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Une des leçons de vie que Stanley Cavell a remarquablement mise en lumière à travers le cinéma est que les problèmes moraux exigent de nous une qualité trop rarement célébrée : l’inventivité. Cavell montre en outre que les questions morales, banales mais têtues, qui marquent le cours d’une vie humaine sont rarement résolues par l’individu seul. Pour trouver la sortie heureuse de nos perplexités, les méandres de la conversation sont souvent le plus court chemin.

Cavell conclut ainsi son commentaire de The Awful Truth (Leo McCarey 1937) par un rappel baroque et plein d’humour des péripéties qui ont permis aux protagonistes de reconstruire une entente morale :

Un autre inconvénient lié à l’état de mortel, à la parole et à la pensée humaine, c’est qu’il n’est pas aussi facile qu’on le voudrait de franchir des portes ou de les ouvrir. Cela peut nécessiter, et inspirer, une certaine poésie; exiger qu’on avance masqué, ou qu’on se révèle, à travers de drôles de chansons et de danses; qu’on goûte un champagne éventé; qu’on chante en duo avec un chien; qu’on s’affuble d’une chemise de nuit peu seyante; et qu’on appelle un courant d’air à la rescousse. (L’improvisation est-elle une vertu?) Et après tout cela, il faut peut-être encore se laisser emporter par la philosophie avant de pouvoir tenter de rassembler son esprit et son corps pour les faire aller dans la même direction, sans parler de les assortir avec le corps et l’esprit d’un autre. Ce qui est étonnant, c’est que le besoin de clarté est satisfait chez les deux partenaires dans la conversation alors que séparément, il ne l’est pas

2011 : 445-446

C’est dire que la leçon de vie que certains films peuvent offrir à leurs spectateurs ne tient pas en une thèse, en un contenu, en une “morale” qui viendrait conclure une fable; cette leçon de vie tient plutôt à la démonstration de ce que c’est que de résoudre un problème humain, du type de ressources et de capacités, affectives et intellectuelles, qui sont exigées des participants.

Cet article s’inspire de cet enseignement de Cavell pour analyser la manière dont le cinéma européen travaille la question de ce que nous devons aux personnes qui cherchent, légalement ou illégalement, à entrer dans l’espace de Schengen. Deux films serviront d’exemple : Le Havre, film finno-franco-allemand du Finlandais Aki Kaurismäki sorti en septembre 2011, et De l’autre côté, film germano-turc du réalisateur allemand d’origine turque Fatih Akın, sorti quatre ans auparavant.

Je tenterai de repérer dans les intrigues de ces deux films les récits, paradigmes et concepts employés pour raconter les migrations, d’expliciter le type de conversation morale qui est présenté au spectateur, et d’identifier certaines des conditions qui permettent d’assouvir avec plus ou moins de succès le “besoin de clarté” indiqué par Cavell. Je soutiendrai que, sur la question des migrations, le plus grand obstacle à la compréhension est une certaine attitude morale par défaut, faite d’un mélange de mauvaise conscience et de paternalisme, dont un des symptômes est de ne pas arriver à décrire les personnes au-delà de leur statut de “migrants”.

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Si l’on peut parler de malaise moral à propos de l’immigration, c’est qu’en effet la question des migrations tombe encore largement dans l’angle mort de la théorie de la justice contemporaine. Nos théories de la justice nous apprennent à régler les rapports entre citoyens plus ou moins bien lotis; mais elles nous laissent largement démunis lorsqu’il s’agit de déterminer ce que nous devons aux autres, qu’ils habitent sur notre territoire ou très loin de celui-ci. Si l’on cherche à sortir des frontières nationales, le cadre rawlsien défini dans La Théorie de la justice s’effrite et laisse place à une pluralité de doctrines. Certaines théories s’emploient à justifier la préférence accordée à nos concitoyens et confirment la souveraineté d’un État-nation sur son territoire; d’autres au contraire proposent des critiques radicales des frontières nationales qui dénoncent le dernier des privilèges d’un ancien régime en voie de disparition : l’éventail des arguments est extrêmement large, et ne dessine aucun consensus pratique. Nous en sommes largement réduits aux arrangements pragmatiques, limités par notre sens incertain des possibles, avec tout l’inconfort que cela suppose.

