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Il est bien connu que la classification des signes de C. S. Peirce, ou à tout le moins la trichotomie désormais rebattue de l’icône, de l’index et du symbole, a fait l’objet d’une vaste utilisation depuis la fin des années 1960 dans les débats entourant la nature des images photographiques et cinématographiques. En particulier, la thèse selon laquelle les photographies divergeraient fondamentalement d’autres catégories d’images plus anciennes en raison de leur indexicalité, c’est-à-dire de leur relation physique ou existentielle avec le ou les objet(s) qu’elles représentent, a acquis depuis les années 1980 une valeur quasi-proverbiale en histoire de l’art et dans les études visuelles.[2] Depuis les années 1990, la question de l’indexicalité photographique a connu un nouvel élan à la suite de l’apparition du numérique, une nouvelle religion affirmant que les images numériques différeraient radicalement des photographies argentiques en raison de leur prétendue absence d’indexicalité, ou de leur singularité à cet égard. Plusieurs publications récentes témoignent de la vitalité de ce débat, qui s’est tenu à l’écart des études peirciennes en philosophie et en logique et qui continue (ou qui tente) d’inscrire les notions peirciennes dans le sillage d’écrits esthétiques et sémiotiques tels que l’“Ontologie de l’image photographique” d’André Bazin (1990 [1945]) et La Chambre claire de Roland Barthes (1980).[3]

Dans plusieurs articles antérieurs consacrés à ce débat, nous avons fait valoir la nécessité de replacer les textes de Peirce dans leur contexte et d’en proposer une lecture plus approfondie que celle que l’on trouve généralement dans l’histoire de l’art et les études visuelles.[4] Nous avons montré en particulier que, loin d’envisager la photographie comme un sujet à part entière, Peirce l’utilise invariablement comme exemple et comme stimulus pour la réflexion sémiotique – d’où la difficulté, et peut-être la futilité, d’établir une théorie peircienne de la photographie. Comme l’ont remarqué James Elkins et d’autres sans toujours en tirer toutes les conclusions nécessaires, il est particulièrement difficile de fonder une théorie indexicale de la photographie à partir des écrits de Peirce dans la mesure où la photographie y sert le plus souvent à illustrer l’association pragmatique de l’icône et de l’index. (D’un point de vue plus général, on peut même douter que le travail de classification de Peirce relève de la théorie au sens usuel du terme.) Nous avons par ailleurs mis en lumière ce que beaucoup ignorent, à savoir le fait que Peirce a essentiellement eu recours à cet exemple durant une période bien précise de sa vie, laquelle coïncide avec la première phase de la popularisation de la photographie. Ainsi avons-nous affirmé que le “savoir collatéral” qui, selon Peirce, permet d’interpréter les photographies comme telles est devenu accessible d’un point de vue social au cours des années 1890 et qu’il est sous-jacent à son usage de l’exemple photographique dans la théorie sémiotique. Nous nous proposons donc de revenir ici sur la valeur exemplaire de la photographie chez Peirce, en nous concentrant principalement sur la notion de “savoir collatéral”, puis de questionner la validité, à l’ère du numérique, de cette valeur d’exemple et du savoir commun dont elle semble tributaire.

Portons d’abord notre attention sur les passages consacrés à l’exemple de la photographie dans les écrits de Peirce sur la classification des signes.[5] Gardons à l’esprit que presque tous ces passages sont datés de 1895-1905, période au cours de laquelle Peirce s’est concentré tout particulièrement sur ses travaux de sémiotique.[6] Dans CP 2.278-280 (vers 1895), il définit l’icône par sa “capacité à révéler une vérité inattendue” à un observateur. Il ajoute, entre autres exemples : “Ainsi, au moyen de deux photographies, on peut tracer une carte, etc.”, ce qui illustre non seulement la dimension iconique de la photographie, mais aussi la valeur de la photographie et de l’image photographique comme exemples évidents. On trouvera un autre exemple de cette évidence dans CP 2.281 (vers 1895). De tous les textes de Peirce sur la photographie cet extrait est sans doute le mieux connu aujourd’hui, bien qu’il soit rarement reproduit avec l’ampleur voulue :

