Article body

1. Introduction

Au moment de taper ces lignes, nous corrigeons la majuscule initiale automatique du prénom « bell » lorsque placé en début de phrase. Cette démarche vaudra pour l’ensemble de cet article, y compris le nom de famille « hooks ». Professeure en didactique du français au secondaire, nous estimons que le fait d’écrire les noms propres en minuscules ne me vient pas naturellement. bell hooks, nom d’auteure de Gloria Jean Watkins, avait fièrement adopté les lettres minuscules, comme l’usage formel des lettres majuscules était réservé au nom de son arrière-grand-mère maternelle, Bell Blair Hooks. Au départ, ce choix visait à la distinguer d’une autre Gloria Watkins qui provenait de la même communauté qu’elle. Progressivement, cette marque s’est avérée foncièrement émancipatoire, afroféministe, et politique (hooks, 2015). Émancipatoire, compte tenu de son désir de créer une identité d’écrivaine qui pouvait s’exprimer radicalement, sans passer sous silence, comme elle l’explique dans Talking back (2015) à l’issue d’un échange lors duquel une personne a comparé ses propos au franc-parler de bell hooks sans savoir qu’il s’agissait bien d’elle. Afroféministe, car cette autoémancipation rime avec l’esprit de dissidence, de courage, de détermination et de radicalité hérité de ses ancêtres matriarcales noires. Finalement, politique parce que le désir d’affirmation et de non-conformité nait de la réponse à une oppression visant à taire les minorités racialisées. Dans cet article de la section Lectio, nous proposons des avancées théoriques à partir du livre Apprendre à transgresser (Teaching to transgress, traduit chez M Éditeur en 2019) de bell hooks et présentons une perspective réflexive sur ce que nous appelons le rapport à la lecture émancipatoire. Nous effectuons ensuite des liens entre ses propos sur l’intersectionnalité et les auteures qui se sont appuyées sur cette théorie dans leurs travaux sur la justice sociale. Nous concluons cet article avec des suggestions pratiques pour les sciences de l’éducation et la didactique de la littérature.

2. Rapport à la lecture émancipatoire, relationalités post mortem

Un des premiers textes que nous avons été amenée à lire à l’université a été Apprendre à transgresser. À l’époque, le recueil était seulement disponible en anglais. Placée dans un contexte d’apprentissage ethnocritique et progressiste, notre première lecture de cet ouvrage de bell hooks a suscité un investissement personnel et professionnel important quant à la place et au rôle des élèves en classe, comme nous nous intéressions à l’enseignementapprentissage en littérature et à la subjectivité des élèves en situation de lecture d’oeuvres littéraires. Les idées percutantes de hooks, tout comme ses mots dont la précision nous rappelle celle de la lame d’un scalpel, ont généré un sentiment d’affranchissement auprès des populations historiquement marginalisées et exclues pour des raisons arbitraires comme l’ethnicité, le genre ou la classe sociale.

En décembre 2021, le décès de bell hooks a provoqué beaucoup d’émoi et a renouvelé l’intérêt porté à l’ensemble de son oeuvre afroféministe et intersectionnelle. Beaucoup d’auteurs et de chercheurs se sont penchés sur son legs à la communauté scientifique des sciences humaines et sociales. Pour les sciences de l’éducation, les travaux de hooks ont influencé la pédagogie critique, l’ethnocritique, les théories intersectionnelles, la justice sociale et les pratiques ascendantes. Nous y reviendrons plus loin. Pour l’instant, l’entrée dans l’univers de hooks se qualifie par notre relation à la lecture émancipatoire, laquelle est facilitée par une extrême porosité entre le sujet qui s’investit dans la lecture et l’objet lu (en l’occurrence, nous, et la version française intitulée Apprendre à transgresser). Cette démarche présuppose une relecture attentive et responsable qui nécessite ce que Nash (2019) appelle l’éthique de la bienveillance.

