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Au fil des années, l’approche par compétences s’est progressivement développée et étendue à une grande variété de champs et de pratiques sociales. Son usage s’étant largement diffusé, il a donné lieu à une multitude de pratiques de gestion dans le champ managérial et à une diversité de pratiques pédagogiques dans celui de l’éducation. Malgré la récente accalmie médiatique, elle continue à occuper une place centrale dans les discours et les débats en éducation et à exercer une influence grandissante sur les programmes et les pratiques d’enseignement, de formation et de recherche, et ce, de la maternelle à l’université (Legendre et Morrissette, 2014 ; Lessard, 2009 ; ministère de l’Éducation du Québec, 2021). Largement associée à la nouvelle « économie du savoir » (Organisation de coopération et de développement économiques, 2000), cette approche est mobilisée, notamment, en linguistique, en technologie éducative, en psychologie cognitive, en sociologie du travail, en didactique professionnelle et en formation des adultes, en ergonomie, en éducation de base, en contexte scolaire, pour ne nommer que quelques exemples. Chaque domaine présentant des spécificités et besoins propres, l’approche par compétences ne se présente pas de la même manière dans chacun d’eux. Les vocables qu’elle mobilise sont multiples : compétences professionnelles, sociales, transversales, de base, académiques, disciplinaires, scolaires, cognitives, affectives, etc. Cette prolifération n’est pas neutre, bien au contraire ; elle témoigne d’enjeux forts dans les rapports sociaux, entre employeur⋅se⋅s et employées, gestionnaires des ressources humaines et organisations syndicales, entre professionnel⋅le⋅s de la formation et stagiaires, entre enseignant⋅e⋅s et élèves, entre étudiant⋅e⋅s et professeur⋅e⋅s.

Selon les pays, l’approche par compétences ne fait pas l’unanimité entre les différent⋅e⋅s chercheur⋅se⋅s qui l’ont pour objet d’étude. Certain⋅e⋅s louent ses mérites et sa plus-value en matière d’efficience de moyens et d’efficacité de résultats qu’elle permet d’obtenir. D’autres chercheur⋅se⋅s (Fourez, 2002 ; Legendre 2004 ; Nordmann, 2012 ; Perrenoud, 1997 ; Tozzi, 2012 ; Zarifian, 1999) prônent des positions allant dans le sens de la participation de l’approche par compétences au développement d’habiletés sociales et intellectuelles des apprenant⋅e⋅s, qu’elles⋅ils soient salarié⋅e⋅s, étudiant⋅e⋅s ou élèves. À l’inverse de cette position plutôt élogieuse de l’approche par compétences, d’autres chercheur⋅se⋅s voient en elle une tentative d’instauration de nouvelles relations salariales (Dubar, 1996 ; Maurice, 1986 ; Reynaud, 2001) ; une mise en place de relations de domination (Dugué, 1999 ; Montchatre, 2010) ; l’induction d’un rapport utilitaire aux savoirs (Boutin, 2004 ; Rey, 2012) ; une pratique ayant pour conséquence une dépendance de l’école et de l’université aux intérêts d’une économie néolibérale (Hirtt, 2009).

Cette diversité et ces tensions face à l‘approche par compétences ne peuvent se comprendre et s’expliquer sans prendre en compte les différences inhérentes aux contextes économiques, sociaux et culturels des pays d’origine des principaux⋅les intéressé⋅e⋅s (Thiam et Chnane-Davin, 2017). Une telle analyse nécessite la prise en compte des logiques hétérogènes qui peuvent être portées, notamment, par des responsables politiques, des gestionnaires de ressources humaines ou encore des chefs de projets éducatifs ou de formation. En instaurant, parfois en imposant, une approche par compétences au sein de leurs organisations, les différent⋅e⋅s responsables institutionnel⋅le⋅s cherchent une rationalisation des gestes professionnels des personnes dont elles⋅ils ont la charge, afin d’optimiser leur rendement et leur productivité. Ces logiques hétérogènes peuvent également être portées par des personnes qui poursuivent, en s’inscrivant (dans) ou en s’opposant (à) une telle démarche, la réalisation d’objectifs professionnels ou identitaires individuels ou collectifs (Kaddouri, 2002).

