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1. Introduction

Cet article s’inscrit dans la théorie des situations didactiques (Brousseau, 1998). Il s’appuie sur une analyse de l’activité de l’enseignant⋅e d’arts appliqués et vise la compréhension de situations d’enseignement dévolues ou adidactiques, et de certaines ruptures ou négociations de contrat qui apparaissent au cours des séances. Le contexte, celui du lycée professionnel au sein duquel sont enseignés les arts appliqués, est décrit dans un premier point. Le second point de cet article revient sur les notions de milieu et de contrat didactique. La manière dont elles permettent mutuellement la dévolution d’une tâche est explicitée dans un troisième point. La section réservée à la méthodologie de cette recherche, basée sur des enregistrements audiovisuels et des photographies, présente, dans un quatrième point, les différentes formes de ruptures ou de négociations de contrat didactique issues d’un décalage entre la tâche prescrite et l’activité réalisée par les élèves. Le cinquième point, quant à lui, s’attache à décrire ces ruptures ou négociations lors de passages d’une situation à l’autre. Un sixième point montre que la dévolution semble empêchée par un milieu qui ne facilite pas l’agir de l’élève, à cause de ruptures de contrat à l’initiative des élèves et de situations métadidactiques insuffisamment pensées pour la dévolution. L’ambition générale de cet article est de repérer les moments de rupture et de négociation afin de les décrire et de les caractériser dans le but, d’une part, de proposer des pistes pour anticiper ces écarts et décalages et, d’autre part, de favoriser la dévolution d’activités de création-conception. Les hypothèses que se propose de traiter cet article sont les suivantes : 1) les ruptures dans le contrat didactique apparaissent lors du passage d’une situation didactique proposée à une situation d’apprentissage ; 2) la dévolution est empêchée par un milieu qui ne favorise pas l’action sur une situation objective.

2. L’enseignement des arts appliqués en lycée professionnel

Le lycée professionnel forme des jeunes qui préparent le diplôme du baccalauréat professionnel, en trois ans, correspondant au niveau 3 de la classification internationale type de l’éducation et le certificat d’aptitude professionnelle, en deux ans (achèvement partiel du niveau 3 de la classification internationale type de l’éducation). Le lycée propose une centaine de spécialités réparties en familles de métiers. La discipline scolaire « arts appliqués et cultures artistiques » fait partie du bloc des enseignements généraux. Cet enseignement propose une initiation au design qui contribue à l’intégration professionnelle, sociale et culturelle de l’élève. Pour y parvenir les professeur⋅e⋅s enseignent l’activité de création-conception, afin que leurs élèves produisent des réponses variées, raisonnées et argumentées à partir d’une problématique de design. Les domaines abordés relèvent très majoritairement du design d’objet, du design graphique et du design d’espace. L’évaluation s’effectue au regard de l’adéquation de la proposition de l’élève au cahier des charges prescrit. Quatre compétences sont visées : l’investigation, l’expérimentation, la réalisation et la communication (graphique et orale).

Au lycée professionnel, les professeur⋅e⋅s tentent de mettre en oeuvre des stratégies visant la valorisation de l’élève afin de la⋅le mobiliser dans sa scolarité (Jellab, 2005 ; Périer, 2008). Elle⋅il⋅s oeuvrent également à l’apaisement de la relation des élèves vis-à-vis de l’institution scolaire en proposant un suivi individuel et des notations clémentes (Jellab, 2005). Quelques travaux (Cusenier et Tortochot, 2019 ; Roy, Tortochot et Moineau, 2021) apportent des éléments concernant le rapport au savoir en arts appliqués et cultures artistiques. Il y est fait état d’un décalage entre les perceptions des élèves et celles des enseignant⋅e⋅s, de la place de la discipline dans la formation professionnelle, mais également des attendus. D’une part, les enseignant⋅e⋅s perçoivent leurs élèves comme investi⋅e⋅s et sont très précis⋅es quant à la teneur des savoirs qu’elle⋅il⋅s dispensent. D’autre part, les élèves interrogé⋅e⋅s semblent beaucoup plus vagues, voire résigné⋅e⋅s, dans l’énonciation des savoirs visés (Cusenier et Tortochot, 2019).

3. Milieu et contrat, une relation antagoniste mais nécessaire

Pour cet article, nous entendons les concepts de milieu et de contrat au sens de Brousseau et nous les situons dans le cadre de la théorie des situations didactiques (1998). Les situer dans un tel cadre théorique permet de s’intéresser au concept de dévolution qui en est lui-même issu. Par ailleurs, l’intérêt porté au milieu, au contrat didactique et à la dévolution dépasse le cadre strict de la didactique des mathématiques pour lequel ils ont initialement été envisagés (Mercier, Schubauer-Leoni et Sensevy, 2002).

