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1. Introduction

L’étude de l’évolution pluriannuelle des concentrations de nutriments dans les fleuves est nécessaire, non seulement pour évaluer les tendances en matière de qualité générale des eaux douces, mais aussi pour juger de l’évolution des flux de nutriments qui parviennent à la mer côtière. En Bretagne, ces apports continentaux sont à l’origine de phénomènes d’eutrophisation marine comme la croissance excessive des algues vertes sur le littoral (MÉNESGUEN et PIRIOU, 1995) ou le développement en masse du phytoplancton (CHAPELLE et al., 1994; SMAYDA, 2005). Le suivi des concentrations en nutriments aux exutoires des fleuves est également nécessaire pour introduire les flux de sels nutritifs d’origine continentale dans les modèles côtiers de production algale (CUGIER et al., 2005; LE PAPE et MÉNESGUEN, 1997).

Cette préoccupation concernant le suivi des concentrations de nutriments est renforcée au niveau européen par la mise en place de plusieurs directives, comme la Directive relative au traitement des eaux urbaines résiduaires (n° 91/271/CEE du 21 mai 1991), la Directive « nitrates » (n° 91/676/CEE du 12 décembre 1991), ou plus récemment la Directive Cadre sur l’Eau (n° 2000/60/CEE du 22 octobre 2000). Au niveau international, la convention OSPAR de 1992 vise en particulier à la réduction de 50 % des apports de nutriments. Tous ces textes reposent sur un suivi de la qualité des eaux douces et marines, et nécessitent de pouvoir déterminer l’évolution temporelle des concentrations et des flux, afin de juger de l’efficacité des mesures prises en application de ces textes.

Lorsque l’on dispose de mesures de nutriments dans les rivières et qu’il faut estimer les tendances évolutives, la difficulté est de faire la part entre les évolutions liées aux facteurs anthropiques et celles liées aux variations naturelles du débit. Sur de longues périodes (i.e. supérieures à 30 ans), la simple détermination des évolutions statistiquement significatives des concentrations en fonction du temps permet en général de mettre en évidence les modifications d’ordre anthropique car l’influence des variations de débit est lissée (AMINOT et al., 1998; PASTRES et al., 2004; STALNACKE, 2005). Sur des périodes plus courtes durant lesquelles les variations de débit jouent un plus grand rôle, des modèles de bassins versants sont souvent développés (HÖRMANN et al., 2005); certains sont d’ordre statistique et calculent les flux de nutriments à l’aide de régressions multiples intégrant et pondérant plusieurs variables comme les débits, les rejets ponctuels et les rejets diffus sur le bassin versant afin d’estimer la part de chaque facteur dans les flux globaux (GRIZZETTI et al., 2005; PAYRAUDEAU et al., 2004). D’autres modèles sont déterministes; ils simulent les écoulements hydrauliques dans les différents niveaux du sol et du sous-sol, et prennent en compte les bilans de fumures agricoles sur les territoires considérés (MOLÉNAT et GASCUEL, 2002; PALMERI et al., 2005; RUIZ et al., 2002); enfin certains modèles intègrent les processus biogéochimiques régissant le devenir des apports diffus et ponctuels de nutriments azotés et phosphorés (BILLEN et GARNIER, 1999; PINHEIRO, 1995; WHITEHEAD et al., 1998).

La présente étude a deux objectifs; elle rentre tout d’abord dans le cadre d’une modélisation pré-opérationnelle de la production macro-algale et phytoplanctonique sur le littoral breton. La réalisation de simulations en temps quasi réel nécessite de disposer rapidement d’estimations des concentrations de nutriments, avant réalisation des analyses chimiques, sur l’ensemble des principaux fleuves débouchant sur la zone côtière. Sachant que les débits peuvent être prédits à partir des données pluviométriques (FOURNIGUÉ et LAVABRE, 2005; MOUELHI, 2003), il est nécessaire de rechercher des relations statistiques entre les débits et les concentrations de nutriments pour estimer au mieux les conditions aux limites fluviales des modèles côtiers.

Le deuxième objectif de cette étude est de voir si les concentrations en nitrate dans les fleuves bretons présentent une part d’évolution pluriannuelle qui n’est pas expliquée par les seules variations de débits, et qui pourraient résulter de modifications de la pression anthropique sur les bassins versants. Dans le compartiment azote, seul le nitrate a été considéré car il représente plus de 90 % de l’azote global véhiculé par les fleuves bretons (CANN, 1998), et aussi parce qu’il est responsable de la croissance excessive des ulves en certains sites littoraux (MÉNESGUEN et PIRIOU, 1995).