De fait, l’intelligibilité de la variété des définitions du concept de compétence, de la multiplicité des logiques qui le sous-tendent et de l’intensité des tensions qui en résultent exige de prendre en compte les contextes socioéconomiques, politiques, culturels et éducatifs dans lesquels oeuvrent les acteur⋅rice⋅s qui la mobilisent (Anderson-Levitt et coll., 2017). Or, selon Bautier et coll. (2006), ce sont précisément ces contextes qui sont occultés par nombre d’applications en lien avec ce concept.

Des débats générés par l’adoption de l’approche par compétences et des différentes contributions à ce numéro – tout autant celles retenues pour être publiées que celles qui, malheureusement, ne l’ont pas été –, nous pouvons tirer plusieurs constats. Tout d’abord, il n’existe pas une, mais plusieurs manières d’envisager ce concept. Ses usages différenciés témoignent d’enjeux multiples sous-tendus par l’existence de positionnements épistémologiques et théoriques différents, notamment dans le champ de la recherche (Koenen et coll., 2015). Ensuite, l’approche par compétences, de par les applications qui en sont faites, est sous-tendue par un paradoxe évident. En effet, tout en présentant de nombreuses limites, voire d’effets pervers qui résultent de ses usages sociaux démesurés, elle recèle, en même temps, des possibilités extrêmement intéressantes qui constituent autant de défis pour la formation que pour la recherche. Son adoption a mis en évidence des occasions étonnantes en matière de pratiques innovantes. C’est probablement ce paradoxe en tension qui en constitue tout autant les potentialités que les contraintes qui la caractérisent. Enfin, les compétences ne se posent pas hors sol, mais sont encastrées dans des rapports de pouvoir et de rapports sociaux qui orientent leurs finalités, structurent les objectifs et les résultats qui en sont attendus. C’est l’une des raisons pour lesquelles il nous semble que l’élaboration des référentiels de compétences, avant d’être un acte technique, reste éminemment un acte social révélateur d’enjeux politiques et institutionnels et, par la même, un analyseur des rapports sociaux. Eu égard à ces différents constats, il nous semble important de ne pas traiter l’approche par compétences comme une mode passagère, mais de la considérer sérieusement en prenant le temps nécessaire d’étudier et d’interroger ses fondements et ses divers usages en référence aux contextes d’organisation des pratiques qui s’en inspirent, notamment, dans le champ éducatif et de la formation professionnelle qui nous intéressent dans le cadre du présent article (Durand et coll., 2006 ; Le Boterf, 2011 ; Pastré, 2005, 2011 ; Theureau, 2000).

C’est dans cette perspective que ce numéro thématique de la Revue des sciences de l’éducation s’inscrit. Il se veut une contribution significative dans le processus de déconstruction de cette approche et une invitation à aller plus loin dans la réflexion pour saisir les enjeux et les fondements des pratiques de recherche, d’éducation et de formation qu’elle inspire. Quatre axes pourraient guider cette réflexion.

Un premier axe sémantique interrogerait le sens et la signification du terme de compétence au regard d’autres expressions auxquelles il peut être associé ou opposé. Il s’agit notamment d’interroger les glissements sémantiques (Courpasson et Livian, 1991) constatés entre qualification, capacité, compétence et employabilité tout en mettant en évidence les sens et les différentes acceptions ainsi que les dynamiques individuelles et collectives qui en découlent.

Un second axe serait relatif aux processus d’acquisition des compétences dans leur pluralité. En effet, au-delà des situations et des cadres formels, ces processus sont également, pour ne pas dire surtout, à l’oeuvre dans les situations informelles de travail, de formation professionnelle et d’apprentissage. Ceci ne va pas sans conduire à une ouverture sur les différents modes et diverses voies en explorant d’autres perspectives que celles des conceptions théoriques dominantes de la compétence (Mottier Lopez, 2016 ; Terré et coll., 2016). Il invite à une vision plus élargie des processus d’évaluation et de transfert des compétences, ainsi que des démarches de reconnaissance et de validation des acquis de l’expérience (Legendre et Morrissette, 2014 ; Tardif, 2006).