Les photographies, et en particulier les photographies instantanées, sont très instructives parce que nous savons qu’à certains égards elles sont exactement semblables aux objets qu’elles représentent. Mais cette ressemblance est due au fait que les photographies ont été produites dans des circonstances telles qu’elles étaient forcées de correspondre point par point à la nature. De ce point de vue, donc, elles appartiennent à la seconde classe des signes : les signes par connexion physique. Le cas est différent si je suppose que les zèbres sont vraisemblablement des animaux obstinés ou en quelque façon désagréables, parce qu’ils semblent avoir une ressemblance générale avec les ânes et que les ânes sont têtus. L’âne sert ici précisément d’analogie probable du zèbre. Il est vrai que nous supposons que la ressemblance a une cause physique dans l’hérédité; mais en réalité cette affinité héréditaire n’est elle-même qu’une inférence à partir de la ressemblance des deux animaux, et nous n’avons pas (comme dans le cas de la photographie) une connaissance indépendante des circonstances de la production des deux espèces. [...].

Ce passage sert généralement à mettre en lumière la définition “indexicale” de la photographie. Toutefois, l’indexicalité est présentée ici comme une contrainte à l’iconicité, laquelle apparaît comme la caractéristique la plus intuitive de la photographie (“nous savons qu’à certains égards elles sont exactement semblables […]”). De plus, il ressort de ce passage que l’image photographique n’est pas évoquée à titre d’illustration privilégiée de l’indexicalité (ni, d’ailleurs, de l’iconicité), mais à titre d’exemple – parmi d’autres – de l’impureté sémiotique et de la dynamique tradique de la semiosis. “À certains égards”, la photographie est iconique; “de ce point de vue”, elle est indexicale.[7] Mais ce qui est le plus révélateur dans ce passage, surtout pour notre propos, c’est que Peirce attribue à la photographie une valeur exemplaire supérieure à celle du zèbre. La relation entre le zèbre et l’âne est une relation de similitude, ou d’iconicité, puisque leur ressemblance n’est tributaire d’aucun rapport causal évident, à moins d’inférer qu’elle résulte de l’hérédité; en contrepartie, le rapport de la photographie à son objet se fonde sur un “savoir indépendant” en vertu duquel nous “savons qu’à certains égards, [les photographies] ressemblent exactement aux objets qu’elles représentent”. Ce “savoir”, que Peirce qualifie ailleurs de “collatéral” ou de “pragmatique”, constitue un élément à ce point essentiel (quoique extrinsèque) de la semiosis que les spécialistes ont même relevé à cet égard une contradiction dans son épistémologie, s’il est vrai que d’une part tout savoir résulte de l’utilisation des signes, tandis que par ailleurs l’interprétation des signes exige en retour un certain savoir (voir aussi Lefebvre : 235-37). Quoi qu’il en soit, la simple mention de ce savoir nous apparaît beaucoup plus frappante que l’“aspect”, iconique ou indexical, des photographies qui constitue le “contenu” de ce savoir. De fait, si Peirce choisit d’évoquer l’image photographique, ce n’est pas parce qu’il s’agit de l’exemple par excellence de l’index (ou, aussi bien, de l’icône), mais c’est à cause de ce que nous en “savons”, ce savoir nous permettant de caractériser et de raisonner l’expérience que nous en avons. Avant d’envisager plus en détail la signification de ce savoir, voyons d’abord quelques exemples supplémentaires de l’exploitation rhétorique de la photographie chez Peirce.

Entre 1895 et 1905, Peirce a régulièrement recours à la photographie, en particulier pour démontrer la distinction et le lien étroit entre l’icône et l’index. Dans un texte de 1903 environ portant sur l’algèbre logique (CP 4.447), où il résume la trichotomie (désormais familière) de l’icône, de l’index et du symbole, il écrit : “Une photographie, par exemple, ne fait pas qu’exciter une image, qu’avoir une apparence, mais, du fait de sa connexion optique avec l’objet, elle est la preuve que cette apparence correspond à une réalité”. La photographie est donc un signe qui combine deux registres d’expérience (le passé et le présent) et deux modes de relation à l’objet (iconique, ou analogique, et indexical, ou existentiel). Quelles que soient les déductions théoriques que l’on pourrait tirer de ce passage, ce qui attire encore ici notre attention, c’est la forte valeur exemplaire de la référence à la photographie (dont témoigne sa brièveté). Au terme de ce même passage, Peirce va plus loin encore en utilisant le mode d’agencement particulier de l’icône et de l’index dont témoigne la photographie comme paradigme de la nature complexe du symbole : “Tout comme une photographie est un index pourvu d’une icône incorporée en lui, c’est-à-dire excitée dans l’esprit par sa force, un symbole peut avoir une icône ou un index incorporé en lui” (CP 4.447). Dans ce genre de passage, il est difficile de maintenir que l’analyse de Peirce (qu’elle soit théorique ou non) porte sur la photographie; à l’évidence, celle-ci lui sert d’image – c’est un instrument pédagogique.