2. Matériel et méthodes

2.1 Recueil des données

L’étude a été réalisée sur les 25 principaux bassins versants bretons (Figure 1) dont la surface totale (22 985 km2) représente 77,5 % de celle de la Région (Anonyme, 1995).

Les données de débit journalier ont été recueillies sur le site internet de la banque nationale de données sur l’hydrométrie et l’hydrologie (Banque HYDRO) du ministère de l’Écologie et du Développement durable (http://www.hydro.eaufrance.fr/ accueil.html). Les valeurs prises en compte sont celles qui correspondent aux stations limnigraphiques les plus en aval sur les bassins versants et qui ont été extrapolées à la surface totale des bassins versants (AUROUSSEAU et al., 2004).

Les données concernant la concentration de nitrate ont été extraites du site internet de l’Agence de l’Eau Loire-Bretagne (http://www.eau-loire-bretagne.fr/), en prenant pour chaque rivière le point situé le plus en aval. Pour le Douron, le Dourduff, le Jarlot, la Penzé et le Goyen, des données complémentaires ont été recueillies sur le site internet du réseau Ecoflux de l’Institut Universitaire Européen de la Mer (http://www.univ-brest.fr/IUEM/observation/ecoflux/resultats.htm) et sur le site internet du Réseau Information Environnement Bretagne mis en place par la DIREN (http://eau.bretagne.ecologie.gouv.fr/).

2.2 Traitement des données

2.2.1 Les débits

Sur la période 1990-2004 durant laquelle les données journalières de débits sont disponibles pour toutes les rivières, la moyenne et le débit caractéristique d’étiage (QCN30) ont été calculés; le QCN30 représente la valeur du débit non dépassée pendant 30 jours sur une année. Le rapport entre le QCN30 et le débit moyen annuel donne une indication sur la contribution des écoulements lents de nappe souterraine; WATREMEZ et TALBO (1999) soulignent cependant que ce rapport permet de faire des comparaisons entre bassins, mais qu’il sous-estime la part d’apports souterrains.

Figure 1

Carte des 25 bassins versants étudiés en Bretagne.

Location of the 25 river basins in Brittany.

Carte des 25 bassins versants étudiés en Bretagne.

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2.2.2 Les concentrations de nitrate

Le premier objectif est de cerner l’évolution temporelle des concentrations de nitrate, à l’échelle annuelle et sur le long terme. Les méthodes classiques d’étude des séries temporelles s’appuyant sur des fonctions d’autocorrélation (modèle ARIMA), ou sur des décompositions saisonnières des séries de valeurs de nitrate, ne permettent pas de prendre en compte de façon explicite le fait que le débit explique en général une part importante de la variance des concentrations de nitrate. C’est pourquoi la recherche de corrélations entre débit et concentration de nitrate a tout d’abord été faite sur l’ensemble des données disponibles. Pour la majorité des rivières étudiées, il apparaît une relation de type semi-logarithmique, déjà mise en évidence par plusieurs auteurs (ETCHANCHU, 1988; SIGLEO et FRICK, 2003), qui montre une croissance de la concentration avec le logarithme du débit. Ce processus correspond au « cycle classique » défini par MARTIN (2003), caractérisé par une augmentation des teneurs en nitrate lorsque le débit croît; moins communément, de fortes teneurs en nitrate sont observées en période d’étiage (« cycle inversé »). Le modèle statistique a ensuite été amélioré en intégrant le fait que les différents processus d’écoulement au sein d’un bassin versant peuvent introduire un retard entre l’évolution de la concentration de nitrate et celle du débit. Pour ce faire, on a recherché le décalage en jours entre les deux séries de valeurs qui maximisait le coefficient de corrélation. Enfin, un processus de dilution peut apparaître pour les forts débits et la significativité (α < 0,05) d’un terme additif, inversement proportionnel au débit, a été testé. Le premier modèle statistique général donnant la concentration de nitrate en fonction du débit est de la forme :

avec :

[NO3]

la concentration de nitrate en mg/L;

Q

le débit en m3/s;

Q‑n

le débit (en m3/s) mesuré n jours avant la mesure de nitrate;

ε

résidu aléatoire du modèle.

