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À travers le “Journal du botaniste” inséré dans La Quarantaine, Le Clézio révèle un pan de l’imaginaire scientifique propre aux découvertes : c’est en effet la figure de l’explorateur qui se dessine à travers ce personnage pétri de connaissances sur les plantes exotiques, parcourant l’île dans ses moindres recoins, collectant à la manière des anciens herboristes divers spécimens. En plus de dresser par ce biais une description riche et variée de la végétation de l’île Plate, le récit rappelle l’importance des voyages à la fois dans l’histoire de la circulation des plantes et dans la constitution de l’imaginaire scientifique lui-même. Pourtant, ce n’est pas John Metcalfe, le botaniste, mais bien Ananta, la guérisseuse et servante des bûchers d’origine indienne, qui détient le savoir nécessaire au traitement des malades, un savoir populaire qu’elle transmet à sa fille, Surya. En plus de posséder des vertus salvatrices, le végétal se trouve à la base de l’alimentation des coolies, qui cultivent de petits jardins, alors que les Blancs ne comptent que sur la nourriture apportée par les bateaux. Le Clézio rappelle dans ce roman les liens étroits entre l’humain et le végétal, des liens qui semblent s’être distendus en raison de la spécialisation des savoirs, alors que dans l’imaginaire les plantes restent intimement liées à la vie humaine: “Ce sont les plantes qui sauvent les hommes”, dit Metcalfe, le botaniste (268), peu de temps avant de mourir; une phrase répétée plus loin dans le roman, au futur, au moment où la vie de Suzanne risque elle aussi de basculer : “Ce sont les plantes qui sauveront les hommes.” (448) De fait, c’est la bevilacqua qui sauvera Suzanne. J’analyserai tout d’abord la figure du botaniste, puis les liens entre le carnet et la carte, ensuite le rôle joué par Léon, “celui qui relie” (dans tous les sens du terme), avant d’étudier la manière dont se manifeste le rapport aux plantes chez Ananta et sa fille Surya. Je conclurai avec une réflexion sur le rôle des plantes de manière plus générale dans le roman.

Le journal du botaniste

La présence la plus évidente du végétal dans La Quarantaine se manifeste dans les quelques fragments du JOURNAL DU BOTANISTE (le titre est en majuscules dans le texte) insérés à l’intérieur du récit. Quelques repères, pour commencer : la première occurrence intervient à la page 69, soit peu de temps après le début de la partie principale, prise en charge par le narrateur-personnage Léon le Disparu et intitulée “La Quarantaine”. La dernière occurrence se situe à la page 203, juste avant que John Metcalfe soit emmené sur l’îlot Gabriel pour y mourir; elle ne contient que 7 lignes. En tout, neuf fragments d’une longueur variable, de quelques lignes à une page au maximum, relatent les découvertes du scientifique, avec force de noms latins, dans un style facilement reconnaissable, caractéristique des notations scientifiques. Comme l’explique bien Madeleine Borgomano, qui y voit une marque d’intertextualité, c’est le brusque arrêt de ces inserts au fil du texte qui marque le lecteur étant donné que le départ de John sur l’îlot Gabriel signe en quelque sorte son arrêt de mort : “Alors, la sècheresse et la sobriété du journal, l’énumération de tous ces noms savants, et l’effacement de l’observateur deviennent bouleversants” (2006 : 7). Ce n’est que longtemps après, au moment de quitter définitivement l’île Plate, que Léon trouvera le carnet parmi les affaires rassemblées par Sarah Metcalfe dans l’espèce de tanière où elle se terre depuis qu’elle a perdu l’esprit.

