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1. Introduction

En milieu de travail, les intervenant⋅e⋅s des services publics ont à offrir des services à une clientèle diversifiée. Or, il arrive parfois que les interventions soient difficiles à réaliser en raison de différences culturelles entre les parties et du fait que les intervenant⋅e⋅s aient besoin de développer leurs compétences interculturelles pour intervenir plus efficacement. Dans ce contexte, la formation est souvent un outil qui est mis en place afin de répondre aux besoins des intervenant⋅e⋅s. Si l’on souhaite optimiser le développement des compétences interculturelles des intervenant⋅e⋅s et, par le fait même, favoriser des interventions réussies, une analyse itérative des conditions de terrain et des besoins de formation est essentielle à l’adoption d’une démarche de design pédagogique participatif et itératif. Cette analyse impose également une démarche réflexive, nécessaire à l’efficacité du design et à l’adoption de stratégies de développement des compétences interculturelles. En effet, en milieux culturellement diversifiés, les intervenant⋅e⋅s doivent composer avec des relations interpersonnelles parfois laborieuses. De plus, les procédures administratives et les règlements des services publics sont parfois difficiles à appliquer de manière uniforme ; parler la même langue ne suffit pas pour se comprendre ou pour interagir efficacement. Certain⋅e⋅s membres du personnel des services publics de divers milieux, comme ceux où évoluent les policierère⋅s, les ambulancier⋅ère⋅s, les pompier⋅ère⋅s premier⋅ère⋅s répondant⋅e⋅s, ou encore, les bibliothécaires ou les agent⋅e⋅s des services gouvernementaux, et leurs usager⋅ère⋅s font ainsi face à des défis communicationnels et relationnels liés aux valeurs et aux comportements des individus et de leur collectivité. Ces multiples défis de communication et de relations entre les individus, qu’ils soient liés aux valeurs, aux comportements individuels ou collectifs ou à d’autres variables comme les cadres règlementaires, nécessitent parfois des ajustements de terrain aux procédures et règlements qui sont habituellement considérés comme inadaptables par certain⋅e⋅s intervenant⋅e⋅s. C’est le cas par exemple lorsque des variables culturelles font en sorte qu’une procédure standardisée ne peut pas être appliquée (l’insistance d’un⋅e intervenant⋅e à obtenir directement la version d’un⋅e usager⋅ère accidenté⋅e, alors que cette personne ne parle pas la langue officielle ou lorsqu’un⋅e prestataire de services refuse une intervention par un⋅e intervenant⋅e du sexe opposé).

Des ajustements administratifs peuvent permettre des accommodements, et ainsi limiter les confrontations interculturelles. Toutefois, si les enjeux deviennent trop nombreux, le sentiment d’incompétence interculturelle augmente chez les intervenant⋅e⋅s. De ce fait, la formation est souvent considérée par les intervenant⋅e⋅s et les responsables de la formation continue dans les diverses organisations comme une solution ayant le potentiel d’améliorer les interactions interculturelles : elle viendrait outiller les intervenant⋅e⋅s dans leur pratique pour qu’elle⋅il⋅s puissent faire face aux problèmes qui se présentent. La formation contribuerait ainsi à rendre les intervenant⋅e⋅s plus compétent⋅e⋅s.

Nous explorons donc dans le présent article comment le développement des compétences interculturelles pourrait être envisagé en basant les formations sur un processus itératif de design pédagogique qui débute par l’analyse des situations problématiques et des besoins qui sont identifiés. À partir de l’exemple des intervenant⋅e⋅s de cinq secteurs de la fonction publique québécoise, nous illustrons comment les propos, tirés de groupes de discussion (portant sur les problématiques vécues, formations reçues par les participant⋅e⋅s et besoins de formation exprimés) et présentés sous forme d’analyse descriptive basée sur le cadre théorique de développement des compétences, soulignent l’inadéquation de ce qui est offert pour soutenir les employé⋅e⋅s dans le développement des compétences interculturelles. En outre, nous démontrons l’importance d’adopter un processus itératif dans lequel les phases d’analyse occupent une place centrale dans le design pédagogique des formations, particulièrement si l’on vise le développement des compétences interculturelles.

2. Problématique et contexte théorique

2.1 Fossé observable entre les formations continues offertes et les situations problématiques vécues par les intervenant⋅e⋅s

Les constats du rapport Traits d’union : Compétences interculturelles en action (Gagné et coll., 2020) portant sur les compétences interculturelles d’intervenant⋅e⋅s de cinq secteurs de services publics au Québec permettent de postuler qu’un sentiment d’incompétence interculturelle semble persister dans les milieux étudiés, et ce, malgré les formations offertes. D’autres études montrent également un effet parfois mitigé de l’impact des formations interculturelles (Deshpande et Viswesvaran, 1992 ; Morris et Robie, 2001). Or, comme la formation interculturelle (Intercultural Training) a fait l’objet de nombreuses études (voir Kallschmidt et coll. (2020) pour une revue détaillée), il est utile de s’interroger sur les raisons de la persistance d’un sentiment d’incompétence interculturelle comme celui exprimé par ces intervenant⋅e⋅s. Parallèlement, on peut s’interroger quant aux choix de scénarisation pédagogique identifiés comme étant efficaces pour développer ces compétences interculturelles.

2.2 Formation interculturelle : un concept évolutif

Le domaine de la formation interculturelle a émergé dans les écrits à la fin des années 1950 avec les travaux précurseurs de Hall (1959, 1984) basés sur la formation des travailleur⋅se⋅s déployé⋅e⋅s à l’étranger. Ces formations alliaient traditionnellement la théorie de la culture à des applications pratiques dans le but de soutenir les travailleur⋅se⋅s afin qu’elle⋅il⋅s puissent oeuvrer efficacement (Bhawuk et Brislin, 2000 ; Landis et Bhawuk, 2020). Bien que le domaine de la formation interculturelle ait beaucoup évolué, il n’existe pas à ce jour de cadre théorique du développement de la formation interculturelle qui proposerait une synthèse de toutes les perspectives et défis soulignés dans la littérature (Landis et Bahwuk, 2020).

