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“Quelle est la fonction adéquate de l’homme si ce n’est d’incarner des idées générales dans des créations artistiques, des utilitaires, et par dessus tout, dans la cognition théorique?”

- C. S. Peirce “Evolutionary Love” (EP2 : 443)[1]

Trouve-t-on chez Peirce, et en particulier dans sa conception de l’esthétique, une réflexion qui soit pertinente pour la théorie ou la philosophie de l’art – ce que d’aucuns nomment aujourd’hui l’esthétique? C’est à partir de cette question que j’ai cherché à interroger les écrits de Peirce, surtout les textes tardifs dans lesquels il explique sa conception des sciences normatives et du pragmaticisme. Nous verrons qu’au coeur de la problématique se creuse à l’évidence l’écart qui sépare la conception peircéenne de l’esthétique comme science normative de l’admirable-en-soi et la conception courante de l’esthétique comme philosophie de l’art. Peirce lui-même semble s’y être heurté, comme en témoigne ses nombreuses hésitations lorsque d’aventure il s’engage sur le terrain de l’esthétique. En outre, il est impossible d’avoir la certitude que Peirce soit jamais parvenu à une position définitive ou satisfaisante à ses yeux sur le sujet. Mais l’absence d’une véritable synthèse qui permettrait de tirer au clair une fois pour toute la place qu’occuperait l’oeuvre d’art ou encore l’expérience esthétique au sein de l’esthétique peircéenne, ne signifie en rien qu’il n’y ait aucun intérêt ni même aucun enseignement à tirer de la question. C’est donc sur ce terrain incertain que j’aimerais convier le lecteur. Les quelques conclusions auxquelles j’arrive n’ont rien, elles non plus, de définitif et sont au mieux des hypothèses et des remarques exploratoires.

Je commencerai par un rappel de ce que Peirce entend par “esthétique” et du rôle qu’il envisage pour cette “science normative” depuis la perspective de sa classification des sciences. Je me questionnerai ensuite quant à quelle conception de l’oeuvre d’art et, surtout, de l’expérience esthétique il est possible d’en dégager.

Esthétique et sciences normatives

D’emblée il faut souligner que ce que Peirce entend par “esthétique” se distingue de ce qui, dans la tradition moderne et post-kantienne, est désigné comme cette partie de la philosophie qui se consacre “à la science du beau, plus précisément du beau artistique” comme le disait Hegel en définissant ainsi cette science au tout début de son Esthétique (1979 : 9). Contrairement à cette tradition qui a fait de l’art son cheval de bataille, la conception peircéenne paraît à première vue assez peu préoccupée par le domaine artistique. Qui plus est, Peirce semble parfois même mépriser l’esthétique au sens courant du terme, comme en témoigne un manuscrit daté de 1911, où il écrit qu’il faudrait remplacer “cette sotte science esthétique qui ne cherche qu’à assurer notre plaisir de la beauté sensuelle” par une “méditation” sérieuse des idéaux (EP2 : 460). Plus tôt, dans le “Minute Logic” de 1902, il avait également écrit que l’esthétique avait été “handicapée par sa définition comme science de la beauté (“beauty”) (CP 2.199) et que les logiciens devraient à tout prix éviter la manière allemande qui consiste à faire appel à la sensibilité et aux sentiments (“feelings”) pour juger la valeur d’un raisonnement (CP 2.165).

On sait que Peirce a mis beaucoup de temps avant de donner à l’esthétique une place importante dans son système philosophique à titre de science normative auprès de l’éthique et de la logique. Et il est vrai que, vu d’ensemble, ses nombreuses contributions à la philosophie sont plutôt celles d’un logicien que d’un spécialiste d’éthique ou d’esthétique – en particulier si l’on considère cette dernière comme la science philosophique de l’art. À de nombreuses reprises Peirce mentionne qu’il se considère trop peu informé, voire même incompétent, en matière d’esthétique : “comme beaucoup de logiciens, écrit-il en 1903, j’ai trop peu médité ce sujet” (CP 2.197). Mais il ajoute aussitôt : “de prime abord, l’esthétique et la logique semblent appartenir à des univers différents. Ce n’est que très récemment que j’ai été convaincu que cette façon de voir (“seeming”) est illusoire et qu’au contraire, la logique requiert l’aide de l’esthétique. La question n’est pas encore très claire à mes yeux” (ibid.).

Peirce insiste sur le fait que les sciences normatives ne sont pas concernées par ce qui est (“what is”) ou par ce qui doit être (“what must be”), mais qu’elles cherchent plutôt à mettre au jour les conditions de possibilité permettant de considérer ce qui devrait être (“what ought to be”) en matière de sentiment, d’action, et de pensée. Elles ont donc pour objet “les lois universelles et nécessaires de la relation des phénomènes à des fins” (5.121). C’est pourquoi Peirce souligne également que les sciences normatives sont les “plus purement théoriques des sciences théoriques” (CP 1.282). C’est-à-dire que contrairement à certaines sciences pratiques qui prétendent discriminer et évaluer des sentiments, des actions, et des pensées concrets et manifestes, les sciences normatives travaillent au plan théorique à cerner les conditions qui rendent possible ce genre de discrimination et d’évaluation. Or, seule l’idée de fins ou d’idéaux auxquels il conviendrait, autant que possible, de se conformer afin qu’ils s’accomplissent, permet de considérer concrètement “ce qui devrait être” en matière de sentiment, de conduite, et de pensée, et donc d’envisager des discriminations dans le domaine pratique – par exemple, entre une action bonne ou mauvaise au plan éthique. Cela explique aussi la facture dyadique dominante des sciences normatives dans la mesure où “ce qui devrait être”, c’est-à-dire la conformité des phénomènes à des fins conçue sur un mode conditionnel, ne saurait être envisagée comme un fruit du hasard ou de la nécessité, mais plutôt comme le fait d’un processus rationnel de délibération soumis à l’auto-contrôle et à la critique, et propice à la croissance ainsi qu’à la formation d’habitudes. En outre, bien que les fins soient Troisièmes selon Peirce, le recours à la délibération et à l’auto-contrôle – lesquels supposent toujours effort ou résistance – comme condition rendant possible la libre conformité des phénomènes à des fins, met bien en évidence la dualité qui donne aux sciences normatives leur caractère dyadique (cf. “The Basis of Pragmaticism in the Normative Sciences” [EP2 : 385]).[2]

En plus de ce caractère dyadique qu’elle partage avec les autres sciences normatives, l’esthétique possède aussi un caractère monadique, relatif aux propriétés dyadique de l’éthique et triadique de la logique. Cette division catégorielle des sciences normatives reflète la nature des objets dont elles traitent, soit les qualités de sentiment pour l’esthétique, la conduite pour l’éthique, et la pensée, c’est-à-dire l’usage des signes, pour la logique. Elle témoigne également du principe architectonique de la classification des sciences, selon lequel la logique et l’éthique requièrent l’aide de l’esthétique.