Le deuxième objectif consiste à voir si les différences (ou « résidus »), entre les valeurs de nitrate mesurées et celles calculées à l’aide de la relation précédente, montrent des tendances significatives au cours du temps, susceptibles de mettre en évidence des évolutions non strictement liées aux facteurs hydrologiques. Pour cela, l’évolution des résidus est examinée en fonction du temps (BORDENAVE el al., 1999). De plus, la recherche d’une régression multiple ascendante, pas-à-pas, a été menée pour chaque rivière, en prenant en compte à la fois le débit et le temps. Cette méthode introduit dans le modèle les variables, une à une, et ne conserve que celles qui permettent d’expliquer une part statistiquement significative (α < 0,05) de la variance totale.

Le modèle est alors de la forme :

avec

[NO3]

la concentration de nitrate en mg/L;

Q

le débit en m3/s;

Q‑n

le débit (en m3/s) mesuré n jours avant la mesure de nitrate

D

la date en jour depuis le 01/01/1900;

ε

résidu aléatoire du modèle.

Il est bien évident que ce modèle n’est représentatif que dans l’intervalle de temps sur lequel il a été ajusté, et qu’il ne peut être extrapolé en dehors de ce créneau temporel.

Ce modèle permet de voir quelle est l’évolution de la concentration de nitrate, abstraction faite des variations de débit, grâce à l’expression polynomiale en fonction de la date D; en général, on observe une croissance de la concentration de nitrate en fonction du temps sur la majorité des rivières jusqu’au milieu des années 90 (CYROT, 2004); par la suite, la concentration de nitrate se stabilise ou décroît sur plusieurs rivières. Ceci peut être mis en évidence par l’étude de la dérivée partielle de l’équation (2) par rapport à la variable-date D; le passage de la concentration de nitrate par un maximum peut être mis en évidence par la recherche de la date Dmax qui annule cette dérivée partielle.

Le logiciel statistique utilisé est Statistica 6.1 (Statsoft®).

3. Résultats

3.1 Les débits

L’estimation du pourcentage d’écoulement lent souterrain de chaque rivière par le rapport QCN30/Qm, et sa représentation selon l’axe des abcisses, qui part du Couesnon au nord-est et qui fait le tour de la Bretagne, pour arriver à la Vilaine au sud, montre que ces pourcentages peuvent varier d’un facteur 6; les cours d’eau de Bretagne Nord qui présentent les plus forts soutiens d’étiage ont des bassins versants qui sont majoritairement situés sur des roches intrusives de type granitique (Figure 2).

Figure 2

Pourcentage d’écoulements lents des rivières bretonnes (Bretagne Nord : du Couesnon à l’Aulne; Bretagne sud : du Goyen à la Vilaine).

Percentage of slow groundwater runoff in the rivers of Brittany (North Brittany: from Couesnon to Aulne; South Brittany: from Goyen to Vilaine).

Pourcentage d’écoulements lents des rivières bretonnes (Bretagne Nord : du Couesnon à l’Aulne; Bretagne sud : du Goyen à la Vilaine).

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3.2 Le nitrate

3.2.1 Les niveaux de concentration et leur variabilité

La concentration moyenne en nitrate des rivières bretonnes, sur la période récente 2003-2004, s’élève à 33,7 mg/L, avec un maximum de 87 mg/L pour l’Horn et un minimum de 21 mg/L dans l’Aulne (Figure 3); seules certaines rivières de Bretagne Nord ont des valeurs qui dépassent 50 mg/L, en particulier l’Arguenon (40 % des valeurs), la Penzé (48 %) et l’Horn (100 %).

Par ailleurs, un pourcentage élevé d’écoulement lent traduit une inertie hydrologique plus grande des bassins versants et entraîne une plus faible variabilité des concentrations de nitrate (Figure 4).

3.2.2 Les relations avec le débit

Le calcul des régressions entre les concentrations de nitrate et le logarithme des débits a été fait pour chaque rivière; une maximalisation du coefficient de corrélation a ensuite été obtenue en faisant varier le nombre de jours n entre la mesure du nitrate faite au jour j et la mesure de débit au jour j-n; enfin, la signification (α < 0,05) d’un terme complémentaire de dilution, proportionnel au débit, a été recherchée et rajoutée dans le cas positif.

Figure 3

Concentrations moyennes de nitrate et pourcentage de valeurs supérieures à 50 mg/L en 2003-2004 (Bretagne Nord : du Couesnon à l’Aulne; Bretagne sud : du Goyen à la Vilaine).

Mean nitrate concentrations and percentage of values higher than 50 mg/L in 2003-2004. (North Brittany: from Couesnon to Aulne; South Brittany: from Goyen to Vilaine.

Concentrations moyennes de nitrate et pourcentage de valeurs supérieures à 50 mg/L en 2003-2004 (Bretagne Nord : du Couesnon à l’Aulne; Bretagne sud : du Goyen à la Vilaine).

