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1. Introduction

Le champ de l’éducation préscolaire n’est pas resté en marge des approches par compétences qui se sont largement imposées dans le monde éducatif depuis près de trois décennies. Cette évolution s’explique par les politiques publiques en matière d’éducation de l’enfance, par la transformation de la formation professionnelle au fil du temps et par la nature même du travail éducatif et ses représentations sociales.

Sur le plan international, de très nombreux rapports indiquent que le développement quantitatif de l’accueil de l’enfance va de pair avec l’émergence de la notion de qualité (Organisation de coopération et de développement économiques, 2015 ; UNICEF, 2008). Or, le principe de qualité ne se traduit pas seulement par des indicateurs structurels, tels que le taux d’encadrement des enfants, la taille des groupes, l’adéquation des locaux aux besoins éducatifs des enfants. Il repose également sur le niveau de qualification des professionnels et des compétences collectives susceptibles d’être mobilisées dans les institutions éducatives (Pirard, 2007).

Dans le champ de la formation des professionnels de l’éducation de l’enfance, les nouvelles attentes concernant la qualité de l’accueil extrafamilial soutiennent un processus de professionnalisation dans la plupart des pays occidentaux. En Suisse, par exemple, le renforcement des formations professionnelles dans le champ du travail éducatif s’est mis en place depuis les années 1960 (Troutot et coll., 1989). L’organisation de la formation professionnelle met aujourd’hui moins l’accent sur l’importance de l’hygiène, de la santé et de la lutte contre la mortalité infantile ; elle place progressivement les aspects éducatifs au centre du dispositif de formation. En Suisse, des études comparatives en didactique ont analysé les activités réalisées au cours des premières années d’école et dans les établissements de la petite enfance. Ces travaux tendent à focaliser sur les processus d’apprentissage des enfants ainsi que sur la structure didactique des activités éducatives proposées (Moro, 2005 ; Munch, 2009 ; Saada-Robert et Solioz, 2005). La mise en place d’activités éducatives a également été étudiée de manière détaillée sous l’angle des conditions d’accomplissement de ses étapes constitutives, comme la production de consignes (Tapparel, 2014).

Les plans d’études de la formation des éducateurs et éducatrices mettent l’accent sur les dimensions d’une pratique réflexive, sur les démarches d’observation et de documentation des pratiques et sur l’élaboration et la mise en pratique de concepts pédagogiques (Savoir social et SPAS, 2015). À ce titre, ils participent pleinement à ce qu’on peut considérer comme un processus de professionnalisation. « Former ne suffit plus », écrit Jobert (2002), « il faut professionnaliser les travailleurs en les amenant à investir davantage leur subjectivité, à mobiliser leur intelligence créative et à prendre des décisions en fonction de la reconfiguration incessante des situations concrètes » (p. 251).

Enfin, la mise en évidence des compétences professionnelles dans le champ de l’accueil de l’enfance a parfois été envisagée comme une réponse à une certaine invisibilité du travail éducatif et à un manque de reconnaissance sociale des professionnels de l’éducation (Ulmann, 2013 ; Ulmann et coll., 2011). Dans ce contexte, la définition et la catégorisation des compétences peuvent favoriser la valorisation du métier par le « dévoilement d’une activité qui intéresse peu socialement, ou qui est pensée comme évidente » (Ulmann et coll., 2011, p. 35).

La logique des compétences tend à être perçue comme un possible levier d’action de la qualité des prestations, de la professionnalisation des acteurs et de la reconnaissance de leur travail. Toutefois, elle bute sur un défi de taille que les études ont à peine commencé à documenter : le travail réel des professionnels de l’éducation de l’enfance n’est pas circonscrit par les référentiels de compétences utilisés dans leur formation et ne recoupe qu’imparfaitement les catégories utilisées pour en rendre compte. En réalité, l’activité quotidienne des éducatrices et des éducateurs de l’enfance illustre de manière emblématique les défis et les enjeux d’un travail complexe qui ne peut se réaliser qu’à travers la médiation du langage et plus généralement des interactions verbales avec autrui. Il s’agit là d’une activité qui, en dépit des nombreuses prescriptions et attentes normatives qui la façonnent, se caractérise par un haut degré d’incertitude et d’imprévisibilité (Pirard, 2013 ; Ulmann, 2013). Une activité fortement distribuée au sein de collectifs et qui place au centre de son attention des « usagers » et leurs familles, dont il faut en permanence observer et interpréter les comportements, pour s’y ajuster et apporter des réponses éducatives adaptées. Une activité adressée à une pluralité d’acteurs et fondée sur des rapports d’interdépendance multiples. Une activité enfin qui s’incarne dans la « parole » et qui ne s’accomplit jamais seule ou de manière individuelle, mais en permanence « sous le regard d’autrui » : des collègues de travail, mais aussi des enfants eux-mêmes et parfois des membres de leur famille (Filliettaz et Zogmal, 2020). Parce que la « part langagière » ou plus largement « interactionnelle » du travail éducatif constitue une condition de sa compréhension et de sa définition, il semble inopportun d’en faire l’économie au moment de cerner les compétences professionnelles inhérentes au travail des éducatrices et éducateurs de l’enfance.

Dans ce cadre, l’objectif de cet article est de contribuer aux débats et aux réflexions sémantiques qui accompagnent les approches par compétences en focalisant sur leurs dimensions langagières, communicationnelles et plus généralement interactionnelles. Il s’agira de définir le concept de « compétence d’interaction » et son utilité pour la compréhension du travail éducatif et, surtout, son développement en formation. L’article étaye l’idée selon laquelle les compétences d’interaction jouent un rôle central dans les processus de professionnalisation des métiers de l’éducation de l’enfance ; par conséquent, ces compétences méritent qu’on favorise leur développement (formation initiale et continue). L’article indique comment ces compétences peuvent être développées par des démarches formatives ; il montre que la capacité des professionnels à analyser les interactions en situation de travail peut renforcer et développer les compétences associées à la part interactionnelle de leur travail.

