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1. Introduction

Le fleuve Saint-Laurent draine un immense bassin versant (environ 1,32 x 106 km2) et est le principal affluent du golfe du Saint‑Laurent, une des cinq régions prioritaires du Plan d’action du Canada pour les océans (PÊCHES ET OCÉANS CANADA, 2005). C’est pourquoi des levés de cartographie du fond marin y ont été effectués, afin d’acquérir une base de géoconnaissances essentielles à la gestion intégrée d’un environnement où les usages traditionnels de la mer, soit la pêche et le transport maritime ainsi que d’autres usages potentiels, telle la délimitation de corridors pour l’installation de câbles, pipelines et autres infrastructures industrielles, peuvent être en conflit avec les demandes de plus en plus grandes liées à la conservation (zones de protection marine, parc marin) et à l’industrie récréo-touristique.

C’est dans cette optique que le projet de cartographie du fond marin de l’estuaire du Saint-Laurent a été mis sur pied. Les buts visés par ce projet sont de consulter de manière exhaustive les intervenants et partenaires potentiels, de compiler et d’intégrer dans un SIG (Système d’Information Géographique) les données existantes pour le golfe du Saint‑Laurent, d’acquérir de nouvelles données bathymétriques dans la région d’étude et de diffuser des rapports sur l’avancement des travaux. Des levés multifaisceaux ont donc été menés, conjointement avec le Service hydrographique du Canada en 2005 (BOLDUC et al., 2007a; CAMPBELL et al., 2005; CAMPBELL et al., 2006), en 2006 (CAMPBELL et al., 2007; HAYWARD et al., 2007) et en 2007 (BOLDUC et al., 2007b); la région couverte allant de l’Ile aux Coudres à l’amont et à Pointe‑des‑Monts à l’aval (Figure 1). Cette région avait été préalablement identifiée prioritaire lors d’un atelier de concertation (CIDCO, 2004). Deux levés de validation géologique (BOLDUC, 2008; CAMPBELL et al., 2007) ont également été menés.

Figure 1

Localisation de la zone d’étude, dans l’estuaire moyen du Saint-Laurent. Les champs « A » et « B » de mégadunes sont encadrés.

Location of the study area, in the upper St. Lawrence Estuary. Dune fields “A” and “B” are shown.

Localisation de la zone d’étude, dans l’estuaire moyen du Saint-Laurent. Les champs « A » et « B » de mégadunes sont encadrés.

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Les objectifs principaux des levés de bathymétrie multifaisceaux sont l’acquisition de connaissances de base sur le fond marin de l’estuaire du Saint‑Laurent, soit le relief et les processus géologiques spécifiques à la mise en place des sédiments de surface (objectif poursuivi par la Commission géologique du Canada) et la mise à jour des cartes de navigation (objectif poursuivi par le Service hydrographique du Canada). Bien que quelques secteurs aient déjà fait l’objet de levés de bathymétrie multifaisceaux (rivière Saguenay et son embouchure; région de Betsiamites/Manicouagan), la bathymétrie de la majeure partie de l’estuaire moyen et maritime du Saint‑Laurent n’était connue que d’après des levés ponctuels ne permettant pas de découvrir toute la richesse du relief du fond marin. Les levés de bathymétrie multifaisceaux dans l’estuaire du Saint‑Laurent sont donc la base d’une vision renouvelée de la dynamique sédimentaire de cet environnement apparemment très actif.

Dans la région de l’estuaire moyen, en amont de l’embouchure de la rivière Saguenay, ces levés mettent en évidence des ondulations sur le fond marin particulièrement importantes. La découverte des mégadunes est tout à fait fortuite et découle directement du levé régional, sans lequel la présence de ces formes de terrain serait encore insoupçonnée, bien que D’ANGLEJAN (1971) ait identifié des dunes similaires mais plus petites près de l’Ile aux Coudres, grâce à des profils sismiques. Les méthodes disponibles à l’époque ne permettaient toutefois pas d’en évaluer toute la complexité morphologique et le levé restait local, dans le chenal nord de l’Ile aux Coudres.