Un troisième axe sociopolitique, questionnerait les contextes d’émergence de l’approche par compétences et de sa mobilisation dans des politiques de gestion et d’éducation, notamment. Il s’agit de mener une réflexion sur les lieux de pouvoirs et sur les rapports sociaux que les décideur⋅se⋅s investissent dans les processus de détermination et de définition des compétences. Cela nous ramène à la question de savoir qui détermine les compétences, qu’elles soient d’ordre technique ou social. Il s’agit, comme le dit Demailly (1994), de leur « face sociale ». En effet, les compétences ne s’inscrivent pas seulement dans un rapport technique à la tâche, mais aussi et surtout dans un rapport de distinction sociale.

Un quatrième et dernier axe, lui épistémologique, permettrait d’interroger, d’une part, les postulats sur lesquels se basent les chercheur⋅se⋅s dans les processus d’analyse et de catégorisation des compétences, d’autre part, les postures et les finalités que poursuivent les praticien⋅ne⋅s au-delà ; ou en lien avec les différentes constructions théoriques rencontrées dans la littérature. Il s’agit ici d’une mise à plat des modèles explicatifs qui permettent l’intelligibilité des enjeux et des paradoxes de l’approche par compétences (Chenu, 2015 ; Kahn et Rey 2016 ; Therrien et Loiola, 2001).

Ce sont ces quatre axes qui ont orienté l’appel à contribution par lequel nous avons invité les chercheur⋅se⋅s et praticien⋅ne⋅s de différents pays à partager les résultats de leurs recherches ou de leurs pratiques professionnelles d’accompagnement des processus de construction et de transfert des compétences. Pour nous, il était question non seulement d’apprécier la plus-value qu’apporte l’approche par compétences aux politiques et aux pratiques d’éducation et de formation, mais aussi d’interroger sa pertinence vis-à-vis des contextes sociaux, professionnels et personnels des différent⋅e⋅s acteur⋅rice⋅s qui la mobilisent ; de repérer les enjeux qui sous-tendent le foisonnement de son usage ainsi que les limites, pour ne pas dire les perversions, qu’elle peut engendrer. Nous espérons que les lecteur⋅rice⋅s de ce numéro thématique de la Revue des sciences de l’éducation trouveront, dans les contributions qui le composent, matière à réflexion pour leurs recherches ou leurs pratiques professionnelles. Ces contributions, au nombre de quatre, ne répondent pas exclusivement à l’un ou l’autre des axes de réflexion. Elles les traversent avec des orientations ou des focus différents qui restent cependant complémentaires.

Dans son article intitulé : « Modèle de la compétence, nouvelles formes de professionnalités et formation des adultes », Mokhtar Kaddouri montre comment le terme de compétence a envahi de façon inflationniste le vocabulaire de différents champs sociaux et disciplinaires, notamment celui de la gestion, du management, de l’éducation et de la formation des adultes. Relatant les arguments des défenseur⋅se⋅s comme des détracteur⋅rice⋅s de l’approche par compétences, Kaddouri met la focale sur son contexte d’émergence en la situant dans le cadre des rapports sociaux qui la structurent. Analysant ainsi les enjeux de la substitution du modèle de la compétence à celui de la qualification en France, il analyse son rôle dans les processus de marginalisation des mécanismes de la régulation collective, souligne ses conséquences sur le rapport salarial hérité du fordisme en retraçant quelques caractéristiques des nouvelles formes de professionnalités auxquelles introduit le modèle de la compétence. Enfin, l’auteur s’interroge sur le rôle de la formation des adultes dans le processus de construction des compétences en question.

