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1. Introduction : le contexte de publication du livre

Depuis quelques années, relatent les auteurs de The coddling of the American mind, les campus états-uniens sont le théâtre de nombreuses manifestations dont l’objectif est d’empêcher la tenue de conférences par des individus controversés. Un cas qui a été abondamment analysé est l’annulation de la conférence de Milo Yiannopoulos, en 2017, à la suite d’un important soulèvement à l’Université Berkeley. Et il n’est pas rare de voir des groupes d’étudiant⋅e⋅s manifester pour demander l’annulation de conférences par des individus controversés tels que Jordan Peterson, Ben Shapiro et Ann Coulter, parmi d’autres, sur les campus états-uniens. Plusieurs individus ont crié à la censure devant la violence de certaines de ces manifestations, alors que d’autres leur ont accordé leur soutien pour s’opposer à la promotion d’idées qu’ils jugent socialement et individuellement inacceptables. Au cours des années 2015, 2016 et 2017 se serait aussi établi un culte de la sécurité (culture of safetyism) sur les campus. Ainsi, la prolifération des espaces sécuritaires (safe spaces) et des avertissements de contenus déclencheurs (trigger warnings), concepts empruntés aux groupes de support pour personnes vivant avec un syndrome posttraumatique, révèlerait que les jeunes sont perçu⋅e⋅s et se perçoivent elles⋅eux-mêmes comme des êtres fragiles. Durant la même période, concèdent les auteurs, le cout de l’éducation aux États-Unis a atteint un sommet, ayant pour effet d’exacerber le moindre inconfort, fût-il réel ou imaginé.

C’est dans ce contexte bouillant que The coddling of the American mind: How good intentions and bad ideas are setting up a generation for failure (Lukianoff et Haidt, 2018) puise sa réflexion. Bâti à partir d’un article publié à l’origine dans The Atlantic (Lukianoff et Haidt, 2015), l’ouvrage a été finaliste au « 2018 National Book Critics Circle Award in Nonfiction », consacré « Bloomberg Best Book of 2018 » et sélectionné parmi les meilleurs vendeurs du New York Times. Du côté de la recherche en éducation, l’impact semble plus modeste : une requête sur le moteur ERIC retourne trois recensions du livre dans des revues avec comité de lecture (Bauerlein, 2019 ; Doughty, 2018 ; Harrison, 2019) et 24 publications mentionnant The coddling of the American mind, qu’il s’agisse de l’article ou du livre.

Notons d’emblée que le verbe « to coddle » dans le titre signifie « cuire à petit feu », et renvoie dans ce contexte à l’action de dorloter ; le concept derrière ce titre étant que l’esprit des États-unien⋅ne⋅s, principalement dans les universités, a été trop choyé par l’absence de confrontation d’idées. Ce titre fait aussi écho au livre The closing of the American mind qui, tout en s’inscrivant dans une orientation conservatrice sur le plan moral et politique, dénonçait l’homogénéisation des points de vue et la rectitude politique dans les universités états-uniennes (Bloom, 1987).

Les auteurs de l’ouvrage sont connus du public états-unien. Diplômé de l’American University et du Stanford Law School, Greg Lukianoff est avocat. Il est aussi très actif dans les médias concernant les questions de liberté d’expression (free speech) sur les campus états-uniens et a déjà publié un livre sur la question, Unlearning liberty (2012). Une description plus détaillée des affiliations et motivations politiques de Lukianoff est présentée dans la critique de The coddling publiée par Doughty (2018). Jonathan Haidt est professeur de psychologie à la New York University’s Stern School of Business. Il a reçu un doctorat de l’University of Pennsylvania, en 1992, et son champ d’expertise touche les fondations de la moralité, tout spécialement sous l’angle politique. Haidt est aussi l’auteur d’articles souvent cités dans le domaine de la psychologie morale, avec comme thème récurrent l’origine et les fondements de la moralité.