Le contrat didactique lie la⋅le professeur⋅e et les élèves en fixant les rôles, les places et les fonctions de chacun⋅e. Il formule les activités attendues de la⋅du professeur⋅e et des élèves ainsi que leur place au regard du savoir traité ; il fixe également les conditions générales dans lesquelles ces rapports au savoir évoluent au cours de l’enseignement (Brousseau, 1990 ; Johsua et Dupin, 1993 ; Sarrazy et Novotná, 2013 ; Schubauer-Leoni, 1996). Toutefois les enjeux sont différents : la⋅le professeur⋅e mobilise le contrat afin de gérer et de maintenir la relation didactique (Comiti et Grenier, 1997) tandis que l’élève doit accepter de s’engager dans le problème posé alors même qu’elle⋅il ne dispose pas de la connaissance nécessaire à sa résolution, puisque celle-ci est précisément l’enjeu de la situation didactique fixée (Sarrazy, 1995). La dynamique du contrat didactique s’exprime par le biais de négociations et de ruptures (Jonnaert, Vander Borght, Debeurme et Sinotte, 2008). Pour cet article, nous nommons « négociations » les ruptures nécessaires, celles qui ont pour but de faire avancer le savoir. Nous utilisons le terme de « ruptures » lorsque ces dernières ont pour conséquence de modifier le contenu de l’enseignement, parfois jusqu’à le faire disparaitre. En effet, si l’apprentissage repose, non pas sur le bon fonctionnement du contrat, mais sur ses négociations, Amade-Escot (2004) rappelle que, parfois, les ruptures expriment le décalage qui existe entre le sens donné par la⋅le professeur⋅e et les élèves à la situation didactique, ces dernier⋅ère⋅s ne partageant pas certains arrière-plans communs nécessaires à la communication (Rayou et Sensevy, 2014). Brousseau (1998) dénombre trois effets du contrat didactique. Tout d’abord, l’évitement, qui permet à l’élève d’écarter la confrontation avec la situation d’apprentissage en contournant ou en interprétant les prescriptions pour pouvoir y répondre. Ensuite, l’effet Topaze, dans lequel l’adhésion de l’élève est négociée par la⋅le professeur⋅e en transformant complètement la tâche et en prenant à sa charge la majorité du travail. Enfin, l’effet Jourdain, se traduisant par un comportement banal de l’élève, interprété comme la manifestation d’un savoir savant.

Le milieu didactique s’inscrit dans une situation d’enseignement, il est défini par les caractéristiques matérielles (outils, documents, organisation spatiale, etc.) et immatérielles (un état de connaissances à enrichir) de l’environnement de l’élève (Brousseau, 1998). Il évolue au cours de la séquence, en ce sens où les savoirs, les compétences, les objets qui y sont contenus sont mobilisés pour permettre l’apprentissage de nouveaux savoirs et de nouvelles compétences qui s’intègrent au milieu à chaque nouvelle acquisition par l’élève. C’est l’enseignant⋅e qui se positionne initialement comme fondateur⋅rice d’un milieu, lequel comprend des espaces vides, à remplir, pour l’élève. Le milieu est présenté comme antagoniste par Brousseau (1998), car, selon les rétroactions qu’il engendre, les élèves doivent mobiliser des règles stratégiques rendues disponibles par le contrat didactique. Spécifiquement, pour l’enseignement des arts appliqués, ces règles stratégiques peuvent prendre la forme de méthodes d’analyse et de critique d’un visuel, d’une oeuvre, d’une production, ou encore, de la mobilisation de techniques graphiques antérieurement acquises. Le milieu est nécessairement antagoniste au contrat présent puisqu’il s’y oppose et provoque un déséquilibre (Tortochot, 2021). Ce déséquilibre et les problèmes qu’il induit suscitent le besoin de la restauration de l’équilibre, qui s’accompagne d’un changement de contrat didactique se manifestant par des négociations. Ces négociations sont nécessaires pour permettre aux enseignant⋅e⋅s et aux élèves de modifier sans cesse leurs rapports au savoir et aux connaissances (Jonnaert et coll., 2008). Au cours de la résolution d’un problème, le milieu évolue et comprend de moins en moins d’objets matériels et de plus en plus de savoirs ou connaissances.

Dans une situation didactique (Brousseau, 1998), l’enseignant⋅e et l’élève sont tou⋅te⋅s les deux des actant⋅e⋅s. Le milieu y est régulé par la⋅le professeur⋅e qui adopte une posture projective sur sa propre action au sein des situations d’enseignement, et cela, avec des actions, des connaissances et des savoirs spécifiques. À cette situation didactique succède une situation d’apprentissage (Brousseau, 1998) dans laquelle l’enseignant⋅e est observateur⋅rice et l’élève apprend en procédant à des corrections de ses actions et à des anticipations de leurs effets.

