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J’aimerais examiner dans le présent article la traduction d’un poème de Saint-Denys Garneau par John Glassco dans une perspective structurelle, en portant une attention toute particulière à ce qu’il advient en traduction du rapport entre répétition, contraste et invention.

La place et le rôle de la traduction comme processus sémiotique fondamental ont fait l’objet de nombreuses études. En guise d’introduction à mon analyse, j’en propose ici un bref survol, à partir du résumé qu’en fait Willis Barnstone dans un chapitre de The Poetics of Translation intitulé “Signs of Our Time : A Semiotic Slant”. Barnstone commence par rappeler une définition sémiotique courante de la traduction, reprise sous une forme ou une autre, celle de Boguslaw P. Lawendowski : la traduction est “le transfert du sens d’un ensemble de signes linguistiques à un autre”[1] (Lawendowski 1978 : 264, cité dans Barnstone 1993 : 226-227). La définition linguistique que donne Catford de la traduction est jugée utile, quoique moins élégante, par Barnstone : il s’agit d’un “processus de substitution d’un texte dans une langue par un texte dans une autre langue” (Catford 1965 : 1, cité dans Barnstone 1993 : 227). Pour Jakobson, c’est “l’interprétation des signes linguistiques au moyen d’une autre langue” (1963 : 79). Ce qui est commun à ces définitions, note Barnstone, c’est que les signes linguistiques de A sont interprétés et transférés dans les signes linguistiques de B. Le recours au schéma de l’acte de communication proposé par Jakobson permet d’observer d’abord comment le message va du locuteur à l’auditeur. Puis, en mettant “langue A - source” à la place du locuteur ou du destinateur et “langue B - traduction” à la place de l’auditeur ou du destinataire, on aboutit à une manière de décrire comment tout message passe d’une langue à une autre, ce qui équivaut à une définition de travail de la traduction. Sous sa forme la plus simplifiée, elle se formulerait comme suit : la traduction est la transposition de messages entre langues.

En art, rappelle Jakobson, la langue cherche à faire sa propre promotion et à afficher le caractère manifeste de ses signes. De manière plus précise, ce qu’il appelle la fonction poétique du langage “met en évidence le côté palpable des signes [et] approfondit par là-même la dichotomie fondamentale des signes et des objets” (1963 : 218). Terence Hawkes va dans le même sens quand il affirme : “L’art verbal n’est pas de mode référentiel; il ne fonctionne pas comme une ‘fenêtre’ transparente au travers de laquelle le lecteur trouverait le sujet du poème ou du roman. Son mode est autoréférentiel; il est son propre sujet” (1977 : 86, cité dans Barnstone 1993 : 228). En traduction, le texte en langue source (A) et le texte traduit en langue réceptrice (B) sont dans un rapport sémiotique équivalant à celui qui existe entre le signe (S) et l’objet (O) ou entre le signifiant et le signifié. Quand la source (A) et sa traduction (B) sont proches (traduction littérale), alors la source “signifie” sa traduction et le signe pointe étroitement dans la direction de l’objet (signification). Quand la traduction s’éloigne librement de sa source, le signe de la traduction est forcément plus plein et plus complexe dans sa manière de pointer en direction de son objet. Alors, le signe ne peut fonctionner comme le transfert brut de données mesurables.

Dans le cas d’une traduction libre, telle l’imitation, la traduction est métalinguale, en ce sens qu’elle rend de manière autoconsciente ses propres significations formelles et esthétiques. Le but de l’imitation n’est pas prioritairement de transférer de l’information mais plutôt de réinventer les qualités formelles du message, de recréer dramatiquement le signifiant lui-même. Si l’on pousse le raisonnement à l’extrême, comme le fait Barnstone (1993 : 229), on pourrait dire que dans une traduction libre le signifiant B transmet une version visiblement différente du signifiant A – par le biais de mots, de sons et de tournures syntaxiques inusités – aboutissant à un objet passablement différent du texte source et, dans le cas de l’imitation, ne conservant peut-être qu’un lien ténu avec la source sur le plan du sens.

En poésie, les signifiants agissent comme des signifiés. Le poème traite plus de la langue et de tous les tropes rhétoriques de la langue que des objets référentiels ou nommés. Selon Jakobson, la poésie décolle le mot de la chose; ce qui la distingue, c’est que “le mot est ressenti comme mot et non comme simple substitut de l’objet nommé ni comme explosion d’émotion” (1977 : 46); ainsi, les mots et leur agencement, leur sens, leur forme interne et externe acquièrent un poids et une valeur propres.

