opposition morale et religieuse à l’homosexualité sur différents forums publics (Kempling v. British Columbia College of Teachers, 2005). Même si la Cour n’avait aucune preuve que la conduite de Kempling avait occasionné une perturbation dans l’école, elle a affirmé que la mesure disciplinaire (un mois de suspension) prise contre lui par l’Ordre professionnel des enseignant⋅e⋅s de la Colombie-Britannique était raisonnable en raison des possibles effets négatifs de ses activités privées sur l’environnement social de son école. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a fait entendre qu’il était très probable que les élèves homosexuel⋅le⋅s ne se sentent ni à l’aise ni bienvenu⋅e⋅s dans une école où un enseignant les considère comme étant « pervers⋅es » ou « immoraux⋅ales », qualificatifs employés par Kempling pour décrire les homosexuel⋅le⋅s dans une série de lettres à l’éditeur d’un journal local.

La question de la confiance du public a aussi été abordée dans le jugement de l’affaire Ross c. New Brunswick Board of Education (1996). Il s’agit probablement du cas canadien le plus connu concernant la liberté d’expression d’un enseignant à l’extérieur d’une salle de classe. Malcolm Ross, un enseignant de mathématiques au secondaire, avait exprimé publiquement des points de vue antisémites dans plusieurs publications et lors d’entrevues diffusées. La Cour suprême du Canada a confirmé que le congédiement de M. Ross était légitime sur le plan juridique. Même s’il n’a pas utilisé sa salle de classe pour faire la promotion de ses points de vue personnels auprès de ses élèves − et, de ce fait, ne pouvait pas être accusé d’avoir directement exposé ses élèves à un « discours inapproprié » ou d’avoir abusé de son autorité d’enseignant − la Cour suprême du Canada a jugé que l’expression de façon répétée de commentaires antisémites facilement accessibles au public était suffisante pour miner la confiance du public en sa capacité d’exercer son rôle d’enseignant. En outre, même si la Cour a admis qu’il n’y avait « aucune preuve directe d’un impact sur le district de l’école en raison de la conduite de Ross en dehors de son travail », celle-ci a néanmoins conclu qu’un lien causal entre cette conduite en soi et l’établissement d’un contexte éducatif « empoisonné » (c’est-à-dire intolérant ou discriminatoire) était une « inférence raisonnable » (Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, 199, p. 830-831, traduction libre).

5. Discussion des résultats

5.1 Quatre principes caractérisant la liberté d’expression en classe

Nous n’avons pas la prétention d’avoir fourni un compte rendu exhaustif de la jurisprudence du Canada et des États-Unis pertinente à la question du droit à la liberté d’expression du corps enseignant lors de la discussion de sujets sensibles en classe. Toutefois, nous croyons que le développement théorique a permis de dégager quatre principes qui, considérés globalement, permettent de délimiter l’exercice raisonnable et responsable de la liberté d’expression en enseignement, en particulier la portée de l’autonomie professionnelle du corps enseignant lors du traitement de sujets politiquement controversés ou socialement sensibles.

5.1.1 Un enseignement en alignement avec le programme de formation

Le premier principe consiste à ce que l’expression du corps enseignant doive clairement s’aligner sur le programme d’enseignement. Autrement dit, il faut pouvoir démontrer que le sujet abordé (ou le matériel) et l’approche utilisée pour son traitement en classe ont été choisis dans le but de remplir un objectif pédagogique explicite du programme. De plus, l’on doit pouvoir anticiper la prévisible efficacité du choix pédagogique dans la poursuite de cet objectif. Bien entendu, le choix des sujets controversés que peut aborder le personnel enseignant ne se limite pas qu’à ceux précisés dans le programme d’enseignement. De même, le personnel enseignant n’est pas tenu de se limiter à l’utilisation de matériel approuvé par les autorités éducatives locales. Ce principe prescrit seulement que les modalités d’enseignement doivent être raisonnablement cohérentes avec les intentions pédagogiques se rapportant aux objectifs d’apprentissage du programme.