Or si la “critique des arguments” et ce qu’on pourrait appeler le “contrôle” de la conduite, c’est-à-dire la logique et l’éthique, font appel à l’esthétique, c’est que leur rationalité repose sur l’idée d’une finalité, d’un idéal, de quelque chose d’admirable que l’action et la pensée viseraient à rendre concret au moyen d’habitudes rationnelles. Car adopter un idéal et s’efforcer de le réaliser par notre conduite et notre raisonnement présuppose la possibilité de former des idéaux qui s’associent à quelque chose d’admirable en soi, un idéal suprême. C’est en ce sens, précisément, que l’éthique et la logique requièrent toutes deux l’aide de l’esthétique. Non plus la science du beau artistique, l’esthétique, chez Peirce, est donc la science de l’admirable, de la finalité même, dont le bien en éthique et la vérité en logique constituent des versions spécialisées. Plus précisément, il s’agit de la science qui étudie la formation des idéaux et de l’idéal suprême, le summum bonum. Comme l’écrit Peirce, “Pour que la conduite puisse être entièrement délibérée, l’idéal doit être une habitude de sentiment qui a grandit sous l’influence d’un processus d’auto-critiques et d’hétéro-critiques; et la théorie de la formation délibérée de telles habitudes de sentiment est ce qu’on devrait entendre par esthétique” (CP 1.574; EP2 : 378).

Un tel idéal, explique Peirce, doit être admirable en soi, c’est-à-dire indépendamment de toute autre chose ou raison. À cet égard, il doit d’abord être envisagé sous l’angle de sa Premièreté, à titre de qualité de sentiment (“quality of feeling”), ce à quoi Peirce ajoute qu’il s’agit d’une habitude de sentiment.[3] Or, du coup, cela exclut la possibilité de faire du plaisir l’idéal suprême, car ce dernier, à l’instar de la douleur ou du déplaisir, n’est pas à proprement parler une qualité de sentiment – ni une habitude de sentiment –, mais plutôt, explique Peirce, un sentiment “secondaire” ou une forme de généralisation qui regroupe ensemble différentes qualités de sentiment qui nous attirent mais demeurent distinctes (cf. “The Basis of Pragmaticism in the Normative Sciences” [EP2 : 379]). Si le plaisir accompagne toute forme d’accomplissement de l’idéal, c’est donc comme symptôme et non à titre de cause. Mais que faut-il entendre au juste par “habitude de sentiment”?

Nous savons que Peirce conçoit l’habitude en fonction de la tendance qu’exhibent les phénomènes à se régulariser et à se reproduire de façon indéfinie dans le futur, c’est-à-dire à se déployer dans un continuum. Alors qu’une qualité de sentiment apparaît comme une monade au sein d’une conscience, grâce à son apparence elle possède la “puissance” de rendre plus probable qu’auparavant sa reproduction, sa croissance, voire sa régularisation. Or, une qualité de sentiment ainsi régularisée, c’est aussi ce que Peirce appelle une idée. Lorsqu’en effet des sentiments “deviennent soudés ensemble par association le résultat est une idée générale” (CP 6.137). C’est là le principe même de la prise d’habitude que Peirce décrit comme la “loi de l’esprit” et qui est au coeur de son synéchisme. “Les sentiments, écrit-il, ont tendance à se répandre; des connections entre sentiments éveillent des sentiments; des sentiments voisins s’assimilent; les idées sont aptes à se reproduire. Il s’agit là d’autant de formulations de l’unique loi de la croissance de l’esprit” (CP 6.21). Par conséquent, le summum bonum peut être défini comme la qualité de sentiment de l’admirable en soi qui se répand, grandit et se reproduit par habitude, et dont le principe de croissance, c’est-à-dire l’habitude – dans la mesure où elle est téléologique et, donc, contrôlée –, correspond au principe même de la rationalité. À partir de tels critères Peirce en vient naturellement à la conclusion que la seule chose qui soit admirable en soi, indépendamment de toute raison, est la raison elle-même. Mais il ne s’agit pas de la raison comme faculté. Il s’agit plutôt de considérer la qualité de sentiment qui se régularise dans l’idée de la raison, c’est-à-dire son essence même, laquelle consiste à se trouver dans un état de constante ascendance (“incipiency”), état qu’on peut décrire comme l’habitude jamais pleinement réalisée qu’a l’univers d’acquérir – de façon de plus en plus contrôlée – des habitudes; de croître concrètement en raisonnabilité. C’est cette qualité qui est admirable et qui permet au summum bonum d’apparaître sous les traits de la croissance concrète de la raison dans l’univers.

C’est en soutenant que la formation de cet idéal digne d’adoration (kalos) est soumise à un processus d’auto- et d’hétéro-critiques que Peirce peut affirmer que l’esthétique manifeste la dyadicité propre aux sciences normatives. Mais puisque le processus critique vise à contrôler les conditions qui permettent à un phénomène – dans ce cas-ci il s’agit du summum bonum – de réaliser un idéal qui agit sur lui par son attirance ou son admirabilité, il convient de se demander comment on peut ici éviter la régression ad infinitum des idéaux? La seule réponse possible, sous-entendue par les propos de Peirce, c’est que l’idéal suprême correspond lui-même à la formation et à la croissance d’idéaux. Cela suppose que le summum bonum doit être lui-même sa propre norme dans la mesure où la croissance concrète de la raison dans l’univers serait impossible et impensable sans la formation et la croissance d’idéaux.

Dans le summum bonum, en somme, la raison se contemple et porte sur elle-même son attraction afin de se parfaire et de se réaliser pleinement. Pour le dire autrement, l’idéal qui permet de critiquer, d’approuver ou de désapprouver, la formation du summum bonum n’est autre que le principe même de sa propre formation, c’est-à-dire le principe de la formation et de la croissance des idées par l’association de plus en plus contrôlée de qualités de sentiment. Ce principe, comme je l’ai mentionné plus tôt, est ce que Peirce décrit comme la loi de l’esprit, la loi de la “habit-taking” et sa rationalité est au coeur de ce qui constitue la normativité esthétique. Or, depuis notre perspective humaine, toutes les opérations de cette loi ne sont pas rationnelles, car il arrive parfois qu’elles ne soient pas sujettes à notre contrôle – comme c’est le cas pour la perception, par exemple. Mais la loi de l’esprit n’en constitue pas moins une condition essentielle de l’émergence de la rationalité et est pleinement compatible avec elle, et ce, pour au moins deux raisons corrélatives. D’une part, la formation et le renforcement d’habitudes de sentiment, le rejet d’anciens idéaux et l’émergence de nouveaux idéaux, ou encore leur croissance via leur influence sur d’autres habitudes de sentiment, fait appel à des processus qui sont analogues aux normes de l’éthique et de la logique, et qui possèdent toutes les caractéristiques formelles de l’abduction, de l’induction, et de la déduction (CP 6.144-6.147). D’autre part, une telle croissance d’habitudes met en place les conditions à la fois de leur hiérarchisation – c’est-à-dire la formation d’idéaux via la formation, la croissance ou l’abandon d’habitudes – et celles de la croissance de l’auto-contrôle grâce à quoi l’ensemble de ce processus gagne continuellement en rationalité.