La relecture d’Apprendre à transgresser a instauré un rapport au monde scolaire qui s’avérait des plus familiers pour nous. L’auteure, hooks, entame son livre avec une réflexion que nous partageons sur l’engagement, lequel constitue l’un de nos domaines de recherche. En effet, nous nous intéressons, entre autres, à l’engagement dans la lecture littéraire des adolescents du secondaire en contexte francophone. Dans son introduction, hooks s’intéresse notamment à la notion d’engagement dans les cours qu’elle donne à l’université, à cet enthousiasme contagieux qui se propage d’un étudiant à l’autre et qui permet la coexistence de l’investissement cognitif et de la passion pour une matière. La reconnaissance et le respect des idées, du bagage culturel et des parcours des jeunes – qu’il s’agisse d’élèves du primaire, du secondaire ou d’étudiants universitaires – fournissent des jalons de base pour l’engagement en salle de classe. Le corps professoral n’est ainsi plus la seule autorité en matière d’enseignement-apprentissage ; il en relève plutôt des dynamismes discursifs, ou d’un « effort collectif » (hooks, 2019, p. 13), à l’origine du façonnement des communautés d’apprentissage. Autrement dit, la pédagogie critique se situe au prisme du respect de l’autre, des discussions inclusives, des humains dans la classe et à l’extérieur de celle-ci ; bref, elle articule une pensée transgressive, une typologie de la liberté qui repousse les limites structurantes et structurelles du monde des sciences de l’éducation.

Au Québec, dans le contexte de l’enseignement-apprentissage du français au secondaire, en particulier de la littérature, la pluralité des perspectives déjà présente avant l’entrée en classe renait lors de l’éclatement d’idées évoquées lors des discussions. Bien que ceux-ci prennent lieu en classe, les dynamismes, la pluralité, la transgression et l’engagement que propose hooks découlent des différentes postures que les enseignants doivent adopter par rapport à leurs élèves. Dans un cadre tant pédagogique que didactique, il s’agit ici des rôles interdépendants de passeur culturel, de modèle, de planificateur et de guide, comme prescrit dans le programme ministériel. À cet effet, le programme de français, langue d’enseignement fournit des pistes utiles (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec, 2009). Par exemple, l’enseignant remplit ses obligations de passeur culturel lorsqu’il sonde les élèves à propos des oeuvres littéraires précédemment lues et qui devraient recevoir une reconnaissance particulière. Comme modèle, l’enseignant amène les élèves à s’interroger sur leurs stratégies de lecture, par exemple en les incitant à partager leurs interprétations d’une oeuvre littéraire afin d’en construire le sens. En tant que planificateur, l’enseignant fait découvrir différents textes d’un recueil aux élèves, lesquels peuvent les regrouper, formuler des hypothèses, partager leurs impressions en groupe et organiser leurs connaissances. Finalement, le rôle de guide comprend la responsabilité d’amener les élèves à acquérir des notions littéraires, à interroger les textes et à les comparer, notamment lors de la mise en réseaux d’oeuvres littéraires autour de thèmes, de types de personnages ou de genres communs. Nous sommes d’avis qu’une lecture émancipatoire présuppose certaines des pistes de réflexion que hooks propose en faveur d’une pédagogie engagée. Elle nécessite l’imbrication de ces quatre jalons dans le domaine qui nous concerne : la didactique de la littérature au secondaire.

Afin de faire valoir une pédagogie engagée, l’enseignant de littérature qui, normalement, assume le choix des oeuvres littéraires à lire en classe, peut octroyer cette liberté aux élèves. Ceux-ci peuvent être appelés à proposer différents titres à lire en petits groupes ou en dyades, à justifier leurs choix lors de discussions et à partager leurs interprétations littéraires en classe. Comme hooks (2019) le souligne dans Apprendre à transgresser (chapitre 10) à l’occasion d’un entretien avec son collègue Ron Scapp, une pratique émancipatoire implique la prise de conscience des corps, ceux des élèves, qui respirent et vivent dans la classe. Ainsi, en classe de littérature, prendre en compte l’investissement des élèves en lecture requiert un effort conscient et continu. Parallèlement, il est primordial de leur laisser l’option de discuter de leurs réactions et de leurs réponses par rapport aux oeuvres littéraires qui abordent des thèmes auxquels ils peuvent s’identifier et qui traitent de la justice sociale. À titre d’exemple, plusieurs enseignants élaborent des séquences didactiques à partir du roman La chute de Sparte de Biz (2011), rappeur et auteur québécois, dont les thèmes rejoignent les réalités vécues par certains jeunes du secondaire. De même, les oeuvres littéraires d’auteures autochtones (Fontaine, 2019) et québécoises inscrites dans le courant de la littérature dite « migrante » (Thúy, 2009), tout comme celles des auteurs historiquement marginalisés, comme les auteurs racisés et appartenant à la communauté LGBTQ+ (Jiménez, 2021), gagnent à être découvertes par les adolescents et leurs enseignants, eux-mêmes issus d’une société pluraliste. Dans une visée d’éducation à la liberté, et au moyen d’une lecture émancipatoire, la salle de classe devient un lieu d’échanges sur des sujets centraux se rapportant à la justice sociale, comme la pensée ethnocritique et les politiques de genre, de classe et d’ethnicité (hooks, 2019). Autrement dit, la classe de littérature ne peut se délester de sa responsabilité de saisir et d’aborder ces enjeux comme matière première de la découverte et de l’appropriation d’univers narratifs. Lire de manière émancipatoire, c’est s’ouvrir à l’Autre[2]. On ne peut s’ouvrir à l’Autre tant qu’on ne reconnait pas, dans une bienveillance et une altérité absolue, sa valeur particulière, son corps genré et racisé, son empreinte culturelle et, surtout, sa perspective critique (hooks, 2019).