Les mégadunes identifiées dans le présent levé sont localisées jusqu’à une profondeur de 150 m et forment des champs allongés atteignant plus de 10 km de longueur sur 1 à 2 km de largeur. De telles dunes ont été rapportées dans des environnements modernes, tels que la baie de San Francisco (BARNARD et al., 2006) et le détroit de Long Island (FENSTER et al., 2006). Ces dunes semblent associées à de fortes marées montantes (détroit de Long Island) ou à un rétrécissement important à l’entrée de la baie de San Francisco. La configuration à l’entrée de la baie de San Francisco force un fort courant de marée montante sous le Golden Gate Bridge et serait analogue au changement abrupt de profondeur à la tête du chenal Laurentien qui forcerait également un fort courant de marée montante (SAUCIER et CHASSÉ, 2000) en amont de l’embouchure du Saguenay, dont les effets pourraient se ressentir à plus de 100 m de profondeur. Ce dernier cas démontre l’influence de la bathymétrie sur les conditions hydrodynamiques locales. D’autres champs de mégadunes ont été décrits, tels que dans le canal de Bristol (SCHMITT et al., 2007) et la baie de Fundy (DUFFY et al., 2005), deux régions où se produisent les plus grandes marées du monde. Les profondeurs d’eau auxquelles on trouve ces mégadunes sont moins importantes (moins de 50 m) que pour les mégadunes du Saint-Laurent.

Dans le présent article, notre objectif principal est de décrire deux champs de mégadunes au large de Saint‑Siméon (Figure 1, A et B) dans lesquels des levés de sismique ‑ réflexion de haute résolution et d’échosondeur à balayage latéral ‑ ont été réalisés (CAMPBELL et al., 2007). Ces levés, de même que des échantillons et des photographies sous‑marines, faisaient partie d’un levé régional et ne visaient pas spécifiquement les champs de mégadunes, mais permettent tout de même de mieux caractériser le substrat de ces systèmes. Des hypothèses sur la formation des mégadunes sont également présentées.

2. Contexte

Malgré le fait que l’estuaire moyen ait été entièrement englacé au Wisconsinien (et possiblement lors des glaciations antérieures), le relief actuel du fond marin ne présente pas de morphologies associées à cet environnement. Le taux de sédi-mentation dans l’estuaire étant élevé (120‑420 mm100‑1 ans depuis les derniers 8 500 ans, ST-ONGE et al., 2003), on peut présumer que toutes les morphologies glaciaires qui auraient pu être développées lors de l’englacement et la déglaciation sont maintenant enfouies sous les sédiments marins holocènes. Toutefois, les données de sous-surface ne montrent pas non plus la présence de morphologies glaciaires, telles que moraines, drumlins, eskers, etc. (DUCHESNE et al., 2007; PRAEG et al., 1992). Il est probable que l’action érosive du courant de glace du Saint-Laurent (PARENT et OCCHIETTI, 1999) ait remobilisé les sédiments glaciaires qui auraient été mis en place précédemment. L’estuaire aurait ensuite été rapidement déglacé lors de la progression de la baie de vêlage (SHAW et al., 2006) et la sédimentation subséquente serait d’origine marine (dans la mer de Goldthwait) puis estuarienne. Lors du relèvement isostatique et des ajustements du niveau marin relatif de l’Holocène (DIONNE 1988), les patrons de circulation des courants marins, fluviaux et de marée se sont modifiés et ce sont ces courants qui seraient responsables des ondulations sur le fond marin observées sur le levé bathymétrique.