Évidemment, on ne saurait envisager la formation d’un premier idéal, d’une première manifestation du summum bonum – pas plus qu’on ne saurait envisager l’émergence d’un premier signe – dans la mesure où toute action et toute pensée rationnelles requièrent un idéal. Tout au plus peut-on envisager la formation, par hasard, d’un idéal extrêmement vague qui ne cesse ensuite de se déterminer, mais aussi de croître en complexité et en variété, à travers les effets du hasard et de l’habitude. En ce sens, l’idée même d’une croissance des idéaux laisse supposer un processus constant de corrections, de réaménagements, de critiques. On ne s’étonera pas, en fait, de voir dans ce processus l’analogue de ce que Peirce décrit, dans sa cosmologie, comme le développement téléologique de l’univers. Dès “A Guess at the Riddle”, Peirce indique qu’on trouve dans le monde trois éléments actifs : en premier, le hasard; en deuxième, la loi; et en troisième, la propension à prendre des habitudes (“habit-taking” [W6 : 208]). Si la “habit-taking” est troisième, c’est parce qu’elle assure la médiation entre un univers gouverné entièrement par le hasard dans un passé infiniment lointain et, à l’autre extrémité, dans un avenir infiniment éloigné, un univers entièrement déterminé par la loi – soit, un univers complètement gouverné par le travail de la raison, mais où la raison elle-même, c’est-à-dire où l’habitude toujours plus auto-contrôlée de prendre des habitudes, est nécessairement absente. C’est dans l’espace qui se déploie entre ces deux points infiniment éloignés, donc, que se manifeste la loi de l’esprit. La raison apparaît dès lors comme une propriété continuellement émergente qui grandit sans cesse et qui touche tout dans l’univers, et ce, jusqu’à ce qu’elle soit supplantée, dans cet avenir infiniment lointain, par la loi, laquelle consiste simplement en une habitude qui a perdu pratiquement toute plasticité et que le hasard ne peut plus influencer – un état analogue, somme toute, à la mort (CP 8.317). Or, puisque la tendance à développer des habitudes occupe un espace situé entre deux points asymptotiques, il est impossible, souligne Peirce, d’envisager quelque moment précis du passé où elle soit absente, tout comme il est impossible d’envisager quelque moment précis de l’avenir duquel le hasard serait entièrement absent.

Or, non seulement le summum bonum correspond-il à ce schéma, mais qui plus est, il s’y soumet lui-même en y soumettant la formation de nos idéaux. On dira donc que le summum bonum est une croissance qui grandit indéfiniment, tout comme son mode de croissance, par ailleurs, ce qui implique une croissance non seulement dans la rationalité mais également de la rationalité, ou, pour le dire autrement, une croissance dans l’exercice même de l’auto-contrôle. Comme le souligne Peirce, dans ses stades les plus avancés, la croisance de la raison “s’accomplit de plus en plus grâce à l’auto-contrôle” (CP 5.433). Concrètement, cela signifie la possibilité grandissante de critiquer non seulement nos habitudes, mais également nos idéaux, une telle critique correspondant très précisément à un aspect de l’accroissement de la raison. En soumettant à la critique nos habitudes et nos idéaux, soit pour les approuver ou les rejeter, la cause finale peut ainsi commencer à se connaître elle-même et à se faire connaître, c’est-à-dire à se découvrir, à se former, à se raffiner, et, au besoin, à se modifier.

Seule une idée qui possède la qualité de l’“admirabilité” participe réellement au continuum du summum bonum – soit un peu à la manière qu’a la conclusion d’une induction de participer à une série continue d’expérimentations. Une idée admirable doit donc être susceptible de croître indéfiniment, de déterminer et de se déterminer dans d’autres idées, notamment à travers notre conduite et notre raisonnement. Mais elle doit également être en mesure de nous attirer, d’attirer vers elle nos habitudes, et ce avant même que nous puissions mesurer inductivement les conséquences de son adoption sur notre conduite ou sur notre pensée. Une telle attirance repose en partie sur une certaine compatibilité avec des habitudes, des idéaux déjà formés, mais cela ne saurait être suffisant. Aussi, l’attraction pour le summum bonum participe-t-elle de ce que, dans sa cosmologie, Peirce nomme le mode “amoureux” ou agapastique du développement de la pensée. Ce mode se caractérise par “l’adoption de tendances mentales […] suite à l’attraction qu’exerce l’idée en soi, dont la nature est conjecturée avant même que l’esprit ne la possède, par pouvoir de sympathie, c’est-à-dire en vertu de la continuité de l’esprit” (CP 6.307). On remarque évidemment la parenté de cette description avec la façon qu’a Peirce de concevoir la norme de validité de l’abduction. En effet, la seule façon, selon Peirce, d’expliquer le succès de l’abduction et, du coup, les progrès de l’enquête scientifique, repose sur le fait qu’une hypothèse doit d’abord paraître adéquate grâce à une sorte de perspicacité naturelle (“il lume naturale”) selon laquelle l’être humain, malgré toutes les faiblesses qui affublent ses conjectures, affiche néanmoins une tendance à conjecturer la vérité. Et bien que ce soit là la seule garantie épistémique qu’offre l’abduction, elle n’en constitue pas moins une forme rationnelle de contrôle, aussi faible soit-elle. Or, cette même fonction abductive, c’est-à-dire le fait qu’une idée nous paraisse immédiatement attirante, assure également la rationalité de la formation de nouveaux idéaux. Par ailleurs, elle explique non seulement le succès, mais également la tendance que nous avons à faire progesser la raison et ce, malgré tous nos échecs collectifs à cet égard.