Le journal se détache de manière tranchée du reste du texte : sur le plan visuel tout d’abord, puisque les fragments sont mis en italiques; sur le plan du genre, puisqu’il s’agit d’un journal, d’un écrit à la limite du littéraire, un écrit fragmenté, à peine rédigé : “Sorti de bonne heure afin d’éviter la chaleur. Sol aride et caillouteux autour de La Quarantaine, diverses variétés de chiendent, toutes endémiques” (69). Pas de narration ici, ou si peu, mais une observation précise et objective de l’environnement. Si John Metcalfe se rend à Maurice avec sa femme, Sarah, pour enseigner, il a aussi l’intention de poursuivre ses recherches botaniques. C’est sans doute pour cela qu’il est l’un des seuls dont le regard n’est nullement modifié par l’installation forcée à l’île Plate. Il se conduit comme partout ailleurs, c’est-à-dire en homme curieux de découvrir son environnement. Seule la maladie aura raison de lui, et l’empêchera à mener à bien ses explorations.

Ces notations brèves et sèches ne retiennent pas à première vue autant l’attention que le destin des personnages principaux, ou encore que le parcours d’Ananta depuis l’Inde, surtout quand on n’est pas un spécialiste dans le domaine et que la plupart des noms de plantes nous sont inconnus. Ces pages qui semblent avoir été écrites sur place nous donnent directement accès à la flore de Plate, elles sont d’abord et avant tout perçues comme des documents : en nommant les caractéristiques du lieu, elles disent le réel, elles donnent une épaisseur à l’espace géographique arpenté par les individus de papier. L’effet de réel qu’elles procurent aide le lecteur à plonger dans un monde qu’il s’apprête lui aussi à explorer, coin par coin, plante après plante, en partageant cet engouement propre à l’explorateur.

Le personnage de John Metcalfe rassemble tous les traits de la figure du savant, ce qui permet l’insertion de la science dans la fiction, comme l’explique Marina Salles :

La science n’apparaît plus désormais [après Les Géants] que de manière oblique et étroitement mêlée à la fiction. La Quarantaine présente ainsi une belle figure de savant en la personne du botaniste Metcalfe, dont l’action positive – rechercher les plantes qui assureraient la survie à l’île Plate – sert de repoussoir aux combats ethnico-politiques qui déchirent les communautés en présence

2006 : 189

Il s’agit en effet d’un homme passionné par les plantes, dont tous les gestes sont reliés d’une manière ou d’une autre à cette passion. Alors que les autres passent leurs journées à attendre les secours, il est de son côté très occupé : dans la journée, il herborise, et le soir, il travaille avec sa femme à la conservation et à l’identification de ses découvertes :

Il cueillait les spécimens, détachait les racines en creusant doucement autour des radicelles, plaçait chaque feuille entre les claies garnies de feutre humide. Le soir, à la lumière du quinquet, il ouvrait le bocal de formol qui empestait toute la pièce. “Metcalfe, vous nous faites respirer une odeur de mort!” lui criait Jacques. Et lui, son grand corps penché en avant, sa tête rouge transpirant à la chaleur de la lampe, enduisait les feuilles et les racines avec son pinceau à pâtisserie imprégné de l’élixir d’éternité. Puis il dictait le nom à Sarah, lentement, qui l’écrivait à la mine de plomb sur le cahier, comme une formule magique

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Si le caractère obsessif du personnage ne nous étonne pas outre mesure, c’est parce que nous connaissons déjà ce trait de caractère souvent associé au savant, à l’explorateur, au chercheur : la passion qui obnubile au point d’effacer tout le reste. Metcalfe cherche une plante en particulier, l’indigotier, avec une sorte de fièvre, une passion que lui seul peut comprendre. D’ailleurs, Metcalfe et Léon, qui l’accompagne, sont comparés à “des chercheurs d’or” (341), ce qui n’est pas sans rappeler cet autre roman indiaocéanique de Le Clézio entièrement axé autour de la quête obsessive d’un trésor.