Écrit dans un style accessible et rythmé, The coddling of the American mind est composé de 13 chapitres regroupés en quatre sections. Nous en présentons d’abord un résumé, structuré autour de ces sections. Nous formulons ensuite une critique générale de l’ouvrage en nous concentrant sur les fondements théoriques et l’argumentation.

2. Résumé du livre

Dans la première section, les auteurs discutent de trois mauvaises idées qui serviront de trame de fond à leur ouvrage. Ils contestent d’abord l’hypothèse selon laquelle les enfants sont des êtres fragiles devant être protégés à tout prix. Selon eux, il est plutôt important de les confronter à des défis, voire à certains stress, car leur surprotection n’est pas une stratégie enviable. Pour illustrer cela, ils rapportent les résultats d’une étude portant sur l’exposition des enfants aux allergènes. Parmi un groupe d’enfants exposé⋅es aux arachides, seul⋅e⋅s 3 % ont développé des allergies, contre 17 % pour les enfants qui n’ont pas été mis⋅es en contact avec l’allergène. Selon ce raisonnement par analogie, lequel devient un motif central du livre, protéger les jeunes contre des idées impopulaires peut causer plus de tort que de bien. La seconde mauvaise idée critiquée dans cette section est de faire confiance à ses sentiments (trust your feelings). C’est dans cette partie du livre qu’est introduite la notion de « microagression », définie comme des comportements qui, malgré leur apparence banale et possiblement non intentionnelle, heurtent les groupes marginalisés. Comme réponse à l’introduction de la notion de « microagression » dans le paysage intellectuel des campus états-uniens, les auteurs misent sur l’apport de la philosophie stoïcienne et de la thérapie cognitivocomportementale, et soulignent que le raisonnement émotionnel peut créer des distorsions cognitives. S’ils admettent que les étudiant⋅e⋅s ont une responsabilité à l’égard de la modération des propos offensants et que les émotions fortes générées par certaines idées ou certains agissements peuvent causer un inconfort et de l’insécurité légitime chez certaines personnes, Lukianoff et Haidt promeuvent néanmoins l’importance d’être à l’écoute des points de vue différents afin d’apprendre et de progresser dans la réflexion. Enfin, la troisième mauvaise idée est la mentalité « nous contre elles⋅eux ». Selon les auteurs, qui font ici appel à la psychologie évolutionniste, notre esprit est prédisposé, par des adaptations permettant la vie sociale, à favoriser le point de vue de notre propre « tribu » aux dépens des autres communautés. Ce biais engendrerait sur les campus une politique identitaire où des mésententes d’apparence banale peuvent entrainer des conflits ouverts. L’introduction sur les campus de courants de pensée s’intéressant aux relations de pouvoir, comme le postmodernisme et la déconstruction, aurait accentué la mentalité « nous contre elles⋅eux » et engendré une culture de surveillance et de dénonciation (call-out culture).

La deuxième section de l’ouvrage présente un résumé de l’histoire récente des protestations sur les campus états-uniens. On y décrit des situations où certains groupes décident d’utiliser la violence et l’intimidation pour justifier l’annulation d’une conférence, principalement par crainte que les opinions qui y sont communiquées créent de l’insécurité chez certains groupes d’étudiant⋅e⋅s. De plus, les auteurs dénoncent ce qu’ils considèrent comme une chasse aux sorcières contre certains individus aux opinions impopulaires. Sur la base d’accusations parfois triviales, la communauté étudiante ou enseignante peut vite se mobiliser contre ces éléments séditieux et demander leur exclusion du campus ou la rétractation de leurs publications – peu osent alors défendre les individus concernés. Les auteurs introduisent ici l’idée qu’une diversité d’opinions accrue du côté du personnel enseignant pourrait améliorer le climat intellectuel par un processus comparable à la révision par les pairs et que les auteurs appellent la déconfirmation institutionnalisée (institutionalized disconfirmation).