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Figure 4

Relation entre le pourcentage d’écoulement lent et le coefficient de variation des concentrations de nitrate.

Relationship between the percentage of slow groundwater runoff and the variability of nitrate concentrations.

Relation entre le pourcentage d’écoulement lent et le coefficient de variation des concentrations de nitrate.

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Dans l’exemple du Gouët, la figure 5 montre comment la prise en compte du débit Q-26 (c’est-à-dire mesuré au jour j-26 par rapport à la mesure de concentration au jour j) améliore le coefficient de corrélation qui devient hautement significatif (α < 0,01). Par ailleurs, l’introduction d’un terme complémentaire de dilution améliore significativement la corrélation; la relation statistique est, sur l’ensemble de la période considérée (1988 à 2004), de la forme :

avec

[NO3]

concentrations de nitrate en mg/L;

Q0 et Q‑26

débits en m3/s.

Sur l’ensemble des rivières étudiées, seuls le Jaudy et l’Horn présentent des profils inverses, correspondant à une diminution des concentrations de nitrate lorsque le débit augmente.

Les résultats obtenus sur toutes les rivières indiquent tout d’abord que le débit explique de 3 à 64 % de la variance des concentrations de nitrate et que le décalage n (en jours) qui maximalise la corrélation entre les concentrations en nitrate au jour j et le logarithme du débit mesuré au jour j-n peut aller jusqu’à 177 jours (cas du Yar).

Figure 5

Concentrations de nitrate dans le Gouët en fonction : (a) du débit Q0 et (b) du débit décalé de 26 jours, Q-26.

Relationships between nitrate concentrations in the Gouet River and (a) river flow, Qo, and (b) antecedent river flow 26 days earlier, Q-26.

(a)

(b)

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La figure 6 illustre le fait que les bassins versants qui ont un fort pourcentage d’écoulement lent, c’est-à-dire ceux au sein desquels les écoulements par l’intermédiaire de la nappe souterraine profonde sont importants, sont aussi ceux pour qui le décalage entre concentration de nitrate et débit est significativement le plus important (α < 0,05); par ailleurs, dans ces mêmes bassins versants, les variations de concentrations de nitrate sont moins fortement corrélées à celles des débits. Ces bassins versants sont en fait ceux qui présentent une plus grande inertie, en raison de leur nature pédologique et géologique (GASCUEL-ODOUX et al., 2004; WATREMEZ et TALBO, 1999).

3.2.3 Les évolutions temporelles

L’objectif est ici de déterminer si une part de la variance résiduelle, issue du modèle statistique représenté par l’équation 1, peut être expliquée par une évolution pluriannuelle des concentrations de nitrate, indépendamment des variations de débit (BORDENAVE et al., 1999). Pour cela, l’évolution temporelle des « résidus » ε du modèle (1) a tout d’abord été examinée; les résidus sont calculés par différence entre les valeurs de concentration de nitrate observées et les valeurs calculées par le modèle statistique (1). La figure 7a illustre, par exemple dans le cas du Blavet, l’évolution des concentrations de nitrate mesurées et calculées par le premier modèle statistique, et met en évidence les fortes variations annuelles liées aux variations de débit; la figure 7b représente l’évolution temporelle des « résidus », reflétant une croissance pluriannuelle des teneurs en nitrate entre 1979 et le milieu des années 90, suivie d’une tendance à la décroissance.

3.2.4 La construction de modèles statistiques complets

Pour chaque rivière, un modèle statistique intégrant à la fois le débit et le temps comme variables explicatives, a été établi. Pour cela un calcul de régression multiple ascendante, pas-à-pas, a été fait; cette méthode introduit dans le modèle les variables une à une en commençant par celles qui expliquent le maximum de variance, et en ne conservant que celles qui ont une contribution statistiquement significative. Les variables introduites sont le débit, le logarithme du débit décalé de n jours, et la valeur-date (à la puissance un, deux et trois) afin de tester une évolution polynomiale en fonction du temps. Dans l’exemple du Blavet, l’équation donnant les concentrations en nitrate est la suivante :

avec

[NO3]

concentration de nitrate en mg/L;

Q‑13

débit en m3/s;

D

date en jour depuis le 01/01/1900.

Figure 6

Relations entre le pourcentage d’écoulement lent dans les différents bassins versants et, d’une part, le coefficient de corrélation correspondant à la relation [NO3] = f (Q, Q-n), et, d’autre part, le décalage n en jours afférent à Q-n.