Dans la traduction poétique libre, donc, les signes de la langue source sont ressentis comme des mots, et non comme des substituts des objets nommés ou des explosions d’émotion, pour reprendre les termes employés par Jakobson. La traduction qui en résulte, si elle est appelée à devenir un véritable poème dans la langue réceptrice, doit être d’abord et avant tout une transposition de signes plutôt que d’objets (significations) : d’où la poésie, d’où la distance radicale prise à l’égard du texte source. Dans l’analogie ci-dessus, la traduction littérale met l’accent sur la conversion du contenu, la traduction libre sur la conversion de la forme. Bien que l’idée proposée par la traduction littérale, à savoir que le contenu peut être traduit indifféremment de la forme, soit valide eu égard au transfert d’information, celle-ci devient – comme l’affirme Barnstone – un acte d’“esthéticide” eu égard à l’art (1993 : 229). Ainsi, traduire le signifié sans se référer à son signifiant équivaut à un meurtre de l’art. Dans la traduction libre, toutefois, l’idée a cours que le nouveau signifiant contient une partie de la signification de son signifié – la signification esthétique, expressive, connotative – et qu’afin de rendre en traduction tant l’information littérale que l’information esthétique ou expressive, l’on doit reproduire un signifiant équivalent. D’où l’accent placé sur la forme.

Dans Une vie dans le langage et ailleurs dans ses écrits, Jakobson insiste sur l’importance de l’organisation du matériau grammatical du poème. Il porte une attention toute particulière à l’agencement des parallélismes et des contrastes grammaticaux. Jakobson cite admirativement Gerard Manley Hopkins, lequel, dans un texte important comme “On the Origin of Beauty”, estime que dans l’art, nous cherchons à réaliser “non seulement l’unité, la permanence de la règle, la ressemblance, mais aussi la différence, la variété, le contraste” (2006 : 221, cité dans Jakobson 1985 : 138).

Dans les formes poétiques classiques comme le sonnet, la ressemblance ou la tendance harmonique se manifeste entre autres dans la rime. La parenté euphonique se trouve aussi sous forme d’assonance et d’allitération, tandis que l’opposition se donnera à lire notamment dans le contraste entre strophes paires et impaires, internes et externes. Un savant dosage produira ce que Hopkins appelle la “ressemblance tempérée par de la différence” (2006 : 152, cité dans Jakobson 1984 : 108). De même, le critique tentera de déterminer quels sont les invariants et les variations dans l’oeuvre d’un même poète ou d’une école poétique. On pourrait dire, en prolongeant le raisonnement, que le critique de traduction fera de même en examinant les invariants et les variations entre un poème et sa traduction.

Ainsi, la répétition, le contraste et l’invention sont des forces en tension, en relation, dans toute forme littéraire. La portée sémantique des structures grammaticales (parallèles – retour de certaines tournures – ou contrastées) ne saurait être négligée. Jakobson s’inspire à cet égard de Baudelaire, pour qui la régularité et la symétrie sont des besoins fondamentaux de l’esprit humain, et pour qui, aussi, l’inattendu est un condiment essentiel de la beauté (Baudelaire 2001 : 393, cité dans Jakobson 1985 : 133-134).

Le poème “Saules”

Les caractéristiques formelles de la poésie d’Hector de Saint-Denys Garneau (1912-1943) ont été étudiées par plusieurs critiques, parmi lesquels figurent Robert Melançon et Jacques Blais, dont des textes importants ont été repris récemment dans Saint-Denys Garneau en revue (2011)[2]. Je présenterai ici l’analyse que fait Blais du poème “Saules” de Garneau et mettrai, chemin faisant, cette analyse en regard de la traduction que donne de ce poème John Glassco (1975). Dans un texte qu’il avait d’abord fait paraître dans Voix et Images en 1994, Jacques Blais fait une lecture très fine des poèmes garnéliens “Saules” et “Pins à contre-jour”, appartenant à la troisième section de Regards et jeux dans l’espace intitulée “Esquisses en plein air”. Dans une lettre, Garneau confesse son amour des arbres et dit avoir “essayé de les peindre” (Garneau 1971 : 958, citée dans Blais 2011 : 125). Le “poète-paysagiste” est particulièrement attentif à la disposition de ses vers sur la“page-paysage” (126). Mais avant d’aller plus loin, voici le poème “Saules” de Saint-Denys Garneau (1949 : 56) et sa traduction par John Glassco (1975 : 39) :

Saules

Les grands saules chantent

Mêlés au ciel

Et leurs feuillages sont des eaux vives

Dans le ciel

Le vent

Tourne leurs feuilles

D'argent

Dans la lumière

Et c'est rutilant

Et mobile

Et cela flue

Comme des ondes.