Une spécificité de l’agapisme, selon Peirce, réside dans la façon dont on y intègre la nouveauté ou le hasard dans la descripton de l’évolution téléologique – mais non nécessaire – de l’univers. Cette même description permet également d’expliquer la formation et l’évolution du summum bonum et des idéaux qui, puisqu’ils servent à la normativité de l’éthique et de la logique et, par conséquent, à la rationalité de la métaphysique et de toutes les sciences spéciales, nous permettent de contribuer à l’évolution de l’univers. Selon l’apagisme l’émergence, initialement due au hasard, de qualités de sentiments, puis leur croissance dans des habitudes de sentiment en pleine formation, met en place des teloï qui rendent de plus en plus probable la croissance des continua de qualités de sentiment. L’itération de ce processus à partir de différentes qualités de sentiment, différentes habitudes, suppose de nombreux teloï susceptibles de se hiérarchiser, de s’opposer, de grandir, de se perfectionner, de se transformer, alors même que la tendance plus générale de la prise d’habitude subit le même devenir grâce à l’application récursive de son habitude. Ce qui distingue clairement la doctrine agapiste des conceptions “nécessitaristes” (ou “anancasticistes”), c’est qu’au lieu d’envisager des lois absolues, immuables et éternelles, et donc un univers d’où seraient absents le hasard, la spontanéité, et la créativité, elle conçoit les causes finales comme des habitudes dont l’évolution, malgré son telos, doit aménager une place au hasard, à sa spontanéité, et à sa créativité. Car les habitudes sont des tendances, et non des lois, et c’est à ce titre que le hasard peut intervenir.[4] En outre, cela explique pourquoi Peirce peut soutenir de façon non paradoxale que toute évolution conduit à un accroissement de complexité et de diversité alors même qu’elle réduit la part du hasard dans l’univers.

D’un point de vue pratique, il est clair qu’une normativité d’abord fondée sur l’attraction, et donc sur le principe même qui fonde l’abduction, bien que rationnelle – et ce, même si elle est secondée ensuite par des inductions –, offre fort peu de certitudes pour effectuer des discriminations esthétiques dans la formation concrète de nouveaux idéaux. Bien entendu, il ne faut pas croire que l’abduction consiste, pour Peirce, en un processus d’invention débridée qui relèverait du pur hasard. Il faut plutôt l’envisager comme un processus de création d’hypothèses qui se soumet à la cause finale, de sorte que sa rationalité – c’est-à-dire notre capacité à conjecturer la vérité, à saisir immédiatement la continuité des choses – va elle-même en s’accroissant (ne serait-ce que de façon infinitésimale) alors qu’elle prend en considération d’autres hypothèses déjà établies.[5] C’est-à-dire qu’au fur et à mesure qu’une habitude ou qu’un idéal de sentiment se forme ou grandit, plus les qualités de sentiment sont attirées vers lui. Pour prendre un exemple un peu simplifié, on pourrait voir ce processus à l’oeuvre chez un jeune spectateur qui développe un goût pour le cinéma “moderne”. Antonioni pourra le conduire vers Godard ou Pasolini, ensuite vers Glauber Rocha ou Chris Marker, ou encore Robbe-Grillet, etc. À chaque étape une habitude de sentiment est susceptible de se confirmer et de croître, et un goût peut s’affermir, effectuer des hiérarchies, de sorte que le goût en question ou l’idéal – c’est-à-dire ce qui avait initialement attiré notre jeune spectateur dans sa découverte d’Antonioni et qui l’attire chez les autres réalisateurs – se détermine et commence ainsi à se révéler à lui-même.

Mais malgré la croissance de notre capacité à conjecturer avec justesse, la lecture de Peirce doit nous forcer à conclure que la seule manière d’exercer notre “self-control” et de discriminer consciemment nos idéaux avec plus d’assurance qu’en offre l’abduction, est d’envisager – soit dans l’imaginaire par déduction, soit concrètement par induction – leurs conséquences aux plans de la conduite (de l’agir) et de la pensée. Ce qui revient à dire que l’esthétique, si elle examine la formation rationnelle des idéaux, est peu outillée, en elle-même – c’est-à-dire sans le recours à l’éthique et à la logique –, pour discriminer au sein des idéaux qu’elle forme. Cela explique sans doute pourquoi Peirce soutient que le dualisme propre aux sciences normatives, loin d’être en évidence, se trouve “adouci au point presque d’être oblitéré en esthétique”. “Néanmoins”, ajoute-il aussitôt, “ce serait le parangon de la stupidité que de dire que l’esthétique ne connaît ni le bien (“good”) ni le mauvais (“bad”)” (EP2 : 379). D’ailleurs, Peirce offre bien çà et là dans ses textes quelques exemples d’idées qu’il juge admirables. Il en est ainsi, notamment, de la vérité et de la justice (CP 1.348; 5.431; 8.272), des trois vertus ou habitudes théologales que sont la charité, la foi, et l’espérance – auxquelles Peirce donne une saveur logique (CP 2.645-2.668), et, bien sûr, de l’amour (CP 6.287-6.317). Mais c’est sans doute avec son célèbre “Neglected Argument for the Reality of God”, que Peirce présente avec le plus d’insistance la formation d’une idée esthétique, soit l’idée de Dieu, dont la description, par ailleurs, se rapproche vraiment beaucoup de celle qu’il donne du summum bonum. Or, si toutes ces idées sont admirables, selon Peirce, c’est parce qu’elles participent au continuum de la raison, du summum bonum; ce sont des sentiments rationnels, logiques même, qui en permettent l’achèvement à condition qu’on s’y conforme – c’est-à-dire à condition que nos qualités de sentiments et nos habitudes soient attirés par eux et s’y associent harmonieusement. On pourrait dire de toute personne qui adopte de telles habitudes de sentiment comme idéaux qu’elle développe le goût de la raison et que l’admirable en esthétique est tout ce qui est continu avec ce goût, c’est-à-dire tout ce qui est perçu comme compatible ou possédant la qualité que ce goût approuve et recherche, et qui lui permet de grandir, de s’affermir, de se parfaire, et parfois même de se renouveler et de se transformer. Or, ce goût de la raison que nous possédons tous, mais que certains cultivent avec plus d’ardeur que d’autres, c’est aussi ce que nous pouvons appeler le goût de la Troisièmeté.

Art et esthétique

Au terme de ce tour d’horizon des principaux traits de l’esthétique de Peirce, on mesure bien l’écart considérable qui sépare sa conception de cette science de l’usage qu’on réserve habituellement à ce terme aujourd’hui. Par conséquent, peu de spécialistes de l’art se sont penchés sur cet aspect de la pensée de Peirce. De surcroît, peu s’étonneront d’appendre que Peirce a même songé, vers 1905, à sacrifier l’usage de l’expression “esthetics”, vraisemblablement trop associée à la théorie du beau artistique, et à la remplacer par le néologisme “axiagastics” – du grec “axiagastos”, qui signifie “digne d’admiration”. Mais cela ne signifie nullement qu’il soit impossible de faire appel à la théorie esthétique de Peirce pour envisager certains problèmes traditionnels de la réflexion sur l’art. Il y a quelques années, par exemple, Douglas Anderson s’est interrogé sur le processus de création artistique en se référant à la thèse de l’évolution agapastique qui, on l’a vu, sous-tend l’esthétique comme théorie de la formation des idéaux et du summum bonum (1987). On pourrait également faire appel à cette même “téléologie de croissance” (“developmental teleology”) pour examiner des questions comme la formation des genres, des thèmes, ou encore celle de la personnalité artistique – c’est-à-dire le problème du style. Enfin, si Hegel pouvait envisager l’histoire de l’art sous l’angle de la progression et de la réalisation de l’Esprit, nul doute qu’avec suffisamment de patience et d’ingéniosité il serait possible de remplacer le nécéssitarisme hégélien et d’examiner l’histoire de l’art depuis une perspective agapastique. Je doute fort qu’un tel projet ne soit au goût du jour en esthétique et je ne sais pas quel en serait le résultat. Nul doute toutefois que l’histoire de l’art y apparaîtrait comme une série de séries de finalités historiques constamment en émergence, en formation, avec des développements, des abandons, des inventions; c’est-à-dire, en somme, comme un réseau ou une toile infiniment complexe formé d’une multiplicité d’histoires et de teloï.