Nous commençons par expliciter le cadrage théorique de notre démarche en définissant le concept de « compétence d’interaction », en le situant dans son environnement disciplinaire et épistémologique. Puis, nous présentons un dispositif empirique de recherche (utilisé récemment en Suisse) pour la détermination et le développement de compétences interactionnelles mobilisées lors des rencontres quotidiennes entre les éducatrices et éducateurs de l’enfance et les parents. En présentant les résultats, nous proposons d’observer les traces d’un dispositif de formation continue grâce auquel des éducatrices analysent collectivement des enregistrements de leur travail interactionnel auprès des parents. En évaluant leurs commentaires, nous soulignons la part interactionnelle du travail et les ingrédients de la compétence d’interaction. Nous éclairons une facette particulière de la compétence d’interaction mise en exergue dans la formation : les usages de la voix et, plus généralement, des phénomènes prosodiques dans la mise en scène de soi. Ces résultats sont alors mis en perspective avec les spécificités du travail éducatif. Les rapports entre le travail et la formation sont discutés, des questions sont soulevées : comment les compétences d’interaction répondent-elles aux défis spécifiques que les professionnels rencontrent au quotidien dans leur travail ? Comment l’analyse des processus d’interaction au travail peut-elle contribuer à la formation des professionnels de l’éducation ?

2. Cadre théorique

Que l’on s’intéresse aux conditions d’accomplissement du travail éducatif ou aux dispositifs de formation professionnelle, la logique des compétences a donné lieu à une très vaste littérature ainsi qu’à des usages sociaux diversifiés et controversés. Comme le relève Pastré (2011), il semble difficile de se passer de la notion de compétence quand on s’intéresse à la formation professionnelle, et ce, en dépit de l’extrême difficulté à définir clairement ce terme. Nous présentons une construction conceptuelle particulière de la notion de compétence telle qu’elle a émergé dans le champ disciplinaire des sciences du langage : le concept de « compétence d’interaction ». Nous montrons ensuite comment la mobilisation de ce concept peut orienter la conception de la formation initiale et continue.

2.1 De la compétence de communication à la compétence interactionnelle

Le concept de compétence interactionnelle a fait dernièrement son apparition dans le champ de la linguistique appliquée ; il se fonde sur les principes de l’analyse conversationnelle d’orientation ethnométhodologique (Mondada, 2006 ; Pekarek Doehler, 2005, 2006 ; Pekarek Doehler et coll., 2017). Ce concept émane d’une discussion critique de la compétence linguistique telle qu’elle est fréquemment véhiculée dans le champ de l’ethnographie de la communication, puis de la didactique des langues. Young et Miller (2004) définissent la compétence interactionnelle comme « l’ensemble des savoirs et des savoir-faire que déploient les participants à l’interaction pour configurer collectivement les ressources permettant de s’engager dans des pratiques sociales » (traduction libre, p. 520). Pour Mondada (2006), il s’agit des procédés que les membres d’un groupe exploitent méthodiquement pour organiser leurs interactions. Ces savoir-faire comprennent, entre autres, la manière dont les participants organisent collectivement les activités, déterminent les étapes de leur déroulement, gèrent l’organisation des tours de parole, orientent leur attention, introduisent de nouveaux sujets, construisent des rôles, choisissent des registres de formulation spécifiques, etc.

Une telle approche a le mérite de ne pas délimiter strictement les « composantes » ou les « niveaux » de la compétence de communication ; elle inscrit d’emblée la problématique de la compétence dans une conception actionnelle des langues et de leur usage. Comme le rappelle Mondada (2006), « l’évaluation de la compétence a lieu de manière routinière et imbriquée au fil des activités elles-mêmes, de manière contingente aux tâches interactionnelles au sein de séquences qui accomplissent l’interaction » (p. 91). Ainsi, la compétence interactionnelle présente un caractère hautement situé, dynamique et collectif. Ancrée dans les contingences locales de l’action, elle est définie et évaluée au gré des circonstances dans lesquelles elle est mise en oeuvre.

La compétence est ainsi définie comme étant doublement située : elle est située d’une part dans les contingences locales de l’action, notamment l’organisation séquentielle reposant sur la réciprocité des perspectives et se matérialisant à travers l’enchainement des tours de parole ; elle est située d’autre part dans le formatage sociohistorique de l’action, tel qu’il s’inscrit dans les ‘méthodes’ d’agir mobilisées par les acteurs, leurs attentes normatives et les interprétations qu’ils font de celles-ci.

Pekarek Doehler, 2006, p. 12-13

Ainsi conceptualisée, la notion de « compétence d’interaction » ne renvoie pas à une aptitude individuelle et biologiquement fondée. Elle procède au contraire d’une acquisition et d’un développement. C’est en participant à des interactions, en soumettant leurs contributions au regard des partenaires de ces échanges, que les individus déterminent les conduites reconnues comme légitimes dans le contexte. L’acquisition de cette compétence d’interaction découle de ces processus d’évaluation.

2.2 L’analyse collective des interactions comme pratique de formation

Ces dernières années, il a été proposé que la posture analytique centrée sur l’étude des processus interactionnels ne constitue pas l’apanage des seuls chercheurs en sciences du langage (Stokoe, 2014). Elle peut devenir un objet transposable en contexte de formation et un moyen pour les adultes de développer des compétences au moyen de pratiques réflexives. C’est à ce titre que la méthode d’analyse des interactions constitue à la fois un objet de recherche, mais également une méthode de formation (Filliettaz, 2018). Différentes expérimentations ont été menées récemment dans ce sens en vue de former des professionnels à des méthodes d’observation et d’analyse d’interactions en contexte de travail. Adoptées dans les domaines de l’éducation de l’enfance (Garcia et Filliettaz, 2020 ; Trébert et Durand, 2019 ; Zogmal et Durand, 2020) et de la santé (Nguyen et coll., 2020 ; Nguyen et coll., 2021), ces démarches guidaient les professionnels dans la détermination et le développement de leurs compétences d’interaction au moyen d’une pratique réflexive fondée sur l’utilisation de données audio et vidéo en formation. En dépit des nuances qui les caractérisent, ces approches partagent une vision proche de la méthode d’analyse interactionnelle qui consiste à recourir à des formes collectives d’analyse connues sous le nom de « data sessions » (Harris et coll., 2012).