Pour illustrer ce principe, considérons l’utilisation des livres Harry Potter dans le cadre d’un cours portant sur l’art du langage. Dans certaines régions de l’Amérique du Nord, le personnel enseignant qui recourt à des séries de livres populaires s’expose aux critiques de parents qui considèrent que ces livres font la promotion du paganisme et de la sorcellerie. Imaginons un⋅e enseignant⋅e qui invite ses élèves à lire des extraits d’un livre Harry Potter pour illustrer le genre littéraire fantastique. Ce peut être dans le cadre d’un module d’enseignement qui porte sur les différentes catégories de littérature jeunesse, un thème prescrit dans le programme officiel d’enseignement. Le principe d’alignement avec le programme pourrait être invoqué pour expliquer aux parents la légitimité de l’utilisation de ces livres et justifier le choix de l’enseignante de les utiliser comme matériel pédagogique. En considérant le programme d’enseignement et le contexte pédagogique, il en ressort que l’utilisation de ces livres est clairement légitime, car elle poursuit l’objectif éducatif suivant : développer la compréhension des caractéristiques propres au genre littéraire fantastique. Cela étant dit, la série Harry Potter pourrait raisonnablement être considérée comme inappropriée pour de jeunes élèves, car ces livres contiennent plusieurs passages violents. Nous retrouvons donc le principe de la pertinence du contenu en fonction de l’âge des élèves que nous allons approfondir.

5.1.2 Enseigner de façon impartiale

Pour que l’expression en enseignement demeure conforme à l’interprétation de la jurisprudence sur la liberté d’expression en milieu scolaire, encore faut-il que le personnel enseignant n’utilise pas son autorité pour promouvoir ses points de vue personnels sur des sujets controversés ou des questions sensibles. Ce principe est intimement lié à l’importance de protéger les élèves, considéré⋅e⋅s comme un public captif, et de maintenir la confiance du public envers le corps enseignant et le système public d’éducation. Il n’est pas dit que les membres du personnel enseignant doivent renoncer à présenter leurs points de vue personnels en classe et feindre une stricte neutralité pédagogique. Cela veut simplement dire que le personnel enseignant doit adopter une approche pédagogique raisonnablement impartiale lors du traitement de sujets sensibles pour éviter de donner l’impression d’imposer leur opinion à leurs élèves. Certes, il n’est pas aisé d’éviter la perception d’un abus d’autorité. Toutefois, plusieurs mesures peuvent être prises pour assurer l’impartialité : adhérer au principe d’alignement avec le programme de formation ; encourager les élèves à considérer différents points de vue opposés ; traiter respectueusement les élèves adoptant des points de vue divergents et agir le plus souvent possible en respectant le modèle de l’enquête intellectuelle honnête.

L’affaire Mayer (2007) est le cas qui a changé la jurisprudence sur la liberté d’expression des enseignant⋅e⋅s aux États-Unis, car il marque un changement de paradigme : de « l’exercice raisonnable » à celui de « parole embauchée ». Selon notre compréhension de l’affaire, les échanges de Deborah Mayer avec sa classe du primaire à propos de la guerre en Irak pourraient être considérés comme une application raisonnable et responsable de la liberté d’expression en enseignement selon le critère d’impartialité. En saisissant ce qu’elle a certainement considéré être une occasion d’apprentissage (c’est-à-dire les manifestations publiques de masse en réponse à une situation politique d’une très haute importance nationale et internationale), Mayer a invité les élèves à lire un article sur les manifestations contre la guerre et à en discuter. Cet article avait été publié dans un magazine pour enfants approuvé par l’école. Comme cela arrive inévitablement à la majorité des enseignant⋅e⋅s, elle s’est vu demander par un élève, en classe, ce qu’elle pensait de la situation. Mayer a essentiellement répondu qu’elle appuyait le mouvement contre la guerre, sans toutefois justifier sa position aux élèves. Par la suite, elle a poursuivi en dressant un parallèle entre le mouvement contre la guerre et la campagne alors en cours dans l’école pour promouvoir la résolution pacifique de conflits sur le terrain de jeu. À la lumière de la discussion sur le principe d’impartialité et l’intérêt légitime de maintenir la confiance du public et la protection des élèves, il faut convenir que Mayer a su faire preuve d’impartialité dans cette situation gênante. Étant donné que l’article sur les manifestations contre la guerre qu’elle avait choisi d’utiliser était tiré d’un magazine approuvé par l’école et qu’il y avait des facteurs circonstanciels favorables à sa cause (comme la Semaine de la paix et les actions menées par l’école pour lutter contre la violence), elle avait toutes les raisons de croire que la perspective évaluative, qu’elle avait le droit de promouvoir en tant que membre de la communauté de l’école, était appropriée pour l’activité planifiée. Plus encore, Mayer n’a pas profité de l’occasion pour dire ce qu’elle pensait de la situation lorsqu’elle a été questionnée sur son point de vue personnel, mais elle a plutôt adroitement suggéré que son point de vue était aligné sur les valeurs de l’école. Que l’on soit d’accord ou non avec son point de vue à propos de l’implication de l’armée des États-Unis en Irak, il faut reconnaitre que l’enseignante a su faire preuve de tact lorsqu’elle a été questionnée en classe sur son point de vue politique personnel.