On constate d’ailleurs que le concept de « formation interculturelle » est utilisé pour désigner différents types d’activités pédagogiques, qui varient tant par les cibles d’apprentissage qu’elles visent, que par leur durée, leurs thématiques et leur complexité. Dans le milieu de l’enseignement, Romijn et coll. (2021) ont également souligné dans une métanalyse de 23 études chez les enseignant⋅e⋅s en exercice et de 22 études chez les enseignant⋅e⋅s en formation initiale, que la définition du concept de « compétence interculturelle » varie d’une étude à l’autre et que les études se fondent sur des cadres théoriques différents. À titre d’exemple, la majorité des études chez les enseignant⋅e⋅s en exercice définissent la compétence interculturelle comme étant ou bien une « culturally responsive teaching or pedagogy » (Romijn et coll., 2021, p. 9) ou bien la sensibilité interculturelle telle que définie par Bennett (1986), à savoir la manière dont les individus expérimentent, interprètent et interagissent face à la diversité culturelle (Bennett, 1986 ; Hammer et Bennett, 1998). D’un autre côté, dans les études menées auprès des futur⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s, ces mêmes définitions sont jumelées aux cadres théoriques d’éducation multiculturelle et de justice sociale. Le fait de ne pas utiliser de cadre commun rend la comparaison des résultats difficile d’une étude à l’autre en vue de déterminer les meilleurs moyens de soutenir le développement des compétences interculturelles.

De plus, bien que plusieurs études se soient penchées sur la formation interculturelle en milieu de travail, à notre connaissance, peu d’études ont porté sur le développement et le transfert des compétences interculturelles. En outre, la plupart des études ont porté sur la formation dans les secteurs de l’éducation et de la santé ; très peu ont porté sur le secteur des services publics. Finalement, on remarque que, dans le secteur public, bien que de nombreuses formations soient offertes, plusieurs problématiques en lien avec les compétences interculturelles demeurent.

2.3 Questions de recherche

En se basant sur les cas des membres du personnel de cinq services publics de la région métropolitaine montréalaise et sur un processus itératif de design pédagogique qui débute par l’analyse des situations problématiques, des besoins identifiés et du contexte de formation continue, la présente étude vise donc à répondre aux questions suivantes :

  1. Quelles sont les situations problématiques rapportées par les employé⋅e⋅s des cinq services publics de la région montréalaise, et à quelles composantes (ressources internes et externes) de la définition de compétence se rapportent-elles ?

  2. Est-ce que les formations offertes et les besoins identifiés par les participant⋅e⋅s sont en cohérence avec les situations problématiques sur le terrain et avec le caractère complexe du développement des compétences ?

2.4 Scénarios pédagogiques et développement des compétences interculturelles

Comme le précise Savard (2014) :

le scénario pédagogique est un ensemble de plans d’activités de formation qui incluent notamment les cibles d’apprentissage, les stratégies pédagogiques adoptées, les activités prévues pour l’enseignement, l’apprentissage et l’évaluation des apprentissages, ainsi que de l’information sur l’environnement d’apprentissage sélectionné, le matériel pédagogique et les ressources nécessaires.

p. 76

Un scénario comprend donc des précisions concernant les méthodes d’enseignement, d’apprentissage et d’évaluation des apprentissages, les ressources, l’échéancier et, comme le précise Paquette (2002), les plans pour les productions qui devraient résulter de ces différentes activités.

Les études menées dans les secteurs de l’éducation et de la santé apportent des éléments intéressants de réponse concernant les scénarios pédagogiques (ou éléments de ces scénarios) ayant été identifiés comme étant efficaces pour améliorer les compétences interculturelles.

Parmi celles-ci, l’étude de DeJaeghere et Cao (2009) a exploré les changements dans les compétences interculturelles d’enseignant⋅e⋅s du primaire (n = 86) dans une perspective longitudinale de quatre ans. Les chercheur⋅se⋅s ont tenté de comprendre le processus par lequel les enseignant⋅e⋅s développent des compétences interculturelles dans leur pratique éducative en mesurant les progrès à l’aide du modèle de sensibilité interculturelle (Developmental Model of Intercultural Sensitivity) de Bennett (1986) et de son continuum de développement interculturel. Ce dernier est utilisé pour mesurer les conceptions de la différence culturelle allant de la vision monoculturelle à une vision interculturelle du monde. Les principaux résultats montrent que le continuum de développement interculturel augmente significativement et que la méthode du développement professionnel guidé issue du modèle et du continuum – c’est-à-dire la méthode qui lie le développement professionnel spécifique des écoles aux besoins de développement interculturel – peut favoriser considérablement le développement des compétences interculturelles des participant⋅e⋅s, et ce, peu importe le niveau d’éducation ou le nombre d’expériences interculturelles.

Portant également sur l’amélioration des compétences interculturelles dans le milieu de l’enseignement, la recherche-action menée par Hajisoteriou et coll. (2019) explore les stéréotypes – croyances généralisées de l’enseignant⋅e par rapport à un groupe – mis en oeuvre par les participant⋅e⋅s (n = 29) ainsi que leurs attitudes par rapport à la diversité culturelle. Décrivant l’impact de l’implantation d’un programme de développement d’habiletés interculturelles chez les enseignante⋅s par une approche expérientielle et des méthodes d’apprentissage collaboratif, les auteur⋅e⋅s concluent que les enseignant⋅e⋅s étaient en mesure d’implanter des approches pédagogiques visant à déconstruire les stéréotypes et à s’engager dans un processus de réflexion critique, et ce, tant au niveau personnel que professionnel. Les auteur⋅e⋅s proposent enfin que le développement professionnel à l’interculturel devrait mettre l’accent tant sur la préparation pratique que théorique.

Dans le milieu de la santé, Henderson et Barker (2018) ont quant à elles cherché à explorer le développement des habiletés communicationnelles interculturelles et intraprofessionnelles des infirmier⋅ère⋅s (n = 15). À l’aide de l’Outil sur les interactions sociales (Social Interaction Map), les chercheuses ont utilisé le programme EXCELLence in Cultural Experiential Learning and Leadership, un modèle de développement professionnel utilisé dans plusieurs disciplines pour développer les habiletés de communications interculturelles des infirmier⋅ère⋅s, c’est-à-dire, les comportements verbaux et non verbaux pour communiquer de manière appropriée. Après six semaines, les participante⋅s ont partagé leur expérience liée à des situations dans lesquelles elle⋅il⋅s avaient expérimenté le modèle. Les résultats soulignent l’efficacité des scénarios de pratique simulant des contextes authentiques de l’Outil sur les interactions sociales dans le développement des habiletés communicationnelles interculturelles.