Dès le début des années 1990, des pratiques d’analyse de l’interaction fondées sur une expérience collective se sont développées, notamment dans le champ de l’analyse conversationnelle d’orientation ethnométhodologique (Harris et coll., 2012). La pratique de la data session renvoie à une exploration analytique collective de données audio et vidéo qui documentent des processus interactionnels recueillis dans les conditions naturelles de leur production par des acteurs dans des contextes institutionnels variés. Cette exploration analytique procède à la fois de l’observation des données filmées et de l’analyse de leur transcription. La data session porte souvent une attention particulière à la part langagière de l’interaction, mais elle ne réduit généralement pas l’analyse à sa composante verbale et tend à resituer systématiquement la place de la parole-en-interaction dans l’écologie actionnelle des situations observées et des autres ressources multimodales accomplies et incarnées par les participants (Tutt et Hindmarsh, 2011).

L’analyse collective de données audio et vidéo constitue pour les participants un moyen de confronter leurs intuitions analytiques à celles d’autres acteurs, et ce, à un stade précoce de la démarche d’investigation. Cette démarche procède de ce que Durkheim (1912/2012) considérait comme une « effervescence collective », mais une effervescence ordonnée. En effet, même si la communauté des chercheurs en analyse conversationnelle n’a pas explicitement normé la pratique de la data session, des récurrences organisationnelles se sont sédimentées dans les usages. Par exemple, la pratique analytique collective observable dans les data sessions privilégie une posture non normative. En cohérence avec la « mentalité analytique » qui s’inscrit dans le paradigme de l’analyse conversationnelle, une primauté est accordée à une description « immotivée » des données (Psathas, 1995), qui évite de « prendre parti » et qui suspend des jugements à caractère normatif à propos des pratiques observées (Sacks, 1984, p. 27).

Selon les contextes dans lesquels elles sont accomplies, les pratiques d’analyse collective des données interactionnelles ont été considérées aussi comme des institutions pédagogiques au sens où elles permettent une expérience partagée et guidée entre des participants possédant différents niveaux d’expertise à l’égard de la démarche d’analyse elle-même. Ce point a été souligné notamment par Harris et ses collaborateurs (2012) et plus récemment par Stevanovic et Weiste (2017), dont les travaux montrent que les data sessions comportent souvent des pratiques pédagogiques fondées davantage sur des actions reconnaissables que sur des rôles prédéterminés. À ce titre, les data sessions peuvent permettre de former aux méthodes d’analyse de l’interaction par une observation et une participation aux pratiques de la communauté. Ainsi, la pratique d’analyse collective des interactions favoriserait non seulement le repérage des traits de la compétence d’interaction, mais également leur acquisition et leur développement. C’est sur cette prémisse que se fondent les démarches de formation à l’analyse et par l’analyse des interactions.

3. Démarche méthodologique

Pour illustrer la manière dont les compétences d’interaction peuvent être thématisées et développées dans le cadre de démarches d’analyses collectives en formation, nous référons ici à un programme de recherche empirique en cours, centré sur la problématique des relations que les professionnels de l’éducation de l’enfance entretiennent avec les parents dans le cadre de leur travail. Le champ de l’éducation de l’enfance en Suisse, objet de controverses, est soumis à de fortes tensions. L’accès des enfants aux structures d’accueil n’est en rien garanti et les familles font souvent face à une pénurie de places en crèche. Le personnel qualifié fait lui aussi défaut et ne permet pas de satisfaire la demande. Plus généralement, l’absence de reconnaissance sociale dans ce milieu s’accompagne d’un processus de « déprofessionnalisation ». Dans un contexte marqué par la pénurie de personnel qualifié et l’abaissement des niveaux de qualification, il est parfois impossible de traduire dans la réalité le projet de renforcement de la qualité de l’accueil extrafamilial fondé sur des compétences professionnelles de haut niveau.

Dans un contexte sous tension, le présent dispositif de recherche vise à cerner les compétences professionnelles déployées dans les pratiques quotidiennes. Nous le présentons d’abord dans sa globalité avant de mettre en relief un sous-ensemble des données empiriques utilisées dans le périmètre de cet article.

3.1 Présentation du dispositif de recherche

Pour étudier les compétences interactionnelles mobilisées dans le travail éducatif auprès des parents, un dispositif de recherche-formation fondé sur les principes de l’analyse interactionnelle a été mis en place entre 2018 et 2020 dans deux établissements de la petite enfance à Genève (Suisse). Cet observatoire du travail éducatif comprenait deux volets distincts, mais étroitement liés : un vidéoethnographique, l’autre de formation continue.

Le volet vidéoethnographique cherche à comprendre les pratiques interactionnelles telles qu’elles sont accomplies dans le cadre du travail dans les établissements de la petite enfance et telles qu’elles requièrent la mobilisation de compétences particulières au moment de rencontrer les parents. Des situations emblématiques de rencontres entre les professionnelles et les parents ont été observées de façon continue au moyen d’un dispositif d’enregistrement vidéo pendant deux semaines. Ces situations emblématiques se déroulaient dans trois contextes : 1) les temps « d’arrivée » le matin, lorsque les enfants, accompagnés de leurs parents, arrivent à l’établissement ; 2) les temps de « départ », marqués par le retour du parent en fin de journée ; 3) les « entretiens de bilan », généralement une fois par année, qui visent à thématiser le processus de développement de l’enfant et son vécu dans la structure d’accueil.

Les données issues de la démarche vidéoethnographique ont ensuite été réinjectées dans un dispositif de formation continue adressé à des groupes d’éducatrices volontaires et souhaitant développer leurs compétences d’interaction avec les parents. Dans cette perspective, le volet de formation vise non plus seulement à relever les compétences interactionnelles requises par le travail, mais à les développer au sein des collectifs au moyen d’une analyse interactionnelle du travail.