On dirait que les saules coulent

Dans le vent

Et c'est le vent

Qui coule en eux.

C'est des remous dans le ciel bleu

Autour des branches et des troncs

La brise chavire les feuilles

Et la lumière saute autour

Une féerie

Avec mille reflets

Comme des trilles d'oiseaux-mouches

Comme elle danse sur les ruisseaux

Mobile

Avec tous ses diamants et tous ses sourires.

Willows

The tall willows sing

Tangled with the sky

And their leaves are fountains

In the sky

The wind

Twirls their leaves

Of silver

In the light

And all is a rutilant glitter

And a motion

Flowing

Like waves

You would say the willows were running

Before the wind

And it's the wind

Running in them.

Its eddies in a sky of blue

Flowing around the trunks and limbs

The breeze reversing every leaf

And the light playing around

In a fairyland

Of a thousand reflections

A shimmer of humming-birds

As it dances on the brooks

Dancing

With all its diamonds and its smiles.

On note d’entrée de jeu que la “page-paysage” est d’aspect différent dans l’original (ou TD, pour texte de départ) et dans la traduction (ou TA, pour texte d’arrivée) : bien que les deux textes totalisent chacun le même nombre de vers (26), le TD compte quatre strophes et le TA, trois, car il réunit en une les strophes 2 et 3 du TD. Ainsi, en traduction, le poème se répartit sur trois “plans” au lieu de quatre, pour reprendre le terme retenu par Jacques Blais dans son article (2011 : 130), ce qui modifie quelque peu l’équilibre interne de ses éléments tels qu’ils sont exposés par le critique.

Blais souligne l’équilibre de la première strophe, où des arbres, les saules, et une partie d’entre eux, leur feuillage, sont vus dans leur rapport au ciel. Cette “double fantaisie arbitraire réussie comme allant de soi [fait] du ciel et de l’eau les autres noms du végétal”, note-t-il (2011 : 127). Dans le TA, en raison du choix du mot “fountains” pour rendre “eaux vives”, l’élément “eau” comme tel est absent de cette strophe, ce qui rend la prégnance des éléments moins sentie dans celle-ci.

Les premiers mots de la deuxième strophe introduisent le vent, “l’animateur du spectacle”, comme l’appelle Blais, qui parle à propos de ces vers d’“hallucination visuelle” (127). Après le son présent dans la première strophe (“Les grands saules chantent”), il y a entrée en scène de la lumière. L’anaphore que comporte cette strophe (“Et c’est rutilant / Et mobile / Et cela flue”) n’est pas aussi marquée dans le TA (“And all is a rutilant glitter / And a motion / flowing”), la conjonction “and” n’y étant répétée que deux fois. Notons par ailleurs, la présence plus marquée de substantifs en traduction dans ces trois vers, de même que l’habile écho dissimulé dans le vers “And a motion” (“And emotion).

Blais relève l’anadiplose qu’on peut voir entre les strophes 2 et 3, le dernier mot de la strophe 2 (“ondes”) étant repris d’une autre manière dans les premiers de la strophe suivante (“On dirait”), figure qu’il eût été difficile de reproduire en traduction et à laquelle l’absence d’espacement graphique entre les deuxième et troisième strophes en TA ne peut servir d’équivalent. Par ailleurs, le chiasme de la troisième strophe est moins franc dans le TA : le choix des prépositions (“before”, “in”, pour rendre “dans”, “en”) rend l’effet spéculaire moins marqué. La traduction du verbe couler (“coulent”/“coule”) par to run (“were running”, “running”) donne en outre un sens moins aquatique, plus terrestre, à ce passage en TA.

À la quatrième strophe, l’assonance en “eu” sert de lien dans le TD entre la fin de la troisième strophe et le début de la quatrième (“eux”, “bleu”). Celle-ci ne trouve pas d’équivalent dans le TA (“them”, “blue”). On note en outre dans cette dernière strophe le retour au motif du ciel. Les deux vers initiaux (de longueur analogue) reprennent le mouvement initial du poème, mais en plus violent, note Blais :

Quand le vent se contentait de tourner les feuilles, la brise, pourtant moins puissante en apparence, les chavire, noyade qui s’euphémise en fête et donne lieu à une ronde de la lumière en joie.

2011 : 128

Dans le TA, le verbe chavirer est rendu par “reversing”, plus mécanique, moins dynamique. De plus, l’expression “sky of blue” est poétisante pour rendre le “ciel bleu” du TD.