Plus récemment, dans une méta-analyse portant sur le développement des compétences interculturelles des enseignant⋅e⋅s et des futur⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s, Romijn et coll. (2021) présentent diverses stratégies utilisées dans la formation interculturelle auprès des enseignant⋅e⋅s. Les auteur⋅e⋅s définissent les stratégies comme étant le « comment » du développement professionnel, soit les approches et les modes de transmission, et soulignent que le développement professionnel dans la plupart des études combine plusieurs stratégies, soit deux (36 %) ou trois (38 %). L’atelier de formation combiné à une forme d’autoévaluation est la stratégie la plus populaire (23%) chez les enseignant⋅e⋅s en exercice. Lorsque l’on combine cette dernière à une immersion sur le terrain, cela devient le scénario le plus utilisé chez les future⋅s enseignant⋅e⋅s (77 %). La troisième stratégie la plus utilisée s’avère celle du mentorat, utilisée 33 % du temps à la fois chez les futur⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s et chez celles⋅ceux en exercice. En outre, les auteur⋅e⋅s constatent que, dans la plupart des études, les formations sont offertes par un⋅e formateur⋅rice externe à l’organisation (89 %). Les résultats principaux de cette étude suggèrent qu’une approche contextualisée dans laquelle on retrouve une réflexion guidée et un soutien à la mise en oeuvre (enactment) pourrait permettre de développer la compétence interculturelle des enseignant⋅e⋅s.

Finalement, dans une étude chez des éducateur⋅rice⋅s en milieu de garde pluriethnique, Boily et Bissonnette (2019) ont cherché à examiner le développement des compétences interculturelles (n = 7) à la suite d’une formation en milieu de travail basée sur un groupe de discussion. Les auteures ont tenté de comprendre le développement de divers aspects des compétences interculturelles : attitudes, aptitudes, compréhensions, connaissances, cadres de référence internes et externes. Les résultats montrent que la méthode des groupes de discussion a permis aux éducateur⋅rice⋅s de développer chacun de ces aspects, et ce, dans diverses situations avec les enfants, les parents immigrants et les collègues de travail.

En somme, parmi les constats des études sur le développement des compétences interculturelles, le cumul de différentes méthodes dans le scénario pédagogique semble fournir de meilleurs résultats, que ce soit par une formation théorique suivie de mentorat, d’outil d’autoévaluation (Romijn et coll., 2021) ou de groupes de discussion (Boily et Bissonnette, 2019). Il faut toutefois souligner que le niveau initial de compétence déclaré est souvent le fruit d’une autoévaluation des participant⋅e⋅s, ce qui pourrait laisser planer des doutes quant aux constats d’efficacité des méthodes préconisées.

En résumé, ces différentes études démontrent la variété des approches utilisées dans un cadre de formation continue visant le développement des compétences interculturelles. Cette variété, combinée aux divers outils utilisés pour mesurer le développement de ces compétences dans les milieux de travail, rend difficile la comparaison entre les études et ne permet pas d’en dégager des constats sur les pratiques les plus efficaces pour développer les compétences interculturelles (Landis et Bahwuk, 2020). D’autant plus que la nature ou les définitions des compétences interculturelles varient d’une étude à l’autre. Face à ces constats, il nous apparait essentiel de bien définir les notions de « compétences interculturelles » et « formation interculturelle », lorsque l’on s’apprête à élaborer de telles formations et de développer un cadre théorique qui puisse permettre de comparer les apprentissages à la suite des formations en lien avec le développement des compétences interculturelles.

3. Cadre théorique

La présente étude adopte un cadre théorique de développement des compétences afin de guider l’analyse de situations problématiques et des besoins de formation rapportés par les participant⋅e⋅s ainsi que l’analyse des formations reçues. Cette démarche vise à mettre en lumière des principes pouvant guider le design pédagogique de formations ciblant le développement de compétences interculturelles. Le cadre théorique portant sur la compétence en général est d’abord exposé, et ensuite celui portant sur le processus de développement des compétences et des compétences interculturelles est présenté.

3.1 Définition de compétence

Tout d’abord, la notion de compétence. La littérature démontre que ce concept est surutilisé ne conservant pas nécessairement la même signification (Basque, 2015 ; Louis, 2008 ; Scallon 2004). Les travaux présentés dans cet article se basent sur la définition de compétence présentée par (Savard et coll, 2022) s’inspirant des travaux antérieurs de divers⋅es auteur⋅e⋅s (Basque, 2015 ; Le Boterf, 1995 ; ministère de l’Éducation du Québec, 2001; Tardif, 2006). Cette définition se lit ainsi :

La compétence est un savoir-agir complexe impliquant la mobilisation et l’utilisation judicieuse et efficace de ses ressources internes (connaissances, habiletés et attitudes) et de ressources externes (physiques, humaines, temporelles, de réseaux, etc.) qui peut s’exercer dans différentes situations données et selon un certain niveau de performance.

Savard et coll, 2022, p. 60

Cette définition, centrale à la démarche de la présente étude, met l’accent sur le caractère complexe des compétences ainsi que sur les mobilisations et les diverses utilisations qu’elles impliquent. Ainsi, il importe d’insister sur le fait que le développement de compétences ne se limite donc pas à l’acquisition de connaissances sur un sujet donné, mais qu’il exige des apprentissages beaucoup plus complexes.

3.2 Développement de compétences

Différent⋅e⋅s auteur⋅e⋅s ont souligné le caractère complexe du développement des compétences ainsi que de leur évaluation et ont proposé des modèles et des outils auxquels il est possible de se référer (Jonnaert, 2005 ; Lasnier, 2014 ; Le Boterf, 1999 ; Perrenoud, 2015 ; Scallon, 2004 ; Tardif, 2006). Pour les fins de cette étude, nous nous contenterons de souligner la hiérarchie de complexité des apprentissages qui sous-tendent le processus de développement des compétences. À cet effet, Brien (1997) propose un modèle dans lequel il présente ce qu’il appelle « les ingrédients nécessaires à l’acquisition d’une compétence » (p. 93) : la motivation, le montage (déclaratif et procédural) et le rodage. En ce qui concerne le premier ingrédient, la motivation, il propose trois facteurs qui l’influencent et dont on devrait tenir compte dans le processus de design pédagogique et dans la prestation de formations visant le développement de compétences, soit l’attitude face à la tâche, l’ampleur de la tâche et l’importance accordée aux buts. En ce qui concerne le deuxième ingrédient, le montage déclaratif, il explique ensuite que les participant⋅e⋅s doivent se faire une première idée de la compétence à développer et procéder au montage déclaratif des ressources qui concernent la compétence (l’apprenant⋅e peut en parler, se représentant la réalité). Par la suite, l’apprenant⋅e procède au montage procédural de la compétence, c’est-à-dire qu’elle⋅il passe par des étapes où elle⋅il apprend à agir sur la réalité, à exécuter des opérations. Finalement, le rodage s’avère l’étape qui permet de raffiner la compétence, de s’exercer au savoir-agir complexe au cours duquel les apprentissages précédents sont mis en oeuvre.