Joseph Carens, l’un des pionniers de la théorie politique de la justice migratoire, a exprimé avec éloquence cet inconfort moral qui a constitué la première motivation de son travail théorique. Il décrit comment, lors d’un des épisodes d’émigration illégale depuis Haïti vers les côtes étasuniennes dans les années 1970, son malaise de citoyen ordinaire l’a conduit à orienter ses efforts de théoricien politique :

Je n'avais pas d'idée particulière sur ce que les Américains (ou n'importe qui d'autre) auraient dû faire pour les Haïtiens. Mais je me sentais déchiré entre l'intuition que c’était mal d'exclure des personnes qui se trouvaient si évidemment dans le besoin; et le sentiment qu'admettre toutes les personnes dans la même situation serait une tâche insurmontable, et particulièrement dommageable pour les personnes les plus démunies aux Etats-Unis

1999 : 1082

Le sentiment de malaise que Carens décrit peut être transposé aisément dans un cadre européen : l’opinion publique des pays de l’espace de Schengen se partage entre une appréhension, souvent chargée d’hostilité, devant une immigration ressentie comme menaçante, perturbatrice, vorace; et un sentiment de culpabilité ou de devoir devant une détresse qui exigerait des réactions de sympathie et de générosité.

Ce malaise moral semble d’autant plus aigu que la question des migrations est entourée d’une bonne dose d’ignorance. Qui sont exactement les migrants? Qu’est-ce qui motive les migrations? Quels sentiments ont-ils à propos de leur pays d’accueil? Bien souvent, ces questions ne reçoivent pas des réponses factuelles, appuyées sur une connaissance statistique. Elles suscitent plutôt le renvoi à ce qu’on peut appeler un “imaginaire social” de la migration : des représentations paradigmatiques des migrants et de leurs histoires de vie.

Mais parler de recours à l’imaginaire social dans ce cas n’est pas une manière de critiquer un défaut de raisonnement ou d’objectivité. Au contraire, il existe de très bonnes raisons de faire appel à ces représentations paradigmatiques pour parler de questions politiques. Ces paradigmes fonctionnent en effet comme un intermédiaire entre une connaissance particulière de chacun, rendue impossible par le nombre de personnes avec qui nous devons entrer dans des relations normatives; et des règles générales, qui peinent à s’adapter à des situations toujours changeantes et inédites. Benedict Anderson avait forgé avec succès l’expression de “communauté imaginée” (2006) pour qualifier les nations contemporaines et la manière dont le rapport politique était rendu possible entre des personnes trop nombreuses pour se connaître personnellement. Il faisait reposer l’existence de ces communautés imaginées sur le partage d’éléments culturels comme la langue ou une certaine vision largement reconstruite de l’histoire. Mais l’idée que le rapport moral et politique que nous entretenons avec les autres relève de l’imagination ne vaut pas seulement pour la nation : cela est également vrai du rapport que nous entretenons avec les autres, et en particulier ceux qui sont actuellement qualifiés de “migrants”. L’imaginaire social dans ce cas ne fait pas l’objet d’une construction aussi systématique que la construction de l’imaginaire national n’a pu l’être. Mais il se forge néanmoins de manière efficace par la circulation de récits prototypiques, d’images marquantes, de paradigmes qui semblent représenter le coeur du phénomène envisagé.

Le mot d’imagination doit donc être entendu ici non pas comme la fantaisie débridée, mais comme cette capacité à donner une figure manipulable à des devoirs ou exigences abstraites. Si nos fictions imaginées doivent être de bons guides pour réfléchir sur les questions morales, il est de toute première importance qu’elles soient effectivement représentatives. Elles doivent pouvoir fonctionner comme de bons modèles du réel ou “exprimer” le réel dans le sens où Leibniz définissait ce terme dans “Quid sit idea” : “Est dit exprimer une chose ce en quoi il y a des rapports qui répondent aux rapports de la chose à exprimer” (Leibniz 1998 : 445). C’est sur ce point qu’il doit y avoir une critique des fictions véhiculées, entre autres moyens, par les films traitant des migrations, s’il est vrai que, comme le remarque Jocelyn Benoist, “on n’a jamais que les chimères de sa réalité[1]”.

Le cinéma est à la fois une des sources du matériau de ces imaginaires sociaux de la migration et également un des instruments qui les façonnent. Il vient expliciter les représentations de la normalité humaine, de la sédentarité et de la mobilité, des motivations supposées des migrations, des obstacles et difficultés qu’elles rencontrent ou suscitent. Le Havre et De l’autre côté offrent à leur spectateur deux regards sur l’immigration vers l’Europe d’extra-communautaires, mais deux regards qui façonnent activement notre disposition à agir par l’intermédiaire de paradigmes moraux fort différents.