4. La dévolution d’une activité de création-conception en lycée professionnel

La dévolution, ou le processus de dévolution, désigne l’ensemble des actions de l’enseignant⋅e visant à rendre l’élève responsable de la résolution d’un problème ou d’une question en suspens (Brousseau, 1998). Pour cette recherche, le concept de dévolution est questionné dans le cadre de la théorie des situations didactiques. Pour pouvoir fonctionner, le processus de dévolution doit être une règle explicite du contrat didactique (Jonnaert et coll., 2008). En d’autres termes, l’élève doit s’attendre à devoir jouer le jeu de la dévolution à l’intérieur de la relation didactique engagée et elle⋅il doit aussi en avoir accepté le principe (Jonnaert et coll., 2008 ; Perrin-Glorian et Hersant, 2003 ; Sensevy et Quilio, 2002). Concernant les activités de création-conception enseignées, la dévolution représente, selon Didier (2016), « une alternative à l’enseignement par imitation de gestes techniques » (p. 74). Les études s’intéressant à l’enseignement des arts appliqués en lycée professionnel sont peu nombreuses, très récentes (Roy et Colson, 2022 ; Tortochot, 2021), et ne portent pas sur la dévolution. Certaines recherches (Al Maani, 2022 ; Lebahar, 2001 ; Moineau, 2016) se penchent sur les actions d’enseignant⋅e⋅s visant à rendre l’étudiant⋅e en design et en architecture responsable de la résolution d’un problème. Mais le contexte est très éloigné du lycée professionnel. Plusieurs éléments y sont identifiés comme pouvant empêcher la dévolution et conduire à une contre-dévolution didactique dans laquelle l’élève refuse la responsabilité de la résolution d’un problème et demande à l’enseignant⋅e de reprendre sa fonction d’enseignement (Jonnaert et coll., 2008). La dévolution d’une activité de création-conception peut être empêchée par la « critique au bureau » (desk-crit). Cet anglicisme peut être défini comme le passage de l’élève au bureau de son enseignant⋅e afin d’échanger avec elle⋅lui de la demande et des problèmes de création-conception qu’elle⋅il peut rencontrer (Goldschmidt, 2002). Cette habitude met en lumière la relation didactique et même hiérarchique existante entre l’élève et l’enseignant⋅e. Ce⋅cette dernier⋅ère détient la connaissance et le savoir pour résoudre les problèmes de design. L’élève suit donc les directives et les suggestions sans bien les comprendre, sans intégrer son feedback dans son propre processus de réflexion (Oh, Ishizaki, Gross et Do, 2013). Il ne s’agit pas d’un apprentissage étayé, mais d’une imitation sans apprentissage, ce que Brousseau (1998) appelle l’effet Topaze. Or, les conditions d’un engagement actif des élèves dans un processus artistique se caractérisent dans l’action concrète de la contradiction (ou de la critique) gérée par l’enseignant⋅e (Coasne et Loquet, 2015).

La dévolution d’une activité de création-conception peut être empêchée par la gestion des contraintes et du cahier des charges. Afin de répondre aux consignes, les étudiant⋅e⋅s en design mettent parfois en oeuvre des stratégies de contournement : plutôt que d’affronter une difficulté nécessitant l’emploi d’instruments cognitifs qu’elle⋅il⋅s n’ont pas assimilés, elle⋅il⋅s « préfèrent apporter une réponse différente de celle qui est attendue par le prescripteur de la tâche, en falsifiant la contrainte » (Tortochot, 2010, p. 7). Ces évitements sont un effet du contrat didactique et fragilisent l’activité dévolue à l’élève.

Enfin, afin de garantir la dévolution, le milieu doit pouvoir laisser suffisamment de liberté à l’élève pour qu’elle⋅il puisse « prendre la responsabilité de la situation » (Brousseau, 1998, p. 9) mais cibler précisément les savoirs à transmettre tout en évitant les effets de contrat. Il s’agit également de comprendre comment l’enseignant⋅e aide l’élève à s’emparer du problème, sans générer par son aide des stratégies d’évitement, mais plutôt en essayant de les anticiper. Hersant (2010) identifie trois propriétés du milieu qui conditionnent la dévolution : il doit permettre à l’élève d’être rétroactif⋅ve afin de pouvoir valider ou invalider ses propositions ; il doit s’assurer que les connaissances nécessaires pour entrer dans la situation sont disponibles chez les élèves ; il doit contraindre l’activité des élèves tout en permettant l’apparition de la connaissance souhaitée.