Relationships between the percentage of slow groundwater runoff and the correlation coefficient of the relationship [NO3] = f (Q, Q-n), and the number (n) of days related to the delayed river flow Q-n.

Relations entre le pourcentage d’écoulement lent dans les différents bassins versants et, d’une part, le coefficient de corrélation correspondant à la relation [NO3] = f (Q, Q-n), et, d’autre part, le décalage n en jours afférent à Q-n.

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Figure 7

(a) Évolution dans le Blavet de la concentration en nitrate observée, et calculée en fonction du débit à l’aide de l’équation 1. (b) Évolution temporelle des résidus (écarts entre les concentrations observées et les concentrations calculées).

(a) Observed and calculated nitrate concentrations according to the river flow (equation 1) in the Blavet River. (b) Temporal trend of the differences between observed and calculated values.

(a)

(b)

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L’évolution des concentrations de nitrate dans le Blavet, observées et calculées à l’aide de l’équation précédente, est représentée sur la figure 8. La comparaison avec la figure 7a montre que la prise en compte d’une évolution pluriannuelle par le modèle statistique améliore nettement l’estimation des concentrations; le pourcentage de variance expliquée passe ainsi de 40 % à 75 %.

Figure 8

Évolution dans le Blavet des concentrations de nitrate observées, et des concentrations calculées en fonction du débit et du temps selon l’équation 2.

Observed and calculated nitrate concentrations in the Blavet River according to river flow and time (Eq. 2).

Évolution dans le Blavet des concentrations de nitrate observées, et des concentrations calculées en fonction du débit et du temps selon l’équation 2.

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Les coefficients de l’équation 2, donnant pour chaque rivière la concentration de nitrate en fonction du débit Q et de la date D, sont présentés dans le tableau 1.

Pour la majorité des rivières, les concentrations de nitrate passent par un maximum à une date qui a été déterminée par le calcul de la valeur Dmax qui annulait la dérivée partielle de l’équation 2 par rapport au temps D; ce maximum se situe généralement entre les années 1993 et 1997. Par contre, le Trieux et le Léguer ne présentent pas de termes d’évolution temporelle significatifs; la Rance et le Goyen ont une équation qui présente des termes d’évolution temporelle mais la tendance à la baisse depuis la date Dmax n’est pas statistiquement significative. Enfin, les concentrations de nitrate dans le Yar sont en légère décroissance continue, alors que l’on observe le phénomène inverse dans la Penzé.

Pour les rivières dont les concentrations en nitrate montrent une tendance significative à la baisse depuis les années 90, un taux annuel de décroissance a été calculé, en considérant les concentrations à la date Dmax et à la date du 31 décembre 2004, avec comme valeur de débit dans l’équation 2, la valeur moyenne de chaque rivière. Ces pourcentages de décroissance varient de 1,2 à 5,6 % par an, et sont d’autant plus forts que le pourcentage d’écoulement lent dans les rivières est faible (Figure 9).

Il est probable qu’il y ait eu une baisse de la pression azotée sur les zones agricoles bretonnes depuis le milieu des années 90 (Anonyme, 2005a; CEBRON et FERRON, 2003; CYROT, 2004), et que cette baisse se constate d’autant mieux que les rivières sont caractérisées par une moindre importance des écoulements souterrains lents, et donc par une moins grande inertie hydrologique du bassin versant. Par construction le modèle statistique ne permet cependant pas d’extrapoler ces tendances aux années futures.

Tableau 1

Valeurs des paramètres de l’équation 2 donnant les concentrations de nitrate en fonction du débit Q (m3/s) et de la date D (jours). Le terme Dmax est la date calculée qui annule la dérivée partielle de la fonction 2 par rapport au temps, et qui correspond à la date du maximum théorique de concentration en nitrate, à débit constant. « i » est le nombre de couples de valeurs, « % decr. » le pourcentage annuel de décroissance des concentrations en nitrate depuis Dmax. NS* signifie une évolution non significative.

Parameter values of the equation 2 giving nitrate concentrations according to river flow, Q (m3/s) and to the date D, (days). Dmax is the date that makes the partial derivative of function 2 equal to zero with respect to time; this Dmax value corresponds to the date of maximum nitrate concentration, assuming a constant river flow. « i » is the number of pairs of values; « % decr. » is the decreasing percentage of nitrate concentrations since Dmax. NS* corresponds to a non-significant trend.