Selon SAUCIER et CHASSÉ (2000), les eaux de l’estuaire moyen du Saint-Laurent consistent en un mélange d’eau douce, provenant du Saint‑Laurent lui-même, et d’eaux marines froides provenant des couches intermédiaire et profonde qui remontent par-dessus le seuil à la tête du chenal Laurentien. Le débit dans l’estuaire est en moyenne de 1,1 x 104 m3s‑1 et peut aller jusqu’à 1,7 x 104 m3s‑1 lors de la crue printanière. À l’aval de l’Ile aux Coudres, les eaux deviennent de plus en plus stratifiées et leur densité augmente. Les marées sont de l’ordre de 6 m et produisent des courants de plus de 2 ms‑1 (SAUCIER et CHASSÉ, 2000).

En amont de la région d’étude et à une profondeur d’eau beaucoup plus faible (10-15 m plutôt que 80 m et 100‑150 m), NELLIS et al. (2007) ont démontré la rapidité avec laquelle des champs de dunes métriques migrent vers l’aval, allant jusqu’à 1 mj‑1 dans la partie amont du champ à presque nulle dans la partie aval. Ces déplacements correspondaient aux prédictions de leur modèle de transport. Les travaux de SAUCIER et CHASSÉ (2000) ont démontré que la marée semi-diurne produit des marées internes (ondes ou vagues internes) qui se propagent vers l’océan, entre la tête du chenal Laurentien et le Banc‑des‑Anglais, soit la région couverte par nos travaux. La bathymétrie avec laquelle ils ont travaillé n’était toutefois pas aussi détaillée que celle dont nous disposons et ils n’ont donc pas pu relier des formes de terrain spécifiques à cette marée interne. D’ANGLEJAN (1971) suggérait également que les vagues internes avaient joué un rôle dans la formation des dunes de l’Ile aux Coudres. HAY (comm. pers., 2008) confirme la présence d’ondes internes près de l’Île aux Lièvres, soit à la hauteur des champs de mégadunes étudiés ici.

3. Méthodes

3.1 Levé multifaisceau

Le levé multifaisceau a été réalisé en mai 2006 à bord du Frederick G. Creed, navire hydrographique de la Garde côtière canadienne, en collaboration avec le Service hydrographique du Canada. Le navire est équipé d’un échosondeur multifaisceau EM 1002 (Kongsberg) et d’un profileur dynamique de navire (moving vessel profiler) BOT MVP 100 pour l’acquisition des profils de vitesse des ondes acoustiques de la colonne d’eau. Ces profils sont essentiels à la calibration de l’échosondeur pour la précision des données et pour diminuer les effets de réfraction, particulièrement importants pour les données provenant des faisceaux externes. La précision horizontale et verticale des données bathymétriques, une fois corrigée pour les effets de marée et les mouvements du navire, est de quelques centimètres. Les détails de l’acquisition des données bathymétriques sont décrits dans le rapport de mission (CAMPBELL et al., 2007). Les données sont ensuite traitées à l’aide du logiciel CARIS HIPS/SIPS® (v. 6.1) et une grille est générée à la résolution nécessaire, ici aux 10 m. La grille est importée dans ArcGIS® (v. 9.2) et un code de couleur est appliqué, les teintes rouges pour les zones peu profondes et les teintes bleues pour les zones plus profondes. La bathymétrie est ensuite appliquée en transparence (50 %) sur le relief ombragé afin d’accentuer les contrastes et minimiser les artéfacts d’acquisition résiduels, principalement dus à la réfraction induite par les variations de vitesses des ondes acoustiques causées par la présence de strates dans la colonne d’eau présentant des propriétés physiques différentes.

3.2 Échosondeur à balayage latéral

Trois tracés d’échosondeur à balayage latéral ont été réalisés sur et à proximité des champs de mégadunes dont il est question ici. L’échosondeur utilisé est un Klein 3000 qui opère sur deux fréquences, soit 100 KHz et 500 KHz (CAMPBELL et al., 2007). L’échosondeur est tracté en profondeur afin de maximiser la résolution des données acquises, en général à environ 25 m du fond marin. Les données de navigation proviennent des instruments du navire et sont intégrées aux données de l’échosondeur. Les données de l’échosondeur sont complémentaires aux données bathymétriques et permettent de détecter des détails morphologiques qui pourraient être invisibles sur le levé multifaisceau.