5. Méthodologie : des indicateurs choisis pour l’analyse des ruptures de contrats

La recherche se penche sur six séances d’arts appliqués dispensées par deux enseignant⋅e⋅s dans des lycées professionnels des académies de Grenoble et Montpellier entre février et mars 2020. Le premier professeur est un homme d’une cinquantaine d’années, il enseigne depuis 18 ans. La seconde est une jeune femme d’une vingtaine d’années qui est dans sa première année d’enseignement. Les six séances se déroulent avec six classes différentes. Le professeur expérimenté a la responsabilité d’une classe de seconde pour menuisier⋅ère⋅s-agenceur⋅se⋅s, une classe de seconde et de première pour technicien⋅ne⋅s en installation des systèmes énergétiques et climatiques. L’enseignante débutante a la charge d’une classe de seconde en système numérique, une classe de première en maintenance des équipements industriels et une classe de première année du certificat d’aptitude professionnelle carrosserie. Les effectifs sont majoritairement constitués de garçons.

La méthodologie de recherche vise à repérer et à décrire les ruptures dans le contrat didactique pour identifier les situations au cours desquelles elles apparaissent. Pour y parvenir, les tâches prescrites sont isolées puis comparées aux activités réalisées. Les tâches qui sont dévolues à l’élève sont également identifiées : elles sont repérables lors de séances relatives à l’évaluation certificative, ou bien encore lorsque l’enseignant⋅e manifeste le souhaite de rendre l’élève responsable de la résolution du problème.

Au sein d’activités de création-conception enseignées, l’enjeu méthodologique de cette recherche relève de la confrontation des tâches prescrites aux activités des élèves. Une articulation tâche-activité est privilégiée comme analyseur des situations didactiques (Ginestié, 2008 ; Leplat et Hoc, 1983). Plusieurs supports servent d’appui à la documentation de cette recherche : des vidéos, des enregistrements des « dires » de l’enseignant⋅e explicitant la tâche envisagée, des photographies et des supports remis aux élèves. Pour traiter les données relatives à l’activité de la⋅du professeur⋅e et des élèves, une analyse a priori des différentes tâches prescrites a été réalisée. Le verbatim des séances a ensuite été réduit dans un tableau de condensation de données, puis découpé en cinq parties (la tâche envisagée associée aux apprentissages attendus, la tâche prescrite, l’activité réalisée, la description de la rupture de contrat observée et la description du milieu) en reprenant les structurations du milieu de Brousseau (1998) et de Margolinas (1995).

Les descriptions des tâches envisagées et des apprentissages attendus par l’enseignant⋅e sont constituées après un échange avec la chercheuse, avant la séance. Le caractère dévolutif de la tâche envisagée y est également discuté.

Pour cette recherche, trois critères caractérisent une tâche prescrite : 1) elle définit ce que l’élève doit faire selon l’enseignant⋅e ; 2) elle est relayée par un ensemble de supports (documents de travail pour les élèves et/ou documents vidéoprojetés) et par des consignes orales ; elle porte sur une action à effectuer en lien avec un contenu disciplinaire.

Seules les activités en rupture ou en décalage avec la tâche prescrite sont recensées dans le tableau de condensation. Elles sont repérées selon ces deux critères non cumulatifs : 1) l’élève manifeste verbalement ses difficultés à mener à bien la tâche prescrite ; 2) l’enseignant⋅e intervient auprès d’un⋅e élève ou d’un groupe d’élèves qui ne répond pas aux attendus de la tâche envisagée.

En outre, le tableau de condensation décrit la rupture observée et tente d’en trouver l’origine. Pour cela les items « tâches envisagées », « tâches prescrites » et « activités réalisées » sont rapprochés. Il décrit également le type de situation (Brousseau, 1986 ; Margolinas, 1995) dans lequel la rupture a été constatée.

Sur les six séances analysées, neuf tâches sont prescrites aux élèves (figure 1). Parmi ces tâches, trois sont dévolues lors de trois séances. Lors de ces séances, les enseignant⋅e⋅s visent à rendre l’élève responsable de la résolution d’un problème ou d’une question en suspens (Brousseau, 1998).

Figure 1

Récapitulatif des tâches prescrites et des ruptures ou négociations de contrat didactique

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Neuf tâches prescrites par les enseignant⋅e⋅s pour lesquelles l’élève doit appliquer une connaissance étudiée en arts appliqués sont donc comptabilisées. Sur ces 9 tâches, 18 ruptures ou négociations sont repérées. Ces ruptures peuvent être à l’initiative d’un·e élève, d’un groupe d’élèves ou bien de l’enseignant⋅e. Sur ces 18 ruptures ou négociations, 11 ont lieu lors d’une tâche dévolue à l’élève. Les premiers constats sont que les ruptures ou négociations sont trois fois plus fréquentes lorsque la tâche est dévolue à l’élève, elles se manifestent majoritairement lors de l’interprétation de la tâche à effectuer et lorsque l’élève n’a pas les moyens d’agir sur une situation objective.