 

 

Fonction Débit

Fonction Date

 

Rivières

k

Cte

a

x (Q)

b

x log(Q‑n)

n

(j)

c

x D

d

x D2

e

x D3

i

(nb)

R2

Dmax

% decr.

Couesnon

‑609

‑0,52

9,56

6

0,027

0,00

‑7,25 E‑12

225

0,55

11/10/96

2,0

Rance

‑385

‑0,32

3,90

30

0,016

0,00

‑3,91 E‑12

189

0,60

17/08/02

NS*

Arguenon

‑1183

‑0,36

12,70

12

0,052

0,00

‑1,38 E‑11

217

0,69

31/01/97

2,8

Gouessant

‑1834

‑0,96

15,40

8

0,080

0,00

‑2,16 E‑11

180

0,73

12/05/96

5,6

Gouët

‑1410

‑0,81

6,26

26

0,082

‑1,15 E‑6

0,00

212

0,54

23/05/97

3,1

Trieux

32

‑0,20

5,70

32

0,00

0,00

0,00

178

0,34

Pas d’évolution

 

Jaudy

‑511

‑0,80

0,00

-

0,00

1,32 E‑6

‑2,46 E‑11

129

0,22

26/09/97

3,3

Léguer

26

‑0,23

2,81

50

0,00

0,00

0,00

219

0,22

Pas d’évolution

 

Yar

39

‑1.53

2,80

177

0,00

0,00

‑1,18 E‑13

169

0,26

Décr. continue

0,9

Douron

‑471

‑1.33

3,22

65

0,021

0,00

‑5,64 E‑12

249

0,23

29/05/97

1,9

Dourduff

‑831

‑2,31

3,42

72

0,037

0,00

‑9,84 E‑12

478

0,28

25/02/97

2,8

Jarlot

‑377

‑0,71

1,97

65

0,017

0,00

‑4,45 E‑12

423

0,61

10/07/98

1,2

Queffleuth

‑132

‑0,65

1,90

59

0,00

3,85 E‑7

‑7,31 E‑12

174

0,17

25/03/96

2,0

Penzé

0,0

0,00

3,15

85

0,002

0,00

0,00

455

0,16

Croissance

 

Horn

‑961

‑4,31

0,00

-

0,045

0,00

‑1,19 E‑11

314

0,57

19/08/96

1,7

Elorn

‑478

‑0,13

3,38

82

0,022

0,00

‑5,99 E‑12

217

0,40

16/10/95

2,2

Aulne

‑373

0,00

6,02

10

0,017

0,00

‑4,69 E‑12

659

0,70

07/04/94

2,7

Goyen

‑551

‑0,99

3,98

29

0,033

‑4,60 E‑7

0,00

385

0,49

09/08/98

NS*

Odet

‑549

‑0,11

2,13

55

0,025

0,00

‑7,15 E‑12

181

0,34

05/03/94

3,5

Aven

‑413

‑0,28

1,25

142

0,020

0,00

‑5,68 E‑12

202

0,44

15/06/93

2,8

Laïta

‑297

0,00

2,98

15

0,013

0,00

‑3,50 E‑12

266

0 ,45

24/07/97

1,4

Scorff

‑807

‑0,14

4,08

22

0,047

‑6,54 E‑7

0,00

182

0,49

11/07/97

2,4

Blavet

‑453

0,00

6,23

13

0,020

0,00

‑5,23 E‑12

405

0,75

09/03/97

1,8

Loc’h

‑525

‑0,65

5,40

17

0,024

0,00

‑6,21 E‑12

139

0,50

15/04/97

2,1

Vilaine

‑559

‑0,01

8,00

13

0,024

0,00

‑6,80 E‑12

433

0,64

28/07/94

3,6

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Figure 9

Pourcentage annuel de décroissance des concentrations de nitrate depuis les années 90 en fonction du taux d’écoulement lent, dans chaque bassin versant.

Yearly decreasing percentage of nitrate concentrations since the 1990’s, according to the slow groundwater runoff in each watershed.

Pourcentage annuel de décroissance des concentrations de nitrate depuis les années 90 en fonction du taux d’écoulement lent, dans chaque bassin versant.

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4. Discussion

La baisse des concentrations en nitrate, mise en évidence dans cette étude, est également observée dans le cadre du programme Bretagne Eau Pure (SOGREAH Consultants, 2005) sur trois quarts des bassins examinés; cette baisse est aussi notée par l’Agence de l’Eau Loire-Bretagne (COULON, comm. pers., 2004) et par l’Office International de l’Eau (2003) qui constate des diminutions des teneurs en nitrate, entre 1992 et 2001, dans les eaux superficielles du Grand Ouest, alors que dans les autres régions, en particulier le Bassin Parisien, on observe des augmentations.