Bien entendu, en pratique, ces étapes (ou ingrédients) ne sont pas aussi séquentielles qu’elles peuvent le paraitre. Elles s’entrecoupent et s’effectuent en parallèle. Avant de se lancer dans la scénarisation pédagogique de formations visant le développement de compétences, il importe de se souvenir que ce dernier est complexe et qu’il implique différentes étapes. En outre, Savard et Gagné (2022) soulignent que « pour être reconnu compétente, une personne apprenante doit pouvoir mobiliser l’ensemble de ces ressources dans différents contextes. Elle doit pouvoir transférer ses compétences d’une situation à l’autre » (p. 407). Péladeau et coll. (2005) soulignent la distinction entre deux grands types de transferts : le vertical et le latéral. Le transfert vertical fait référence à la hiérarchie de complexité qui implique l’acquisition de certaines connaissances et habiletés de base pour pouvoir développer des compétences ; il s’agit un peu de l’équivalent de l’étape du montage dont parle Brien (1997). Le transfert latéral fait référence au transfert de la compétence dans de nouveaux contextes ou dans de nouvelles situations. Les deux types de transfert sont nécessaires au développement des compétences.

On l’aura compris, cette complexité impose un scénario pédagogique qui comprend différents éléments essentiels : 1) des activités qui visent le transfert vertical, de l’acquisition des différentes ressources à leur mobilisation judicieuse ; 2) des activités visant le transfert latéral et la capacité d’agir dans différentes situations ou contextes ; 3) un calendrier qui offre le temps nécessaire pour ce développement complexe ; 4) une variété de méthodes en cohérence avec cette hiérarchie des cibles d’apprentissage menant au savoir-agir complexe. Toutefois, comme le soulignent Savard et Côté (2021), différent⋅e⋅s auteur⋅e⋅s ont démontré que les programmes de formation continue s’avéraient souvent trop brefs pour mener au développement de compétences (Davis et McMahon, 2018 ; Sargeant et coll. 2018).

3.3 Compétences interculturelles

La définition de compétence et la complexité de son processus de développement vaut pour différents types de compétences dont les compétences interculturelles. Pour Savard (2014), ces dernières font référence à la capacité d’interagir (savoir-agir complexe) efficacement avec des personnes de différentes cultures. L’auteure propose une définition de culture qui aide à saisir la spécificité des compétences interculturelles. En effet, Savard (2014) définit la culture comme étant : « un ensemble évolutif (dans le temps et dans l’espace) de schèmes influençant le comportement de chacun des membres d’un groupe donné, son interprétation de la signification du comportement des autres individus ou groupes, ainsi que les processus d’interprétation et de représentation qui lui permettent d’interagir avec son environnement » (p. 145). Savard (2014) précise aussi que, pour pouvoir interagir dans son milieu en prenant en compte les différentes variables culturelles, un⋅e intervenant⋅e doit pouvoir : 1) expliquer les particularités de sa propre culture ; 2) comparer ces particularités à celles des autres cultures, et 3) adapter sa pratique en fonction des particularités des autres cultures. Ceci correspond aux phases développementales des compétences interculturelles identifiées dans la littérature (Bennett, 1993 ; Crandall et coll, 2003 ; Culhane-Pera et coll., 1997 ; Howell, 1982). Par exemple, Howell (1982) a identifié des niveaux de développement de ce type de compétences : 1) incompétence inconsciente ; 2) incompétence consciente ; 3) compétence consciente ; 4) compétence inconsciente ; 5) supercompétence inconsciente. Un important travail réflexif et une prise de conscience des variables culturelles doivent donc être faits parallèlement au développement des compétences interculturelles.

Savard (2014) a précisé le profil de compétences des professionnel⋅le⋅s du design pédagogique interculturellement compétent⋅e⋅s. Elle a fait le parallèle entre les compétences, composantes ou sous-composantes de compétences à développer, et les indicateurs de leur développement, c’est-à-dire des comportements à observer chez les professionnel⋅le⋅s pour témoigner du niveau de compétence atteint (ou non). Bien qu’il soit spécifique au contexte de la pratique du design pédagogique, ce profil est facilement adaptable à d’autres contextes, comme le travail des différente⋅s professionnel⋅le⋅s dans les services publics.

Brislin et Yoshida (1994) définissent la formation interculturelle dans le cadre du travail comme étant associée aux efforts formels pour avoir des relations interpersonnelles plus efficaces avec des individus de cultures différentes au travail. Les compétences interculturelles dans ce cas réfèrent implicitement à l’efficacité avec laquelle un individu peut utiliser un ensemble de ressources, notamment des connaissances et des habiletés personnelles, pour travailler efficacement avec des gens de différentes cultures dans le pays de domicile ou à l’étranger.

Ces constats sur la complexité du développement des compétences interculturelles de même que sur le manque de principes ou de lignes directrices pour guider le design pédagogique de formations en visant le développement, confirment la nécessité de mener des recherches permettant d’établir de tels principes et propositions théoriques. C’est justement le but des recherches basées sur le design (Design Based Research). Wang et Hannafin (2005) présentent la recherche basée sur le design comme étant une méthodologie systématique et flexible ayant pour but d’améliorer la pratique éducative par les analyses itératives, la conception, le développement et l’implantation dans un contexte authentique, en vue d’établir des principes et des propositions théoriques. Les grandes étapes de la recherche basée sur le design, qui s’effectuent en collaboration entre praticien⋅ne⋅s (ou acteur⋅rice⋅s du terrain) et chercheur⋅se⋅s, sont : 1) analyser ; 2) concevoir et développer ; 3) effectuer des tests (évaluer, mettre à l’essai et implanter) ; 4) réfléchir aux principes et aux solutions ; 5) raffiner (Savard, 2014). Une itération se caractérise généralement par la succession des étapes. Toutefois, en début de projet comme c’est le cas de cette recherche, on accorde souvent plus de temps à l’analyse, alors qu’en fin de projet, on en accorde davantage au raffinement.