6. Dysfonctionnement du passage d’une situation didactique à une situation d’apprentissage

Les ruptures se manifestent dans 50 % des cas au niveau de l’interprétation de la tâche. Elles expriment le décalage qui existe entre le sens donné par l’enseignant⋅e à la situation didactique et celui donné par les élèves. Enseignant⋅e⋅s et élèves ne partagent pas certains arrière-plans communs nécessaires à la communication et sont parfois confronté⋅e⋅s à des malentendus (Amade-Escot, 2004). Ce point présente et situe trois ruptures et une négociation qui apparaissent au moment de l’interprétation de la tâche. Elles sont observées dans trois séances. Les deux premières sont dispensées par l’enseignant expérimenté à une classe de seconde pour menuisier⋅ère⋅s-agenceur⋅se⋅s et de seconde pour technicien⋅ne⋅s en installation des systèmes énergétiques et climatiques, et la suivante par l’enseignante stagiaire à une classe de première année du certificat d’aptitude professionnelle carrosserie. Lors de ces séances, les savoirs attendus sont variables.

Lors de la première séance, l’enseignant propose un exercice de reproduction aux élèves de seconde pour menuisier⋅ère⋅s-agenceur⋅se⋅s. « Il s’agit de reproduire des pictogrammes bicolores et d’inverser les couleurs. » (Extrait de l’entretien avec l’enseignant expérimenté - E1) La tâche est prescrite aux élèves oralement, mais un énoncé est aussi présent sur le support de travail qui leur a été distribué. L’enseignant présente une première fois l’exercice (tableau 1, ligne 2), puis reprend : « Vous refaites ce personnage en blanc sur un fond noir. C’est compris ? Vous ne le faites pas plus petit, vous le faites de la même dimension. Vous commencez au crayon à papier. » (Extrait de séance avec l’enseignant expérimenté et la classe de seconde pour menuisier⋅ère⋅s-agenceur⋅se⋅s). L’une des propositions d’élèves représente un personnage gris clair sur fond blanc (tableau 1, colonne 3). L’enseignant indique à ces élèves : « vous commencez au crayon à papier », sans préciser qu’il faudra finir ensuite au feutre noir. L’élève n’étant pas invité⋅e à poursuivre au feutre s’arrête à cette première étape. Dans le modèle de Brousseau, cette rupture de contrat se situe au niveau du passage d’une situation didactique à une situation d’apprentissage. Il semble que cette rupture soit due au manque de rétroaction proposé par le milieu et au statut particulier des outils de représentation graphique dans l’activité (ils sont des objets matériels du milieu initial, mais, dans le même temps, leur choix et leur utilisation nécessitent des compétences qui manquent parfois aux élèves). Par la suite, l’enseignant dévoile à l’élève ce qu’il doit faire (prendre un feutre noir), mais en procédant de cette façon, il risque de ne pas pouvoir constater objectivement l’un des apprentissages visés : choisir un outil adapté.

Tableau 1

Extrait du tableau de condensation Enseignant expérimenté – seconde pour menuisierères-agenceurses – Rupture 3

Extrait du tableau de condensation Enseignant expérimenté – seconde pour menuisier⋅ère⋅s-agenceur⋅se⋅s – Rupture 3

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À la troisième séance, l’enseignant expérimenté utilise le vidéoprojecteur pour diffuser des pictogrammes et attend que les élèves de seconde pour technicien⋅ne⋅s en installation des systèmes énergétiques et climatiques proposent oralement une analyse (tableau 2, colonne 2). Les propositions orales sont en décalage avec les attendus de l’enseignant. Les élèves énoncent les endroits où les pictogrammes ont été vus, elle⋅il⋅s en expliquent le sens (parfois avec un étayage de l’enseignant), mais ne proposent pas d’analyse graphique. C’est finalement l’enseignant qui prend à sa charge une rapide analyse des pictogrammes. Cet effet Topaze peut être dû au manque de connaissances des élèves nécessaires pour entrer dans la situation et analyser les différents pictogrammes. Une seconde rupture apparait lorsque l’enseignant ne précise pas que l’élève doit effectuer son travail graphique dans le cadre imprimé sur le support distribué : pour lui cela fait partie de l’implicite du contrat, mais pas pour l’élève. Ce⋅cette dernier⋅ère compose à l’extérieur du cadre, et par cette action, le contrat didactique se rompt (tableau 2, colonne 3). L’enseignant demande à l’élève de recommencer, alors même que les compétences travaillées correspondent aux attentes (l’élève utilise un outil adapté et établit un relevé conforme à la demande).