Ce ne sont toutefois pas de telles options qui m’occupent aujourd’hui. Plutôt que de chercher à “appliquer” la pensée de Peirce à un aspect du domaine artistique ou de la théorie de l’art (l’histoire de l’art, le problème du style, le problème de la créativité, etc.), ou encore à une oeuvre d’art, mon intention est d’examiner comment l’art s’intègre au sein même de sa théorie esthétique et de considérer si celle-ci a de quoi à offrir à l’esthétique, au sens courant du terme cette fois. À la question : “Quelle est la place de l’art dans la théorie esthétique de Peirce?”, on aurait envie de répondre qu’il n’en occupe aucune, que cette théorie n’est pas concernée par l’art. Mais ce n’est que partiellement vrai. Dans au moins un de ses textes, en effet, Peirce accompagne la présentation des fondements de son esthétique de quelques brèves remarques sur l’art et sur la “jouissance esthétique” que peut procurer la contemplation d’une oeuvre d’art. Dès lors s’ouvre une série de questions : quel sens donner à ces références? L’art n’est-il qu’un exemplum parmi d’autres pour expliciter la fonction recouverte par l’esthétique? L’esthétique peircéenne dissimule-t-elle une théorie implicite de l’art? Quelle est la nature de l’admirable en art? Quelle est la part de l’art dans la croissance concrète de la raisonnabilité dans l’univers ?

Comme je l’ai mentionné plus tôt, nous avons tous un goût pour la raison et nous participons tous, collectivement par nos habitudes, par la formation d’idéaux, par notre conduite et notre pensée rationnelles à l’accomplissement du summum bonum. À cet égard, la pratique artistique n’est pas différente des autres pratiques rationnelles humaines : les artistes forment des idéaux, les adoptent, puis essaient de les accomplir. Comme tous les domaines pratiques, l’activité artistique est donc soumise aux principes théoriques des sciences normatives. C’est une banalité et Kant ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme, au §43 de la Critique de la faculté de juger, qu’“en droit, on ne devrait appeler art que la production par liberté, c’est-à-dire par un arbitre qui place la raison au fondement de ses actions” (1995 : 288). On pourrait certes envisager d’étudier la formation, de même que l’expression et la manifestation des idéaux chez les artistes, la façon qu’ils ont de prendre ou d’incarner, puis d’abandonner des habitudes (c’est ce que font souvent ceux qui étudient le style d’un artiste). Et dans la mesure où la finalité d’une oeuvre d’art s’exprimerait dans les habitudes qui ont conduit à sa réalisation et ne servirait d’autre fin que de permettre à de telles habitudes de croître de façon à permettre la réalisation d’autres oeuvres où la même finalité s’exprimerait et ce, ainsi de suite, la pratique de l’art pourrait certes être considérée comme admirable-en-soi, du moins… en ce qui concerne l’artiste! Mais que dire alors de l’art comme objet d’expérience? Car, que la pratique artistique telle que je viens de la décrire participe de l’admirable-en-soi, n’implique en rien que ce qu’elle produit, c’est-à-dire l’art, y participe également.

Commençons par une évidence : en ne faisant pas de l’art ou de la beauté la clef de voûte de son esthétique, Peirce nous permet d’éviter de fondre l’artistique et l’esthétique. Il est vrai que Kant, lui non plus, n’édifiait pas son esthétique sur l’art principalement, lui préférant la nature comme paradigme, mais sa formulation du problème sous l’angle de la beauté et du plaisir désintéressé facilitait toutefois le glissement de l’esthétique vers l’artistique. Peirce, en revanche, avait très bien compris que l’utilisation du terme “beau”, particulièrement en anglais, aurait considérablement restreint le domaine d’application de sa théorie esthétique. Au sens où l’entend Peirce, on l’a vu, l’esthétique est la science théorique de la croissance des qualités de sentiments en idéaux. Et dans la mesure où l’art, comme la perception, a pour matériau des qualités de sentiments, toute formation d’idéaux – toute habitude de sentiment attirant dans son orbite d’autres habitudes de sentiments – y sera subsumée par l’esthétique.

Le seul texte que Peirce consacre à l’esthétique où il fait mention de l’art de façon plus que passagère se trouve dans un segment de la 4e des conférences de Harvard de 1903 (“The Seven Systems of Metaphysics”) intitulé “The Reality of Firstness”. On y trouve, en effet, un nombre inhabituel de références à l’activité des artistes, à la “jouissance esthétique”, et, comme nous le verrons plus loin, une étonnante comparaison entre l’univers et une oeuvre d’art. C’est aussi une section qui a pour objet la perception comme voie royale d’accès aux qualités de sentiment. Peirce y explique que les qualités de sentiment sont réelles et non un produit de notre esprit, comme le croient ceux qui sont portés à envisager de tels problèmes sous l’angle de la psychologie et non de la logique. Comme il le dira plus tard, dans le “Neglected Argument for the Reality of God”, le simple fait que les qualités de sentiment sont des “possibles” et que, par conséquent, elles sont indépendentes de tout esprit où elles pourraient s’incarner, assure leur réalité (EP2 : 435). Selon Peirce, tout ce qui est présent à l’esprit doit l’être à travers une qualité de sentiment, qu’il s’agisse d’une perception, d’un rêve, d’une hallucination, ou encore d’une formule mathématique ou d’un raisonnement logique. Soulignons aussi que pour lui les termes qualité et sentiment sont pratiquement interchangeables dans la mesure, par exemple, où l’on ne saurait distinguer la qualité “rouge” du sentiment “rouge”, le sentiment étant le mode d’être indifférencié de la qualité à la conscience. Or, les qualités de sentiments, une fois actualisées dans nos jugements perceptifs, sont les premières prémisses du raisonnement; elles sont en quelque sorte les prédicats essentiels – les icônes – de tout ce qui apparaît à l’esprit en tant que tel. Elles ont donc une grande importance pour chacun de nous, mais doivent faire l’objet d’un intérêt accru chez ceux qui sont amenés à leur prêter une attention particulière, à savoir les artistes et les scientifiques. Les premiers parce qu’ils ont pour tâche de nous présenter à nouveau telle ou telle qualité de sentiment, les deuxièmes parce qu’ils ont pour objectif de découvrir et d’étudier la distribution et la régularisation des qualités de sentiment dans la nature, ce qu’on appelle généralement les lois de la nature.