AUROUSSEAU et al. (2004) ont également mis en évidence cette stabilisation récente du nitrate dans les rivières, mais il font remarquer que pour juger de l’évolution des concentrations, il faut aussi tenir compte de l’existence de cycles hydrologiques, qui durent de quatre à six ans, et qui voient se succéder années humides et années sèches; Aurousseau et al. (2004) interprètent la diminution des concentrations récemment observée comme étant liée à une décroissance des débits durant la phase descendante du dernier cycle; ils pensent qu’avec le démarrage d’un nouveau cycle et une reprise des débits, les concentrations en nitrate repartiront à la hausse, empêchant toute mise en évidence d’une éventuelle décroissance depuis le milieu des années 90. Ils notent enfin que lorsque qu’il y a reprise des débits après une série d’années sèches, les concentrations en nitrate sont très fortes du fait d’un stockage important de l’azote dans les sols durant les années antérieures; le phénomène inverse se produit lorsqu’une année sèche succède à plusieurs années humides : les concentrations en azote sont plus faibles du fait du lessivage des stocks d’azote durant les années antérieures humides.

Afin d’examiner sur un exemple concret le rôle possible de ces divers facteurs complémentaires, les concentrations annuelles moyennes en nitrate dans l’Aulne ont tout d’abord été calculées en considérant, comme le préconisent AUROUSSEAU et al. (2004), les années hydrologiques (de juin à juin). Un modèle d’estimation statistique de ces concentrations annuelles moyennes « Cn » a ensuite été élaboré; il prend en compte la variable temporelle D, représentant les années, la variable D2 (permettant d’intégrer une évolution temporelle non linéaire), le débit moyen Qn de l’année hydrologique, et un facteur « Qpassé » représentatif des débits moyens des deux années hydrologiques antérieures, en attribuant un poids double à l’année n-1 par rapport à l’année n-2; Qpassé est ainsi égal à :

avec Qpassé, Qn‑1 et Qn‑2/2 les débits en m3/s.

Les résultats montrent que la prise en compte des variables Q, Qpassé et du temps D permet d’expliquer 47 % de la variabilité des concentrations annuelles observées (Figure 10a); les différences entre les valeurs mesurées et les valeurs calculées ont alors une répartition temporelle en forme de cloche qui laisse supposer une croissance, suivie d’une décroissance, à partir du milieu des années 90, non prises en compte par ce premier modèle; le rajout de la variable D2 au premier modèle permet d’intégrer une décroissance au cours des dernières années et améliore la relation puisque 80 % de la variance est cette fois expliquée (Figure 10b).

Cette approche confirme tout d’abord la croissance bien connue des concentrations en nitrate jusqu’à la fin des années 90, suivie d’une probable décroissance depuis quelques années; cette évolution pluriannuelle est pondérée par « l’histoire » hydrologique du bassin versant, c’est-à-dire que les concentrations en nitrate d’une année donnée « n » auront tendance à être plus élevées si les débits des années « n-1 » et « n-2 » ont été plus faibles, et inversement. Ce raisonnement a été fait sur des moyennes concernant les années hydrologiques; on obtient des résultats similaires si l’on raisonne sur des années civiles (janvier à janvier). Cette approche n’a cependant pas été étendue à l’ensemble des rivières car elle porte sur des concentrations moyennes annuelles, alors que l’un des principaux objectifs de ce travail est de disposer d’estimations des concentrations journalières à partir des débits pour pouvoir alimenter les modèles côtiers de production primaire.

Figure 10

Concentrations moyennes annuelles de nitrate mesurées dans l’Aulne, et calculées (a) en admettant une croissance linéaire en fonction du temps, et (b) en faisant l’hypothèse d’une évolution parabolique en fonction du temps. Sur chaque figure, l’équation correspond à la formule de calcul des concentrations de nitrate.

Yearly mean nitrate concentrations observed in the Aulne River, and calculated according to (a) a linear time trend and (b) a parabolic time trend. In each figure, the equation corresponds to the formula used to calculate the nitrate concentration.