Ainsi, pour hooks (2019), l’imbrication des différents rôles de l’enseignant, dont celui de « catalyseur » (p. 15), d’interventionniste « progressiste » (p. 35), ou encore de narrateur détenant une « passion pour l’expérience » (p. 87), sert ultimement à inciter les élèves à participer et à s’investir dans leurs apprentissages en classe, à interroger les balises du statuquo et à adopter des pratiques libératrices. En particulier, nous avons présenté l’exemple du choix des oeuvres à lire en classe. Celles-ci font l’objet d’un examen réfléchi selon des critères de littérarité de la part de l’enseignant qui juge si le texte représente une ressource riche et possiblement didactisable pour les élèves. Puis, nous avons proposé des pistes de réflexion et d’action communes afin d’adopter une lecture émancipatoire en classe de littérature. Ensuite, à l’aide d’exemples dénotatoires, nous avons mis en évidence certains liens entre le rôle de l’enseignant tel que prescrit par les documents ministériels et les propositions de hooks sur la pédagogie libératrice. Comme hooks s’est inspirée du philosophe Paulo Freire pour formuler ses idées sur la pédagogie libératrice, la pensée critique et l’afroféminisme, nous offrons ci-dessous quelques considérations à ce sujet en lien avec notre théorisation de la lecture émancipatoire.

3. L’ouverture à la pensée critique : éducation libératrice, transgression, expérience

Dans son oeuvre Apprendre à transgresser, bell hooks (2019) partage ses réflexions critiques sur le « modèle bancaire éducatif » (p. 19) tel qu’élaboré par Paulo Freire dans son livre La pédagogie des opprimés, originellement publié en portugais (1968) et récemment traduit en français aux Éditions de la rue Dorion (2021). Par cette appellation, Freire a manifesté son opposition aux méthodes prescriptives d’enseignement selon lesquelles l’enseignant transmet unilatéralement des savoirs aux élèves qui doivent les mémoriser sans avoir recours à la pensée critique ni à la distanciation métaréflexive. La notoriété de Freire repose notamment sur la critique de cette pédagogie qu’il a qualifiée d’oppressive et de colonialiste. Cette théorie a particulièrement touché et influencé hooks (2019), surtout dans l’articulation de la pensée transgressive et de l’« éducation libératrice » (p. 23). Entre autres, hooks reconnait l’apport de la théorie de la conscientisation de Freire afin de démanteler la culture suprémaciste blanche qui règne à certains endroits aux États-Unis. Ces questions, d’ordre global et non individualisé (Ferguson et Lemieux, 2022), doivent faire l’objet d’actions concrètes soutenues par des mouvements collectifs organisés, comme hooks le souligne.

Cela étant, hooks (2019) demeure critique quant à la manière dont certains postulats de Freire ont été avancés. Par exemple, lors d’un « dialogue ludique avec [elle]-même » (p. 48), c’est-à-dire entre bell hooks et Gloria Watkins, l’auteure précise que certains écrits de Freire sont qualifiés de « sexistes » (p. 50) par la critique féministe, surtout en ce qui a trait à sa portée phallocentrique. Autrement dit, l’éducation libératrice vise l’émancipation des hommes racisés au Brésil et ne considère pas les défis structurels auxquels les femmes font face. Notant la complexité que génère la dualité entre l’admiration et la distanciation par rapport aux travaux de Freire, hooks rappelle que les retombées de la pensée critique permettent un détachement, ou du moins une discussion critique, par rapport à la langue sexiste présente dans les travaux de Freire (hooks, 2019). La posture critique de hooks, qui marie à la fois la défense du principe d’éducation libératrice et la critique du sexisme, fournit un modèle intéressant pour la didactique. Si nous prenons l’exemple de la classe de littérature, l’enseignant se doit d’accueillir les postures critiques de ses élèves, en particulier lorsque celles-ci mettent de l’avant les côtés à la fois progressistes et régressifs des propos d’un auteur dans une oeuvre littéraire. Ces dichotomies font souvent l’objet de riches discussions en classe, pourvu qu’elles soient menées avec respect.