La valeur de la photographie comme exemple est tout aussi importante pour l’explication de la troisième trichotomie, fondée sur la relation du signe à son interprétant (dans laquelle le signe peut être un rhème, un dicisigne [ou sinsigne dicent] ou un argument). “Un sinsigne dicent est un signe qui, pour son interprétant, est un signe d’existence réelle. Il ne peut donc pas être une icône […]” (CP 2.251). Voilà qui semble exclure à nouveau la photographie du registre de l’iconicité. “On peut, ainsi, donner comme exemples du sinsigne dicent ordinaire la girouette et son mouvement, et une photographie. Le fait que l’on sait que cette dernière est l’effet de radiations venues de l’objet en fait un index, et un index fort riche en informations” (CP 2.265). (Peirce énonce ici clairement, ne serait-ce qu’au passage, le fait que l’indexicalité, loin d’être une caractéristique immédiate ou “donnée” de l’expérience photographique, résulte en fait de la connaissance que nous avons de la photographie.) Selon CP 2.257, toutefois, le sinsigne dicent “doit impliquer un sinsigne iconique pour matérialiser l’information et un sinsigne indexical rhématique pour indiquer l’objet auquel l’information renvoie”. D’un point de vue plus général, un dicisigne, en sa qualité de “quasi-proposition”, doit toujours comporter un index (son quasi-sujet) et une icône (son quasi-prédicat). Comme toujours, l’impureté et la combinaison (ou “syntaxe” ) sont la loi de la sémiotique, ainsi que l’explicite le passage suivant (CP 2.320). Ici la photographie apparaît comme un exemple non seulement canonique mais crucial, surtout pour distinguer l’image photographique de l’image peinte :

Une proposition est, en bref, un dicisigne qui est un symbole. Mais un index peut pareillement être un dicisigne. Le portrait d’un homme avec le nom d’un homme inscrit dessous est à strictement parler une proposition, bien que sa syntaxe ne soit pas celle d’un discours et bien que le portrait lui-même non seulement représente, mais soit une hypoicône. Mais le nom propre est si proche de la nature d’un index que cela pourrait suffire pour donner une idée d’un index informationnel. Un meilleur exemple est une photographie. La seule épreuve en soi ne communique pas une information. Mais le fait qu’elle est virtuellement une section de rayons projetés d’un objet par ailleurs connu en fait un dicisigne. Tout dicisigne, comme le système des graphes existentiels le reconnaît pleinement, est une nouvelle détermination d’un signe déjà connu du même objet. Cela n’apparaît peut-être pas suffisamment dans la présente analyse. On remarquera que ce lien de l’épreuve, qui est le quasi-prédicat de la photographie, avec la section des rayons, qui est le quasi-sujet, est la syntaxe du dicisigne; et comme la syntaxe de la proposition, c’est un fait concernant le dicisigne considéré comme un premier, c’est-à-dire en lui-même, indépendamment du fait qu’il est un signe.

C’est Peirce qui souligne

Mais de quoi la photographie est-elle donc “un meilleur exemple”? Une fois de plus, Peirce l’évoque afin de clarifier une distinction générale, cette fois entre la proposition et l’index informationnel (ou dicisigne). La paire image + légende est une proposition en soi, sans pour autant constituer un bon exemple d’index informationnel. En tant que pure combinaison d’une épreuve et d’un rayonnement, l’image photographique est, ou possède, une syntaxe sans lien avec son contenu informationnel, autrement dit qu’elle fonctionne ou non comme un signe. (Conformément à la définition générale du signe, la photographie est un signe, en particulier un dicisigne, grâce au savoir collatéral que nous avons de son objet, puisque c’est ce savoir qui lui permet de communiquer une information sur cet objet.)[8] Contrairement au portrait peint, la photographie possède le statut d’un dicisigne indépendamment de la présence d’une légende (ce qui conforte l’opinion de nombreux photographes selon qui les images “parlent” d’elles-mêmes et par elles-mêmes). La finesse de ce raisonnement classificatoire retient cependant moins notre intérêt que la grande valeur attribuée à la photographie en tant qu’illustration – et encore moins que l’association récurrente entre l’expérience photographique et le savoir collatéral.