Composée de six chapitres, la troisième section de l’ouvrage propose des hypothèses permettant d’expliquer comment la situation décrite dans la section précédente a pu émerger sur les campus états-uniens. D’abord, l’inflation des positions polarisées dans la société et dans la sphère politique est discutée. L’augmentation de l’anxiété et de l’état dépressif chez de plus en plus de jeune États-unien⋅ne⋅s, spécialement les jeunes femmes, est aussi présentée comme une des causes des demandes d’espaces sécurisés. Les auteurs appuient cette affirmation par quelques statistiques dont l’évaluation sortirait cependant du cadre de notre analyse. Une autre piste d’explication concerne le déclin du jeu non supervisé par les parents, nourri par la peur des étranger⋅ère⋅s et du kidnapping dans les années 1980. Les auteurs rappellent d’ailleurs que le jeu non supervisé aide les enfants à développer leur habileté à coopérer et à gérer les disputes avec les pairs. Un dernier exemple d’intérêt est lié à l’inflation de la bureaucratie dans les établissements d’enseignement postsecondaire et à la création de nombreuses politiques visant à sécuriser les étudiant⋅e⋅s, une forme institutionnelle d’obsession sécuritaire.

Dans la section quatre, plusieurs pistes de solutions sont proposées et peuvent être synthétisées de la façon suivante : rendre les enfants, les universités et la société plus sages. À titre d’exemple, il est suggéré aux parents de mieux préparer les enfants à affronter les difficultés de la vie, d’encourager les établissements d’enseignement à s’opposer à la propagande mensongère (fake news) en faisant la promotion de l’esprit critique et en enseignant comment les désaccords avec autrui peuvent être constructifs. Les auteurs pointent finalement en direction des réseaux sociaux : « les médias sociaux sont une partie majeure du problème, étant impliqués à la fois dans l’augmentation des taux de problèmes de santé mentale et dans la polarisation politique » (p. 265, traduction libre). On suggère ainsi aux gouvernements d’intervenir plus activement afin d’encadrer les compagnies comme Facebook et Twitter.

3. Critiques

Malgré son intérêt et sa pertinence, The coddling of the American mind est loin d’être un livre parfait, et nous avons perçu dans l’ouvrage des lacunes qui en limitent la portée théorique et les possibilités de généralisation. Comme nous l’avons mentionné en début d’article, notre critique n’est pas un examen factuel de l’ouvrage, mais plutôt une analyse des concepts employés tout au long du livre et de leurs fondements théoriques, en portant une attention à la qualité de la structure argumentative. Nous avons regroupé nos analyses en deux thématiques : d’abord les fondements théoriques de l’ouvrage, puis sa caractérisation des orientations politiques (gauche et droite). Nous répondons ensuite à une des suggestions centrales du livre, qui est d’exercer une forme de discrimination positive envers les professeur⋅e⋅s ayant un alignement politique conservateur.

3.1 Lacunes théoriques

Un point faible dans The coddling, peut-être en raison d’un positionnement incertain entre le livre grand public et l’ouvrage scolaire, réside dans l’usage de la documentation pour constituer un cadre théorique susceptible d’appuyer les idées et analyses présentées. Cette faiblesse a aussi été relevée par Harrison (2019), selon qui l’ouvrage aurait dû, notamment, présenter un cadre théorique expliquant la formation de stéréotypes.

On remarque dès les premiers chapitres que les sources documentaires appuyant les propos du livre sont peu diversifiées et employées parfois avec un manque de sens critique. Ainsi, les auteurs réfèrent plus d’une cinquantaine de fois au livre grand public iGen, de Jean Twenge (2017), professeure de psychologie à l’Université de San Diego, ou à des billets de blogue publiés par Twenge. Bien que les idées de Twenge soient reconnues dans le domaine de la psychologie, l’utilisation intensive qu’en font les auteurs indique un certain manque de surplomb, et on se demande à propos de certains passages si aller lire iGen plutôt que The coddling n’aurait pas été plus simple. D’une manière similaire, le concept d’antifragilité, tiré du livre grand public Antifragile, de Nassim Taleb (2012), apparait une quinzaine de fois, et est employé d’une manière qui pourrait laisser croire que Taleb est une autorité en matière d’agents stresseurs alors que son expertise reconnue se situe plutôt dans les domaines de la finance et des statistiques. Nous remarquons par ailleurs le recours fréquent à des courants de pensée (le postmodernisme, notamment) pour expliquer le comportement d’étudiant⋅e⋅s associé⋅e⋅s à l’extrême gauche. Les auteurs semblent eux-mêmes étonnés de l’influence que peut avoir aujourd’hui un Herbert Marcuse (sociologue postmarxiste populaire dans les années 1960) sur les étudiant⋅e⋅s de gauche. En revanche, dans les nombreux passages où ils dénoncent la violence d’extrémistes de droite, les auteurs ne semblent pas se demander si ces actions pourraient aussi être influencées par un cadre idéologique.