En ce qui concerne notre posture critique, nous nous reconnaissons dans les écrits de hooks et dans la dualité qu’elle ressent à propos de la langue utilisée par Freire, notamment en début de carrière. Une lecture émancipatoire d’Apprendre à transgresser axée sur la pédagogie critique nous incite à articuler nos propos autour de la théorie de hooks et, comme elle le suggère, à trouver notre propre voix. La dialectique de hooks sur l’éducation libératrice fait ressortir des thèmes importants : la responsabilisation, l’agentivité, la manifestation des voix diverses et diversifiées et l’organisation collective antiabolitionniste. Ce sont des enjeux auxquels nous nous identifions foncièrement. La pensée libératrice, telle que préconisée par hooks, se trouve cependant confinée, nous le pensons au moment d’écrire ces lignes, à un système scolaire hiérarchisé qui aurait avantage à s’inspirer de ses écrits. Nous croyons qu’en milieu de pratique, même si les programmes incitent à inclure la diversité des perspectives en classe, nombre d’enseignants gagneraient à appliquer les balises de l’éducation libératrice à leurs situations d’enseignement-apprentissage.

Bien que nous croyions que cette démarche ne corresponde qu’à une solution aux enjeux structurels susmentionnés, des mises en application concrètes demeurent souhaitables ; nous avons d’ailleurs éprouvé des difficultés à les répertorier dans Apprendre à transgresser. Dans l’optique d’exercer une lecture émancipatoire par laquelle nous forgeons notre voix à l’écrit, nous reconnaissons la grande portée des travaux de hooks. À notre avis, l’auteure cherche à accorder la théorie et la pratique de manière critique, surtout lorsqu’elle aborde la salle de classe comme un endroit susceptible de provoquer des discussions dynamiques et riches axées sur les expériences des élèves et des étudiants.

Ces discussions ne doivent pas faire l’objet de dérives en classe au risque de verser dans le solipsisme ou le tokénisme. En effet, le partage de postures et d’expériences à propos de sujets comme l’ethnicité, la sexualité et la classe sociale doit faire appel à la pensée critique de chacun, y compris de l’enseignant. Comme l’explique hooks (2019), « l’expérience ne donne pas l’expertise » (p. 44). C’est aller à l’encontre de l’éducation libératrice que d’exiger ou de s’attendre à ce que des élèves racisés, neurodivergents, issus de différentes classes sociales ou aux identités sexuelles diversifiées soient visés de facto par un partage forcé de leurs expériences personnelles en classe. De ce fait, il s’agit d’un exercice pernicieux que de forcer certains membres de la classe à se prononcer sur des enjeux qui les rattachent à des communautés, souvent marginalisées, auxquelles ils peuvent (sembler) appartenir implicitement ou explicitement. Ces actions infligent aux élèves des responsabilités et des fardeaux non sollicités dans le contexte très dynamique et imprévisible qui est celui de la salle de classe. Une éducation libératrice permet à ceux qui souhaitent se prononcer de le faire, tout en refusant d’objectiver les élèves et de leur imposer des revendications dont ils ne veulent pas nécessairement.