Pour ce faire, un dispositif de formation organisé en plusieurs étapes a été mis en place dans chacun des deux établissements selon des principes inspirés de l’analyse collective des interactions. Dans une première phase, dite d’apports formatifs, les participantes se forment à la problématique des interactions et à leurs conditions d’analyse. Réciproquement, elles partagent avec leurs collègues et les chercheurs les problèmes pratiques qu’elles rencontrent dans leurs relations avec les parents. Dans la deuxième phase, dite de sélection, elles documentent les problèmes qu’elles souhaitent approfondir au moyen des données audio et vidéo recueillies durant le volet vidéoethnographique du projet. À ce propos, elles sélectionnent à partir des données disponibles des séquences qui illustrent les problématiques qu’elles souhaitent échanger avec leurs collègues. Dans une troisième phase, dite d’analyse collective, le groupe procède à une coanalyse des séquences sélectionnées et retranscrites par les membres du collectif en formation. Chaque film est étudié et commenté par le groupe, sous la supervision d’une chercheuse-formatrice. Dans une dernière phase, dite de synthèse, le groupe revient sur le bilan des analyses produites et en prépare une restitution à un collectif élargi n’ayant pas pu participer à la formation. L’ensemble des pratiques issues de la formation sont à leur tour documentées sous la forme d’enregistrements audio et vidéo.

Tableau 1

Données filmiques disponibles, en heures (h) et minutes (min)

Données filmiques disponibles, en heures (h) et minutes (min)

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Comme l’indique le tableau 1, les données empiriques disponibles pour ce programme de recherche comprennent au total 227 heures d’enregistrement, dont 187 heures portent sur des situations d’interactions entre éducatrices et parents en contexte naturel, et environ 40 heures sur des échanges entre les éducatrices et les chercheuses dans le cadre du dispositif de formation.

Les données filmiques recueillies ont été intégrées à une base de données et traitées au moyen du logiciel Transana MultiUser. Le traitement a consisté en une transcription verbatim des interactions, puis en des opérations de codage pour délimiter des extraits particuliers et leur attribuer des catégories de mots-clés, selon différentes thématiques analysées.

3.2 Présentation des données sélectionnées

Les analyses que nous présentons portent sur un sous-ensemble des données empiriques disponibles, plus particulièrement sur une sélection d’extraits de sessions de formation observées dans l’établissement B. Le dispositif de formation mis en place regroupe cinq éducatrices d’une structure d’accueil de la petite enfance à Genève et une formatrice qui endosse également le rôle de chercheuse. Il se déroule selon la disposition présentée dans la figure 1 : Dora (D), Jessica (J), Alice (A), Valérie (V), Nadia (N) et la chercheuse (C) sont ainsi représentées de gauche à droite.

Figure 1

Contexte du dispositif de formation continue

Contexte du dispositif de formation continue

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Les données empiriques incluses dans le périmètre de cet article concernent une étape particulière du dispositif de formation : la phase d’analyse collective. C’est durant cette phase que les participantes mettent en commun leurs observations à propos des « situations de références » documentées par des enregistrements audio et vidéo provenant du volet vidéoethnographique de la recherche. Ainsi, un double cadre d’observation des compétences d’interaction est ici mobilisé. Le premier concerne les compétences interactionnelles déployées par les éducatrices dans leurs relations avec les parents et les enfants, telles qu’elles sont observables dans les situations de référence. Le second concerne les moments d’analyse, et donc les échanges entre éducatrices en présence de la formatrice, lors desquels ces situations de référence font l’objet d’élaborations analytiques et de commentaires réflexifs.

Faute d’espace, seules les données liées aux situations d’arrivée et de départ des enfants sont prises en compte dans cet article. La durée totale des enregistrements réalisés lors des arrivées et des départs dans l’établissement B s’élève à 102 heures de film. Dans ces données brutes, l’on dénombre 335 séquences d’arrivée (durée totale : 10 h 25 min) et 315 séquences de départ (durée totale : 18 h 40 min). Pendant la formation, chacune des participantes a visionné des extraits dans lesquels elle figurait pour en choisir un pour analyse ultérieure. Après une introduction à l’analyse des interactions (durée totale : 3 h), les participantes se voient remettre un enregistrement vidéo brut de leurs propres pratiques. Elles visionnent ces extraits afin de repérer les problèmes pratiques qu’elles rencontrent dans les interactions avec les parents. Les participantes sont réparties en deux sous-groupes pour le visionnement initial. Ensuite, le travail se poursuit individuellement. Chaque participante choisit un extrait de film d’une durée de 2 à 4 minutes, formule des questions et produit une transcription. Les situations de référence sont ainsi sélectionnées par les participantes à partir de leur questionnement initial. Le tableau 2 résume ces différents éléments.

Tableau 2

Données empiriques portant sur les situations d’arrivée et de départ en lien avec l’établissement B

Données empiriques portant sur les situations d’arrivée et de départ en lien avec l’établissement B

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4. Résultats des analyses menées dans le dispositif de formation continue

Cette section présente deux séances d’analyse collective dans le contexte formatif qui porte sur les deux extraits de situations de référence sélectionnés par les participantes à la formation. La première situation analysée se déroule lors de l’arrivée d’un enfant dans la structure d’accueil (section 4.1) et la deuxième concerne le départ simultané de deux enfants (section 4.2). Nous nous intéressons à la manière dont les compétences d’interaction sont thématisées dans le discours des éducatrices au cours de la formation et aux caractéristiques que les participantes à la formation attribuent à ces compétences. Les conventions de transcription sont indiquées dans l’annexe 1.

4.1 Les multiples façons de dire « bonjour »

La première séance d’analyse concerne une situation d’arrivée (figure 2). Il s’agit du film sélectionné par Dora. Dans cette séquence, Dora se trouve avec six enfants dans la salle de jeux pendant une brève absence de sa collègue. Simon, âgé d’environ deux ans, arrive avec sa mère. Lors de la présentation de ce film durant la formation, Dora présente son questionnement comme suit : « comment gérer les priorités lorsqu’il y a plusieurs choses qui se passent en même temps ? ». Après un premier visionnement de l’extrait vidéo avec ses collègues, Dora explique ce qui l’a frappée lorsqu’elle a effectué une transcription de l’extrait du film (figure 3).