Au-delà des subtilités propres aux divers arguments que nous venons d’évoquer, ce qui nous apparaît remarquable, tout d’abord, c’est que Peirce recourt régulièrement à l’exemple photographique sur le fondement de son évidence plutôt que de sa complexité intrinsèque. Ce faisant, il adhère à une notion associée au XIXe siècle à l’idée de photographie, selon laquelle cette dernière serait prétendument simple et accessible, dépourvue de complexité. Mais l’évidence de la photographie n’en demeure pas moins trompeuse : bien que, d’une part, les descriptions de l’expérience photographique données par Peirce se conforment à l’idée populaire selon laquelle les photographies seraient des preuves directes et irréfutables, elles présentent, d’autre part, cette même expérience comme étant entièrement pétrie de savoir plutôt que comme le résultat immédiat de la preuve photographique. Dans CP 2.281, “nous savons” que les photographies sont iconiques “à certains égards” (mais pas à d’autres), ce savoir résultant du “savoir indépendant” que nous avons des “circonstances de leur production” ou y étant au moins associé. Dans CP 2.265, “on sait que [la photographie] est l’effet de radiations”; c’est grâce à ce savoir, et non à notre expérience photographique immédiate, que les photographies sont des index. Dans CP 2.320, la photographie possède le statut de dicisigne parce qu’elle est “virtuellement une section de rayons projetés d’un objet par ailleurs connu”. Ce que mettent en avant les différents passages cités jusqu’ici, par conséquent, n’est pas seulement l’indexicalité ou l’iconicité (des propositions sur le statut sémiotique de la photographie), mais surtout le fait que l’expérience consistant à regarder des photographies suppose une instruction (ce sont des propositions, pour ainsi dire, sur son statut “culturel” ou “social” ). En résumé, nous percevons les photographies comme telles parce que nous savons ce qu’elles sont et comment elles sont produites (ou, comme l’explique Martin Lefebvre, parce que “le savoir qui permet à [une photographie] d’être interprétée comme [un signe factuel] l’accompagne toujours”).[9] Si les photographies transmettent de l’information sur le monde, c’est parce que nous connaissons ce qu’elles montrent; et si elles constituent de bons exemples pour l’exposé d’arguments d’ordre sémiotique, c’est parce qu’elles sont connues de tous. En dépit de son apparente banalité, cette conclusion nous apparaît beaucoup plus surprenante (surtout autour de 1900) que la découverte largement commentée de l’indexicalité; d’où la nécessité de nous attarder à ce savoir de (ou sur) la photographie.