En tant que femme issue de la communauté LGBTQ+, nous apprécions lorsque nos collègues nous reconnaissent pour notre expertise diversifiée. S’il nous arrive parfois, et volontairement, de contribuer à des initiatives sur la diversité, l’équité et l’inclusion et d’arborer des projets de recherche sous cette perspective issue de la justice sociale, il n’en reste pas moins que ces démarches s’accompagnent de responsabilités, de privilèges et d’une charge de travail non négligeables. Par la présente, nous clarifions également que notre expérience ne représente pas celle de toutes les femmes issues de la communauté LGBTQ+ et que nous ne saurions parler en leur nom ni au nom de nos étudiants qui peuvent s’identifier à cette communauté. Comme nous l’avons expliqué ailleurs (Lemieux, 2021), le dévoilement d’une partie de notre identité, toujours partielle et en devenir, incite à la transparence par rapport à notre lecture de l’oeuvre de hooks et pour l’ensemble de nos travaux. Notre point de vue n’est qu’un parmi tant d’autres et ne se veut pas le porte-étendard de la communauté LGBTQ+. En adoptant une perspective de pensée critique préconisée par hooks, le personnel enseignant permet aux étudiants de prendre leur place en salle de classe et de véhiculer leurs idées librement. Le dévoilement, à notre avis, s’immisce dans cet exercice de transparence et fait en sorte d’offrir une représentation, même partielle, pouvant servir à une discussion critique dans de futurs travaux. Autrement dit, l’expérience, certes importante, ne peut s’uniformiser ou se généraliser, mais elle peut être source de connaissances uniques et impossibles à acquérir autrement. Dans un contexte institutionnel où l’expérience peut se traduire par des travaux de théorisation, hooks (2019) précise en effet que 

[l]e travail fait par des femmes de couleur ou des groupes de femmes blanches marginalisées (par exemple, les lesbiennes, les militantes radicales du sexe), particulièrement s’il est retranscrit d’une manière le rendant accessible à un large public, est souvent délégitimé dans les contextes universitaires, même si ce travail permet et promet la pratique féministe.

p. 63

L’acte d’écrire s’avère un des plus grands marqueurs de l’expérience. Au cours de sa carrière, hooks a couvert des enjeux politico-féministes en employant un style d’écriture fluide qui ne cadrait pas nécessairement avec les normes institutionnelles. Entre autres, ses travaux témoignent de son engagement politique découlant de son expérience de femme noire oeuvrant comme professeure aux États-Unis (hooks, 2019). Ainsi, l’expérience se traduit par le double jeu de l’écriture et de la lecture émancipatoire. Pour hooks, l’élaboration d’une théorie féministe émancipatrice se fonde sur l’expérience des groupes marginalisés, en particulier des femmes noires porteuses d’un bagage culturel riche qui font face à des iniquités sociales bien tangibles. Cette théorie se porte garante d’une dimension activiste et d’une responsabilisation tant individuelle que collective.

Comme le souligne hooks (2019), une posture critique favorisant l’expérience des étudiants et des élèves ne saurait se résoudre à l’adoption d’une perspective préconisant l’essentialisme. En réponse aux travaux essentialistes de la philosophe américaine blanche Diana Fuss, hooks suggère que le concept de libération sous-entend le partage d’expériences. L’approche que préconise hooks valorise l’articulation, la manifestation et, surtout, la reconnaissance des différentes voix en classe. Les échanges dynamiques concourent au désir de chacun d’entrevoir son expérience comme une connaissance valable et valorisée, ou du moins débattue, ce qui contribue à la soif d’apprendre en classe (hooks, 2019). En reprenant notre exemple de la classe de littérature, un élève qui se sent libre de partager ses expériences de sa lecture littéraire avec ses pairs reconnaitra qu’il a la possibilité d’être, lui aussi, un lecteur critique, allumé et avide. Ainsi, lorsque le corps enseignant propose aux élèves des occasions d’entrer dans une lecture émancipatoire en valorisant leurs voix, il se dote d’outils pour s’engager, tout comme ses élèves, dans une démarche pédagogique libératrice.