Figure 2

Situation de référence A (1)

Situation de référence A (1)

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Figure 3

Intervention de Dora (D) sur la situation de référence A (1)

Intervention de Dora (D) sur la situation de référence A (1)

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4.1.1 Extrait 1. « je joue avec la voix »

Dans sa première contribution analytique, Dora introduit le terme d’« intonation » en considérant qu’elle « joue avec la voix » de manière « déplacée », « gênante » ou « trop théâtrale ». Elle imite le phénomène interactionnel observé, montrant ainsi qu’elle se questionne sur ses façons de dire « bonjour ». Dans sa première intervention, Dora identifie et catégorise un trait de sa compétence d’interaction : la pratique de rituels de salutation, non seulement au moyen du langage, mais aussi de sa voix. Elle évalue de façon négative ce trait de compétence : « je trouve ça déplacé » (figure 3 : énoncé 1). Ces différents éléments d’analyse vont guider les réflexions sur l’extrait de film et, plus généralement, sur les observations consécutives effectuées par le groupe.

4.1.2 Extrait 2. Plusieurs façons de dire « bonjour »

Après la remarque initiale de Dora, les participantes à la formation s’engagent dans un processus d’investigation pour caractériser les « bonjour » énoncés et leurs contours intonatifs (figure 4). Le film est revisionné et mis en arrêt après les premiers échanges de salutations.

Figure 4

Intervention des participantes sur la situation de référence A (1)

Intervention des participantes sur la situation de référence A (1)

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Les participantes relèvent que Dora dit deux fois « bonjour » avec des intonations variables (figure 4 : énoncés 1, 2). Dora précise que son évaluation d’une conduite « déplacée » ne concerne pas ces premières salutations, mais des énoncés ultérieurs (figure 4 : énoncé 3). Avant de visionner à nouveau le film, une des éducatrices mentionne que l’intonation des deux salutations diffère selon la personne à qui elle est adressée (figure 4 : énoncé 5). En faisant le lien entre les modifications de l’intonation et le fait de s’adresser à une personne en particulier, elle décrit des ressources interactionnelles mobilisées qui permettent d’en cerner les fonctions. Les contours intonatifs permettent aux participants de discriminer différentes positions de participation et des catégories variables de destinataires.

4.1.3 Extrait 3. S’adresser une deuxième fois à l’enfant

Les participantes revisionnent alors le début de l’extrait et Valérie réagit lorsqu’elle observe Dora qui salue l’enfant une deuxième fois (figure 5).

Figure 5

Situation de référence A (2)

Situation de référence A (2)

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Lors de l’arrêt sur image, Dora précise qu’il ne s’agit toujours pas du « bonjour » qui avait attiré son attention (figure 6 : énoncé 2). Les participantes thématisent alors la répétition des salutations et la mettent en lien avec le fait que Dora n’arrive pas à se rapprocher de l’enfant (figure 6 : énoncé 3), avec la prise en compte des nouveaux arrivants (figure 6 : énoncé 4) et l’absence de salutations de la part de l’enfant (figure 6 : énoncé 5).

Figure 6

Intervention des participantes sur la situation de référence A (2)

Intervention des participantes sur la situation de référence A (2)

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Elles cherchent des liens de causalité (« parce que », « c’est pour ça », « pour dire », « pour créer » ; figure 6 : énoncés 3, 4, 5) entre les phénomènes de répétition, les éléments contextuels et les intentions de Dora. L’analyse du film permet aux participantes de s’orienter vers d’autres traits de la compétence d’interaction. Par exemple, la répétition des salutations est à mettre en lien avec les multiples activités en cours d’accomplissement dans lesquelles Dora est engagée (« pour l’instant tu peux pas aller vers lui » ; figure 6 : énoncé 3) ; la répétition sert ici de moyen de communication indirect et implicite d’une indisponibilité temporaire (« moi c’est pour dire au parent et à l’enfant, en gros, j’arrive, j’arrive, j’ai vu que vous êtes rentrés » ; figure 6 : énoncé 4). Ces traits de la compétence ne sont pas imputables exclusivement à Dora, mais ils sont partagés au sein du collectif (« on le fait souvent », « enfin moi je pense que je le fais souvent » ; figure 6 : énoncé 4).

La chercheuse-formatrice oriente alors les échanges vers les éléments observables dans le film et interroge l’enchainement séquentiel entre les salutations de Dora et les conduites de l’enfant (figure 6 : énoncé 6). Cette intervention est suivie par un nouveau visionnement du début du film.

4.1.4 Extrait 4. S’adresser une troisième fois à l’enfant

Après un visionnement répété du début du film, les participantes au groupe de formation portent leur attention sur les troisièmes salutations adressées à l’enfant (figure 7). À ce stade des analyses, les professionnelles ne s’orientent plus vers les effets de l’intonation de ce « bonjour » et ne discutent pas l’aspect « gênant » ou non de l’énoncé. L’analyse porte sur les conduites des participants et leur enchainement séquentiel, c’est-à-dire leur déroulement étape par étape.

Figure 7

Situation de référence A (3)

Situation de référence A (3)

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Figure 8

Intervention des participantes sur la situation de référence A (3)

Intervention des participantes sur la situation de référence A (3)

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Les participantes relèvent que l’enfant tourne la tête vers l’éducatrice lorsque celle-ci le salue une nouvelle fois (figure 8 : énoncé 1), avec une intonation différente (figure 8 : énoncé 2). Dora s’aperçoit que l’enfant s’oriente vers elle à ce moment-là, pour la première fois depuis qu’il est entré dans la salle (figure 8 : énoncé 3). Pour sa collègue Valérie, les caractéristiques prosodiques de ces « bonjour » et la répétition des salutations permettent d’« insister » pour établir un contact (figure 8 : énoncé 4). En utilisant un discours fictif, Valérie montre qu’elle considère que l’aspect accentué de ce « bonjour » répété exprime pour l’enfant son inclusion dans l’interaction : « maintenant t’as compris que c’est à toi que je te dis bonjour/ » (figure 8 : énoncé 4). Ici aussi, elle s’oriente vers les formes implicites de communication rendues possibles par les modifications de l’intonation et la répétition des actes de salutation.