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Le Havre place d’emblée la question des migrations sous le double signe de la vulnérabilité et de la générosité. Le migrant autour duquel se noue l’intrigue est un enfant togolais, Idrissa, arrivé au Havre dans un conteneur de marchandises en même temps que tout un groupe de migrants illégaux qui cherchaient à atteindre Londres. Idrissa s’enfuit au moment de l’ouverture du conteneur et est aussitôt pris en chasse par les autorités, mais il est recueilli par un Havrais, Marcel Marx, cireur de chaussures de son état. Ce dernier, avec l’aide des habitants de son quartier populaire, va cacher l’enfant et entreprendre les démarches nécessaires pour lui faire gagner Londres par la mer.

C’est donc à travers les yeux des habitants du Havre que nous découvrons l’intrigue, dans une opposition qui se construit peu à peu entre habitants du quartier populaire et machine administrative. La question morale qui est posée est celle de l’accueil et elle s’adresse clairement non aux “migrants” mais aux “sédentaires” que les spectateurs sont censés être.

Le film a immédiatement été reçu en termes explicitement moraux : la critique y a loué l’illustration de qualités de générosité et d’humanité contre des politiques inhumaines de “chasse” ou de “traque” des migrants. On y a vu un “hymne à la solidarité” (Forster 2011), ou encore, de l’autre côté de l’Atlantique, “un conte de fée stylisé et sentimental qui montre comment le monde pourrait être, tout en reconnaissant avec franchise comment il est réellement” (Scott 2011).

La critique a donc applaudi à la fois le courage de traiter un sujet difficile et l’espoir qu’incarne un film qui joue la solidarité des humbles contre la froideur des puissants. Le film est en un sens une représentation paradigmatique du malaise évoqué en introduction et sa séduction repose largement sur son abord franc et direct du thème. Il propose au spectateur d’affronter sa paralysie morale et de la convertir en un sentiment de satisfaction active puisque le spectateur peut se réjouir avec Marx de réussir à faire partir Idrissa pour Londres. Tourné du point de vue de l’habitant du Havre, il explore la question des migrations en partant de la mauvaise conscience européenne, qui va donner le ton, les concepts directeurs et le cadre de formulation du problème.

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Face aux règlements et aux autorités, qu’il présente comme abstraits et inhumains, démesurément violents, Le Havre célèbre l’entraide et la solidarité des vulnérables. On peut prendre pour exemple de cette opposition paradigmatique qui parcourt le film la scène de l’ouverture du conteneur que l’on soupçonne habité par les migrants clandestins : un long plan montre les préparatifs symétriques des photographes de la police, des CRS et de la Croix-Rouge. Au commissaire qui demande, en indiquant l’appareil militaire des CRS : “Est-ce bien nécessaire?”, on répond par un renvoi aux règles, aux autorités, lointaines et implacables : “Selon les directives du ministère de l’intérieur, oui”.

La note d’intention d’Aki Kaurismäki confirme cette perspective :

Le cinéma européen ne traite pas beaucoup de l’aggravation continue de la crise économique, politique et surtout morale causées par la question non résolue des réfugiés. Le sort réservé aux extracommunautaires qui tentent d’entrer dans l’Union Européenne est variable et souvent indigne. Je n’ai pas de réponse à ce problème, mais il m’a paru important d’aborder ce sujet dans un film qui, à tous égards, est irréaliste[2].

Le film a pour objet de travailler frontalement un problème moral et politique trop souvent repoussé loin des regards. S’il peut présenter une leçon de vie, c’est bien parce qu’il prétend nous faire enfin voir un réel inconfortable et oublié.