3.3 Sismique réflexion

En même temps que l’acquisition des données de l’échosondeur à balayage latéral, un autre système géophysique, le Huntec DTS (deep towed system) est tracté afin de recueillir des données de sismique réflexion monotrace de haute résolution en sous-surface. Lors des levés, le système a été utilisé avec une source boomer ED10, ce qui permet de résoudre les réflecteurs à l’échelle sub-métrique (0,6 m). Lors du levé sur les champs de mégadunes, quelques artéfacts d’acquisition n’ont pu être évités. Il s’agit de réflecteurs fantômes (multiples) provenant du fond marin ou du Huntec lui-même. La profondeur de pénétration est excellente, et pour une grande partie du levé, toute la colonne sédimentaire a pu être imagée jusqu’au toit du substratum.

4. Résultats

4.1 Champ A

Le champ de mégadunes « A » (Figure 2) est d’une longueur de 7 km et d’une largeur de 2 km. Il est à une profondeur variant entre ‑100 et ‑150 m. Le sédiment de surface, échantillonné à la benne VanVeen, est composé de sable moyen. Les photos sous-marines (Figure 3), quoique obscurcies par la boue en suspension, montrent quant à elles un sable fin à moyen et des rides centimétriques orientées E-O (CAMPBELL et al., 2007). Le champ « A » comprend une quarantaine de mégadunes, en majorité symétriques. Le champ a une forme lenticulaire dont le flanc ouest est particulièrement bien défini, tandis que du côté est, des ondulations irrégulières sont présentes. En plus des mégadunes principales, qui montrent des crêtes longilignes à légèrement sinueuses orientées O-E à ONO-ESE, convexes vers l’aval, on note des dunes submétriques sur la moitié est du champ. L’image de l’échosondeur à balayage latéral (Figure 4) montre quant à elle que des ondulations superposées (subparallèles aux mégadunes) sont présentes sur les mégadunes de sable, un phénomène également observé dans le détroit de Long Island (FENSTER et al., 2006).

Figure 2

Coupe bathymétrique (datum pour la profondeur = niveau de l’eau) le long des mégadunes du champ « A ». Le pas d’échantillonnage pour la coupe est de 5 m, ce qui correspond à la résolution de la grille bathymétrique. L’étoile indique la localisation de l’échantillon de benne et des photographies sous-marines.

Bathymetric cross-section (depth datum = water level) along dune field “A”. The sampling rate along the cross-section is 5 m, which is the resolution of the bathymetric grid. The star indicates the location of the grab sample and seafloor photographs.

Coupe bathymétrique (datum pour la profondeur = niveau de l’eau) le long des mégadunes du champ « A ». Le pas d’échantillonnage pour la coupe est de 5 m, ce qui correspond à la résolution de la grille bathymétrique. L’étoile indique la localisation de l’échantillon de benne et des photographies sous-marines.

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Figure 3

Rides sableuses (indiquées par les flèches) dans le champ de dunes « A ».

Sandy ripples (shown with arrows) in dune field “A”.

Rides sableuses (indiquées par les flèches) dans le champ de dunes « A ».

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Figure 4

Mégadunes superposées imagées par l’échosondeur à balayage latéral (basses fréquences, 50 µs), champ de mégadunes « A ».

Superposed megadunes imaged with a sidescan sonar (low frequencies, 50 µs), dune field “A”.

Mégadunes superposées imagées par l’échosondeur à balayage latéral (basses fréquences, 50 µs), champ de mégadunes « A ».

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Les mégadunes ont une amplitude moyenne de 6,25 m (minimum de 3,5 m et maximum de 11 m) et une longueur d’onde moyenne de 263 m (variant de 160 m à 400 m). Le profil Huntec qui passe dans le milieu du champ de mégadunes montre clairement que les mégadunes progradent sur des boues modernes (Figure 5). On peut également constater l’effet d’obscurcissement du profil dû à la morphologie complexe du champ de mégadunes. En effet, les réflecteurs associés à la sédimentation holocène sous le fond marin disparaissent sous le champ de mégadunes.