À travers leurs analyses, les éducatrices identifient les modifications de la voix (« je joue avec ma voix », figure 3 : énoncé 1) qui permettent la répétition des salutations avec des intonations variées. Ces variations de la prosodie varient selon que les salutations sont adressées à la mère ou à l’enfant. Lorsque l’enfant n’y répond pas, Dora répète ses salutations et accentue de plus en plus les effets intonatifs. L’aspect enjoué, accentué et fortement mélodique de son « bonjour » est ostensiblement marqué, en particulier lorsque Dora parvient finalement à établir un contact visuel avec l’enfant. À travers leurs analyses, les éducatrices considèrent que l’intonation de la voix plus marquée a pour fonction d’« insister » et de rendre saillant que Dora s’adresse à l’enfant. La description fine d’un phénomène interactionnel lié à la voix permet d’élaborer de nouvelles compréhensions concernant ses fonctions dans le cours de l’interaction. Si les « bonjour » sont répétés, c’est non seulement parce qu’ils s’adressent à des destinataires différents, mais c’est aussi parce que l’enfant ne semble pas s’y aligner immédiatement. Dans ce contexte précis, redire « bonjour », c’est montrer à l’enfant l’importance des rituels de salutation dans les rencontres sociales, et c’est donc accomplir un acte éducatif au coeur du métier. On voit donc ici comment l’évaluation initialement négative du marquage de l’intonation (« ça me gêne » figure 3 : énoncé 1) est ainsi reconsidérée dans une nouvelle perspective : celle d’avoir réussi à « faire comprendre » quelque chose à l’enfant.

4.2 Transformer une information en évènement

La voix et la prosodie restent un des points focaux des analyses ultérieures, notamment lors de la discussion du deuxième film étudié dans cette contribution. Lors de la présentation de son extrait de film (figure 9), Valérie explicite les critères qui l’ont amenée à sélectionner la situation de départ choisie pour l’analyse collective. Ici aussi, les effets de répétition et d’accentuation prosodique ont attiré son attention sur la séquence en question (figure 10).

Figure 9

Situation de référence B (1)

Situation de référence B (1)

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Figure 10

Intervention de Valérie (V) sur la situation de référence B (1)

Intervention de Valérie (V) sur la situation de référence B (1)

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4.2.1 Extrait 5. « j’arrêtais pas de dire “ils ont mangé la lasagne ils ont mangé la lasagne” »

Lors du premier visionnement des films en sous-groupe, la répétition des retours et l’accentuation de la voix concernant le repas des enfants et les lasagnes avaient marqué les participantes et suscité un « fou rire ». L’effet de l’intonation constitue ainsi un attracteur du regard observateur. La question analytique de Valérie ne porte cependant pas sur cet effet d’intonation, mais sur un retour adressé à deux mères simultanément et la distribution équitable de l’attention pour les parents concernés. L’extrait de film choisi se déroule dans le groupe des « grands » et concerne deux enfants âgés d’environ quatre ans, Tania et David.

4.2.2 Extrait 6. « WOUAH c’était la +FÊTE ::+ »

Lors de la séance de formation, les participantes imitent de façon répétée les effets de prosodie observés dans le film (figure 11 : énoncés 3, 7, 8, 13, 14). Le phénomène d’emphase est mis en lien avec la façon de s’adresser aux deux parents (figure 11 : énoncé 4). Les deux mères y réagissent en devenant « preneuses » (figure 11 : énoncé 7). Les participantes relèvent également que les énoncés des deux mères sont simultanés, ce qui renforce encore leur caractère accentué (figure 11 : énoncé 7) : elles répondent « en choeur » (figure 11 : énoncés 12, 14). Mais ce fait est aussi perçu comme temporaire et localement situé (« alors là c’est les deux, tu dis aux deux » ; figure 11 : énoncé 4) ; il ne vaut que dans les circonstances locales et préfigure des difficultés à venir qui se présentent lorsqu’un retour plus individualisé est requis (« ouais jusque-là ça va bien, mais effectivement y’a un moment donné où ça va plus » ; figure 11 : énoncé 9). Ce caractère collectif du retour est rediscuté après un nouveau visionnage du film.

Figure 11

Intervention des participantes sur la situation de référence B (1)

Intervention des participantes sur la situation de référence B (1)

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4.2.3 Extrait 7. Dans « la continuité de leur enthousiasme »

Une analyse détaillée de l’enchainement des conduites interactionnelles (figure 12) permet au groupe en formation de faire ressortir que l’amplification de l’intonation ne se présente pas initialement lors de l’énoncé de l’éducatrice (figure 9). L’emphase se met en place en réponse aux énoncés simultanés des deux mères, de façon crescendo (figure 9). L’éducatrice amorce une expression d’enthousiasme, que les deux mères ratifient. L’affiliation de Valérie marque ensuite l’apogée d’un enthousiasme partagé par les trois interactantes (figure 9). Par ces effets d’intonation et d’accentuation, les parents et l’éducatrice n’échangent pas seulement une information factuelle, mais elles expriment un contenu émotionnel. Cette émotion est coconstruite collectivement par l’éducatrice et les deux mères. De cette manière, une information factuelle est transformée en évènement significatif dans la vie quotidienne de la structure d’accueil. Ainsi donc, la compétence d’interaction ne se réduit pas à des processus de passation de contenus d’informations, mais elle s’incarne aussi dans des émotions rendues manifestes et partagées avec les coparticipantes.

Figure 12

Seconde intervention des participantes sur la situation de référence B (1)

Seconde intervention des participantes sur la situation de référence B (1)

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Les « fous rires » initiaux qui évaluent implicitement les énoncés portant sur les lasagnes comme comiques donnent lieu à la description des phénomènes d’intonation et des modalités d’interaction. Les participantes identifient ensuite que la mobilisation de ces ressources interactionnelles a pour fonction l’expression d’un « enthousiasme ».

4.3 Minimiser une information : « un “petit” accident »

Cette dimension collective de l’information portant sur le repas est mise en contraste avec un autre moment où Valérie s’adresse exclusivement à la mère de Tania pour l’informer que sa fille (4 ans) a « fait un petit accident » et aborder ainsi un épisode d’énurésie survenu pendant la sieste (figure 13).