Cependant, la note d’intention reproduit sur un autre mode les imprécisions et les abstractions du vocabulaire administratif qu’elle met pourtant en accusation : le passage sans solution de continuité entre le terme de “réfugié” et l’expression “extracommunautaires qui tentent d’entrer dans l’Union Européenne” montre que les catégories ici, sont flottantes. En toute rigueur, réfugié et migrant ne désignent précisément pas la même catégorie juridique, et reçoivent des traitements politiques fort différents. En les regroupant ainsi dans la présentation, on souligne le point de vue du film aussi bien que son adresse : le citoyen communautaire qui n’a pas besoin de savoir faire la différence entre réfugié et candidat à la migration, mais qui se pose la question de son propre positionnement moral par rapport à un groupe d’étrangers, dont les motivations disparates lui sont inconnues. Que le migrant migre parce qu’il fuit une répression politique ou parce qu’il cherche à améliorer son ordinaire, voilà une question qui n’est même pas posée, même pas soulevée : elle est considérée comme sans pertinence aucune. Nul besoin, apparemment, d’en savoir autant sur l’étranger migrant. Il suffit que nous ayons le sentiment d’une vulnérabilité qui suscite en nous la pitié. D’où le soupçon qui pèse sur l’usage moral possible de ce film : ici, ce n’est pas tant des migrants qu’il s’agit en réalité, que de nous, citoyens communautaires.

De fait, il n’y a pas de prétention documentaire : le décor et les costumes, qui évoquent l’après-guerre, cohabitent avec des images de reportages couvrant l’évacuation de la jungle de Calais en 2009. Kaurismäki souligne ainsi que “l’histoire pourrait se dérouler pratiquement dans n’importe quel pays européen[3]” et revendique le caractère “irréaliste” de son film. Cet aveu permet au réalisateur de nous montrer ce qu’il veut nous faire voir plutôt que ce que nous verrions réellement : à l’ouverture du conteneur, les migrants sont endimanchés et dignes.

Au lieu [de les montrer de manière réaliste, épuisés et sales], je les ai montré dans leurs plus beaux habits du dimanche – au diable le réalisme. Je les ai fait arriver comme des personnes fières, au lieu de les allonger dans le conteneur dans leur propre saleté, comme, en tout réalisme, cela aurait dû être le cas pour certains d’entre eux après deux semaines d’incarcération[4]

Von Bagh 2011

Il est donc question ici de la bonne description des choses, et Kaurismäki veut nous donner une leçon de regard : voyez la dignité humaine, nous dit-il, plutôt que/derrière la saleté et la pauvreté. Certains passages du film soulignent explicitement cette question de la bonne description comme une question morale. À peine arrivé sur le port, le commissaire Monet interroge un docker : “vous avez donc entendu des appels au secours venant d’un conteneur?”. Celui-ci répond en corrigeant la description, et en la dépouillant aussitôt de sa charge morale : “Plutôt des coups dans la boîte… et des gémissements”. La réponse est clairement une régression : le gémissement redevient un son, une production physiologique, sans plus revêtir la signification humaine d’un appel au secours qui sollicite la compassion et l’assistance de celui qui l’entend.

Le même jeu de re-description déformante est joué à travers les titres de presse. Alors que l’enfant vient juste de s’échapper du conteneur, le spectateur peut lire avec Marcel Marx les gros titres sur le journal de l’homme dont il cire les chaussures : “Des liens avec Al Quaïda? L’un des réfugiés du conteneur en cavale. Armé et dangereux?”. Le film dénonce brutalement une presse qui joue sur la peur, la paranoïa, au lieu de décrire la simplicité des situations.

Le film, à travers la dimension paradigmatique de ses personnages, prétend également nous faire revenir de l’abstraction légale à la singularité des situations. Si le commissaire, qui avoue pourtant volontiers sa misanthropie, se montre pourtant généreux et humain en protégeant la fuite d’Idrissa, il s’oppose à “Monsieur le Préfet”, qui n’est qu’une voix sans visage : représentation abstraite d’un pouvoir lointain qui demande des chiffres, depuis ses bureaux sombres et lambrissés.

Ainsi, si Le Havre, comme le remarque Kaurismäki, ne propose pas de solution, il se situe néanmoins sur le registre de la dénonciation. Il indique des coupables – la presse et ses gros titres, l’aveuglement et l’abstraction du pouvoir – et propose une vision romantique de l’entraide dont savent faire preuve les humbles entre eux, incarnée dans la générosité de l’épicier et de la boulangère, et la solidarité des habitués du café.