Certains vides théoriques entrainent des contradictions apparentes qui, si elles ont su alimenter nos réflexions, ne sont pas élucidées par les auteurs. Prenons par exemple le concept de prise de risque (risk taking). L’une des principales thèses de The coddling est que l’obsession sécuritaire des parents, des médias et du personnel administratif des universités a induit chez les jeunes de la génération actuelle un ensemble de biais cognitifs les rendant peu résilient⋅e⋅s et très aversif⋅ve⋅s au risque (chapitres 8, 9 et 10). Pourtant, les mêmes jeunes sont décrit⋅e⋅s dans le livre comme étant contestataires, prêt⋅e⋅s à monter des actions politiques souvent sophistiquées et radicales, parfois même violentes, quitte à mettre leurs études en péril – n’est-ce pas là une forme de prise de risque ? La thèse du déclin des comportements à risque chez l’adolescent⋅e aurait pu être examinée à la lumière des données de la recherche afin de proposer une explication plus riche pour la combinaison apparente de prise de risque et d’aversion au risque. Les auteurs auraient pu considérer, par exemple, la possibilité que les militant⋅e⋅s tendent à radicaliser leurs opinions afin d’établir ou de maintenir leur statut au sein d’un groupe, la prise de risque servant alors à éviter un autre risque, celui de l’exclusion sociale (Derfler-Rozin, Pillutla et Thau, 2010 ; Tooby et Cosmides, 2010).

Un autre vide théorique se fait sentir quand les auteurs rapportent au chapitre 10 ce qu’on pourrait décrire comme une massification de l’éducation : les universités états-uniennes attirent beaucoup plus de jeunes adultes qu’au siècle dernier, incluant une part croissante d’étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les. Considérant cette diversité accrue, ne devrait-on pas observer une culture de tolérance sous la bannière du vivre et laisser vivre ? L’explication proposée par les auteurs est que la massification de l’éducation a entrainé sa transformation en un produit de consommation (consumerization) et que, selon le principe du client qui a toujours raison, le personnel administratif cherche à éviter tout désagrément à sa clientèle. Cela n’explique pas, cependant, pourquoi les opinions et comportements d’autrui sont perçus comme des désagréments en premier lieu. Campbell et Manning (2018) fournissent à ce sujet une explication allant dans le sens de certaines des idées de The coddling, que nous avons jugé pertinente de résumer ici. En s’appuyant sur les travaux du sociologue Donald Black, Campbell et Manning affirment qu’en réalité, les campus sont stratifiés en sous-groupes culturellement très homogènes, ce qu’ils associent à un désir de conformité et de pureté morale. De manière paradoxale, il existerait une variété plus importante entre les groupes. Cet état de choses augmenterait la probabilité de collision entre des comportements jugés normaux par certain⋅e⋅s, mais choquants par d’autres, tout en amplifiant les réactions aux torts réels ou perçus.

3.2 Caractérisation stéréotypée des idées politiques

The coddling of the American mind est marqué d’une couverture à l’autre par le contexte états-unien – la grande majorité des vignettes et statistiques présentées concernent les étudiant⋅es des universités états-uniennes. Cela n’est pas en soi un problème ; on ne peut reprocher aux auteurs d’avoir défini un terrain pour leurs analyses, et le titre du livre indique déjà que leurs propos s’appliquent aux États-Unis. Nous voyons davantage un problème dans la caractérisation que font les auteurs des orientations politiques, qui nous semble calquée sur le système états-unien à deux partis. Dans le paysage politique dépeint par Lukianoff et Haidt, la population semble répartie sur une échelle unidimensionnelle comparable à l’échelle d’orientation sexuelle de Kinsey, Pomeroy et Martin (2003), mais en remplaçant les pôles exclusivement hétérosexuel et exclusivement homosexuel par une orientation politique allant de « très libérale » à « très conservatrice ».