Laurent Filliettaz et Marianne Zogmal, dans leur article intitulé : « Travailler sous le regard d’autrui : une compétence interactionnelle ? », définissent le concept de compétence d’interaction en le situant dans son environnement disciplinaire et épistémologique. Les deux chercheur⋅se⋅s s’en servent pour analyser la teneur du travail réel des éducateur⋅rice⋅s de l’enfance en montrant que ce travail ne se réduit pas aux descriptions des référentiels de compétences officiels. Situant le concept de compétence dans le cadre des débats et réflexions sémantiques qui accompagnent les approches par compétences, les auteur⋅e⋅s mettent l’accent sur les dimensions langagières, communicationnelles et interactionnelles. Filliettaz et Zogmal illustrent, à l’aide de données empiriques, le rôle de ces dimensions dans les processus de professionnalisation des métiers de l’éducation de l’enfance dans le contexte suisse. Attribuant une importance particulière à la capacité des professionnel·le·s d’analyser les interactions accomplies en situation de travail, elles⋅ils considèrent cette capacité comme une voie prometteuse dans le développement des compétences interactionnelles en situation de travail.

Dans leur article intitulé : « Développement des compétences interculturelles dans les secteurs publics : l’importance de l’analyse pour guider la conception de formations », Nancy Gagné, Isabelle Savard et Angeline Martel relatent les difficultés communicationnelles et relationnelles qu’éprouvent les intervenant⋅e⋅s du secteur de la fonction publique québécoise, eu égard aux caractéristiques diversifiées des bénéficiaires auprès desquel⋅le⋅s elles⋅ils oeuvrent. Les chercheuses constatent que ces difficultés, liées en partie aux cadres réglementaires, sont amplifiées par les différences de valeurs et des comportements individuels ou collectifs des populations auprès desquelles elles interviennent. Gagné, Savard et Martel montrent qu’en dépit des ajustements administratifs et des accommodements mis en place, les confrontations interculturelles et les enjeux qui en découlent donnent lieu à un sentiment d’incompétence interculturelle chez les intervenant⋅e⋅s en question, et ce, malgré les formations qui leurs sont destinées. Analysant l’inadéquation et les limites de ces formations, les auteures proposent des contours de scénarios pédagogiques susceptibles d’améliorer les processus de développement des compétences interculturelles tout en limitant le fossé qui les séparent des situations problématiques vécues par les intervenant⋅e⋅s.

Enfin, dans son article intitulé : « Ingénierie des compétences et expériences de mobilité en formation : vers un dépaysement des certifications », Hervé Breton interroge les processus d’acquisition des compétences durant les périodes de mobilité transnationale. Situant ces compétences dans le cadre des procédés officiels de classification et de catégorisation, il repère ce qui les rapproche des référentiels institués et ce qui les en distingue. Il présente, en les croisant, trois catégories de compétences : les compétences professionnelles associées aux métiers ; les compétences transversales quant aux manières d’exercer le métier ; les compétences qui relèvent de la formation du sujet lui-même. D’ordre biographique, cette troisième catégorie de compétences constitue un « mode d’être dans les situations » et « d’existence dans le monde ». De ce fait, il interpelle les chercheur⋅se⋅s, les politiques et les professionnel⋅le⋅s quant aux procédés de catégorisation et de formalisation des compétences acquises en mobilité en ouvrant la réflexion sur la place de ces compétences dans les processus de professionnalisation.

Comme on peut le constater, loin de déboucher sur une clôture, les quatre contributions brièvement présentées ci-dessus, de par la diversité des expériences qu’elles relatent et de par la mobilisation de cadres théoriques multiples, constituent un jalon supplémentaire dans le processus de déconstruction du concept de compétence et de l’approche qui s’y rattache.

Ce numéro thématique de la Revue des sciences de l’éducation sera, nous l’espérons, une occasion renouvelée pour aller plus loin dans l’approfondissement des débats, autant épistémologiques que sociopolitiques et sémantiques, relatifs à l’approche par compétences et au développement de compétences. Ces débats sont plus que nécessaires quand on sait que cette approche est largement utilisée de manière technocratique par les gestionnaires des ressources humaines pour traiter la question de l’« employabilité » sur le « marché du travail », et utilisée à outrance dans les programmes d’enseignement et de formation professionnelle. Ils prendront tout leur sens, eu égard aux changements profonds et rapides liés au numérique et à sa mobilisation prépondérante dans l’apprentissage, l’enseignement et le suivi des élèves et des étudiant⋅e⋅s confrontées à des situations complexes contemporaines.

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Mokhtar Kaddouri
Professeur émérite, Université Lille

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Francisco A. Loiola
Professeur, Université de Montréal