Il importe tout d’abord de noter qu’il n’est jamais question de photographie dans la sémiotique de Peirce avant 1890, et ce, bien qu’il s’y soit intéressé de près depuis la fin des années 1860 – ou même avant – grâce à ses expériences photographiques et photométriques menées en qualité d’employé de la Coast and Geodetic Survey (il observe, enregistre et mesure alors des éclipses solaires à l’aide de photographies). Comme nous l’avons montré ailleurs, ses réflexions techniques et scientifiques sur la photographie (en particulier sur les risques d’erreurs empiriques qu’elle comporte) sont bien établies et donnent même lieu à des publications dès 1869-1870.[10] Certes, le fait que Peirce n’émette aucune remarque d’ordre sémiotique à propos de la photographie avant le milieu des années 1890 peut s’expliquer en partie par la chronologie de ses activités intellectuelles (la période de 1895-1905 étant celle où il se consacre le plus activement à la sémiotique). Cependant, comme nous venons de le voir, le statut sémiotique de la photographie n’est pas tant pour lui un objet de réflexion théorique en soi qu’un instrument pédagogique et rhétorique très efficace pour présenter ses principales catégories. Étant donné cette fonction pédagogique, comment ne pas percevoir de lien entre l’apparition de la photographie comme exemple chez Peirce et sa popularisation aux États-Unis et dans les autres pays industrialisés durant les années 1890, à la suite de l’arrivée sur le marché d’appareils populaires comme le Kodak (1888)? Bien que la commercialisation de ces appareils ait généralement mis l’accent sur leur simplicité et leur non-technicité (comme en témoigne le slogan “Appuyez sur le bouton, nous ferons le reste”), cette popularisation massive entraîna la diffusion d’un savoir rudimentaire sur la photographie comme type d’image, mais aussi comme mode de production des images. On assiste donc, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle à l’essor remarquable d’un discours social sur la photographie, diffusé en particulier par l’entremise des clubs d’amateurs et des magazines (voir Brunet 2000 : 237-267). Les allusions de Peirce aux “photographies instantanées” (qui, du reste, font l’objet d’importants débats publics à la fin du XIXe siècle et de plusieurs commentaires de la part du logicien)[11] puisent très clairement leur source dans ce discours social. Il n’est donc guère surprenant que d’autres penseurs, en particulier Bergson et Freud, utilisent la photographie en guise de métaphore exactement à la même période où celle-ci prend valeur d’exemple chez Peirce. Même si Bergson et Freud ont tous deux tendance à considérer la photographie comme une approximation ou une représentation fallacieuse (de l’“appareil” de la perception ou de l’inconscient), cette situation s’explique d’abord et avant tout par la nouvelle accessibilité de la photographie à titre de savoir commun (de même que par la mode dont elle fait l’objet) (cf. Brunet 2000 : 295-305). Selon toute vraisemblance, Peirce se rapporte lui aussi à ce savoir populaire, qui semble aussi bien implanté que l’information selon laquelle il n’y a pas de fumée sans feu; cependant, au lieu de le critiquer, il l’utilise (peut-être devrions-nous même dire qu’il le met en relief) d’une manière qui peut nous paraître radicale dans la mesure où elle parvient à supplanter la conception dominante (ou supposément dominante) de la photographie à l’époque.

Loin de nous l’intention de reproduire, à propos du “savoir collatéral” sur la photographie auquel les textes de Peirce nous renvoient, le même type de sophisme que nous venons de dénoncer au sujet de la prétendue théorie peircienne de l’indexicalité photographique. Il ne doit faire aucun doute que les remarques émises au passage par Peirce dans les extraits cités plus haut ne prennent pas plus la photographie pour objet d’étude que les exemples employés à des fins rhétoriques dans ses travaux de sémiotique. Pour Peirce, l’interprétation des signes requiert toujours un savoir collatéral et a en retour pour fonction principale la production et la transmission de ce savoir. Rappelons également que le logicien n’a jamais émis de théorie sur la photographie – à moins peut-être d’envisager comme telles ses observations hautement techniques de 1869-1870 sur les relevés photographiques des éclipses solaires –, et même le fait de qualifier ses remarques passagères de “propositions” relève de la surinterprétation. Cependant, du point de vue qui est le nôtre aujourd’hui, ces remarques passagères à propos du savoir photographique nous apparaissent au moins tout aussi surprenantes – et stimulantes – que la “thèse” de l’indexicalité photographique. Déclarer, ne serait-ce qu’en passant, que c’est notre connaissance du mode de production des photographies qui nous permet de les appréhender comme telles, ou insister, comme le fait Peirce, sur l’idée que la référence photographique requiert la connaissance préalable de l’objet ou des objets représentés équivaut, ou semble équivaloir, à rejeter le discours relatif à la valeur autocertifiante de la preuve photographique, discours qui nous apparaît aujourd’hui représentatif de la croyance du XIXe siècle en la photographie. Mais à quel point ce rejet est-il (ou a-t-il été) radical?