J’ai dit plus haut que dans ce film il était en réalité plus question de “nous”, spectateurs supposément européens et sédentaires, que des migrants. Le film est écrit du point de vue de la sédentarité. Il entretient implicitement l’idée que l’humanité se divise en deux catégories : ceux qui ne bougent pas et qui, malgré leur dénuement apparent, sont les riches et les privilégiés; et ceux qui bougent et qui sont vulnérables, qui ont besoin de notre solidarité, de notre générosité, de notre inventivité. Le Havre est seulement une terre de passage pour les migrants, une étape sur la route qui mène du Togo à Londres. On ne présente jamais la manière dont le migrant s’installe, s’arrête, se construit un foyer : Londres est présentée comme une terre promise abstraite. La dernière scène du film, qui montre le bateau de pêche qui a fait traverser Idrissa approchant de la côte anglaise peut faire écho aux images fameuses de l’arrivée des bateaux de migrants sur Ellis Island. Le Havre est pour les migrants rien d’autre qu’une terre de passage et les Havrais sont des agents passeurs, cyniques ou généreux.

L’asymétrie de départ qui caractérise la mauvaise conscience qui provoque le film et l’intérêt du spectateur reste une asymétrie. Elle n’est pas déplacée par le film. On n’apprend rien de plus sur les migrants, comme s’il suffisait au rapport moral avec eux de connaître cette seule caractéristique : ils vont de leur pays d’origine vers un pays étranger. À cette réduction de la complexité humaine des migrants à cette seule dimension s’ajoute leur objectification constante : transportés dans un conteneur, incapables d’en sortir seuls, leurs motivations de sujets ne sont jamais expliquées ni même interrogées comme dignes d’intérêt. Il n’y a, en ce sens, pas de conversation véritable entre des points de vue différents, il n’y a pas d’invention commune d’une sortie de crise. L’enfant migrant est impuissant, purement vulnérable, entièrement livré à la bienveillance des habitants du Havre. En prenant comme paradigme du migrant un enfant, le film entretient une vision qui, dans sa générosité même, est paternaliste. Il y a bien une “clarté”, mais celle-ci ne se construit pas sur la conversation. Le film nous en apprend moins sur les migrants que sur notre propre mauvaise conscience face aux migrants.

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C’est précisément cette motivation de la mauvaise conscience que le film de Fatih Akın De l’autre côté fait complètement exploser en déplaçant les catégories : le film entier, comme le laisse présager le titre, brouille les lignes entre mouvement et repos, étranger et foyer.

Si dans Le Havre, la question “qui est le migrant?” reçoit une réponse évidente et immédiate, la même question posée à propos de De l’autre côté recevrait des réponses bien différentes selon les scènes : le migrant, c’est bien sûr Ali, l’ouvrier turc à la retraite installé à Brême; mais c’est aussi Nejat Aksu, son fils, devenu professeur de germanistique à l’université de Hambourg. Le migrant, c’est Ayten, la jeune fille turque engagée dans un mouvement politique terroriste, et qui pénètre illégalement en Allemagne après une manifestation risquée; mais c’est aussi Lotte, la jeune allemande qui vient à son secours et part à Istanbul pour aider Ayten qui y a été déportée. C’est enfin Susanne Staub, la mère de Lotte : si celle-ci représente au départ la bourgeoisie allemande installée et sûre de son droit, elle se retrouve à son tour en position de migrante, attirée à Istanbul par la tragédie de la mort de sa fille, et renouant avec son propre passé de voyageuse.

Parce que le film et ses personnages oscillent entre Brême, Hambourg, Istanbul et Trabzon, on ne peut pas facilement opposer un ici et un là-bas, un foyer et une zone étrangère : tous les lieux peuvent être tour à tour zone de passage et foyer éphémère. C’est pourquoi le sentiment de familiarité est également un sentiment qui peut saisir les personnages à l’improviste, même dans les lieux qui, a priori, ne l’appellent pas. Le personnage Nejat, de par sa double culture allemande et turque, offre les plus beaux exemples de cette brusque rencontre avec des objets qui nous font soudainement sentir “chez nous” n’importe où : dans la scène d’ouverture du film, alors que Nejat s’arrête dans une station-service du bord de la mer Noire pour acheter de quoi manger sur la route et souhaite une bonne fête de Bayram aux employés; ou encore au moment où Nejat, à Istanbul, entre par hasard dans une librairie allemande et parcourt amoureusement les rayonnages, tandis qu’un air de Bach se fait discrètement entendre dans la boutique.