Cette démarche pédagogique libératrice, hooks (2019) l’a articulée autour d’une critique du féminisme individuel. Elle l’a plutôt décrite en faveur du féminisme « de masse » (p. 69), c’est-à-dire un féminisme axé sur un désir collectif de libération et organisé pour et par les communautés historiquement marginalisées, comme les femmes noires, les personnes issues de la classe ouvrière et les personnes de la communauté LGBTQ+. Même si elle militait en faveur de cette pensée libératrice et de la justice sociale, bells hooks ne se rangeait pas politiquement et spécifiquement derrière le courant féministe, puisque les orientations théoriques de ce mouvement étaient surtout définies par des femmes blanches, dont la plupart tendaient à reproduire l’hégémonie des théoriciens blancs et à ignorer les postulats féministes émis par les femmes noires (hooks, 2019). Dans le chapitre intitulé « Tenir la main de ma soeur : solidarité féministe », hooks (2019) traite, entre autres, du racisme omniprésent au sein du mouvement féministe surreprésenté par les femmes blanches. Elle y explique la nécessité de déconstruire la notion de féminisme pour y intégrer une dimension inclusive des perspectives des femmes noires et de démentir les femmes blanches qui font preuve de paternalisme dans leurs gestes et actions, nommément lorsqu’elles se positionnent implicitement ou explicitement comme salvatrices des femmes historiquement marginalisées. Cette dernière affirmation sera omniprésente dans l’oeuvre de hooks. Effectivement, dans son livre Talking back, hooks (2015) aborde la pédagogie féministe selon une perspective antiabolitionniste qui « irradie le patriarcat en mettant fin au sexisme et à l’oppression sexiste, en interrogeant les politiques de domination sur tous les plans » (p. 50, traduction libre). Ainsi, ce féminisme libérateur doit faire l’objet d’un examen minutieux des relations entre les femmes noires et les femmes blanches, parce qu’il hérite d’une solidarité effritée au fil de l’histoire (hooks, 2019). À preuve, les femmes blanches se sont souvent dissociées de la douleur des femmes noires, tout en conservant volontairement des « privilèges de classe et de la race » (p. 91). C’est dans cette optique que nous jugeons utile et pertinent d’aborder le prolongement et les répercussions du féminisme libérateur de hooks sur les théories intersectionnelles proposées d’abord par hooks, puis par les professeures Kimberlé Crenshaw, Jennifer Nash, et Jasbir Puar.

4. L’après-hooks : vers une dialectique de l’intersectionnalité

La deuxième vague féministe aux États-Unis a engendré un mouvement social en faveur de la libération des femmes, sans nécessairement prendre en considération les perspectives relatives à la classe et à l’ethnicité, notamment revendiquées par les femmes noires. Les écrits féministes de bell hooks, dès 1981 avec la parution de Ain’t I a woman: Black women and feminism, ont façonné la pensée afroféministe intersectionnelle dont l’attribution plus officielle remonte aux écrits de Kimberlé Crenshaw (1989). Professeure de droit à l’Université de Chicago, Crenshaw a proposé une redéfinition du concept d’identité en démontrant les croisements d’ordre : 1) structurel, entre le racisme et le patriarcat ; 2) politique, entre les regroupements féministes et antiracistes ; 3) représentationnel, entre la discrimination raciale et de genre, tel que synthétisé par Puar (2012). Les balises entourant ce concept contextualisent le féminisme au prisme du genre et de l’orientation sexuelle, afin d’étaler les convergences inhérentes à la notion d’identité. Notre lecture émancipatoire des oeuvres de hooks (2019), Puar (2012), Crenshaw (1989) et Nash (2019) a généré une mise en abyme théorique. En effet, Puar (2012) propose des réflexions sur les travaux de Crenshaw (1989), lesquels ont été influencés par hooks. Ainsi, la pensée afroféministe reluit par sa mission percutante qui demeure celle de répondre, radicalement, à l’oppression sous toutes ses formes, en particulier le racisme, le sexisme et le capacitisme. Ces dernières catégories demeurent mutables et perméables, en ce sens que toute personne reste foncièrement intersectionnelle et que les traces de ces identités ne sont pas toujours manifestées, manifestables ou évidentes (Crenshaw, 1989 ; Puar, 2012). L’intersectionnalité gagnerait à être comprise à l’aide de la notion d’« agencement » deleuzo-guattarien (Puar, 2012). Cette disposition dynamique fait en sorte que les concepts de genre, de classe et d’ethnicité peuvent s’imprégner d’une porosité néomatérialiste. L’intersectionnalité est un concept complexe parce qu’en son centre se trouve un sujet humain et que cette notion même d’anthropocentrisme est remise en question, ou du moins négociée autrement dans la philosophie deleuzo-guattarienne (Puar, 2012). Ces constatations amènent Puar (2012) à démontrer les limites de chacune des deux approches tout en expliquant leur complémentarité. Les femmes racisées et non hétérosexuelles demeurent les plus affectées par le travail néolibéral. Le féminisme blanc a fortement tendance à faire fi de cette charge émotionnelle et affective pour centraliser, au lieu, un propos uniforme qui est celui de l’anti-patriarcat. Actualisant les propos de hooks et de Crenshaw, les travaux de Puar les font renaitre au regard des enjeux actuels sur la justice sociale. Rappelons que lorsqu’elle était étudiante à l’université, hooks (2019) a également noté dans l’introduction d’Apprendre à transgresser les divergences entre la blancheur et le féminisme, tout en reconnaissant leur apport :