5.1.3 Éviter les propos incendiaires raisonnablement prévisibles

Un troisième aspect de la conception légalement informée, raisonnable et responsable de la liberté d’expression en enseignement concerne le souci de l’école de maintenir un environnement propice aux apprentissages. Ainsi, il est raisonnable de demander au corps enseignant d’éviter de commenter, de traiter de sujets ou d’utiliser du matériel qui pourraient, de façon prévisible, perturber le bon fonctionnement de l’école.

Paradoxalement, les sujets qui pourraient potentiellement perturber le climat scolaire − nommément ceux qui soulèvent les passions des élèves parce qu’ils collent davantage à leur réalité − sont ceux qui fourniraient les occasions les plus riches pour le développement des compétences liées à l’examen critique et au dialogue (Oxfam, 2006). Par conséquent, il est important de distinguer les propos controversés de ceux incendiaires. Dans l’affaire Morin (2002), la Cour d’appel de l’Ile-du-Prince-Édouard a reconnu que le traitement d’un sujet sensible en classe faisait partie de l’éducation à la pensée critique en démocratie et que les enseignant⋅e⋅s avaient le droit d’y avoir recours même si cela pouvait déranger certain⋅e⋅s élèves et leur famille.

L’application de ce principe ne signifie pas d’éviter les sujets chauds en classe, mais plutôt qu’il faille faire preuve de jugement ; les enseignant⋅e⋅s doivent pouvoir distinguer les moments d’apprentissage qui pourraient faire réagir certain⋅es élèves des interventions qui pourraient susciter une importante crise de confiance du public. L’enseignement des sujets controversés requiert non seulement un certain tact pédagogique, mais aussi des connaissances locales qui permettent à l’enseignante de différencier les sujets et le matériel controversés de ceux qui seraient incendiaires.

Il y a eu, à Montréal, le cas d’un enseignant qui a manqué à ce principe. Bien qu’il ait apparemment eu des intentions nobles, il a montré la vidéo du meurtre de Jun Lin à des élèves de quatrième secondaire (dixième année) dans le cadre de son cours d’Histoire et d’éducation à la citoyenneté (CBC News, 2012). La vidéo de onze minutes présentait la mutilation et le démembrement de la victime. Facilement accessible sur Internet, elle a été largement discutée dans les médias. Souhaitant saisir une occasion éducative, l’enseignant a tenu un vote en classe pour savoir s’il devait montrer la vidéo, conscient que les élèves pourraient en être choqué⋅e⋅s. La classe a unanimement voté en faveur, a regardé la vidéo et en a discuté. Dès que les parents et les autres membres de la communauté scolaire ont été mis au courant de la situation, une crise de relations publiques a éclaté de façon prévisible et duré plusieurs jours. C’est un cas flagrant de mauvais jugement pédagogique puisque l’enseignant n’a pas anticipé les perturbations que le visionnement de la vidéo pouvait entrainer.

Certes, il est souvent difficile pour le personnel enseignant de déterminer avec certitude si la présentation d’un sujet sensible en particulier perturbera les activités normales de l’école, ce qui peut alors priver les élèves d’occasions d’apprentissage. Par conséquent, il serait déraisonnable de condamner rétroactivement le choix du matériel pédagogique d’un⋅e enseignante en se basant uniquement sur le fait qu’une perturbation sociale en ait découlé. Toutefois, il est légitime de demander au personnel enseignant d’éviter d’aborder un sujet susceptible de perturber les activités normales de l’école en considérant le moment et le lieu. Le personnel enseignant a intérêt à solliciter les conseils de collègues et de la direction de l’école avant d’aborder une question potentiellement incendiaire.

5.1.4 Avoir recours à du contenu adéquat selon l’âge des élèves

Évidemment, l’exemple de la présentation de la vidéo du meurtre, discuté précédemment, fait valoir le quatrième critère de l’exercice responsable de la liberté d’expression en enseignement : la pertinence pédagogique. Comme mentionné précédemment, les tribunaux reconnaissent largement qu’il incombe au système scolaire de veiller à ce que les élèves ne soient pas exposé⋅e⋅s à du contenu « inapproprié » à l’école.