Le film empêche le spectateur de s’enfermer dans les catégories reçues de sédentarité et de mobilité. Avoir un foyer n’est pas une question fixe, figée : les êtres humains sont capables de transformer bien des lieux en foyers. De ce point de vue, une des caractéristiques les plus remarquables du film est peut-être le traitement réservé aux chambres : à la fois chambres de passage, mais aussi lieux où, de manière éphémère mais obstinée, les êtres humains vont se construire un “chez-eux”. Les plans qui montrent un personnage ouvrant la porte d’une chambre, plein d’appréhension ou de désir, sont caractéristiques et répétés. En même temps que le personnage ouvre la porte et que la caméra balaye les quelques mètres carrés ainsi découverts, la question est posée au spectateur autant qu’au personnage : pourrais-je m’approprier ce lieu? pourra-t-il devenir un endroit accueillant? La réponse est largement imprévisible. Ainsi Ali, qui ouvre la porte de sa cellule de prison et découvre les murs nus, se dirige aussitôt vers la fenêtre grillagée en hauteur : la maison est ailleurs. Ayten, la jeune fille turque qui a pénétré illégalement en Allemagne, passe son temps à passer de chambre en chambre, de foyer en foyer : depuis la bibliothèque universitaire à Hambourg où elle campe à son arrivée en Allemagne, jusqu’à la cellule collective de sa prison aux abords d’Istanbul. Mais au cours de ce voyage incessant, plusieurs espaces vont être des “chez-soi” : chez son amie Lotte, dans sa chambre, ou encore, malgré tout, dans le centre d’hébergement pour les demandeurs d’asile. Le cas le plus intéressant peut-être de ce rapport éphémère mais profond au foyer nous est fourni par Susanne Staub, la mère de la jeune femme qui a trouvé la mort à Istanbul. Alors que Susanne Staub est d’abord présentée dans sa maison à Hambourg comme dans un lieu d’origine, intemporel et indéracinable, elle réussit à trouver un foyer douloureux mais chaleureux dans la chambre que sa fille louait chez Nejat Atsu à Istanbul. Et la transition improbable assurée entre son foyer allemand et son nouveau foyer turc n’est rien d’autre qu’une chambre d’hôtel stambouliote : hôtel “international”, confortable mais impersonnel, qui n’a rien à voir ni avec sa coquette maison bourgeoise allemande ni avec les intérieurs d’Istanbul, le lieu est pourtant tragiquement approprié par le personnage au cours d’une longue nuit où la mère pleure la fille, se roule dans le lit, dans le fauteuil, griffe le sol.

Si Kaurismäki nous présentait l’histoire d’un voyage en sens unique, du Togo à la Grande-Bretagne, Fatih Akın nous décrit des allers-retours constants. Tous les personnages passent plusieurs fois de l’Allemagne à la Turquie et de la Turquie à l’Allemagne, si bien que le film réussit à brouiller les lignes faussement claires entre mouvement et repos, étranger et foyer. Le résultat est que la mauvaise conscience initiale du spectateur européen paraît totalement déplacée, impropre. C’est une attention morale aveugle à ce qui se joue véritablement dans le déplacement des êtres humains.

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Dans ce récit embrouillé où les identités se mêlent et où les terres d’accueil se reconstruisent constamment, il n’y a pas de coupable facile. Certes, les frontières nationales et les contrôles sont présentés comme des régulations qui coupent aveuglément dans les vies. Certes, la tragédie de Lotte et Ayten est scellée au moment où la juge refuse l’asile à cette dernière, tout en reconnaissant par ailleurs le caractère tout à fait raisonnable de sa démarche :

le statut de réfugié est accordé à toute personne persécutée pour ses croyances, sa race, sa nationalité, son appartenance à un groupe social, son action en faveur de la liberté, qui l’exposent à des menaces graves contre sa vie ou sa personne. […] Au vu des négociations pour une adhésion de la Turquie à l’Europe, il est improbable qu’après une demande d’asile déboutée, vous soyez exposée en Turquie à des mauvais traitements physiques, ou même à la torture. […] Le tribunal est au fait de la difficulté de votre situation. Votre engagement politique en Turquie est digne de foi. Je comprends pourquoi vous êtes entrée irrégulièrement sur le territoire. Mais d’après les mesures applicables ici, nous ne pouvons pas considérer qu’à votre reconduite en Turquie vous soyez en danger. C’est pourquoi votre demande d’asile devait être rejetée.