Nous avons vu que la science esthétique à pour objet l’étude de la formation d’idéaux et du summum bonum à partir de qualités de sentiment qui se régularisent en idées et se hiérarchisent en idéaux. Par ailleurs, nous savons aussi que Peirce, dans ses écrits cosmologiques, concevait l’univers comme la croissance d’un esprit soumis aux mêmes principes de la loi de l’esprit et de l’évolution agapastique que l’esprit humain. Dès lors, Peirce conçoit que ce qui nous apparaît, grâce à la perception, comme de simples qualités de sentiment de la nature, sont en fait des idées de l’univers, voire même peut-être des idéaux. Cela suppose alors une dimension esthétique (mais aussi éthique et logique) à la croissance effective de l’univers, dont l’effet total, explique Peirce, “n’est pas dans nos cordes, mais [dont] nous pouvons apprécier dans une certaine mesure la qualité résultante”. Fort de cette idée, donc, le scientifique apparaîtra comme une sorte d’esthète au même titre que l’artiste, et peut-être même plus encore, car son projet vise en un sens la découverte des normes esthétiques qu’applique l’univers, alors que l’artiste semble d’abord se limiter à les contempler à partir de ce qu’il perçoit comme des qualités de sentiment.

Mais l’artiste, on s’en doute, ne fait pas que contempler ce qu’il perçoit à titre de qualités de sentiment. Il doit à son tour les présenter, les “reproduire” dit Peirce (EP2 : 190). Or, curieusement, explique-t-il, les besoins de son art diminuent sa capacité de jouissance esthétique. En revanche, Peirce nous dit s’être lui-même donné un entraînement rigoureux pour reconnaître ses sentiments, d’où il tire sans doute ce qu’il décrit comme sa forte capacité de jouissance esthétique (PP : 358; EP2 : 190) :

L’artiste, écrit Peirce, a un entraînement de ce genre; mais la majorité de ses efforts se passent à reproduire, sous une forme ou une autre, ce qu’il voit ou entend, ce qui est, dans tout art un commerce (“trade”) très compliqué; tandis que je me suis simplement efforcé de voir ce que c’est que je vois. Que cette limitation de la tâche soit un grand avantage, j’en ai la preuve dans le fait, je m’en rends compte, que les artistes, sont, dans leur grande majorité, extrêmement étroits d’esprit. Leurs appréciations esthétiques sont bornées; et cela vient de ce qu’ils ont seulement le pouvoir de reconnaître les qualités de leurs percepts dans certaines directions.

PP : 357; EP2 : 189

On voit déjà, peut-être, se dessiner à l’horizon l’idée d’une analogie entre l’univers et l’oeuvre d’art. Tel Dieu, qui produit un univers dont les idées et les idéaux nous apparaîssent comme des qualités de sentiment dont nous tirerons ensuite grâce à la loi de l’esprit des idées et des idéaux – ce que doit étudier l’esthétique –, l’artiste (malgré ses faiblesses) produit une oeuvre où des habitudes de sentiment, voire peut-être des idéaux nous apparaîssent d’abord comme des qualités de sentiment par notre perception de l’oeuvre. Si l’univers est la croissance et la concrétisation d’une idée, Peirce nous laisse envisager que la même description vaut également pour une oeuvre d’art. (Je reviendrai plus loin sur les implications de cette analogie). Enfin, si l’art est subsumé par l’esthétique, comme je le mentionnais plus tôt, c’est donc, en un sens, parce que nous sommes tous un peu “artiste”, lorsque nos sentiments forment des habitudes et que nos habitudes forment des idéaux dont la tâche sera d’attirer d’autres sentiments et d’autres idéaux, et ainsi de suite. Nous possédons tous, pourrait-on dire, un “style” esthésique. Par ailleurs, le processus lui-même, on l’a vu, est considéré comme digne d’admiration par Peirce. C’est pourquoi, à ses yeux, réduire l’esthétique à l’artistique ou encore à une théorie du beau sensuel consisterait à amputer de façon inadmissible son rayon d’action. Cela explique bien, en définitive, pourquoi Peirce, contrairement à la plupart de ses prédécesseurs – sauf, Platon dans Le Banquet ou dans le Phèdre –, élabore une théorie esthétique, une théoride de l’admirable-en-soi, indépendemment de considérations majeures envers l’art.

Entendu, donc, l’irréductibilité de l’esthétique à l’artistique, il convient dès lors de considérer la possible intégration de l’artistique à l’esthétique. Il ne s’agit pas de produire un art poétique, mais plutôt de s’interroger sur l’admirable en art au plan théorique, c’est-à-dire sur la participation de l’art au summum bonum.

Or, une des premières observations que l’on peut tirer de ce qui a été dit plus haut, c’est que l’admirable en art, l’“excellence esthétique”, ne saurait se trouver, de prime abord, dans les qualités plastiques, ou autres, d’une oeuvre – ce que, par ailleurs, l’Antiquité grecque savait déjà à sa manière comme le montre l’Hippias majeur. La raison est que les qualités d’une oeuvre constituent ce que celle-ci soumet à notre perception. Ce sont des Premiers qui sont présents à notre conscience à titre d’icônes grâce à notre jugement perceptif. Toutes les qualités de sentiment peuvent être considérées comme des idées en puissance, mais à ce titre aucune ne saurait être moins admirable-en-soi qu’une autre. La qualité de sentiment du “rouge” n’est donc pas moins admirable que celle du “vert”, ou celle de “La Joconde” moins admirable que celles de “Guernica”, de la “Fontaine” de Duchamp, ou encore des urinoirs qu’on trouve dans les w.c. de mon université. Cela suppose que toute qualité de sentiment, sans discrimination aucune, offre une puissance esthétique. Comme l’écrit Peirce dans la 5e conférence de Harvard (“The Three Normative Sciences”) :

À la lumière de la doctrine des catégories, je dirai qu’un objet, pour être esthétiquement bon, doit avoir une multitude de parties liées entre elles de manière à conférer une qualité immédiate, simple et positive à leur totalité; et tout ce qui, quel qu’il soit, accomplit cela est, dans cette mesure, esthétiquement bon, quelle que puisse être la qualité particulière du total. Si cette qualité est telle qu’elle nous donne la nausée, nous effraie, ou d’une manière ou d’une autre nous dérange au point de nous faire sortir de l’humeur de jouissance [“enjoyment”] esthétique, de l’humeur qui nous fait simplement contempler l’incarnation de la qualité – comme les Alpes, par exemple, touchaient dans l’ancien temps les gens, lorsque l’état de la civilisation était tel que l’impression de puissance était inséparablement associé à une vive appréhension et à une vive terreur –, alors l’objet n’en reste pas moins esthétiquement bon, même si chacun de nous est dans l’incapacité d’en avoir une contemplation esthétique sereine. […] J’ai […] l’impression qu’il existe d’innombrables variétés de la qualité esthétique, mais aucun degré purement esthétique d’excellence.

