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Voici une belle surprise. L’ouvrage Le naufrage de l’université et autres essais d’épistémologie politique du sociologue Michel Freitag méritait amplement cette réédition dans la collection « essais classiques du Québec » des Presses de l’Université de Montréal. Bien que Suisse d’origine, Freitag a réalisé sa carrière à l’Université du Québec à Montréal. Auteur prolifique et penseur de haut vol, il nous a laissé une oeuvre immense et stimulante. Sa théorie sociologique générale, qu’il nommait lui-même « sociologie dialectique », est sans contredit l’une des contributions majeures aux sciences humaines et sociales des quarante dernières années. Critique de la postmodernité, qu’il associait à une logique technocapitaliste antidémocratique, il n’a eu de cesse de réfléchir sur les transformations de nos sociétés et, surtout, d’élaborer des outils théoriques pour analyser ces changements.

Parue à l’origine en 1995 aux éditions Nuit Blanche pour le Québec et aux éditions La Découverte pour l’Europe, ce livre est costaud tant par son ampleur que par son propos. Freitag y aborde, notamment, les transformations qu’ont connues les universités depuis le 19e siècle, la crise que traversent, selon lui, les sciences humaines et sociales, lesquelles auraient abandonné leurs ambitions normatives premières (ambitions pourtant incontournables, selon le sociologue). Suivant son analyse, les sciences humaines et sociales seraient, de nos jours, trop souvent réduites à produire des connaissances dans une perspective opérationnelle (problem solving). Elles y perdraient alors leur capacité de distance critique et de synthèse générale. Freitag analyse aussi ce qu’il appelle la dissolution de la société (conçue comme une structure symbolique hiérarchisée de normes culturelles et institutionnelles) dans le social, conséquence d’un mode de gestion « décisionnel-opérationnel ». Par ailleurs, Freitag nous fournit ici une analyse originale et puissante sur les méfaits de l’informatisation de nos sociétés. Il critique alors la portée ontologique et épistémologique des technologies qui participent à la création d’un monde où les algorithmes déterminent la pensée. Il consacre le dernier chapitre du livre aux questions de la méthode en sciences humaines, ce qui lui fournit l’occasion de critiquer les chemins empruntés par ces dernières au mépris d’une véritable réflexion sur l’ontologie de la société (un des éléments centraux de sa pensée).

Dans une certaine mesure, cet ouvrage est un condensé des thèses de Freitag. Il y expose et poursuit son projet général de mise en lumière du caractère dialectique de la réalité qui forme l’objet des sciences humaines et sociales et d’élaboration d’une théorie générale de la société. Chercheur inspiré par Hegel, Marx, la phénoménologie et l’herméneutique, il s’inscrit sans conteste dans la tradition des humanités et des sciences de l’esprit en développant une connaissance où se conjuguent tout à la fois connaissances empiriques, synthèse théorique et critique de la réalité sociale. Au fil des pages, nous découvrons la posture épistémologique de l’auteur. Celle-ci se caractérise entre autres, par le refus de la coupure épistémologique typique du positivisme et de son avatar actuel, le post-positivisme. Pour Freitag, il n’y a pas de démarcation radicale entre science et sens commun. Dans le cas de la sociologie par exemple, celle-ci se déploie dans le même champ ontologique que les autres pratiques sociales. Cela ne conduit toutefois pas à annuler la spécificité du regard sociologique. En fait, l’interprétation et la pratique sociologiques ne sont pas en extériorité par rapport à la société de sorte que la théorie est donc nécessairement un moment de la praxis. Plus globalement, Freitag considère que les sciences humaines et sociales ont un rôle capital à jouer dans l’éducation et l’élaboration des orientations collectives. Elles sont, pour lui, un agent essentiel de l’autoréflexivité collective. Or, pour bien jouer ce rôle, les sciences humaines et sociales doivent tourner le dos à la fois au scientisme classique et à l’orientation gestionnaire. Ce faisant, elles se reconnecteraient à la tradition des humanités dont elles sont issues. En assumant leur héritage, les sciences humaines et sociales pourraient alors jouer leur rôle pédagogique en tant qu’elles représentent une modalité indispensable de l’autocompréhension de la société et de son orientation normative. L’ontologie qui découle de cette posture épistémologique laisse une place à la contingence. Ainsi, tout en intégrant la contingence dans sa compréhension du monde, Freitag précise que, dans l’histoire humaine, les choses n’arrivent pas n’importe comment. Il y a un pourquoi à ce qui arrive, même si ce qui advient n’est pas nécessaire. C’est dire que ce qui existe aurait pu ne pas exister ou aurait pu exister autrement. Mais, ce qui vient à l’existence peut toujours être saisi par une visée herméneutique ; car il n’arrive pas par pur hasard.

Et la question des universités, dira-t-on ? Les thèses de Freitag à ce sujet sont plus actuelles que jamais. Dénonçant l’extension du modèle étatsunien où les universités sont réduites à n’être que des entreprises, le sociologue critique avec sévérité le diktat de la recherche dans l’enseignement supérieur, diktat qui aurait pour conséquence que les étudiants ne développent plus une connaissance générale (encore moins érudite) de leur discipline, mais ne maitrisent en fin de compte que des compétences étroites liées à la recherche. De la sorte, les universités jouent de moins en moins ce qui a déjà été leur rôle essentiel à savoir, la formation des étudiants à une culture disciplinaire riche, terreau essentiel à toute réflexion en profondeur sur notre monde.