4. Méthodologie

Dans cette logique itérative, l’analyse des situations problématiques et des demandes faites par les participant⋅e⋅s à la présente étude a d’abord permis de mieux comprendre les situations vécues sur le terrain. Cette analyse servira ultérieurement à une élaboration de principes et d’orientations pouvant guider le design pédagogique de formations visant le développement de compétences interculturelles. La méthodologie ayant guidé la démarche d’analyse est présentée dans les parties qui suivent.

4.1 Collecte de données

Les données sont issues du corpus du rapport Traits d’union : Compétences interculturelles en action (Gagné et coll., 2020). Ce rapport porte sur les compétences interculturelles en milieu de travail dans cinq secteurs de services publics québécois. Dans cette étude, 85 volontaires ont été recruté⋅e⋅s afin de participer à des groupes de discussion visant à mieux comprendre les besoins de formation en lien avec les compétences interculturelles au travail. Les participant⋅e⋅s sont des membres du personnel des secteurs publics suivants : bibliothèques, bureaux de Services Québec-emploi, services de police, services incendie pour ses premier⋅ère⋅s répondant⋅e⋅s et Urgences-santé pour les paramédics. Les participant⋅e⋅s ont été sélectionné⋅e⋅s par la direction administrative de chaque secteur afin de représenter adéquatement la réalité de chaque secteur en termes d’années d’expérience, d’âge et de sexe des intervenant⋅e⋅s. Chaque participant⋅e a accepté sur une base volontaire de participer aux groupes de discussion. Les données ont été recueillies dans un premier temps au moyen d’un questionnaire administré en début de rencontre suivie de 11 groupes de discussion portant sur : 1) les représentations de compétence interculturelle ; 2) les situations problématiques vécues par les intervenant⋅e⋅s dans le cadre de leur travail ; 3) leurs besoins en matière de formation et 4) l’efficacité perçue des formations reçues. Les groupes de discussion ont tous été basés sur une même série de questions. Un animateur professionnel et une assistante de recherche ont animé les rencontres afin que le protocole soit uniforme pour tous les groupes et que tou⋅te⋅s les participant⋅e⋅s expriment leur point de vue sur chaque question afin de dresser un portrait représentatif de chaque secteur. L’animateur posait les questions du protocole et les participant⋅e⋅s partageaient leur point de vue à tour de rôle et pouvaient compléter les propos de chacun⋅e, un peu à la manière d’une discussion ouverte. Ce protocole a permis aux intervenant⋅e⋅s d’illustrer les problématiques vécues de manière plus détaillée que si les mêmes questions avaient été posées de manière écrite. Les animateur⋅rice⋅s ont pu demander des précisions aux participant⋅e⋅s sur les différents sujets (situations problématiques, besoins exprimés et formations reçues) afin de faire un portrait représentatif de la situation de chaque secteur. Les propos des participant⋅e⋅s de tous les groupes ont par la suite été transcrits et catégorisés afin d’illustrer la réalité de chaque secteur. Par la suite, les constats ont été validés par les représentante⋅s de chaque secteur.

Le tableau 1 présente les données descriptives des participant⋅e⋅s par secteurs, par sexe, par nombre d’années d’expérience dans la fonction ciblée, par niveau rapporté de connaissances interculturelles et par niveau rapporté de motivation à développer les compétences interculturelles.  Ces données proviennent du questionnaire rempli par chaque participant⋅e au début d’un groupe de discussion. Les participant⋅e⋅s devaient noter sur une échelle de 1 à 3 leur niveau de connaissances interculturelles et leur motivation à se former. Aucune définition préalable n’a été donnée aux participant⋅e⋅s avant de remplir le questionnaire. Les conceptions de connaissances interculturelles sont donc antérieures aux propos tenus en discussion.

Tableau 1

Données descriptives rapportées des participant⋅e⋅s par secteur d’activités pour l’expérience moyenne, le niveau de connaissances interculturelles et le niveau de motivation à développer des compétences interculturelles (adapté de Gagné et coll., 2020)

Données descriptives rapportées des participant⋅e⋅s par secteur d’activités pour l’expérience moyenne, le niveau de connaissances interculturelles et le niveau de motivation à développer des compétences interculturelles (adapté de Gagné et coll., 2020)

Note. H = hommes ; F = femmes ; Niveaux de connaissances et de motivation basés sur une échelle de Likert de 1 à 3 (1 = bon, 2 = moyen et 3 = faible)

-> See the list of tables

Le tableau 1 montre que la moyenne d’années d’expérience dans le poste occupé par les participant⋅e⋅s se situe à 12,5 années ; ce sont donc des intervenant⋅e⋅s expérimenté⋅e⋅s. Toutefois, le niveau moyen de connaissances interculturelles, tel qu’il a été rapporté par les participant⋅e⋅s, se situe à 1,71, alors que le degré de motivation pour développer des compétences interculturelles se situe pour sa part plus près du niveau de « bon » (M = 1,18) ; on remarque donc que les participant⋅e⋅s rapportent en moyenne un niveau plus faible de connaissances que de motivation à développer les compétences. Ces données sont confirmées par les propos des participant⋅e⋅s qui, à maintes reprises lors des discussions, expriment un sentiment d’incompétence interculturelle face aux situations problématiques qu’ils vivent. La suite des résultats décrit ce sentiment et ces situations.

4.2 Analyse des propos des travailleur⋅se⋅s en fonction des éléments de la définition de compétence adoptée

Pour la présente analyse, tous les propos ont été classés selon les éléments de la définition de compétence adoptée et présentée dans la section précédente afin d’illustrer où se situent les différentes problématiques, mais également les besoins et le contenu des formations reçues.