Si la figure de Robinson s’applique surtout aux naufragés, la dimension exploratoire est incarnée par John Metcalfe, et par Léon aussi d’une certaine manière, puisqu’il prend l’habitude de l’accompagner dans ses randonnées. La reconnaissance de l’île se fait de manière méthodique : le 28 mai au matin, John explore les alentours et la pointe plus au nord; puis, avec L. (Léon), il va du côté ouest; le 29 mai en après-midi, il pousse la reconnaissance jusqu’à la côte sud-ouest; le 10 juin en après-midi, c’est la côte nord-est; le 12 juin il classe ses découvertes; le 15, il profite de l’incursion vers Palissades pour identifier plusieurs plantes; le 18, on a droit à une longue énumération; le 19, avec L., il se rend sur la pente est du volcan, “malgré la fatigue”; le 21 juin marque le commencement du doute, symbolisé par le point d’interrogation après la date : c’est ce jour-là qu’il va explorer le contrefort du volcan. Une grande diversité d’espèces végétales est ainsi répertoriée dans le roman, ainsi que le montre Jean-Florent Gnayoro dans son livre sur L’expression de la nature chez Giono et Le Clézio (Gnayoro 2011).

Le carnet et la carte

Chacun des fragments correspond donc à un endroit précis de l’île, ce qui renvoie à la carte présentée au tout début du livre. D’ailleurs, quand on observe les liens entre la carte et le carnet, on s’aperçoit qu’ils sont assez nombreux : le calepin noir relié de rouge porte une étiquette sur laquelle Sarah a écrit “Flat Island, 28 may 1891[1], alors que la carte a pour légende les mots suivants : “Flat Island, According to the Surveys in 1857 by Corby Govt Surveyor”. Alors que partout ailleurs dans le roman, le toponyme “île Plate” est donné en français, il se présente différemment uniquement dans ces deux documents, ce qui tend à rappeler subtilement que l’anglais est à la fois la langue du pouvoir en ces lieux et l’idiome le plus répandu dans le domaine des sciences et de l’exploration depuis le 19e siècle.

Tout comme la carte, le carnet nous fait accéder à la géographie et à l’histoire de l’île. On s’aperçoit en effet que les plantes ont conservé la mémoire des lieux : les badamiers groupés à l’abri d’un ravin, dont le plus grand a 30 ou 40 ans, ont sans doute été plantés : “Cela pourrait dater de la plus ancienne occupation de l’île (1856, premier établissement de la Quarantaine à l’île Plate)” (95). Soit un an avant l’élaboration de la carte. Quand Metcalfe constate “l’étendue et la variété des ipomées, autrement dit batatrans” (153), il se livre à un examen étymologique dont il retient surtout la variation créole, batata, “importée jadis par les bateaux négriers qui joignaient le Brésil aux Mascareignes” (153), ce qui rappelle un épisode tragique de l’histoire. Quand il trouve des “spécimens d’agave américain”, il se dit qu’ils “ont sans doute été plantés par les premiers occupants”, “pour raison médicinale” (124). Enfin, il se demande si la variété utilis des “beaux pandanus (vacoas)” est “cultivée par les immigrants, pour la fabrication de sacs et de sandales” (83), ce qui sera confirmé un peu plus tard quand nous ferons la connaissance de Surya, qui ne se sépare pas de son sac en vacoa.

Cherche-t-il vraiment les plantes qui pourraient sauver les gens? Rien n’est moins sûr. D’abord, il faut bien admettre qu’il est l’un des premiers à mourir. Et quand on observe le déroulement des événements, on est en droit de se demander si son obsession n’est pas à l’origine de sa perte : il faut en effet se rappeler qu’il s’installe dans le bâtiment de l’infirmerie parce que parce que les autres se plaignent de l’odeur du formol, qui est insupportable (107). Or, à l’infirmerie, il est constamment en contact avec les deux malades : Nicolas, le quartier-maître, et M. Tournois, le négociant. La fièvre physique a en quelque sorte succédé à la fièvre de l’explorateur.