(a)

(b)

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5. Conclusion

Les variations saisonnières de la concentration de nitrate dans les rivières bretonnes sont, dans 90 % des cas, corrélées positivement à celles du débit. Cette corrélation est plus forte dans les bassins versants où la part des écoulements superficiels est plus grande. Par ailleurs, dans les bassins versants très perméables où les écoulements en profondeur sont importants, on observe un décalage temporel plus grand entre les maximums de débit et les concentrations maximales en nitrate. Il apparaît donc ici une confirmation du rôle de la structure géologique des bassins versants, non seulement sur la variabilité des débits, mais aussi sur les variations saisonnières des concentrations de nitrate; les bassins versants plus perméables, généralement riches en gneiss et en granite (WATREMEZ et TALBO, 1993), présentent une inertie hydrologique plus grande et des concentrations en nitrate moins variables au cours de l’année.

La concentration moyenne en nitrate des rivières bretonnes, calculée sur 114 stations, a été multipliée par 4,5 en vingt ans, avec une valeur moyenne passant de 8 mg/L en 1972 à 37 mg/L en 1992 (Anonyme, 2005a); cette progression est essentiellement liée à l’intense développement de l’agriculture bretonne, qui a vu ses productions animales tripler en trente ans. Par contre, on observe depuis le milieu des années 90, une tendance significative à la baisse, plus ou moins prononcée, sur près de 80 % des bassins versants étudiés. Cette décroissance des concentrations en nitrate est constatée, une fois retiré le rôle que jouent les débits sur les concentrations; le taux annuel de décroissance est d’autant plus fort que le bassin versant présente une part importante d’écoulements superficiels, et a donc une moins grande « inertie » hydrogéologique.

Afin de rechercher l’origine de cette tendance à la baisse des concentrations en nitrate, l’évolution des apports d’azote (ou « intrants ») sur les terres agricoles a été évaluée à l’aide des statistiques agricoles régionales (Anonyme, 1996 à 2004). Ce calcul intègre les apports sous formes d’engrais azotés minéraux et les apports d’origine animale liés aux déjections; les différentes productions animales (bovins producteurs de lait, bovins producteurs de viande, porcins, volailles) ont été converties en tonnes d’azote rejetées, à partir des facteurs de conversion donnés par CHATELLIER et VÉRITÉ (2003) pour les bovins, ou bien extraits du bilan azoté régional 2004 (Anonyme, 2005b), pour les rejets des porcs et des volailles. L’évolution des apports azotés sur les surfaces agricoles bretonnes est représenté sur la figure 11; il est évident qu’il existe depuis le début des années 90 une diminution des « intrants » azotés sur la région, mais ceci ne représente que l’évolution des apports d’azote; il conviendrait d’en retirer les exportations d’azote par les productions agricoles pour accéder à la notion de véritable bilan azoté. Cet exercice est en cours de réalisation par la Direction Régionale de l’Agriculture et de la Forêt, et les premiers résultats confirment cette tendance à la baisse des excédents azotés (CEBRON, comm. pers., 2005); c’est ainsi qu’en 2002 les unités de traitements des lisiers et l’amélioration de l’alimentation des porcs ont permis de réduire de 10 % les excédents azotés (CEBRON et FERRON, 2003); de plus, une diminution nette des fumures minérales (Figure 11) est également constatée. Enfin, il convient de rappeler qu’il y a eu une diminution des surfaces agricoles bretonnes de 4,5 % entre 1992 et 2002 (MICHEL, 2003).

Il se peut que l’on commence à constater l’effet de cette diminution de la pression agricole azotée sur la qualité des eaux superficielles, car le temps de réaction des bassins versants, c’est-à-dire le temps qui s’écoule entre l’émission d’un signal en entrée (par exemple changement des pratiques agricoles) et le début du signal de sortie (par exemple début de la baisse de la concentration de nitrate) peut être relativement court, et compris entre entre deux et dix ans (GASCUEL-ODOUX et al., 2004); par contre, le temps de mise à l’équilibre (temps entre l’émission du signal d’entrée et la fin du signal de sortie) est beaucoup plus long, et compris entre 20 et 50 ans.

Figure 11

Apports d’azote d’origine animale et minérale en région Bretagne.

Nitrogen inputs by organic manure and mineral fertilizers in Brittany.

Apports d’azote d’origine animale et minérale en région Bretagne.
source : DRAF

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Les excédents d’azote restent néanmoins importants en Bretagne (près de 30 % des apports par l’ensemble des fumures; (Anonyme, 2005b) et entraînent l’existence de concentrations de nitrate encore fortes dans les rivières bretonnes, provoquant toujours d’importantes marées vertes sur le littoral. Par ailleurs, ces fortes valeurs ont valu à la France d’être condamnée par la Cour de Justice Européenne en octobre 2004, pour non‑respect de la directive européenne concernant la teneur en nitrate des eaux destinées à la consommation humaine.