Blais souligne par ailleurs la difficulté d’interprétation des vers suivants, commençant par “Une féerie”, rendus ambigus par la syntaxe et l’absence de ponctuation à l’intérieur de la strophe. Le critique suggère deux lectures possibles : “ou bien on voit dans ‘Une féerie’ une apposition à la ronde lumineuse dont elle serait la métaphore hyperbolique”; “ou bien on voit dans ‘Une féerie’ le sujet du verbe danse” (2011 : 128)[3]. Comment le traducteur l’a-t-il lue (à en juger par sa version)? Il semble que ce soit la première lecture qu’il ait faite, car le “it” de “it dances” renvoie à “the light”. Mais le TA attache les fils syntaxiques de façon plus serrée que ne le fait le TD : la préposition “In” est ajoutée au vers “In a fairyland” et “Of a thousand reflections” est plus étroitement lié à ce qui précède que “Avec mille reflets”. Notons en passant que “féerie” renvoie à un spectacle, “fairyland” à un lieu.

Mais c’est sans doute le vers suivant du TA – “A shimmer of humming-birds” – qui contient la plus grande surprise en même temps qu’une clé de l’interprétation que propose le traducteur du TD. Relevons pour commencer, dans cette version, l’ellipse du “comme” ouvrant le vers français (“Comme des trilles d’oiseaux-mouches”), ellipse qui transforme en métaphore la comparaison avec les oiseaux-mouches, dans une mise en apposition comme en offrait le TD deux vers plus haut (“Une féerie”). Toutefois, le choix du mot “shimmer” (chatoiement, miroitement, terme qui renvoie à la lumière, à l’oeil) a de quoi étonner pour “rendre” le français “trilles”. Le lien sémantique privilégié ici semble être celui permettant de relier “A shimmer of humming-birds” au vers précédent : “Of a thousand reflections”. Le TA se montre ainsi soucieux de préserver le rapport logique entre ces vers, là où le TD passe sans transition du plan visuel (“Avec mille reflets”) au plan sonore, bouclant cependant, ce faisant, la boucle du poème qui débutait sur la notation d’une perception auditive (“Les grands saules chantent”). Soulignons en outre que le mot “trille” est un terme de musique désignant les vibrations d’un corps sonore et, par spécialisation, un battement rapide sur deux notes contiguës. Ce n’est que par analogie qu’il s’applique au chant des oiseaux[4]. Ainsi, l’élément central de cette touche musicale serait sa composante percussive, que répercute peut-être la présence des deux “Comme” en français – lesquels sont toutefois syntaxiquement différenciés. L’expression “A shimmer of humming-birds” mettrait pour sa part l’accent sur le plumage de l’oiseau-mouche – et ce, bien que le mot composé “humming-bird” lui-même renvoie à son chant. Le seul oiseau-mouche à fréquenter nos bois est le colibri à gorge rubis, dont le mâle a “la gorge d’un rouge rutilant” (Peterson, 1989 : 186). Si cette rutilance, qui n’est pas sans rappeler le “rutilant glitter” de la strophe 2, assure une continuité sémantique au sein de cette dernière strophe du TA, il faut admettre que, règle générale, le plumage de cet oiseau n’est pas facile à observer car ce volatile de très petite taille se déplace rapidement.

De plus, d’après l’analyse que fait Jacques Blais du poème garnélien, l’effet de boucle sensorielle créé dans le TD par le retour final aux notations sonores participerait de “l’idée directrice” du poème, défini comme étant “l’obsession des mouvements d’inclusion dans un lieu ou de tournoiement autour d’un centre” (2011 : 128). Dans cette perspective, la priorité accordée aux perceptions visuelles dans le TA rendrait le poème moins circulaire et plus diffus. Paradoxalement, cette rupture relative du mouvement interne du poème résulte d’un désir soutenu d’en suivre et d’en consolider le fil sémantique. Ce désir s’observe notamment dans l’usage du possessif au début de la dernière strophe du TA (“Its eddies…”), lequel vise à préciser qui cause ces remous, ce que ne fait pas le TD (“C’est des remous…”). D’ailleurs, toute la dernière strophe se lit en anglais comme une seule phrase, comportant maints verbes au présent continu (“Flowing around, reversing, playing around, Dancing”) mais aucun verbe principal, ce qui n’est pas le cas du TD. L’enchaînement des idées et sensations qui en résulte concourt à un effet de décentrement ou à une non-clôture du TA, sans doute accentué par la répétition finale du verbe to dance (“As it dances…”, “Dancing”), absente du TD – lequel reprend plutôt l’adjectif “mobile” de la deuxième strophe.