Le terme « approprié » est particulièrement imprécis et est souvent utilisé pour donner un air de certitude à ce qui n’est au fond qu’une simple désapprobation subjective. Néanmoins, au-delà de l’immense zone grise conceptuelle qui prévaut en milieu scolaire, les points de vue des juges à propos de ce qui est inapproprié dans les cas liés à la liberté d’expression en enseignement tendent à converger vers une définition en deux parties. Une catégorie de contenu inapproprié concerne le contenu qui pourrait raisonnablement être susceptible de traumatiser un⋅e élève en fonction de son âge ou de son niveau de développement. Le fait de présenter à des élèves du primaire des images historiques de la disposition des cadavres dans les camps de concentration nazis serait un exemple de choix pédagogique qui contrevient au principe de la pertinence du contenu en fonction de l’âge. La seconde catégorie concerne le contenu qui ne serait jamais approprié dans les écoles, et ce, peu importe l’âge des élèves : le matériel haineux, ainsi que celui présentant une violence extrême ou de la sexualité explicite. Dans tous les cas, le principe de la pertinence du contenu en fonction de l’âge trouve son fondement dans l’intérêt public de maintenir le lien de confiance envers le système public d’éducation. Le non-respect de ce principe pourrait créer un environnement scolaire « toxique » en ce sens que les parents seraient raisonnablement réticents à confier leurs enfants à l’école et les jeunes ne seraient pas à l’aise d’y aller.

6. Conclusion

Le personnel enseignant fait souvent preuve d’une prudence excessive lorsqu’il aborde des sujets sensibles de peur de subir des sanctions formelles et informelles. Bien sûr, d’autres facteurs tendent à marginaliser l’utilisation des sujets sensibles en enseignement ; mentionnons un manque de confiance pédagogique, le souci du confort et de la sécurité des élèves et les demandes visant à focaliser sur les compétences en numératie et en littératie. Néanmoins, la crainte d’être la cible d’une mesure disciplinaire ou de se retrouver dans une situation conflictuelle avec des collègues ou un⋅e employeur⋅se dissuade de façon pernicieuse le personnel enseignant d’engager leurs élèves dans des dialogues sur des sujets sensibles. Or, c’est justement ce type de matériel qui encourage le mieux les élèves à penser par elles⋅eux-mêmes, à remettre en question les présupposés sociaux et à réfléchir sur les façons d’améliorer la société.

Les administrateur⋅rice⋅s du système d’éducation et les personnes qui travaillent à la formation des enseignant⋅e⋅s jouent un rôle clé en épaulant le personnel enseignant pour résoudre ce dilemme. Nous souhaitons que les quatre principes présentés dans cet article l’alignement avec le programme, l’impartialité, le non-usage des propos incendiaires prévisibles et la pertinence du contenu en fonction de l’âge − puissent guider au quotidien le personnel enseignant. L’analyse de la jurisprudence pertinente du Canada et des États-Unis et de documents légaux secondaires a permis de dégager ces principes qui délimitent l’exercice de la liberté d’expression en enseignement. Soulignons à nouveau que l’adhésion aux principes présentés dans cet article ne garantit pas une protection légale advenant un conflit entre un⋅e enseignant⋅e et son employeur⋅se, suite à la présentation d’un sujet controversé en classe. Au contraire, aux États-Unis la décision relativement récente prise par les juges de la Cour de circuit d’appliquer la norme de « la parole embauchée » de Garcetti aux cas concernant la liberté d’expression en enseignement confirme que le premier amendement de la Constitution des États-Unis fournit très peu de protection pour la liberté d’expression d’un⋅e membre du personnel enseignant lorsqu’elle⋅il est au travail ou qu’elle⋅il agit dans le cadre de ses fonctions officielles. Dans le contexte canadien, le droit à la liberté d’expression en enseignement est potentiellement plus solide, mais sa portée demeure hautement incertaine.

La valeur de notre analyse réside dans le fait qu’elle fournit un ensemble de critères de sens commun auquel des adultes justes et ouvert⋅e⋅s d’esprit peuvent se référer en cas de doute ou lorsqu’elles⋅ils sont en désaccord par rapport au caractère « inapproprié » ou « trop sensible » d’une question ou d’un objet à aborder en classe. Le personnel enseignant pourra se référer aux principes de l’article lorsqu’il aura à prendre des décisions pédagogiques permettant de trancher entre ce qui est controversé et ce qui est inapproprié. Les directions d’établissement pourront se référer à ces principes pour défendre le personnel enseignant lorsque des élèves ou des parents portent plainte contre le choix du contenu pédagogique ou des méthodes d’enseignement. Les conseils scolaires pourront s’en inspirer pour la rédaction de politiques juridiquement solides sur l’utilisation de matériel controversé ; ces politiques devraient reconnaitre la nécessité de promouvoir les compétences liées à la pensée critique dans le cadre de l’éducation publique et respecter l’autonomie professionnelle de l’enseignant⋅e. Nous croyons que les idées présentées dans cet article sauront aiguiller les professionnel⋅le⋅s de l’éducation vers la prise de décisions éclairées qui serviront au mieux les intérêts éducatifs des jeunes.