Figure 5

Profil Huntec au milieu du champ de mégadunes « A ». L’étoile indique la localisation de la photo sous-marine de la Figure 3. Les pointillés sur la carte indiquent la localisation de tous les profils Huntec levés en 2006.

Huntec profile in the middle of dune field “A”. The star indicates the location of the seafloor photograph from Figure 3. Dashes on the map indicate the location of all Huntec profiles in 2006.

Profil Huntec au milieu du champ de mégadunes « A ». L’étoile indique la localisation de la photo sous-marine de la Figure 3. Les pointillés sur la carte indiquent la localisation de tous les profils Huntec levés en 2006.

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4.2 Champ B

Le champ « B » (Figure 6) est plus petit que le champ « A », ne faisant que 4 km de long par 1,5 km de large. Il est situé à une profondeur de ‑75 à ‑90 m. Il compte moins d’une vingtaine de mégadunes symétriques et la morphologie des mégadunes est plus uniforme et rectiligne (orientées SO‑NE) que pour le champ « A ». Quelques mégadunes sont asymétriques. Les mégadunes (Figure 6) ont une amplitude moyenne de 3 m (entre 2 m et 3,75 m) et une longueur d’onde moyenne de 157 m (variant de 114 m à 271 m). Des mégadunes plus petites en milieu moins profond ont également été observées par SCHMITT et al., 2007) dans le chenal de Bristol. L’image du sonar à balayage latéral ne suggère pas de dunes superposées. Les données bathymétriques à l’amont du champ principal révèlent des ondulations du fond marin moins bien définies que les mégadunes et qui ne semblent pas avoir la même amplitude que les mégadunes principales. Le profil Huntec (Figure 7) montre clairement deux séries de mégadunes enfouies sous environ 15 m de sédiments homogènes. Les mégadunes exposées sur le fond semblent en continuité avec les mégadunes enfouies supérieures. On note toutefois le caractère sismique différent entre les mégadunes exposées, qui sont très régulières et pointues, et les mégadunes enfouies supérieures, qui semblent plus complexes et avoir une amplitude moyenne plus faible de l’ordre de 2 m. La nature des réflecteurs sous-jacents est également très différente, étant beaucoup plus réguliers sous les mégadunes exposées tandis que sous les mégadunes enfouies, ils suggèrent des stratifications entrecroisées (mégadunes enfouies inférieures) et des surfaces d’érosion. Même si la nature des réflecteurs sous-jacents diffère, on peut également observer une transition de l’amont vers l’aval dans les réflecteurs sous les mégadunes enfouies, ce qui pourrait permettre de corréler ceux-ci avec les réflecteurs sous les mégadunes exposées.

Figure 6

Coupe bathymétrique (datum pour la profondeur = niveau de l’eau) le long des mégadunes du champ « B ». Le pas d’échantillonnage pour la coupe est de 5 m, ce qui correspond à la résolution de la grille bathymétrique.

Bathymetric cross-section (depth datum = water level) along dune field “B”. The sampling rate along the cross-section is 5 m, which is the resolution of the bathymetric grid.

Coupe bathymétrique (datum pour la profondeur = niveau de l’eau) le long des mégadunes du champ « B ». Le pas d’échantillonnage pour la coupe est de 5 m, ce qui correspond à la résolution de la grille bathymétrique.

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Figure 7

Profil Huntec au milieu du champ de mégadunes « B ». Le profil a été retraité et correspond au profil brut de Campbell (2007). Les pointillés sur la carte indiquent la localisation de tous les profils Huntec levés en 2006.

Huntec profile in the middle of dune field “B”. The profile has been reprocessed from the one shown in Campbell (2007). Dashes on the map indicate the location of all Huntec profiles in 2006.