Ce que cherche Metcalfe avec tant d’avidité, c’est l’indigotier. Son carnet se termine d’ailleurs sur ces mots : “Sol et exposition favorables à l’indigotier. Contrefort du volcan : Indigofera argentea (sauvage). Certitude de trouver tinctora” (203). Ce qui motive ses recherches, c’est l’espoir de trouver l’indigo utilisé pour la teinture, comme il l’indique dans l’avant-dernière entrée : “J’attends la découverte prochaine de l’indigotier” (154). Léon le dit de façon plus nette encore : “Je laisse John Metcalfe à la recherche de l’indigotier sauvage auquel il voudrait donner son nom” (86). “Il cherche avec obstination la présence de l’herbe à indigo. Il est persuadé que l’endroit serait idéal pour commencer une plantation, qui permettrait une amélioration des conditions de vie des immigrants en quarantaine” (85). À ce motif économique, s’ajoute donc une ambition personnelle, scientifique, car il est sûr de trouver “le spécimen qui manque à la chaîne, et qui unira Plate à Maurice et à Madagascar – et au-delà, au continent austral” (156). Alors qu’il semble connaître les vertus médicinales de certaines plantes, il ne tente pas de se servir de ses connaissances pour enrayer la maladie, ce qui peut paraître à première vue assez étrange. Le botaniste sait que les herbes ont le pouvoir de sauver les gens (comme on l’a vu, sa phrase est répétée à deux reprises), mais il est aveuglé par son obsession; il ne voit pas les plantations de légumes des coolies (situées vers le milieu de l’île, un endroit qu’il n’a pas exploré), il ne voit pas la source, pourtant bien meilleure que l’eau croupie des citernes infestées de moustiques, il ne voit pas l’intérêt de récolter de la bevilacqua, qu’il découvre pourtant en grande quantité près de Palissades. Le botaniste ne travaille pas de pair avec le médecin : entre les deux il manque un lien, un apothicaire peut-être, ou encore une manière de penser et d’utiliser les savoirs autrement. Tout comme John Metcalfe armé de son carnet et de son pinceau à formol, Jacques, le médecin, ne se sépare pas de sa bouteille de Condys fluide, ni de sa malette de docteur, dans laquelle se trouvent les comprimés de quinine. Mais ces objets auxquels il s’accroche comme à une bouée ne l’empêchent pas d’échouer lamentablement dans son rôle de thérapeuthe : “Je ne suis pas un médecin, je suis un balayeur, un fossoyeur. J’arrose tout avec du désinfectant. Je mets le feu aux habits” (209).

Cette carence, cette absence de liens entre le botaniste et le médecin renvoie à une autre absence de liens, entre les deux communautés en présence sur l’île. Et c’est Léon, l’autre explorateur de l’île, guidé quant à lui par ses émotions et sa sensibilité, qui permet de faire le lien entre ces deux manières de comprendre le végétal. Parce qu’il transgresse la frontière établie par les hommes sur l’île, parce qu’il persiste à revoir Surya, dont il est amoureux, il relie les deux communautés, les deux manières de comprendre le monde et les plantes. C’est lui qui permet aux différents types de savoirs de se rencontrer.

Léon, celui qui relie

Comme le montre bien Isabelle Roussel-Gillet dans J.M.G. Le Clézio écrivain de l’incertitude, l’écriture leclézienne prend souvent l’aspect du tissage : “Lien, lisière, pointe, contrepoint, ouvrage (où filer la métaphore) : tous ces mots du vocabulaire de la couture que nous utilisons ont trait à cette promesse de liaison et rendent hommage à ce que Barthes écrivait du texte/tissu, du texte comme patchwork d’autres textes (lieu d’intertextualité), d’une possible esthétique de la relation” (2011 : 162).

Si les extraits du carnet émaillent le récit de Léon, c’est parce que ce dernier en est l’ultime dépositaire. En héritant du carnet, le jeune homme hérite aussi du savoir de Metcalfe : “J’ai laissé l’argent et les lettres, et j’ai pris le calepin noir. Il me semble que John l’a laissé juste pour moi, pour que je me souvienne, que je continue après lui les leçons de botanique” (448). Après la mort de John et d’Ananta, Léon se met lui aussi à cueillir :

J’ai cherché des feuilles dans les rochers, près du piton. Les leçons de John Metcalfe n’ont pas été inutiles. Sur le versant ouest j’ai trouvé des feuilles de psiadia à dentelures larges, qui sont bonnes pour le baume. J’ai même trouvé dans un recoin abrité de l’amarante rustique, que Surya appelle des ‘brèdes malbar’ et de la castique. Et un peu plus bas, sous le glacis des pailles-en-queue, de la citronelle, avec laquelle je pourrai faire du thé pour Suzanne