Pour revenir aux notions de répétition, de contraste et d’invention soulevées par Jakobson et d’autres, on remarque que le TD fait grand usage de la répétition. Sur le plan lexical, notons celle de mots comme “ciel”, “feuilles”, “saules”, “lumière”, “vent”, comme aussi de mots-outils comme “autour”, “dans”, “avec”, etc. Ces termes sont répétés presque aussi souvent dans le TA, quoique moins assidûment dans le cas des prépositions et conjonctions, qui touchent à la structure syntaxique de l’ensemble. Sur ce plan, des tournures en français comme “Et c’est…” ou “C’est…”, présentes trois fois dans le TD ne sont pas non plus reconduites systématiquement dans le TA.

Les effets de contraste et d’invention du TD se donnent à lire entre autres dans les vers de longueur inégale, mais surtout dans les jeux de “miroitement” syntaxique de la dernière strophe par lequel des sens différents sont attribués, par exemple, aux “Comme” qui ouvrent deux de ses vers. Sous ce rapport, comme nous l’avons vu, le TA tend à atténuer cet effet de contraste et ainsi à affadir un brin la portée générale du poème – ou, en tout cas, à l’orienter ailleurs.

Pour appliquer, enfin, ces notions de répétition, de contraste et d’invention à l’activité de traduction elle-même, il appert que dans le cas qui nous occupe, les répétitions que pratique le TA et “l’invention” qu’il manifeste, en particulier dans la dernière strophe – en s’éloignant de la syntaxe du TD et en proposant une “innovation” sur les plans conjugués du lexique et de l’image dans le choix du syntagme “A shimmer of humming-birds – produit un effet de contraste sémantique par rapport à “l’idée directrice” du TD. Dans le cadre d’une lecture comparée du TD et du TA, cela produit un effet de surprise essentiel à l’expérience poétique.

La transmission d’une expérience

Dans l’introduction à ses Complete Poems of Saint Denys Garneau, John Glassco ne cache pas son parti pris pour la traduction non littérale (Glassco 1975 : 17). Dans son mémoire de maîtrise, Thomas Ryan montre de façon convaincante la différence d’approche à cet égard entre F. R. Scott et son ami Glassco. Comparant les traductions de quelques poèmes de Garneau faites par Scott et Glassco, Ryan trouve en général Scott plus littéral : “Glassco nous a donné un Garneau qui parle anglais plus couramment, mais qui est aussi plus dramatique” (Ryan 2003 : 42). Il estime que les choix de Glassco tendent généralement à clarifier le sens de l’original et à rendre le vers plus rythmique ou lyrique (43). Glassco est enclin à rendre les textes plus aisément “lisibles” en anglais et s’écarte à cette fin, ça et là, du sens littéral. Ryan cite à bon escient la remarque de Pierre Nepveu sur le “prosaïsme parfois lourd et gênant” de la poésie garnélienne et de la résistance qu’oppose celle-ci à la “mélodie accrocheuse” (Nepveu 1988 : 28, cité par Ryan 2003 : 49). De ce point de vue, les traductions de Frank Scott pourraient être perçues comme étant plus fidèles au caractère prosaïque des poèmes sources (50).

Glassco, pour sa part, propose sa façon bien à lui de trancher le noeud gordien de la fidélité en matière de traduction : plus qu’à la lettre ou à l’esprit du TD, il se montre fidèle à sa propre expérience du poème. Pour lui, le traducteur dévoué doit transmettre la vision de la réalité qu’il a reçue du poème, il doit communiquer cette expérience aux locuteurs d’une autre langue (Glassco 1970 : xxii, cité par Ryan : 53). Notons que, selon Glassco, ce n’est pas le message qu’il faut transmettre, mais l’expérience du poème en langue d’origine – ou, en quelque sorte, l’expériencede l’origine, qui est peut-être la seule chose que nous essayions depuis toujours de communiquer.

Si, selon Boas, le système grammatical d’une langue détermine les aspects de chaque expérience qui doivent être exprimés (Boas 1938, cité dans Jakobson 1963 : 83), le TA serait le produit de l’expérience de lecture du traducteur telle que tamisée par sa sensibilité et son idiolecte, telle qu’il se doit en somme de l’exprimer.

L’expérience du poème de Garneau par Glassco conduit ce dernier sur une sente qui se trace au fur et à mesure de sa lecture et qui acquiert en chemin son autonomie propre. L’écart de sens qu’on peut observer en plusieurs endroits entre “Saules” et “Willows” donne à penser que le traducteur est finalement resté pris, en quelque sorte, dans les rets sémantiques tissés par sa propre interprétation du poème. Ou que le poète a pris le dessus sur le traducteur en lui pour faire chanter et danser les saules autrement.