Figure 13

Situation de référence B (2)

Situation de référence B (2)

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4.3.1 Extrait 8. « c’est un sujet sensible »

En commentant ses conduites auprès de la mère de Tania, Valérie indique que l’argument du sommeil profond de Tania constitue une excuse pour l’enfant afin d’éviter qu’elle se fasse gronder (figure 14 : énoncé 1). Elle ajoute que, pour la mère de Tania, il s’agit d’un sujet sensible (figure 14 : énoncé 3). Après un nouveau visionnement de ce passage du film, les participantes relèvent plusieurs ressources interactionnelles pour parler d’un « sujet sensible ».

Figure 14

Intervention des participantes sur la situation de référence B (2)

Intervention des participantes sur la situation de référence B (2)

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4.3.2 Extrait 9. « je l’avertis »

Valérie imite le geste observé dans le film et relève qu’elle « avertit » ainsi la mère de Tania pour lui signifier « je dois vous dire quelque chose » (figure 15 : énoncé 1). La chercheuse relève la formulation de l’énoncé de Valérie, utilisant le terme de « petit » (figure 15 : énoncé 2). Valérie s’aligne et évoque un « petit accident » (figure 15 : énoncé 3).

Figure 15

Deuxième intervention des participantes sur la situation de référence B (2)

Deuxième intervention des participantes sur la situation de référence B (2)

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Les participantes décrivent les gestes de l’éducatrice (figure 15). Elles discutent alors du positionnement de Valérie, qui montre à travers son geste qu’elle cherche à retenir la mère de Tania (figure 15 : énoncé 8) en se mettant face à elle (figure 15 : énoncé 11). Par son déplacement, Valérie se positionne hors du champ visuel de la mère de David et s’en éloigne (figure 15 : énoncé 11), tout en se rapprochant de la mère de Tania (figure 15 : énoncé 13). Par ailleurs, cette proximité spatiale est accompagnée par une diminution du volume de la voix (figure 15 : énoncé 20). Le changement d’intonation est une des multiples ressources interactionnelles mobilisées pour aménager une sorte d’aparté avec la mère de Tania, ce qui permet de dire quelque chose d’un « peu confidentiel » (figure 15 : énoncé 16). Différentes facettes de la compétence d’interaction sont convoquées ici : la capacité de l’éducatrice de reconfigurer l’espace de participation pour ne s’adresser qu’à une des deux mères présentes, ainsi que la diversité des moyens et des ressources mis en oeuvre pour ce faire, qui incluent non seulement des prises de parole, mais également des déplacements dans l’espace, des conduites gestuelles et des effets de variation prosodique.

4.3.2 Extrait 10. « jonglage entre retour individuel et collectif »

À la fin des analyses portant sur l’extrait du film de Valérie, les participantes reviennent sur ces différents aspects. Valérie utilise le terme de « jonglage » pour thématiser les différentes façons d’interagir lors d’un retour « collectif » (adressé aux deux mères) et lors d’un retour « individuel » (figure 16 : énoncé 2). La voix est une des ressources qui permet cette différenciation entre ce qui relève de la sphère « publique » et ce qui est de l’ordre de l’« intime » (figure 16 : énoncé 2). Dans l’extrait choisi, Valérie « jongle » entre des effets d’accentuation et d’emphase pour parler des lasagnes, et des effets vocaux (abaissement de la voix) pour évoquer en toute discrétion le « petit accident » de Tania.

Figure 16

Troisième intervention des participantes sur la situation de référence B (2)

Troisième intervention des participantes sur la situation de référence B (2)

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5. Discussion des résultats

L’étude détaillée des propos échangés à l’occasion de séances de formation montre que les participantes à la formation ne commentent pas seulement des traits caractéristiques généraux de leur travail, mais aussi « la part langagière » de ce dernier et des détails des interactions avec les parents à l’occasion de l’arrivée ou du départ des enfants. De manière intéressante, ces échanges verbaux ne sont pas catégorisés exclusivement sur la base des propos tenus ou des contenus d’information échangés. Ils sont analysés par le groupe en formation comme des processus complexes de coordination par l’entremise desquels les participants ajustent en permanence leurs conduites respectives, pour les rendre interprétables aux coparticipantes et les faire progresser de manière séquentielle et ordonnée. À ce titre, les éducatrices en formation relèvent bien les « compétences d’interaction » telles qu’elles sont mobilisées par les participantes à ces rencontres sociales et telles qu’elles sont rendues publiquement visibles dans l’action en train de se faire.

Parmi les compétences interactionnelles repérées par le groupe, un ingrédient se détache de manière récurrente au cours de la formation : les usages de la « voix » et les effets prosodiques à l’oeuvre au moment des accueils et des départs des enfants et de leurs parents. Dans les observations relevées par les éducatrices, ces modifications s’incarnent sous différentes formes, comme les phénomènes d’accentuation, de répétition, d’intonation et surtout de variation du volume de la voix. Ces effets n’apparaissent pas de manière isolée, mais sont étroitement articulés à d’autres ressources, comme les orientations corporelles dans l’espace ou les conduites gestuelles. Ce « jeu » sur la voix est aussi perçu comme orienté vers différentes finalités possibles. Il permet d’abord aux éducatrices de réguler des formats de participation complexes tels qu’ils s’imposent dans les temps d’accueil et de départ. Il s’agit par exemple de s’adresser alternativement ou simultanément au parent ou à son enfant, ou de gérer la présence parallèle de plusieurs parents dans un même espace-temps. Ce « jeu » sur la voix permet aussi de communiquer ou de faire comprendre des informations de manière indirecte ou implicite. C’est le cas, par exemple, lorsque la répétition d’une formule de salutation indique à l’enfant l’importance de se saluer, ou lorsque la diminution du volume de la voix contribue à minimiser un « petit problème ». Enfin, l’usage de la voix permet de construire l’interaction sur un registre plus affectif et de partager des états émotionnels associés aux informations échangées. Ainsi, c’est toute la substance et la richesse de cette compétence d’interaction qui transparait derrière les commentaires analytiques partagés.