Ce type de découpage doit être considéré avec précaution si l’on souhaite appliquer les propos du livre en dehors du contexte états-unien, où les qualificatifs de gauche et droite peuvent prendre une signification différente. Certaines politiques du président Obama, par exemple, furent jugées très à gauche aux États-Unis alors qu’elles auraient été vues comme plutôt centristes dans plusieurs autres pays – le fameux « Obamacare », pour ne prendre que cet exemple, accordait une large place aux fournisseurs privés d’assurances et de services de santé, ce qui constitue un choix politique peu « gauchiste ». Pour ces raisons, il est plutôt réducteur d’utiliser le terme « liberal » (tel que compris en contexte états-unien) comme un équivalent de la gauche politique, et « conservative » comme un synonyme parfait de la droite politique. Ainsi, bien que les auteurs fassent de nombreuses mentions du libéralisme et du conservatisme, ils ne définissent pas ces concepts autrement qu’en les présentant comme des opposés. On apprend néanmoins que les deux groupes ont des conceptions très différentes de la justice (chapitre 11), que les conservateur⋅rice⋅s aiment les espaces bien rangés tandis que les libéraux⋅les sont davantage ouvert⋅e⋅s aux nouvelles expériences (chapitre 5). Les auteurs suggèrent par ailleurs, de manière peu convaincante, que les libéraux⋅les auraient davantage tendance à vouloir censurer les opinions qui les choquent (chapitre 2). Dans l’ensemble, leur représentation du paysage politique est bidimensionnelle et stéréotypée. L’idée que des individus « libéraux » sur le plan des libertés individuelles puissent être en même temps, par exemple, conservateurs sur des questions économiques comme la fiscalité semble avoir été exclue de la grille d’analyse du livre. Considérant que The coddling critique la mentalité « elles⋅eux contre nous » (chapitre 3), aborde des questions de polarisation politique (chapitre 6) et suggère de diversifier le paysage politique des facultés universitaires (chapitre 13), nous croyons que le propos aurait été mieux servi par une grille d’analyse politique plus fine.

On peut mieux comprendre pourquoi The coddling caractérise les positions politiques de la sorte en s’intéressant aux publications précédentes de son deuxième auteur, Jonathan Haidt. Ce dernier a mis de l’avant une théorie selon laquelle les préférences politiques d’un individu découlent de la configuration d’un petit nombre d’intuitions morales innées (Graham, Haidt et Nosek, 2009 ; voir aussi Haidt, 2012, surtout les chapitres 6 et 12). Selon cette théorie, appelée non-cognitivisme moral, la rationalité n’influencerait pas les opinions politiques, son rôle étant tout au plus de justifier nos opinions de manière post hoc. Notre orientation politique serait donc dans notre nature. Il n’est pas étonnant, dans cette optique, de voir que la diversité d’opinions politiques est comparée à la diversité raciale (p. 129). De cette même idée découle une des propositions centrales du livre, que nous aborderons maintenant.

4. Discrimination positive envers les conservateur⋅rice⋅s ?

Lukianoff et Haidt souhaitent que les facultés universitaires entretiennent une saine diversité des points de vue en incluant dans le corps professoral une certaine proportion d’individus représentant des idées politiques plus marginales. Ils proposent même un ratio de deux ou trois professeur⋅e⋅s de gauche pour chaque professeur⋅e⋅s de droite (chapitre 5). L’objectif derrière cette suggestion est de prévenir le biais de confirmation au sein des facultés et parmi les étudiant⋅e⋅s en stimulant le débat et la diversité des points de vue, un but qui nous semble tout à fait noble et légitime. Nous remarquons par contre plusieurs problèmes dans le « moyen » proposé pour atteindre ce but, qui revient essentiellement, comme le philosophe canadien Joseph Heath (2017) le résume, à implanter un programme de discrimination positive pour les conservateur⋅rice⋅s.