Profil Huntec au milieu du champ de mégadunes « B ». Le profil a été retraité et correspond au profil brut de Campbell (2007). Les pointillés sur la carte indiquent la localisation de tous les profils Huntec levés en 2006.

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5. Discussion

La présence des champs de mégadunes dans l’estuaire moyen du Saint-Laurent et leur absence dans l’estuaire maritime suggèrent qu’un processus particulier, en plus de la disponibilité de sédiments propres à former ces mégadunes, est responsable de leur formation. Nous présentons ici quelques hypothèses pour la formation des mégadunes qui tiennent compte des caractéristiques morphologiques, des relations stratigraphiques et de la localisation des mégadunes, sans toutefois avoir la prétention d’apporter une réponse définitive à la problématique de leur mise en place.

La morphologie des mégadunes, essentiellement symétriques, suggère qu’elles ont été produites par des courants oscillatoires. La profondeur d’eau à laquelle ces mégadunes sont trouvées demeure toutefois problématique, puisqu’elles sont localisées bien en deçà de la zone d’influence des courants superficiels et des vagues, même en condition de tempêtes. SAUCIER et CHASSÉ (2000) ont toutefois démontré que toute la colonne d’eau est en mouvement, autant à marée montante que descendante, dans l’estuaire moyen en amont du seuil de la tête du chenal Laurentien, avec des vitesses pouvant atteindre 3,1 ms‑1. On peut donc établir que les champs de mégadunes sont dans un environnement affecté par des courants semi-diurnes dirigés alternativement vers l’aval et vers l’amont.

Les relations géométriques entre les mégadunes trouvées en surface et les autres corps sédimentaires suggèrent par contre qu’un courant vers l’aval serait responsable de leur formation, mais on ne peut pas établir l’activité actuelle de ces mégadunes en l’absence de levés multiples. Par contre, les mégadunes enfouies inférieures du champ « B » indiquent plutôt une migration vers l’amont. Il n’existe aucun contrôle d’âge absolu sur la mise en place de ces sédiments (mégadunes de surface, enfouies inférieures et supérieures), ce qui ne permet pas d’apporter un éclairage sur la nature, la durée ou la répartition dans le temps des événements de mise en place de ces sédiments. Une hypothèse pour expliquer la chronologie des événements prendrait appui sur une modification dans le régime hydraulique de l’estuaire dans un intervalle de temps plus ou moins long. Des courants importants de marée montante auraient contribué à la mise en place des dunes enfouies inférieures (analogues aux mégadunes du détroit de Long Island (FENSTER et al., 2006), suivis de courants de marées montantes et descendantes à peu près équivalents, entraînant la formation de mégadunes enfouies supérieures du champ « B ». Les mégadunes de surface (champs « A » et « B ») seraient également contemporaines de ce régime hydraulique.

Par analogie avec les mégadunes de la baie de San Francisco, formées par l’empilement d’eau au passage d’un secteur ouvert à plus étroit (BARNARD et al., 2006), les mégadunes enfouies inférieures du champ « B », localisées en amont de la tête du chenal Laurentien, pourraient aussi correspondre à une accumulation d’eau lors de la marée montante après une diminution abrupte des profondeurs d’eau (‑225 m à ‑50 m) et donc de la section du fleuve. Ces conditions hydrodynamiques n’auraient alors persisté que pour un temps, puisque les dunes enfouies supérieures et les dunes en surface ne montrent pas de migration vers l’amont. Quant aux mégadunes qui semblent migrer vers l’aval, il est intéressant de noter que, dans le cas du champ « A », elles sont localisées dans une aire de transition entre une zone plus profonde (-150 m) et moins profonde (‑100 m). Bien que l’empilement d’eau dans cette section à marée descendante ne soit pas aussi spectaculaire que pour une marée montante qui traverse le seuil de la tête du chenal Laurentien, il pourrait s’agir, à une moindre échelle, d’un facteur contribuant à la formation des mégadunes.