À l’époque, je m’aperçus que les enseignantes blanches n’étaient pas pressées de cultiver un quelconque intérêt pour la pensée féministe auprès des étudiantes noires, si cet intérêt impliquait une remise en question critique. Leur manque d’enthousiasme ne me découragea pas pour autant de discuter des idées féministes ou de participer en cours… Les cours féministes étaient le seul espace où les étudiants pouvaient poser des questions critiques sur le processus pédagogique. Ces critiques n’étaient pas toujours encouragées ou bien reçues, mais elles étaient permises.

p. 11-12

Ainsi, ces deux phénomènes n’ont historiquement pas été conciliés, alors qu’ils devraient l’être dans une perspective libératrice et intersectionnelle.

Les travaux de Puar sur l’intersectionnalité, telle que présentée par hooks et définie par Crenshaw, ne sont pas sans rappeler ceux de Nash dans son livre Black feminism reimagined: After intersectionality (2019). Nash, professeure d’études afro-américaines et d’études sur le genre à l’Université Northwestern, s’intéresse à l’acte politique inhérent à la lecture de textes importants selon une logique qu’elle nomme l’originalisme intersectionnel. Cette notion comporte trois volets. Le premier volet se penche sur l’évaluation, c’est-à-dire la fidélité par rapport à la genèse de l’intersectionnalité et des textes qui en découlent. Le deuxième volet vise la restitution du concept d’intersectionnalité par la dénonciation d’usages détournés et superficiels de la théorie dans les écrits scientifiques. Cette démarche, liée au premier volet de l’évaluation, implique une bienveillance et une rigueur scientifique pour en assurer la justesse et la pérennité. Un troisième aspect se rattache à l’institutionnalisation de l’intersectionnalité dans le milieu universitaire et prête une attention particulière à l’indifférence des instances quant aux implications bien réelles de cette institutionnalisation. En effet, selon Nash, plusieurs universités font un usage pernicieux de l’intersectionnalité et des initiatives relatives à l’équité, à la diversité et à l’inclusion, parce qu’elles obscurcissent la vocation première de l’intersectionnalité : la pensée libératrice et le renversement de pouvoirs octroyés à la majorité blanche, masculine et hétérosexuelle. Encore faut-il que ces initiatives soient arrimées avec des objectifs menant à des actions concrètes et réelles, par exemple, en utilisant des outils numériques visant l’équité, la diversité et l’inclusion en classe de littérature (Lemieux, 2021). Ces trois volets font l’objet d’une relecture comme technique de l’originalisme intersectionnel (Nash, 2019). Ils constituent, à notre avis, un rappel important de la pensée libératrice de hooks. En effet, lire authentiquement, entièrement, fidèlement les travaux sur l’intersectionnalité découle d’une responsabilisation axée sur l’équité et la justice sociale (Nash, 2019). Cette responsabilisation appelle à la lecture émancipatoire, laquelle s’avère donc réelle, stratifiée et imbriquée dans l’héritage transmis par hooks. Ce legs appelle à des actions concrètes qui requièrent forcément un schisme structurel avec le patriarcat blanc.

5. Retombées pratiques et didactiques

La pédagogie de l’émancipation et la pensée libératrice de hooks comportent plusieurs retombées pratiques et didactiques pour le corps enseignant et les élèves. Par exemple, en classe de littérature, les élèves révèlent des identités intersectionnelles et plurielles. La reconnaissance de l’Autre, tout comme la prise de conscience de différents systèmes oppressifs, constituent des sujets à aborder en classe, que ce soit en explorant des thèmes traités par la littérature ou l’histoire. Nous avons mentionné la diversité des réponses aux textes littéraires en début d’article. Le personnel enseignant a intérêt à choisir des oeuvres littéraires qui stimulent un tel engagement dans le respect de la pensée critique et dans une perspective où le partage d’idées et de réactions est réellement et authentiquement accueilli en classe. La responsabilité incombe au corps enseignant d’adopter de telles approches issues de la justice sociale afin de contribuer à l’émancipation des élèves en salle de classe et à l’extérieur de celle-ci.

forme: 2278003.jpg
Amélie Lemieux
Professeure, Université de Montréal