Dans le film d’Akın, il n’y a pas d’opposition entre un centre de pouvoir et une périphérie. Les relations de pouvoir sont beaucoup plus chaotiques et les résistants politiques (comme Ayten) ont également des motivations discutables. De fait, l’impression qui domine est plutôt celle de la faiblesse des motivations politiques, de l’incapacité des personnages à motiver de façon véritable leur action. Les seuls motifs qui semblent tenir la route sont les amours et attachements individuels. Lorsque Susanne Staub demande à Ayten les raisons de sa lutte politique, celle-ci répond avec un ton énergique, mais une idéologie aussi approximative que son anglais : “Pour avoir 100% droits, 100% liberté d’expression, 100% éducation sociale. […] L’Europe est faite […] par des pays coloniaux. C’est la mondialisation, et nous sommes contre.” La réponse de la mère de Lotte n’est guère plus convaincante : “Peut-être qu’avec l’entrée dans l’Union européenne, ça s’arrangera.”

Si le film brouille nos concepts de sédentarité et de migration, il brouille donc aussi les oppositions entre les forts et les faibles, les privilégiés et les démunis, les puissants et les impuissants. Il empêche le spectateur de rester enfermé dans la paralysie de la mauvaise conscience, tout simplement parce qu’il n’est pas possible de conserver les illusions ni de la faiblesse désarmée des migrants, ni de la méchanceté oppressive du système. Lorsque le policier stambouliote demande à Nejat pourquoi il veut payer des études à Ayten, sa réponse est aussi élégante qu’insatisfaisante : “parce que la culture et le savoir sont des droits fondamentaux”. Et le policier a tôt fait de lui rétorquer qu’il y a plus à plaindre qu’Ayten : “Regarde dans la rue, regarde ces dossiers, des enfants kurdes, il y en a partout. Nous avons affaire à eux tous les jours. Des analphabètes poussés à la violence. Tu ne voudrais pas les aider ceux-là?”.

De même que The Awful Truth montre au spectateur comment la conversation se conquiert à travers une série de péripéties inattendues, qui ont l’air d’être des détours sans en être, De l’autre côté propose au spectateur une conversation qui repose sur le même genre de détours tragi-comiques. Pour comprendre les enjeux d’identité et de justice qui se jouent sous le vocable de migrations, il faut un roman écrit en allemand par un auteur d'origine turque et offert par un fils professeur d'allemand à son père en traduction turque (Zwischen zwei Träumen de Selim Ozdogan 2009), il faut des citations de Marx condamnant l’activisme révolutionnaire devant une classe d’étudiants allemands et une terroriste turque endormie, des larmes de désespoir versées dans la chambre anonyme d’un hôtel international, il faut un Allemand d’origine turc qui raconte à une Allemande le sacrifice d’Abraham, il faut une station-service sur la mer Noire et une plage à Trabzon.

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Pourrait-on dire que le film de migrants est un “genre”, comme le film noir ou le western? Gérard Genette (2012) se demandant si on pouvait aimer un genre répondait par une célébration du western[5], qui crée pour l’amateur autant de curiosités délicieuses : comment le réalisateur traitera-t-il les scènes obligées du duel, de la traversée du désert, de l’emprisonnement du gentil? Quels codes servira-t-il? Quels codes déplacera-t-il?

À cette aune, il y a un bien un genre du film de migrants, parce qu’il y a bien un ensemble de lieux repérables et obligés : mises en scène de la nostalgie du foyer, passages de frontière, confrontations avec l’autorité qui refoule ou rejette, heurs et malheurs de la pluralité des langues. Ces scènes obligées se retrouvent à leur tour dans De l’autre côté et Le Havre. La différence de la leçon de vie que ces deux films offrent au spectateur ne tient pas à ces scènes, qui les apparente à un même genre : elle tient à ceux qui sont concernés et impliqués dans ces scènes comme des acteurs.

Chez Kaurismäki, les migrants et les sédentaires sont deux groupes largement distincts. Le film explore notre mauvaise conscience morale. Mais il nous instruit beaucoup plus sur nous que sur les personnes qui émigrent/immigrent et à ce titre, il ne réussit pas à éviter le ton de la leçon. Chez Akın c’est l’inverse qui se produit : les frontières sont brouillées, chaque être humain est à la fois constamment en mouvement, et pourtant toujours en train de se reconquérir un foyer dans le petit bout d’univers qu’il habite, l’espace d’un instant.

De même que Stanley Cavell analysait les conversations privées pour montrer comment les protagonistes réussissent ou échouent à trouver leur voix, de même certains des problèmes politiques exigent cette capacité d’invention d’une conversation. Il me semble que certains des films de migrants réussis offrent précisément cela : l’invention d’une conversation qui va au-delà de la bonne ou mauvaise conscience originelle des acteurs.