Premièrement, il est difficile de déterminer si Peirce, lorsqu’il écrit “nous savons qu’à certains égards […]” et qu’il évoque le “savoir indépendant” relatif à la production photographique, fait simplement allusion à des notions élémentaires communes à propos du procédé photographique ou s’il cherche plutôt, dans ces extraits ainsi que dans plusieurs autres semblables, à instruire son lecteur en examinant des exemples familiers sous un angle “philosophique”, pour ainsi dire. En d’autres termes, à qui le “nous” de l’énoncé “nous savons” se rapporte-t-il? Peirce s’accorde-t-il l’autorité de rectifier une idée erronée? Quoi qu’il en soit, répétons que l’exemple photographique est choisi par lui en raison de sa valeur pédagogique : qu’elle soit envisagée comme une idée ou comme un simple sujet de discussion, la photographie est censée être particulièrement éloquente et s’imposer par son évidence même. Cette évidence, estimons-nous, n’est pas seulement (ou pas tant) tributaire de certaines caractéristiques intrinsèques au médium ou à l’image photographique, mais aussi du phénomène social de sa popularité croissante durant les années 1890. L’essor d’appareils non professionnels comme le Kodak – à tout le moins dans les classes supérieures qui constituent vraisemblablement le lectorat de Peirce – permettait à ses lecteurs de comprendre ses exemples d’un point de vue intellectuel, mais aussi pratique, au même titre que les lecteurs de Bergson pouvaient saisir spontanément sa critique de la conception de la mémoire comme appareil photographique. Or, ce qui est remarquable à propos des affirmations de Peirce – surtout par comparaison avec celles de Bergson –, c’est que le logicien américain ne cherche pas tant à corriger la sagesse populaire qu’à l’utiliser à des fins pédagogiques – tout en la clarifiant. En d’autres termes, dans ces passages, Peirce prête sa voix, dirions-nous, à l’expression d’un savoir jusqu’alors latent, tacite, quoique répandu.

L’histoire de la photographie entre 1839 (l’année de naissance du daguerréotype et de C. S. Peirce lui-même) et la période où Peirce se consacre à ses écrits sur les signes n’est pas seulement l’histoire d’un procédé, d’un art ou d’une pratique et de sa diffusion progressive dans les sociétés occidentales. C’est aussi l’histoire d’un discours ou d’une idée – l’idée d’une image d’origine mécanique, automatique ou naturelle –, qui précède et accompagne souvent l’expérience de regarder ou de produire des photographies. Comme en témoignent éloquemment les articles désormais célèbres d’Oliver W. Holmes sur la stéréographie (1859, 1869 et 1863)[12], d’innombrables publications sur les aspects techniques et artistiques de la photographie ainsi que sur sa signification philosophique et culturelle ont vu le jour dès les années 1840 dans la presse grand public et la littérature scientifique, en particulier aux États-Unis. Par conséquent, une certaine connaissance de la photographie, à tout le moins une connaissance abstraite, est devenue monnaie courante bien longtemps avant les écrits de Peirce sur les signes de 1895-1905; c’est la popularisation de la photographie qui a donné corps à une idée abstraite en la reliant à une pratique et qui lui a conféré son incontournable attrait. Peirce a simultanément exploité et clarifié ce savoir. Ainsi, lorsqu’il déclare que “nous savons qu’à certains égards [les photographies] sont exactement semblables aux objets qu’elles représentent”, il énonce un truisme tout en soulignant le statut culturel – et non naturel ni évident – de la photographie et indique du même coup les limites ou le caractère relatif de la ressemblance photographique (“à certains égards”). De même, ses commentaires à propos de l’iconicité (pensons tout particulièrement à son évocation des photographies comme “études” à l’intention des peintres et des cartographes) ne rendent pas tant compte de l’originalité de son point de vue que de son approche pragmatique de la communication savante. Pareils commentaires tendent à situer Peirce à l’extrémité conservatrice du spectre photographique en 1900; et le concept même de photographie artistique, tel que développé par les pictorialistes puis les modernistes, est difficilement envisageable dans ce contexte. Finalement affirmerons-nous que même la prétendue “découverte” de l’indexicalité photographique peut être comprise comme la formulation philosophique d’une vieille croyance (selon laquelle les photographies seraient des “empreintes”, des “traces”, des “pellicules”, etc.) judicieusement commentée (et déjà avec une certaine distance ironique) par Holmes durant les années 1860. Nul doute en effet que les circonstances de la production des photographies étaient largement connues à la fin du XIXe siècle, dans la mesure où, depuis 1839, sa singularité par rapport aux autres types d’image a été attribuée de manière obsessionnelle par tout le discours sur la photographie, à ses origines “mécaniques” (c’est ce que Jean-Marie Schaeffer a appelé son archè). L’apport de Peirce à l’histoire de la photographie n’est pas tant l’invention de l’indexicalité que la transformation d’un discours social traditionnel relatif à la photographie en un discours conscient et philosophiquement valable. Mais ce qui importe le plus, c’est que, vers 1900, ce discours était universellement accepté, sauf dans certains cercles avant-gardistes auxquels Peirce semble avoir été complètement étranger : les photographies étaient alors perçues comme telles parce que tout le monde connaissait, du moins superficiellement, leur mode de production – qui lui-même était dépourvu d’ambiguïté.