Tout d’abord, les constats faits par Gagné et coll. (2020) ont été explorés plus en profondeur dans le but d’identifier les aspects des situations et des ressources que les participant⋅e⋅s, membres du personnel de services publics de la région montréalaise, identifient comme problématiques. L’exploration avait également pour but de voir ce qu’elle⋅il⋅s considèrent être des besoins pour développer leurs compétences interculturelles. Une grille uniforme du développement des compétences a été utilisée pour classifier, d’une part les situations et les ressources qui s’avèrent problématiques, et d’autre part les besoins et les demandes des participant⋅e⋅s.

Les analyses ont été réalisées à partir des transcriptions, puis d’une écoute supplémentaire de tous les groupes de discussion, mais également à partir d’une validation auprès des participant⋅e⋅s des secteurs concernés. Les situations problématiques vécues par les participant⋅e⋅s ont été identifiées dans le corpus, de même que les besoins qu’elle⋅il⋅s exprimaient. Les extraits ont ensuite été classifiés en fonction des éléments de la définition retenue, à savoir si l’extrait touchait les ressources internes (connaissances, habiletés ou attitudes) ou externes (physique, humaines ou spatiotemporelles). Chaque extrait a d’abord été interprété et classifié par deux membres du projet Traits d’union puis ils ont été validés par une troisième experte en pédagogie pour s’assurer que les différents éléments avaient été adéquatement classifiés.

Une deuxième analyse a permis le classement de tous les extraits portant sur les formations reçues par les participant⋅e⋅s. Différents aspects liés aux formations continues offertes ont été identifiés, à savoir le titre de la formation, le ou les thèmes traités, son caractère obligatoire ou facultatif ainsi que l’impression générale des participant⋅e⋅s quant à certains éléments du scénario pédagogique (durée, méthode pédagogique, calendrier) et quant aux contenus des formations (touchant des ressources internes : connaissances, habiletés, attitudes ou des ressources externes). Cette analyse a permis de classer les propos des participant⋅e⋅s afin de pouvoir faire un lien avec les éléments ayant un impact sur l’efficacité des formations soulevés par la littérature.

Le parallèle entre ces différentes classifications rendu possible par l’utilisation d’une même grille comme cadre d’analyse a permis de constater l’existence d’un fossé entre les situations problématiques vécues sur le terrain par les participant⋅e⋅s et les formations qui leur sont offertes.

5. Résultats

Dans un premier temps, cette section présente le profil des participant⋅e⋅s, membres du personnel de cinq secteurs de services publics. Ce profil porte plus particulièrement sur leur expérience, la perception de leur niveau de connaissances interculturelles et sur leur motivation à développer leur compétence interculturelle. Dans un deuxième temps, les situations problématiques fréquemment vécues par les intervenant⋅e⋅s sur le terrain sont rapportées. Ensuite, les besoins exprimés par ces mêmes intervenant⋅e⋅s en lien avec les éléments du scénario pédagogique et les contenus des formations qu’elle⋅il⋅s considèreraient pertinents à la lumière de leur réalité professionnelle sont présentés. Finalement, l’analyse des formations offertes en milieu de travail est exposée.

5.2 Situations problématiques identifiées par les participant⋅e⋅s

Le tableau 2 montre des descriptions de situations problématiques vécues par les participant⋅e⋅s. Ces situations sont mises en relation avec les éléments de la définition de compétences interculturelles, à savoir s’ils réfèrent aux ressources internes (connaissances, habiletés, attitudes) ou aux externes (physiques, humaines ou spatiotemporelles)

Tableau 2

Situations problématiques vécues par les participant⋅e⋅s dans le cadre de leur travail

Situations problématiques vécues par les participant⋅e⋅s dans le cadre de leur travail

Note.  Participant⋅e⋅s (n = 85)

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On remarque que les situations couvrent l’ensemble des composantes de la définition (ressources internes et externe), ce qui correspond bien au cadre théorique de développement des compétences, qui suggère qu’il faut d’abord monter sa banque de ressources et qu’il faut ensuite apprendre à les mobiliser, mais également que certaines ressources externes expliquent les situations problématiques. La variété des situations problématiques rapportées suggère qu’il y a des lacunes au niveau de la banque de ressources dans son ensemble, tant internes qu’externes.

5.3 Demandes des participant⋅e⋅s en vue d’améliorer leurs compétences interculturelles

Afin de développer leurs compétences interculturelles, les participant⋅e⋅s ont également évoqué leurs choix de ressources nécessaires, et ce, tant en matière de stratégies que de contenu. Le tableau 3 présente un classement de ces demandes en fonction du cadre théorique de développement des compétences. Elles sont à nouveau catégorisées entre ressources internes (connaissances, habiletés, attitudes) ou externes (physiques, humaines, spatiotemporelles) pour chaque secteur.

On remarque que les demandes en lien avec les ressources internes et externes varient en fonction des secteurs. On note plusieurs demandes en lien avec les ressources internes comme les connaissances, lorsqu’il est question des besoins exprimés par les participant⋅e⋅s.

Tableau 3

Analyse des demandes faites pour améliorer les compétences interculturelles (adapté de Gagné et coll., 2020)

Analyse des demandes faites pour améliorer les compétences interculturelles (adapté de Gagné et coll., 2020)

Note. Participant⋅e⋅s (n = 85)

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5.4 Formations reçues par les participant⋅e⋅s

Le tableau 4 présente une synthèse des formations continues reçues telles qu’elles ont été décrites par les participant⋅e⋅s, soit leurs thèmes, ou encore, des commentaires portant sur des éléments du scénario pédagogique (durée, méthode et calendrier) ainsi que sur les contenus (connaissances, habiletés et attitudes). 

On remarque que les formations semblent souvent porter sur des connaissances spécifiques à chaque secteur. Par ailleurs, les commentaires portent fréquemment sur la méthode et le calendrier de ces formations, ceux-ci étant présentés par les participant⋅e⋅s comme étant inadaptés aux conditions d’exercice de leur travail.

6. Discussion

Dans le cadre de cette étude, nous cherchions à analyser, à l’aide d’un cadre théorique de développement de la compétence, les diverses situations problématiques vécues par les participant⋅e⋅s, à classifier les besoins exprimés et à dresser un portrait des formations continues offertes afin d’analyser la cohérence entre ces différents éléments et le processus (complexe) de développement des compétences. Éventuellement, au-delà de l’analyse présentée dans cet article, nous souhaitons proposer des orientations pour le design pédagogique de formations visant le développement des compétences interculturelles.