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Léon a hérité du savant tout comme Suryavati a hérité de sa mère, Ananta, sauf que dans un cas le savoir est transmis de mère en fille alors que dans le premier cas, il ne passe pas par la tradition orale, mais par l’écriture, medium privilégié par la science, ayant pour support le calepin noir, lié “par un galon rouge” (448). Pour lire, pour lier, il faudra dans un premier temps délier. Léon devra enlever le galon, mais aussi se séparer de son groupe, de sa famille, et s’approcher du groupe des parias.

La figure de la guérisseuse

Dans ce roman placé sous le signe de la maladie – je rappelle que c’est en raison de l’épidémie de variole que les passagers sont placés en quarantaine et qu’ils ne peuvent continuer leur route comme prévu jusqu’à Maurice – c’est une jeune fille issue d’un milieu marginal, paria, la fille des Doms, des bûchers, qui détient le pouvoir de guérir, et cela parce qu’elle a hérité de la connaissance des plantes de sa mère, Ananta, qui est clairement désignée comme une guérisseuse : “Elle est comme la mère des parias, elle connaît les plantes, elle sait guérir, détourner les ‘yangues’” (193). Cela dit, Ananta est alitée au début du récit. On ignore de quoi elle souffre, mais on sait que ce n’est pas de la variole en tout cas. Elle est allée voir le médecin, puis le longaniste, sorte de sorcier-guérisseur, qui a pris du bhang, des herbes psychotropes, pour aboutir au même résultat. Il lui a seulement donné des feuilles pour calmer la douleur (256). Ni les médicaments, ni les plantes ne peuvent la guérir. Surya s’occupe donc du bûcher de sa mère, sans un mot. Entre elles deux, ce sont surtout les gestes qui parlent : la transmission du rôle de guérisseuse entre la mère et la fille s’effectue dans l’action, dans la discrétion, dans le silence, dans le non-dit du texte.

L’article de Thierry Léger sur “L’écriture médecine” de Le Clézio s’avère particulièrement intéressant pour examiner la dimension thérapeuthique à l’oeuvre dans ce roman.

l’écriture thérapeuthique de Le Clézio s’éloigne de[s] questions [de la conscience et du moi] pour s’orienter vers l’autre, les marginaux, les exclus, les vaincus, et montrer qu’ils possèdent en eux une richesse incomparable, une façon d’être au monde plus équilibrée que celle des sociétés occidentales. Nous avons alors affaire à une écriture qui dénonce les injustices mais qui montre aussi la voie vers une vie autre, plus simple peut-être, mais avant tout plus harmonieuse, au contact de la nature

2009 : 110

Surya ne connaît pas les termes latins, elle ignore tout des méthodes propres à la science, mais c’est elle qui sauve la belle-soeur de Léon. Tout comme le médecin ne se sépare pas de sa malette, elle a toujours avec elle son sac de vacoa (tissé à partir de plantes présentes sur l’île), qui lui sert à transporter des herbes remèdes : “En examinant les feuilles, j’ai reconnu la bevilacqua, dont John avait trouvé toute une plantation sur l’escarpement, près des Palissades, le jour où Ramasawmy nous avait interdit le passage. J’ai même retenu son nom latin, Hydrocotile asiatica” (360).

Comme le montre bien Denise Le Dantec dans son ouvrage L’homme et les herbes, les herbes médicinales suggèrent “un regard où le corps, la maladie et l’herbe-remède s’assemblent dans un même territoire de compréhension capable de poser à la médecine contemporaine la question : qu’est-ce que le corps? qu’est-ce que soigner? qu’est-ce que savoir?” (2010 : 185) Avec des gestes tout simples, Surya fait ce que ni le botaniste, possédant un savoir détaché des effets sur le corps, ni le docteur, dont le savoir ne comprend pas la connaissance des plantes, ne peuvent faire : savoir reconnaître les plantes qui guérissent, concocter un cataplasme, guérir celle qui était condamnée à mourir. La bevilacqua semble être un remède assez connu puisque Mari, le gardien, l’utilise déjà. C’est aussi un nom de famille assez connu, l’équivalent de Boileau en français, qui comme le souligne Jacques de manière ironique est aussi le nom de la personne responsable de l’épidémie :