PP : 374-375; EP2 : 201-202[6]

Ce qui frappe à première vue, c’est l’aspect moderne du propos dès qu’on s’engage à l’étendre au domaine de l’art. Même le “laid” ou le “difforme” ont ainsi un plein potentiel esthétique – comment, à cet égard, ne pas penser à Hugo et à la préface de Cromwell? Par ailleurs, bien qu’il soit peu probable que Peirce ait envisagé les “ready-made” de Duchamp – apparus seulement une dizaine d’années après sa conférence! – , le mouvement Dada, ou encore le Pop-Art et les boîtes “Brillo” de Warhol, un auditeur attentif à ses conférence de 1903 aurait certes pu se mettre à rêver, ou à muser, à ce genre de manifestations artistiques et à la “crise” de l’art qui se préparait déjà. Quoi qu’il en soit, il faut donc chercher ailleurs la source de notre attirance vers un produit des beaux-arts.

Une partie de la réponse se trouve en fait dans deux passages auxquels j’ai fait allusion plus tôt et qui sont tirés de la 4e conférence de Harvard, à laquelle on peut maintenant revenir. Le premier passage concerne l’expérience esthétique que peut procurer une oeuvre d’art – ce que Peirce nomme ici la “jouissance esthétique”. Peirce écrit :

[…] Et tout ignorant que je sois en matière d’Art, je possède une bonne capacité à la jouissance esthétique; et alors que, dans la jouissance esthétique, nous sommes présents (“atend”) à la totalité du Sentiment – et notamment à la résultante finale de la qualité de Sentiment présenté dans l’oeuvre d’art que nous contemplons – il s’agit, me semble-t-il, d’une sorte de sympathie intellectuelle, de l’impression qu’il y a là un Sentiment que l’on peut saisir, un Sentiment raisonnable. Je ne puis dire au juste ce que c’est, mais c’est une conscience qui relève de la catégorie de la Représentation, bien qu’elle représente quelque chose dans la catégorie de la Qualité de Sentiment

PP : 358; EP2 : 190

Que révèle cette description de l’expérience esthétique de l’art? Vers quelle manifestation de l’admirable-en-soi la sympathie, l’attirance du spectateur-contemplateur se dirige-t-elle, comme il se doit, par abduction? Peirce dit qu’il s’agit d’un sentiment raisonnable et, plus spécifiquement, que celui-ci s’offre comme la conscience d’un Troisième qui tient lieu d’un Premier. À première vue, ce qui se trouve décrit ici peut sembler paradoxal. Comment une qualité de sentiment peut-elle relever de la Troisièmeté et représenter une Premièreté? Mais à y réfléchir, et en faisant appel aux outils de la sémiotique, il semble que seule l’iconicité puisse rendre compte d’une telle situation. En outre, si l’on considère que, comme je le disais plus tôt, tout ce qui est présent à la conscience doit l’être au moyen d’une qualité de sentiment, y compris donc les signes qui sont des Troisièmes, Peirce semble décrire ici la contemplation d’une qualité-signe tenant lieu d’elle-même iconiquement, c’est-à-dire comme qualité de signe. En effet, 1) puisque le signe est un Troisième; 2) puisque la Troisièmeté est la catégorie de l’esprit; 3) et puisque l’essence même de l’esprit-Troisième est la croissance selon la loi de l’esprit, la qualité sui generis qu’incarne un signe – non dans son corps comme le dit Peirce, mais dans son âme (cf. “A Neglected Argument for the Reality of God” [EP2 : 435]) – sera précisément celle d’un sentiment raisonnable. Peirce semble dire, en somme, que l’expérience esthétique met en jeu la conscience d’une “représentationalité”. Or cette dernière ne peut que nous attirer, former une sympathie avec nous, car il y a de toute évidence continuité entre ce Troisième et notre esprit.

L’hypothèse gagne par ailleurs en probabilité lorsqu’un peu plus loin dans la même conférence, Peirce compare l’univers à une oeuvre d’art :

[…] L’Univers comme argument est nécessairement une grande oeuvre d’art, un grand poème – car tout bel argument est un poème et une symphonie – de même que tout vrai poème est un argument valide (“sound”). Mais comparons-le plutôt à une peinture – à un bord de mer sur un tableau impressionniste –, alors chacune des qualités dans une prémisse est l’une des particules colorées élémentaires de la peinture; elles sont toutes censées aller de pair pour constituer la qualité intentionnée qui appartient au tout comme tout. Cet effet total n’est pas dans nos cordes; mais nous pouvons apprécier dans une certaine mesure la qualité résultante des parties du tout – qualités qui résultent des combinaisons de qualités élémentaires inhérentes aux prémisses.

PP : 364; EP2 : 194

Ce passage n’est pas sans faire penser à Schelling, qui écrivait dans sa Philosophie de l’art : “L’Univers est Dieu sous la forme de l’oeuvre d’art absolue et de la beauté éternelle” (1999). On s’en doute bien, toutefois, la différence tient dans la façon qu’ont les deux philosophes de concevoir l’univers et son évolution et, par conséquent, l’oeuvre d’art. La spécificité de l’univers de Peirce, on l’a vu, c’est de partager tous les attributs essentiels de l’esprit, et donc de la Troisièmeté. C’est pourquoi il s’agit d’un signe, à savoir un argument, c’est-à-dire le plus complet des signes selon la classification produite la même année par Peirce pour son cycle de conférences de l’Institut Lowell (cf. “Sundry Logical Conceptions”, EP2 : 267-88; et “Nomenclature and Divisions of Triadic Relations, As far As They Are Determined” [EP2 : 289-99]). À cette époque tous les fondements de sa pensée cosmologique sont déjà bien en place. Peirce conçoit l’univers comme la croissance d’un esprit dont la tendance à développer des habitudes se manifeste par l’évolution des habitudes ou des lois de la physique et de la nature. L’univers, en somme, est une idée qui s’incarne rationnellement alors même qu’elle grandit en variété et en complexité. Un sémioticien pourrait-il envisager meilleure définition d’une oeuvre d’art?