Tableau 2

Extrait du tableau de condensation de la séance Enseignant expérimenté et la classe de seconde pour techniciennes en installation des systèmes énergétiques et climatiques – Ruptures 10 et 11

Extrait du tableau de condensation de la séance Enseignant expérimenté et la classe de seconde pour technicien⋅ne⋅s en installation des systèmes énergétiques et climatiques – Ruptures 10 et 11

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Lors de la sixième séance, l’enseignante demande aux élèves de première année (préparant le certificat d’aptitude professionnelle carrosserie) de découper et de coller des visuels et leur définition au bon endroit sur la frise ; il s’agit d’un travail sur la labélisation et sur les logos de quelques labels. Lors de cette séance, les apprentissages attendus sont d’être capable de classer et de trier des ressources documentaires papier en les analysant, en les comparant et en les situant dans leur contexte de création. L’enseignant ne donne pas d’informations sur la lecture des définitions inscrites sous les visuels (tableau 3, ligne 3). Cette rupture peut avoir deux interprétations : cela peut être dû au fait que la logique de lecture des définitions avant le découpage n’appartienne pas à l’arrière-plan commun avec l’élève (elle⋅il ne comprend pas que pour trouver la solution il ne suffit pas d’analyser le visuel, puis de le découper et de le positionner au bon endroit sur la frise). Cela peut également être dû à un milieu initial qui contraint trop l’activité et ne permet pas l’apparition de la connaissance souhaitée.

Tableau 3

Extrait du tableau de condensation de la séance Enseignante débutante et la classe de première année du certificat d’aptitude professionnelle carrosserie – Rupture 18

Extrait du tableau de condensation de la séance Enseignante débutante et la classe de première année du certificat d’aptitude professionnelle carrosserie – Rupture 18

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7. Une dévolution empêchée par un milieu qui ne favorise pas l’action sur une situation objective

Pour pouvoir être mis en place de façon fluide, le processus de dévolution doit être une règle explicite du contrat didactique (Jonnaert et coll., 2008). Pour cela, la définition du milieu et le degré d’explicitation de la tâche doivent être envisagés spécifiquement. Les ruptures et négociations présentées dans ce point se situent à la suite de tâches dévolues.

Lors de la seconde séance, l’élève de première pour technicien⋅ne⋅s en installation des systèmes énergétiques et climatiques doit réaliser la couverture d’un dossier. Cette tâche dévolue est une règle explicite du contrat didactique, puisqu’elle s’inscrit dans une épreuve certificative en cours de formation. Sa vocation est d’évaluer les compétences, les méthodologies, ainsi que les connaissances de l’élève dans une activité de création-conception portée par le dossier. La première négociation se manifeste parce qu’un élève n’a pas les moyens temporels (manque de temps) pour mener à bien l’activité. Ce dernier demande à l’enseignant s’il peut rendre sa production dans son casier, l’enseignant accepte, le contrat est négocié, et cela permet de faire avancer le savoir en donnant un temps supplémentaire à l’élève. L’une des clauses implicites du contrat offre la possibilité à l’élève de rendre son travail plus tard. Pour y parvenir, ce dernier demande à l’enseignant de revoir sa prescription initiale (tableau 4). Cet exemple se manifeste au sein de la « situation de référence » dans laquelle le sujet n’a pas les moyens d’agir sur la situation objective (Brousseau, 1990). Le tableau 4 présente une rupture lors de la seconde séance, celle-ci est à l’initiative de l’enseignant et vient empêcher la dévolution. Le travail de réalisation de la couverture du dossier est soumis au professeur. Ce dernier indique que le titre s’éloigne de la thématique de l’Art Nouveau et demande à l’élève de le refaire. Ici, c’est la relation hiérarchique entre l’élève et l’enseignant qui vient empêcher la dévolution. En effet, l’enseignant reprend son rôle de maître. À son initiative, il donne des directives à l’élève sans s’assurer qu’il les intègre à son processus de réflexion. Il ne s’agit pas d’apprentissage étayé, mais d’une imitation sans apprentissage.

Tableau 4

Extrait du tableau de condensation de la séance Enseignant expérimenté et la classe de première pour techniciennes en installation des systèmes énergétiques et climatiques – Ruptures 6 et 9

Extrait du tableau de condensation de la séance Enseignant expérimenté et la classe de première pour technicien⋅ne⋅s en installation des systèmes énergétiques et climatiques – Ruptures 6 et 9

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Lors de la quatrième séance, trois ruptures et une négociation sont observées lors de l’activité dévolue, elles sont à l’initiative de l’élève et viennent empêcher la dévolution. Les sujets de cette classe de seconde système numérique de 30 garçons ne parviennent pas à devenir des élèves-agissant⋅e⋅s (au sens de Brousseau), ou rencontrent des difficultés à y parvenir. La tâche envisagée pour cette séance est la mise en place d’un brainstorming dans la classe. L’enseignante demande aux élèves de constituer des groupes de travail dans lesquels des rôles doivent être distribués (après avoir été préalablement explicités par l’enseignante). Chaque groupe doit ainsi faire des propositions pour répondre à la problématique suivante : Comment améliorer les conditions et rendre plus agréable le travail dans la bureautique (tableau 5, ligne 3) ?