Ils s’en sortiront peut-être. Mari leur fait des compresses. Il y a une plante sur Gabriel, la bevilacqua, il dit que c’est bon pour calmer les plaies.” Il ricane un peu. “Bevilacqua! C’est Boileau, le nom du commandant qui nous a emmenés à Zanzibar, pour son rendez-vous galant, et qui nous a valu l’épidémie de variole. Il doit y avoir une loi secrète…”

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Loi secrète de l’écriture, qui se sert de l’onomastique pour faire résonner entre les noms et les plantes toutes sortes d’échos.

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Loin de s’arrêter à la dimension thérapeuthique, ce roman nous rappelle à sa façon que le végétal est aussi à la base de l’alimentation, de l’habitat, du textile, du parfum, de tous les aspects de la vie en somme. Quand Léon découvre le village des coolies, il est d’abord captivé par les odeurs de cuisine (il remarque le pain, le cari, le persil, les galettes de dol, l’odeur du basilic et de la coriandre) et il admire de loin les toits de feuilles tressées. Quand il entrera dans la hutte d’Ananta, plus tard, il distinguera par terre la natte de vacoa. Le soir, c’est l’odeur de santal qui assaille ses narines. Quand il part le premier jour en reconnaissance avec John, c’est à la recherche de baies et de plantes comestibles, mais la récolte est bien maigre. La recherche prendra bien vite des allures plus scientifiques et délaissera cet aspect trivial. Pourtant, Léon fait tout seul un grand nombre de découvertes : auprès des huttes des parias il aperçoit des jardins où poussent des légumes, du basilic, des patates, des cannes, des chouchous, des lalos. Plus loin, se trouve une plantation de palmistes et de cocos (251). Par rapport aux Blancs réfugiés dans les bâtiments de la Quarantaine qui ne se nourrissent que de la nourriture apportée par les bateaux, la différence est très nette. Les Indiens arrivés sur l’île en même temps qu’eux ont adopté le mode de vie de ceux qui les y ont précédés et qui se sont adaptés à leur milieu. Cette différence culturelle, qui affecte aussi bien le domaine de la phytothérapie que celui de l’alimentation, laisse entrevoir un autre type de rapport aux plantes. Comme le rappelle Lévi-Strauss dans La pensée sauvage, on aurait tort d’opposer la science aux savoirs véhiculés par la tradition, car ces derniers ont été également élaborés grâce à la curiosité et au désir de connaissance qui constituent au fond les principaux ressorts de l’esprit scientifique :

Pour transformer une herbe folle en plante cultivée […] faire apparaître […] des propriétés alimentaires ou technologiques qui, à l’origine, étaient complètement absentes ou pouvaient à peine être soupçonnées […] pour élaborer des techniques, souvent longues et complexes, permettant de cultiver sans terre ou bien sans eau, de changer des graines ou racines toxiques en aliments [...] il a fallu, n’en doutons pas, une attitude d’esprit véritablement scientifique, une curiosité toujours en éveil, un appétit de connaître pour le plaisir de connaître

cité dans Le Dantec 2010 : 185

Ce que les guérisseuses ont su maintenir, c’est la primauté du vivant, le désir d’aider l’autre, avant toute considération d’ordre économique ou scientifique, avant toute ambition personnelle. Si leur désir de connaître n’est pas aussi intense que celui du botaniste, en revanche, leur connaissance intime des plantes est avant tout pragmatique. Les plantes possèdent le pouvoir de fasciner, le pouvoir de guérir, ce récit nous le rappelle. Mais de l’indigotier à la bevilacqua, du batatran au vacoa, un autre pouvoir se dessine, magique celui-là, le pouvoir des mots, capable de nous transporter jusqu’à l’île Maurice pour voir enfin, toucher et sentir la végétation de l’île Plate.