Les résultats de la présente étude montrent dans un premier temps que les participant⋅e⋅s rapportent un niveau de connaissances interculturelles entre moyen et bon en prégroupe de discussion, mais que leurs propos soulignent par la suite un sentiment d’incompétence interculturelle dans diverses situations courantes de leur travail. Étant donné qu’aucune définition préalable des connaissances interculturelles n’avait été donnée aux participant⋅e⋅s avant de rapporter le sentiment de connaissances interculturelles sur l’échelle, les résultats doivent être interprétés avec prudence, puisque la définition varie d’un⋅e participant⋅e à l’autre. Gagné et coll. (2020) avaient d’ailleurs rapporté de grandes variations dans la définition de « connaissances interculturelles » chez les participant⋅e⋅s comme ils l’ont exprimé lors des groupes de discussion. Ce constat est aussi rapporté dans la littérature scientifique (Romijn et coll., 2021). 

Tableau 4

Synthèse de la formation continue reçue et rapportée par les participant⋅e⋅s

Synthèse de la formation continue reçue et rapportée par les participant⋅e⋅s

Note.  P = Participant⋅e⋅s (n = 85) Nature des formations : F = Facultative, O = Obligatoire ; NS = Non spécifié ; Impression rapportée par les participant⋅e⋅s : Po = Positive ; M = Mitigée ; N = Négative.

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Les résultats de cette étude soulèvent également des interrogations quant à la considération de l’ensemble des ingrédients indispensables à l’acquisition d’une compétence proposés par Brien (1997). En effet, rien ne permet de conclure à la présence d’activités favorisant le développement de la motivation des apprenant⋅e⋅s, le montage procédural et le rodage des compétences interculturelles. On remarque cependant beaucoup d’activités susceptibles de favoriser le montage déclaratif.

Ces analyses permettent de constater que : 1) déclarer un bon niveau de connaissances interculturelles ne garantit pas la compétence interculturelle ni même le sentiment de compétence ; 2) les formations devraient permettre aux participant⋅e⋅s de développer leurs compétences interculturelles et ne pas se contenter de viser l’accumulation de connaissances ; 3) une définition claire de compétences interculturelles et un cadre de référence commun pour leur développement pourraient mieux soutenir le design pédagogique de formations visant le développement de compétences interculturelles.

6.1 Inadéquation entre les besoins et les formations reçues

L’analyse des situations problématiques vécues par les participant⋅e⋅s dans la présente étude montre que celles-ci touchent à la fois les ressources internes (connaissances, habiletés et attitudes) et les ressources externes (physiques, humaines et spatiotemporelles). Les situations problématiques évoquées par les participant⋅e⋅s touchent plusieurs aspects de la relation de service et peuvent être liées à la langue, aux interactions, aux codes culturels ou encore aux normes organisationnelles. Les besoins exprimés touchent également à la fois ces mêmes ressources internes et externes. Quant aux formations offertes aux employé⋅e⋅s de la fonction publique québécoise dans le cadre de la formation continue, elles semblent cibler essentiellement l’acquisition de connaissances et porter sur des thématiques précises liées à des situations problématiques ponctuelles vécues dans les milieux plutôt que de miser sur le développement de compétences, qui, à plus long terme, permettraient de les éviter.

L’analyse des formations reçues par les participant⋅e⋅s montre de plus que les revendications des participant⋅e⋅s portent souvent sur les méthodes utilisées lors des formations reçues. Le recours à la méthode de l’exposé magistral, particulièrement quand il est effectué par des intervenant⋅e⋅s externes, est associé à des perceptions négatives, alors que le recours à une diversité de méthodes sur une plus longue durée – plusieurs méthodes combinées et un calendrier étalé sur plusieurs rencontres – est associé à des représentations plus favorables de la part des participant⋅e⋅s. Ces résultats sont cohérents avec les résultats d’études qui ont montré qu’une combinaison de méthodes donnait de meilleurs résultats sur le plan du développement des compétences interculturelles (Romijn et coll., 2021).

6.2 L’importance de la phase d’analyse dans le processus de design pédagogique

Basque et Savard (2022) ont souligné le fait que la phase d’analyse est souvent escamotée dans le processus de design pédagogique de formations. Pourtant il s’agit bien de celle qui permet de mieux comprendre les besoins des participant⋅e⋅s ainsi que les situations problématiques vécues sur le terrain. Cette phase permet également d’analyser les caractéristiques des apprenant⋅e⋅s ou des participant⋅e⋅s à la formation, notamment de vérifier le niveau de développement de leurs compétences. En effet, certain⋅e⋅s pourraient avoir besoin de développer leur banque de ressources, internes ou externes, alors que d’autres pourraient être aptes à travailler le transfert latéral et à explorer la variété de situations qui va leur permettre de développer de réelles compétences d’adaptation. Parfois, les demandes ne sont pas liées à la formation, mais basées sur des ressources externes qui gagneraient à être mises en place. L’escamotage de la phase d’analyse pourrait expliquer que de nombreux besoins ne soient pas comblés malgré la formation continue offerte. De plus, il faut toujours se souvenir que le développement de compétences requiert du temps et un scénario de formation élaboré qui puisse permettre d’atteindre les cibles d’apprentissage visées.

Ce type d’apprentissage complexe requiert également, comme l’ont souligné les participant⋅e⋅s, des méthodes pédagogiques actives qui permettent d’étayer la pratique et ses situations problématiques par des réflexions individuelles et collectives. D’ailleurs, la littérature fait état de développement de compétences interculturelles par le mentorat, le développement professionnel guidé ou l’apprentissage collaboratif (Boily et Bissonnette, 2019 ; DeJaeghere et Cao, 2009 ; Hajisoteriou et coll., 2019 ; Henderson et Barker, 2018 ; Romijn et coll., 2021). Savard et Côté (2021) ont quant à eux proposé de mettre en place une communauté de pratique, réunissant des débutante⋅s et des expert⋅e⋅s, pour faire le pont entre la formation suivie et le transfert durable des compétences dans la pratique.