À supposer que la proposition de Lukianoff et Haidt concernant la diversité dans les facultés puisse être appliquée dans le réel, ce qui demanderait un interventionnisme massif, nous nous questionnons quant aux résultats qui en découleraient. Il serait peut-être plus efficace, pour prévenir le biais de confirmation et autres « bulles » idéologiques, d’exposer les étudiant⋅e⋅s à des professeur⋅e⋅s modéré⋅e⋅s plutôt qu’à des idéologues convaincu⋅e⋅s. Pour reprendre l’exemple de Heath (2017), un⋅e ancien⋅ne marxiste est mieux positionné⋅e pour montrer aux étudiant⋅e⋅s les failles du marxisme qu’un⋅e adepte dogmatique du libre marché. Cette idée n’est pas introduite par les auteurs, peut-être en raison de leur attachement au non-cognitivisme moral décrit dans les ouvrages précédents de Haidt, un modèle à partir duquel il est difficile d’expliquer un changement d’orientation politique puisque celle-ci est considérée comme découlant de la nature même de l’individu.

Ensuite, à l’exception peut-être des facultés de sciences politiques, la diversité des idéologies politiques ne correspond pas nécessairement à une appartenance à une certaine école de pensée dans la discipline. Sans nier que l’orientation politique puisse être corrélée avec d’autres opinions davantage en lien avec la discipline enseignée, il nous semble important que des points de vue complémentaires soient vus en classe, peu importe l’appartenance politique des personnes qui les enseignent. Il est possible qu’un département diversifié sur le plan politique contribue à atteindre cet objectif, mais cela demeure incertain. Il faudrait encore que la diversité en question soit une plus-value pour l’expérience d’apprentissage. Pour filer la métaphore souvent employée dans le livre et selon laquelle l’exposition à des idées controversées est telle une exposition à des allergènes qui augmente la résilience, on peut se demander s’il est utile de s’exposer à toutes formes d’allergènes : tous les discours méritent-ils d’être représentés dans le curriculum ? Qu’en est-il de l’inclusion dans le curriculum, au nom du principe d’équité, d’idées pseudoscientifiques comme le créationnisme (Berkman et Plutzer, 2011) ? Est-ce pertinent d’accorder de la légitimité aux discours populistes ou conspirationnistes auxquels les étudiant⋅e⋅s sont déjà souvent exposé⋅e⋅s sur le Web ? Nous pensons, par exemple, aux groupuscules de droite très présents sur des sites Web comme 4chan et qui ont déjà un impact sur les campus (Nagle, 2017). En fin de compte, quelle est la contribution réelle de polémistes comme Ann Coulter et Ben Shapiro à la diversité intellectuelle dans l’université ?

5. Synthèse de nos critiques et points forts de l’ouvrage dans la perspective d’une utilisation en classe

En somme, on peut faire la synthèse de nos critiques en affirmant que The coddling of the American mind est un ouvrage assez « made in U.S.A. » et influencé par le non-cognitivisme moral du second auteur, Jonathan Haidt. Bien que le sujet soit d’un grand intérêt et que les auteurs amènent des intuitions qui suscitent la réflexion, l’argumentaire déployé laisse parfois paraitre des faiblesses dans l’analyse conceptuelle préalable. Cette faille s’observe autant dans la caractérisation des idéologies politiques que dans l’analyse des concepts clés du livre, laquelle s’appuie souvent sur un petit nombre de sources documentaires qui auraient pu être maniées avec plus de perspective critique. Entre l’ouvrage universitaire et le livre à succès polémique, il est possible que les auteurs aient eu de la difficulté à trouver le registre adéquat.