Or, si l’univers comme argument peut être comparé à une oeuvre d’art en vertu de son caractère sémiotique, ce ne peut-être que parce que les qualités de l’oeuvre, comme celles de l’univers, requièrent de s’incarner à travers des interprétants. La contemplation esthétique, le sentiment raisonnable dont parle Peirce, est le premier pas dans cette incarnation. Aussi n’est-ce pas à titre de qualité de sentiment de l’oeuvre au sens du sentiment de “rouge” ou de “bleu” qu’on peut percevoir que nous y sommes attirés. Car comme je l’indiquais plus tôt, toutes les qualités sont également admirables. Il faut plutôt voir le sentiment raisonnable comme étant déjà une idée attirant vers elle différentes qualités de sentiment de l’oeuvre, différentes perceptions. C’est une idée vague qui va chercher à se déterminer à travers différents interprétants alors que nous interprétons l’oeuvre. Il s’en suit qu’interpréter une oeuvre d’art consiste à assurer la croissance de qualités de sentiment dans des habitudes de sentiments dans l’espoir de “réaliser” l’oeuvre concrètement.

Peirce, en définitive, semble dire que ce qui nous attire vers l’art c’est une qualité sémiotique comme qualité de l’esprit ou de la Troisièmeté qui s’incarne chez le spectateur-contemplateur dans une habitude de sentiment, puis à travers le travail interprétatif, dans des habitudes d’action et de pensée. Or de toute évidence cette description semble valoir pour tout signe, lequel serait alors susceptible de provoquer cette “jouissance esthétique” dont parle le Peirce, et qui est un symptôme ou un résultat de l’ensemble du processus. Mais bien que tout signe puisse être contemplé de la sorte, on pourrait dire, de façon générale, que c’est principalement l’art qui, et depuis maintenant très longemps, a acquis le rôle d’assurer ce genre de contemplation. Essayons d’être plus précis à partir d’un exemple tiré chez Peirce. Dans “The Basis of Pragmaticism in the Normative Sciences”, celui-ci considère un fonctionnement sémiotique idéal :

Un signe, écrit Peirce, dans la mesure où il remplit la fonction d’un signe, et aucune autre, se conforme parfaitement à la définition d’un médium de communication. Il est déterminé par l’objet, mais d’aucune autre façon que de lui permettre d’agir sur le quasi-esprit qui interprète; et le plus parfaitement il remplit sa fonction, le moins d’effet il a sur ce quasi-esprit autre que de le déterminer comme si l’objet lui-même avait agit sur lui. Ainsi, après une conversation ordinaire, soit un mode merveilleusement parfait de la fonction signe, une personne saura qu’elle information ou quelle suggestion a été transmise, mais sera incapable de dire dans quels mots elle a été transmise, et croira souvent qu’elle a été transmise par des mots, alors qu’en fait elle n’était transmise que par des tons ou par des expressions faciales.

EP2 : 391

Pour ma part, je ne peux m’empêcher de lire ce passage sans penser au jeu théâtral. Nous savons qu’une bonne part de l’art de l’acteur consiste à transmettre des informations – la plupart du temps fictives – à travers le ton de sa voix et ses expressions faciales. Et l’amateur de théâtre – l’amateur du jeu théâtral – est précisément à la recherche de tels signes, afin de les contempler à titre de formes expressives ou sémiosiques. C’est ce que, dans une autre tradition, Jakobson appelait la “fonction poétique”. Or ce qu’on remarque avec l’exemple que donne Peirce, c’est que dans la conversation ordinaire la “jouissance esthétique” de la Troisièmeté sera minimale, alors qu’au théâtre – où dans l’oeuvre d’art en général – elle aura tendance à être maximisée. Au moyen d’une abduction, le signe sera initialement interprété comme une icône – un rhème, en fait – du summum bonum. Si tous les signes possèdent ce potentiel, il semblerait que la fonction de l’art est de porter la sémiose elle-même à notre conscience comme objet de contemplation, de nous permettre de “jouir esthétiquement” du sentiment raisonnable de la sémiose. Mais cette attention envers le signe n’implique pas une incapacité de sa part à fonctionner normalement, car après tout, c’est ce fonctionnement qui est admirable.

Cela dit, la capacité à la “jouissance esthétique” comme le dit Peirce nécessite que l’on porte attention autant que possible à l’ensemble des moyens expressifs d’un signe – à supposer comme le dit Peirce dans “New Elements of Mathematics” qu’un livre en entier, par exemple, soit considéré comme un signe. Dans une autre des conférences données à Harvard (“The Three Normative Sciences”), Peirce explique qu’il existe “une variété bien spécifique du bien esthétique qui peut relever du representamen, à savoir l’expressivité” (PP : 377; EP2 : 203) Tout signe, dit-il, doit la posséder. Puis il ajoute qu’il existe deux autres modes de bien eu égard aux représentations, à savoir un bien moral ou véracité et un bien logique ou vérité. La fonction esthétique de ce que nous appelons “oeuvres d’art” suppose la contemplation du “bien esthétique”, à savoir l’expressivité. Or, l’art moderne nous a montré que tout signe était susceptible d’être contemplé sous l’angle de son expressivité. Quant au bien moral ou logique, il me semble que rien n’empêche a priori un signe suffisamment complet d’être envisagé de la sorte – apparaîtront alors des fonctions autres que purement esthétiques.

Certains apellent “lecture” ou “spectature” l’activité décrite ici. C’est elle-même une habitude qui croît en complexité et en variété, malgré la croissance de sa raisonnabilité. Mais sa source est une abduction, un sentiment, quelque chose qui réside dans la façon dont des perceptions sont mues par une idée qui émerge de cette attirance même. Son assurance est l’instinct. C’est une forme de ce que Peirce, dans son “Neglected Argument for the Reality of God” appelle le musement.

En contemplant une oeuvre d’art, en contemplant un signe qua signe, la raison, à travers l’esprit, se contemple elle-même. Peirce laisse ainsi entendre que l’art est susceptible de participer au summum bonum de ceux qui développent cette habitude, qui la cultivent, la nourissent, nous dirons qu’ils développent le goût du signe.

* * *

Pour Peirce, l’esthétique se déploie bien au-delà des confins de l’art, de sorte qu’il a su résister à toute tentation d’assimiler les deux. Mais à n’en pas douter Peirce concevait l’existence d’un continuum entre le monde de l’art et celui des sciences Et bien qu’il n’ait jamais élaboré une théorie de l’art ou contribué de façon directe à une philosophie de l’art digne de ce nom, ses réflexions sur l’esthétique n’en démontrent pas moins une réelle volonté d’intégrer l’art au sein de ses préoccupations esthétiques. C’est cette volonté d’intégration que j’ai tenté ici de documenter. Or, elle montre bien le lieu à partir duquel une théorie proprement esthétique et sémiotique de l’art pourrait amorcer son travail.