Tableau 5

Extrait du tableau de condensation de la séance Enseignante débutante et la classe de seconde système numérique – Ruptures 12 à 15

Extrait du tableau de condensation de la séance Enseignante débutante et la classe de seconde système numérique – Ruptures 12 à 15

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L’enseignante a modifié l’espace de la salle pour accueillir les groupes et préparer le matériel que les élèves pourront utiliser. Elle se positionne en observatrice lors de cette activité dévolue.

La première rupture (tableau 5, colonne 2) se manifeste dans un premier groupe parce que les élèves ne parviennent pas à s’attribuer les rôles et demandent plutôt à l’enseignante de les distribuer. La dévolution est donc empêchée parce que l’élève demande à l’enseignante de reprendre sa position active pour distribuer les rôles de chaque élève du groupe. L’enseignante prend à sa charge le travail de l’élève pour que l’activité puisse se poursuivre, il s’agit d’un effet Topaze. Pour un autre groupe, les élèves échangent entre elles⋅eux pour répondre à la problématique, mais ne parviennent pas à rester dans les rôles qu’elle⋅il⋅s se sont attribués (tableau 5, colonne 3). La prescription est donc partiellement évitée, le contrat n’est pas rompu, mais négocié de manière implicite afin de permettre aux élèves de poursuivre leur activité en autonomie. Une rupture (tableau 5, colonne 4) se manifeste lorsque les élèves échangent pour répondre à la problématique, mais qu’elle⋅il⋅s ne parviennent pas à focaliser leur proposition et demandent l’aide de l’enseignante. La dévolution est une nouvelle fois empêchée parce que l’élève demande à l’enseignante de reprendre sa position active et de focaliser à la place du groupe un type d’objet (effet Topaze). Si, pour garantir la dévolution, le milieu doit pouvoir laisser suffisamment de liberté à l’élève pour qu’elle⋅il puisse « prendre la responsabilité de la situation » (Brousseau, 1998, p. 9), il doit également cibler précisément les savoirs à transmettre. Si l’étayage et le guidage des élèves permettent la négociation du contrat, dans certains cas, l’enseignante propose à ses élèves des solutions envisageables sans les laisser réellement réfléchir et envisager d’autres pistes, il s’agit d’un effet Topaze. La dernière rupture (tableau 5, colonne 4) se présente lorsqu’une majorité d’élèves se montrent très timides dans leur proposition d’idées farfelues. Généralement, les élèves de lycée professionnel manquent de confiance en eux. Or, cette activité de brainstorming leur demande de proposer oralement à leurs camarades, leurs idées les plus extravagantes. D’une part, l’enseignant⋅e doit s’assurer, lors de la préparation du milieu initial, que les connaissances nécessaires pour entrer dans la situation sont disponibles chez l’élève. D’autre part, il semble qu’elle⋅il doive également s’assurer que certaines compétences humaines et sociales sont mobilisables par l’élève : pour cet exemple, l’expression de ses idées à un groupe, la collaboration et l’écoute bienveillante sont donc des prérequis autour desquels se construit le milieu initial.

Lors de la cinquième séance, l’enseignante demande aux élèves de première en maintenance des équipements industriels de chercher des références s’inscrivant dans la thématique « bricoler et recycler » et qui soient issues de l’un des trois domaines du design (d’espace, d’objet et graphique). Il s’agit ensuite de les mettre en page sous Word. Certain⋅e⋅s élèves ont réalisé l’activité (figure 2), toutefois leur mise en page est particulièrement illisible.

Plusieurs interprétations peuvent être proposées pour cette rupture. Tout d’abord, l’enseignante ne donne pas d’information sur la mise en page de la composition lors de sa consigne (tableau 6). Pour elle, la lisibilité d’un dossier est considérée comme élémentaire. Toutefois, pour l’élève, il ne s’agit pas d’un implicite du contrat. Ensuite, il est aussi possible que les connaissances nécessaires à l’action de l’élève ne soient pas dans le milieu initial de la situation. En d’autres termes, les élèves ne possèdent peut-être pas les connaissances nécessaires pour réaliser une mise en page sous Word. Cela questionne la dualité de l’outil numérique : il est un objet matériel disponible dans le milieu initial, mais participe également à la contrainte de l’activité.