En dépit de ses limites, l’ouvrage The coddling of the American mind demeure intéressant à utiliser en salle de classe. Nous avons bien aimé les synthèses en fin de chapitre et l’effort des auteurs pour vulgariser certaines idées complexes. L’apport de la thérapie cognitivocomportementale, par ailleurs, nous a semblé un point fort de l’ouvrage, qui pourrait ainsi s’insérer dans une discussion plus large concernant le bienêtre dans les milieux d’éducation. Bien que ce thème aurait pu être approfondi, la critique de la commercialisation de l’éducation nous est apparue une nuance importante qui bonifie le livre, de même que la mention des frais de scolarité élevés en tant que cause possible des phénomènes décrits.

Nous voyons aussi une utilisation potentielle de la comparaison entre la réalité états-unienne décrite par Lukianoff et Haidt et celle qu’on retrouve dans nos établissements d’enseignement postsecondaire. Nous croyons que le livre pourrait faire partie des lectures d’un large spectre de cours au sein des trois cycles universitaires ; par exemple, dans un cours de pédagogie de l’enseignement supérieur, de psychologie sociale ou de sociologie de l’éducation. Harrison (2019), qui a utilisé le livre dans un cours de sciences de l’éducation, a constaté une réaction favorable, particulièrement chez des étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les ayant vécu, sur le campus, la crainte de paraitre malveillant⋅e⋅s ou ignorant⋅e⋅s si elles⋅ils posaient certaines questions de nature controversée. Pour aider à recadrer l’ouvrage en contexte francophone, il pourrait être intéressant de le mettre en dialogue avec les travaux du sociologue Gérald Bronner qui, dans Laplanète des hommes : réenchanter le risque (2014), procure un autre éclairage sur le sujet de l’obsession sécuritaire.

Au Québec, Normand Baillargeon (2019) s’est intéressé à la liberté d’expression dans le monde scolaire et a édité un recueil d’essais portant sur cette question. Le philosophe apparait d’ailleurs dans un reportage de Radio-Canada sur la liberté d’expression à l’Université du Québec à Montréal, qui est disponible pour un visionnement en classe (Benabdallah, 2017). Le rapport du projet-pilote Vivre-ensemble du Collège de Maisonneuve faisait récemment mention d’autocensure chez les enseignant⋅e⋅s et de « réaction[s] de polarisation » du côté des étudiant⋅e⋅s (Gibeau, Dufour et Roy, 2018, p. 55). Par ailleurs, l’Union étudiante a récemment produit un rapport d’enquête sur la santé psychologique étudiante dans les universités (Bérard, Bouchard et Roberge, 2019), et le Centre d’étude des conditions de vie et des besoins de la population a publié un Portrait des besoins et attentes de la population étudiante, dont une section aborde la question des valeurs des étudiant⋅es du niveau collégial (Blackburn, Nguema, Gaudreault et Arbour, 2019). Ces documents pourraient être intégrés à une discussion mettant en parallèle la réalité québécoise à celle décrite par Lukianoff et Haidt.

Nous décrivons, en terminant, une activité réalisée par un des auteurs de notre article et mettant à contribution le livre de Lukianoff et Haidt sous la formule classique du débat en classe portant sur un ouvrage controversé. Dans l’optique de préparer un débat, les étudiant⋅e⋅s devaient lire un résumé de l’ouvrage, puis devaient se séparer en trois équipes de tailles équivalentes : les gens qui partagent l’opinion de Lukianoff et Haidt (2018), les gens qui sont en désaccord et les gens qui sont neutres. Ensuite, chacun des groupes devait présenter son avis en un maximum de deux minutes. L’étape suivante consistait en un débat. Ici, chacun des groupes devait préparer deux questions à poser à chacune des autres équipes. Lors du premier tour de questions du débat, un ordre de parole a été tiré au hasard et chaque équipe posait une seule question à l’équipe de son choix, qui devait ensuite présenter sa réponse. L’exercice a été répété trois fois, pour un total de trois tours de questions. Enfin, une synthèse en grand groupe a été coordonnée par l’enseignant afin de faire émerger les forces et les faiblesses de l’argumentaire développé dans The coddling of the American mind.