Les constats évoqués dans la revue de la littérature de la présente étude font également ressortir que le fait de ne pas débuter par un cadre d’analyse permettant de comparer les différentes études et expériences est problématique. En effet, une approche contextualisée, simulant le contexte authentique des apprenant⋅e⋅s et permettant de lier le développement professionnel spécifique et le développement de certaines habiletés interculturelles, semble efficace (Boily et Bissonnette, 2019 ; DeJaeghere et Cao, 2009 ; Hajisoteriou et coll., 2019 ; Henderson et Barker, 2018 ; Romijn et coll., 2021). Cette carence complique la tâche des concepteur⋅rice⋅s pédagogiques quand vient le moment de choisir les pratiques les plus probantes pour l’élaboration de formations visant le développement des compétences interculturelles. De plus, bien peu d’études à notre connaissance ont exploré le suivi du développement des compétences interculturelles à long terme, à la suite des formations. Un cadre théorique basé sur le développement des compétences, comme celui proposé dans cet article, pourrait permettre de mieux catégoriser les besoins de formation ainsi que les situations problématiques vécues sur le terrain.

6.3 Concilier approches probantes et besoins du terrain

Puisque l’on remarque un manque d’adéquation entre les demandes et l’offre, on pourrait penser à former les gestionnaires qui planifient ces formations à l’importance du design pédagogique et particulièrement de l’analyse des situations problématiques vécues sur le terrain et de l’alignement pédagogique, c’est-à-dire l’importance de bien définir les cibles d’apprentissage et d’élaborer des activités d’apprentissage, d’enseignement et d’évaluation des apprentissages qui sont cohérentes avec ces cibles.

De plus, on pourrait adopter des pratiques de design pédagogique participatif (Baek et Lee, 2008) qui mettent à contribution les employé⋅e⋅s pour qu’elle⋅il⋅s puissent identifier des situations problématiques vécues sur le terrain, faire des demandes en cohérence avec ces situations problématiques et orienter le design pédagogique des formations. D’ailleurs, afin de bien cerner les contenus, on pourrait penser à utiliser des stratégies à dimensions humaines et itératives : déconstruire ensemble. Cette façon de faire amènerait les différents acteur⋅rice⋅s du design pédagogique (incluant les apprenant⋅e⋅s) à choisir ensemble des moyens et des stratégies d’intervention appropriées au contexte et au milieu. On pourrait penser à intégrer un calendrier de formation qui contiendrait dans la phase d’analyse une étape basée sur un questionnaire afin de faire ressortir les situations communes qui serviraient de base aux formations, ou encore, à tenir des groupes de discussion à cet effet. On pourrait également penser à accompagner par l’élaboration d’activités de transfert des apprentissages dans la pratique (groupes de discussion, cercles d’apprentissage, communautés de pratique, etc.) comme le proposent Savard et Côté (2021), mais également de mesurer les effets de la formation à court et à long termes en matière d’interventions réussies.

Par ailleurs, on sait que l’intention de favoriser l’uniformité de traitement est au coeur de certaines cultures organisationnelles du secteur public puisqu’elles conçoivent cette uniformisation comme étant la preuve de la qualité des interventions. Il faudrait offrir des cadres qui laissent une certaine flexibilité, où les divers⋅es intervenant⋅e⋅s peuvent exercer leurs compétences interculturelles. Toutefois, comme il a été démontré dans cet article, cette flexibilité impose de nombreux défis, tant pédagogiques – quant au développement des compétences interculturelles – qu’organisationnels, au niveau de la flexibilité du cadre.

6.4 Prospectives et limites

D’autres travaux de recherche devraient être réalisés de façon à pouvoir utiliser un même cadre théorique qui permette d’analyser les résultats de la littérature existante afin de comparer : 1) les définitions de compétences interculturelles ; 2) les cibles d’apprentissage visées par les formations ; 3) les activités d’enseignement et d’apprentissage offertes ; 4) les moyens mis en place pour suivre le développement des compétences et 5) les moyens mis en place pour évaluer la qualité et l’efficacité des formations offertes. Nous avons présenté un tel cadre théorique, qui pourrait être utilisé.

Aussi, il convient de noter que la démarche de la présente étude visait à analyser des propos pour pouvoir en tirer des principes de design pédagogique pour une formation qui s’adresse à un groupe.

Dans une prochaine itération, il serait intéressant de distinguer les besoins individuels des participant⋅e⋅s et de chercher à comprendre s’il existe des liens entre les caractéristiques individuelles et les besoins exprimés. Par exemple, il y a lieu de se demander si les participant⋅e⋅s qui ont une meilleure sensibilité culturelle ont des besoins plus complexes et s’il serait pertinent et utile, pour un même groupe, de développer différents parcours visant des niveaux de développement des compétences particuliers (par exemple, débutant, intermédiaire, avancé).

7. Conclusion

Les participant⋅e⋅s du projet Traits d’union ont fourni divers exemples de situations problématiques vécues au quotidien dans leur travail. Elle⋅il⋅s ont exprimé leurs besoins et partagé leur impression au sujet du contenu des formations qui leur ont été offertes pour développer des compétences interculturelles. L’analyse des problématiques vécues, des besoins exprimés et des formations reçues par les intervenant⋅e⋅s de la fonction publique à partir d’un cadre théorique de développement des compétences a permis de mettre en lumière les aspects des compétences interculturelles qui demeurent à travailler et qui devraient être considérés dans le design pédagogique de futures formations visant le développement des compétences interculturelles. Les analyses des formations offertes et des besoins exprimés peuvent en partie expliquer le sentiment d’incompétence interculturelle qui semble persister chez des membres du personnel de la fonction publique québécoise. Impliquer les intervenant⋅e⋅s et leurs gestionnaires dans la planification des formations, mais également offrir un meilleur alignement pédagogique des activités d’apprentissage, d’enseignement et d’évaluation des apprentissages avec des cibles explicitement identifiées à court, à moyen et à long termes pourrait permettre de doter les secteurs publics concernés de moyens de suivre le développement complexe des compétences interculturelles. Un modèle de suivi et d’évaluation de l’impact de ces formations à long terme sera également à développer.

En résumé, pour favoriser le développement des compétences interculturelles en formation continue chez les membres du personnel de la fonction publique, il est important de mener une analyse détaillée de la situation (des situations problématiques, des contextes de travail, des besoins), mais également des formats qui cadrent avec la réalité des milieux ainsi qu’avec les résultats de la recherche (combinaison de méthodes, suivis) et d’offrir un ensemble de formations qui vise réellement le développement des compétences.

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Nancy Gagné
Professeure, Université TÉLUQ

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Isabelle Savard
Professeure, Université TÉLUQ

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Angeline Martel
Professeure, Université TÉLUQ