Un mécanisme attrayant pour la formation des mégadunes est celui proposé par KARL et al. (1986) pour les dunes étudiées dans le canyon Navarinsky de la mer de Béring. Ils supposent la présence d’ondes internes de gravité (internal wave currents) comme étant l’agent principal du développement des mégadunes. Les ondes internes de gravité sont un phénomène connu des fluides stratifiés et constituent une composante omniprésente des mouvements océaniques (VOISIN, 1991) en particulier au niveau de la thermocline. Elles peuvent être engendrées par la marée, ou même par le passage des navires (VOISIN, 1991). Une des manifestations des ondes internes, appelée marée interne, est la propagation linéaire de l’onde interne selon la même période que la marée de surface qui l’engendre.

Bien que nos travaux ne portent pas sur l’étude des ondes internes de gravité, leur présence est connue dans l’estuaire moyen du Saint-Laurent (SAUCIER et CHASSÉ, 2000), ce qui pourrait contribuer directement au déplacement des mégadunes vers l’aval. SAUCIER et CHASSÉ (2000) ont en effet démontré la présence d’une marée interne qui se propage vers l’océan. Ils ont également établi qu’un mascaret interne émane de l’estuaire moyen quelques heures avant le début de la marée descendante. Le mascaret pourrait donc être responsable de la migration des mégadunes vers l’amont. Puisque ces conditions hydrodynamiques sont présentes actuellement, une nouvelle hypothèse sur la formation des mégadunes implique donc que les mégadunes sont modernes, incluant les mégadunes enfouies du champ « B ». C’est l’enfouissement des mégadunes par des boues modernes mobilisées et déposées par des courants de haute densité qui en auraient arrêté la progression. De nombreux glissements sous-marins (LOCAT et al., 2008) ont probablement contribué à ces courants de haute densité et à la sédimentation de boues dans diverses zones de l’estuaire

6. Conclusion

C’est la première fois que des mégadunes sont imagées de façon aussi détaillée sur le fond de l’estuaire du Saint-Laurent. Leur découverte a été fortuite et dépend directement d’un levé de bathymétrie multifaisceau régional sans lequel on ne connaîtrait pas encore leur existence. La description des mégadunes à partir des données bathymétriques sert donc à établir les effets probables des conditions hydrodynamiques sur le relief du fond marin. En effet, bien que la présence de marée interne dans l’estuaire moyen soit connue (SAUCIER et CHASSÉ, 2000), on n’avait pas encore associé leur action à des processus sédimentaires particuliers. Parce que les levés n’avaient pas pour objectif de valider une hypothèse sur le processus de formation et de migration des mégadunes, nous ne pouvons pas, avec les données dont nous disposons, établir un lien direct entre les marées internes et les mégadunes. Nous croyons toutefois que cette avenue de recherche doit être poussée et couplée aux recherches actuelles sur les patrons de circulation dans l’estuaire moyen du Saint-Laurent.

Entre autres, il n’existe qu’un seul levé de bathymétrie multifaisceau sur les champs de mégadunes de l’estuaire moyen du Saint-Laurent. En l’absence d’un second levé qui permettrait d’évaluer la migration de ces mégaformes, nous ne pouvons déterminer si elles sont actives ou témoins d’un passé plus ou moins lointain sous l’influence d’un régime hydraulique différent du régime moderne. Leur présence nécessite toutefois d’être expliquée et permettra sans doute de contribuer à la compréhension globale de la circulation estuarienne. En particulier, il faudra tenir compte des profondeurs auxquelles les mégadunes sont trouvées dans un contexte où le niveau marin relatif a fluctué depuis la déglaciation (DIONNE, 1988). Compte tenu de la profondeur d’eau à laquelle on trouve les champs de dunes (plus de 80 m de profondeur), ceux-ci ne peuvent pas être considérés comme des entraves potentielles à la navigation. S’ils sont actifs, ils devraient par ailleurs être modélisés afin de déterminer s’ils présentent des dangers à l’installation d’infrastructures sur le fond marin.