Au-delà de cette mise en visibilité d’une compétence d’interaction, les données recueillies et étudiées dans la démarche de recherche présentée ici apportent aussi un éclairage particulièrement fin sur le travail au quotidien des éducatrices et éducateurs en présence des parents. À la lumière des analyses collectives menées par le groupe en formation, ce travail apparait comme éclaté et distribué. Les professionnelles mènent fréquemment une pluralité d’activités de manière parallèle. Elles ne sont pas nécessairement disponibles lorsqu’un parent arrive ou doivent trouver des astuces pour s’orienter progressivement vers un parent particulier, après un moment de retour collectif. Leur activité semble en permanence adressée à une pluralité de catégories de participants : les parents d’abord, mais les enfants également. Ainsi, il n’est pas rare que saluer un parent puisse constituer une opportunité éducative pour un enfant et que le parent lui-même puisse contribuer à la mise en visibilité d’une telle opportunité.

Mais un autre trait caractéristique du travail éducatif ressort abondamment des expériences de formation étudiées : l’importance de l’emphase et la nature « théâtrale » du travail au sein des institutions éducatives. Dora avait déjà relevé ce trait dans son commentaire des « bonjour » réitérés. Lors de la synthèse de la formation, cet aspect du travail est à nouveau explicitement thématisé par une autre participante, Valérie : « mais moi je trouve que quelque part on est très théâtrales effectivement et moi je me souviens quand j’ai commencé ma formation la TOUTE première semaine/ on a dû faire- c’était une mise à nu comme ça et je me suis dit mais je suis une école de théâtre ou quoi. c’était vraiment- et ouais on nous apprend à : à rendre ce discours très vivant quoi\ parce qu’on doit expliquer des choses que les parents n’ont pas vues\. du coup je pense que c’est ce qui fait qu’on le vit VRAIment ouais ». Dans son propos, Valérie généralise ainsi le caractère emphatique des ressources interactionnelles observées à l’ensemble des pratiques professionnelles du métier. Elle complète l’analogie du théâtre pour évoquer son parcours de formation et parler d’une « école de théâtre ». Selon elle, les éducatrices et éducateurs de l’enfance apprennent par leur formation « à rendre un discours très vivant », ce qui fait « qu’on le vit vraiment ». Elle véhicule ici une conception dramaturgique de son action en public et la présente comme une « mise en scène » de soi face à autrui (Goffman, 1973).

Ainsi donc, dans le quotidien de leur travail, les professionnels doivent choisir entre ce qu’elles « montrent » et ce qu’elles « cachent ». Dans ce cadre, elles ont tendance à « mettre en scène » ce qu’elles disent et ce qu’elles font pour le porter sous le regard d’autrui, de manière « vivante ». Les modifications de la voix jouent un rôle central dans ces méthodes de travail. Elles constituent un instrument décisif de cette part interactionnelle du travail.

6. Conclusion

Dans cet article, nous avons tenté de mieux faire connaitre le travail réel des éducatrices et éducateurs de l’enfance en montrant en quoi la problématique des compétences requises ou mobilisées ne se limite pas à la production des référentiels de formation et des politiques publiques en matière d’éducation de l’enfance en contexte institutionnel. Nous avons également proposé d’insister sur la nature langagière et, plus généralement, interactionnelle de ces compétences en montrant comment elles peuvent être mises en visibilité et développées au moyen de dispositifs de formation continue.

Il ressort de notre démarche que les conditions dans lesquelles s’accomplissent les échanges verbaux et non verbaux entre les éducatrices et éducateurs, les parents et leurs enfants à l’occasion des allées et venues au sein des établissements sont étroitement liées au caractère « ouvert » et « public » dans lequel s’accomplit le travail éducatif. Parce qu’ils travaillent en permanence sous le regard d’autrui, les éducatrices et éducateurs sont amenés à mettre en scène ce qu’ils disent et à « se » mettre en scène. C’est là que réside une part importante des contingences auxquelles ils doivent faire face et des compétences qu’ils doivent mettre en oeuvre pour y répondre de manière adéquate.

Une telle compétence à la mise en scène théâtrale de soi ne s’accomplit pas toute seule. Elle requiert des aptitudes particulières en matière de coordination dans l’action et de mobilisation de ressources de signification. Ce sont ces compétences que, dans la perspective linguistique adoptée, nous avons proposé de catégoriser et de définir comme des compétences d’interaction – des compétences dont nous avons tenté d’illustrer la nature à la fois située, ancrée dans l’action, et collectivement accomplie dans le cours même des rencontres.

Notre contribution visait également à montrer que la compétence d’interaction ne se définit pas comme un objet statique dont on pourrait consigner la teneur dans des référentiels. Au contraire, elle ne se donne à voir que dans le mouvement de sa mise en oeuvre. C’est à ce titre qu’elle est susceptible d’être acquise et développée. Dans le dispositif de recherche et de formation mis en place, nous avons tenté de montrer que les conditions dans lesquelles les sujets sont amenés à observer et analyser les interactions qu’ils accomplissent avec autrui sont susceptibles de constituer un instrument de développement de leurs compétences d’interaction. À la lumière des données recueillies et analysées, il apparait que le point de vue des acteurs sur leurs interactions est susceptible de se modifier et de se transformer au cours d’une expérience d’analyse collective (Garcia, 2020, 2021). Sous l’effet du regard d’autrui et des médiations induites par les chercheurs-formateurs qui animent le dispositif d’analyse, les professionnels prennent conscience des détails fins qui caractérisent leurs interactions au quotidien et apprennent à les interpréter. Pour Dora, le sentiment de « gène » ainsi que l’impression de « mal gérer » l’intonation de ses « bonjour » répétés laissent progressivement place à la prise de conscience de fonctions variées et nuancées des rituels de salutation. Et pour Valérie, l’impression première d’avoir « mis de côté » une mère dans l’échange se voit réinterprétée comme une capacité à créer un espace d’échange « intime » et en marge de l’espace public. Par ces quelques illustrations, il apparait que les compétences d’interaction ne résultent pas simplement d’une prescription du travail ou d’une évaluation par un observateur externe. Elles se configurent également, du moins en partie, à travers le regard que les acteurs eux-mêmes sont à même de porter sur leurs propres interactions. Un regard certes subjectif, mais étayé par la méthodologie de l’analyse interactionnelle, de son instrumentation vidéographique et des échanges rendus possibles par les dynamiques collectives de la formation.

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Laurent Filliettaz
Professeur, Université de Genève

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Marianne Zogmal
Collaboratrice scientifique, Université de Genève