Figure 2

Mises en page de visuels sous Word montrant un décalage dans l’interprétation de la tâche par les élèves

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Tableau 6

Extrait du tableau de condensation de la séance Enseignante débutante et la classe de première maintenance des équipements industriels – Rupture 16

Extrait du tableau de condensation de la séance Enseignante débutante et la classe de première maintenance des équipements industriels – Rupture 16

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8. Discussion

Le cadre théorique a identifié plusieurs éléments pouvant venir empêcher la dévolution d’une tâche. La critique au bureau venant empêcher la dévolution n’a pas été identifiée lors des séances observées. Toutefois, si l’élève ne s’est pas présenté⋅e au bureau de son enseignant⋅e pour lui soumettre son travail, l’enseignant⋅e d’arts appliqués s’est montré⋅e mobile, et se rend très régulièrement au bureau de ses élèves, afin d’échanger avec elles⋅eux de manière individuelle. Le choix méthodologique de captation (plan et micro fixes) n’a pas permis d’obtenir le verbatim précis de ces échanges, cela constitue un biais dans l’analyse des résultats.

La gestion du cahier des charges est également présentée dans le cadre théorique comme potentiellement favorable à la dévolution pour des élèves en design, mais elle peut également nuire à cette dévolution en isolant l’élève qui peut ainsi contourner la contrainte en évitant une partie de celle-ci. Les traces des élèves n’ont pas été analysées pour cette recherche. Or, pour observer le déroulement de l’activité dévolue, une analyse des états intermédiaires des artéfacts produits par les élèves au regard des contraintes du cahier des charges et de la prescription pourrait être un indicateur des apprentissages effectifs.

Pour cette recherche, les résultats se construisent autour de l’identification des ruptures de contrat didactique lors de séances. Ces identifications demeurent toutefois conjoncturelles à une situation donnée, sont centrées sur les spécificités du savoir en jeu et ne peuvent ainsi être généralisées.

Enfin, certaines ruptures présentées dans cet article sont identifiées à la suite d’un décalage dans la tâche prescrite par l’enseignant⋅e et son interprétation par l’élève. Or, la non-réalisation de la tâche peut être multifactorielle, et non pas due à une seule cause. Le fait que l’enseignant·e ne précise pas oralement certains détails de la consigne ne constitue sans doute pas la seule raison d’une rupture de contrat. En effet, d’autres hypothèses pourraient expliquer que l’élève n’accomplisse pas la tâche demandée : son manque d’attention ou d’intérêt, son rapport aux outils de représentation ou aux outils numériques, ou encore, les difficultés pressenties qu’elle⋅il peut projeter. En effet, l’un des biais de cette recherche réside dans le fait que les activités des élèves et des enseignant⋅e⋅s n’ont pas été analysées dans le cadre d’auto-confrontations. Cela aurait permis d’obtenir des indications concernant la non-réalisation de certaines tâches.

9. Conclusion

Pour qu’une situation de dévolution soit opérante en arts appliqués en lycée professionnel, le milieu didactique doit être pensé à cette fin. L’enseignant⋅e doit pour cela anticiper les éléments qui pourraient venir empêcher la dévolution, dont le plus apparent est le retour de l’enseignant⋅e dans une position maitre⋅sse-élève. Le milieu doit également contraindre suffisamment l’activité de l’élève, mais permettre dans le même temps l’apparition de la connaissance souhaitée. Pour cela, les outils de représentation graphique (ou numérique) ont une fonction duale : ils sont des objets matériels utilisables et disponibles dans le milieu initial, mais ils participent également à la contrainte de l’activité puisque leur choix et leur utilisation sont soumis à des compétences particulières. Ce double statut semble régulièrement causer des ruptures de contrat. Par ailleurs, pour que le processus de dévolution soit accepté par l’élève en arts appliqués, il faut que ce⋅cette dernier⋅ère y soit préparé⋅e : qu’elle⋅il possède les connaissances et les compétences humaines et sociales nécessaires pour entrer dans la situation. Les négociations de contrat sont nécessaires pour faire évoluer le milieu didactique (Jonnaert et coll., 2008), et ces négociations permettent de gérer et de faire progresser l’asymétrie des rapports au savoir. Les résultats vont dans le sens des hypothèses, mais ne peuvent être généralisés, puisqu’il s’agit d’études de cas. Une fois sur deux, les ruptures dans le contrat didactique apparaissent lors du passage d’une situation didactique à une situation d’apprentissage. Les ruptures se manifestent majoritairement lorsque la tâche est dévolue : la dévolution est parfois empêchée par un milieu qui ne favorise pas l’action de l’élève sur une situation objective. Toutefois, certaines ruptures invoquées semblent faire partie intégrante du processus de dévolution pour lequel l’enseignement de l’activité de création-conception demanderait une forme de pédagogie d’essais et erreurs assumée par l’enseignant⋅e.

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Emeline Roy
Enseignante, Université Aix-Marseille