Ceci nous conduit à aborder la dernière partie de notre propos, dans laquelle nous souhaitons examiner brièvement le destin, à l’ère du numérique, de la conception peircienne de la photographie, de sa valeur d’exemple et du savoir commun sur lequel elle se fonde. Il convient de souligner dans un premier temps la coïncidence entre la “vogue indexicale” qui a marqué la pensée critique sur la photographie et qui est souvent attribuée à l’article “Notes on the Index”[13] de Rosalind Krauss (1977) et, d’une part, le boom institutionnel et commercial de la photographie d’art dès la deuxième moitié des années 1970 de même que, d’autre part, les débuts du numérique ou de ce que l’on a appelé au début des années 1980 l’imagerie “générée par ordinateur” . Nous ne nous attarderons pas sur la première coïncidence, sauf pour noter que Krauss et ses émules ont évoqué les travaux de Peirce (ainsi que d’autres modèles influents comme les embrayeurs de Jakobson et les premiers textes de Barthes sur le message photographique) pour donner un cadre théorique à certaines pratiques artistiques conceptuelles pas nécessairement axées sur la photographie, mais ayant l’indexicalité pour véritable thème, contre toute interprétation représentationnelle. Il importe peu ici que cette utilisation des remarques de Peirce soit clairement allée à l’encontre de l’orientation de sa pensée, selon laquelle, nous l’avons vu, l’indexicalité apporte une restriction ou un fondement à l’iconicité. Ce qui est beaucoup plus significatif, c’est que la référence à la photographie, employée aux alentours de 1900 à titre de savoir commun ou même de sens commun en raison de son évidence, est devenue à partir des années 1980 l’indicateur d’une toute nouvelle complexité (que l’on en est venu à appeler “le photographique”); cette complexité a été proclamée pour faire contrepoids à la notion ou à la connaissance répandue de l’iconicité photographique, jugée alors “provinciale” par beaucoup à la suite des travaux de Krauss et de Barthes, mais aussi d’Umberto Eco et d’Ernst Gombrich. De ce point de vue, les références aux écrits de Peirce n’ont pas tant servi à revisiter la compréhension traditionnelle de la photographie qu’à légitimer théoriquement des pratiques et des prétentions conceptuelles.

En revanche, la deuxième coïncidence – entre la vogue indexicale (que l’on a associée dans une large mesure, après 1980 et la publication de La Chambre claire de Roland Barthes, à la thèse du “ça a été” et au pouvoir des photographies comme preuves) et la diffusion de l’imagerie numérique – suscite tout particulièrement notre intérêt. Aujourd’hui, cette coïncidence est généralement envisagée par rapport à ce que Fred Ritchin (1990) et W. Mitchell (1994) ont décrit comme une “révolution” ou comme l’avènement d’une “ère post-photographique”, c’est-à-dire une ère nouvelle dans l’histoire des images, marquée par le retour (triomphal) de l’iconicité et la disparition de l’indexicalité, laquelle est associée, dans cet ordre d’idées, à la photographie argentique; de la même manière, le critique français Pierre Barboza (1996) a décrit la photographie argentique comme une “parenthèse indexicale dans l’histoire des images”. Pour certains, comme Ritchin, cette “révolution” constitue une sorte de libération du joug indexical-référentiel. Cependant, depuis la moitié des années 1990, et surtout depuis 2000, cette révolution se trouve de plus en plus souvent remise en question. Un nombre grandissant d’auteurs, notamment Tom Gunning, soutiennent que la photographie numérique demeure indexicale malgré sa structure électronique, puisqu’elle résulte d’un processus d’exposition, et qu’une phénoménologie de l’image photographique (par exemple la phénoménologie d’André Bazin) est une façon beaucoup plus prometteuse d’envisager l’unité trans-technologique que l’approche sémiotique.[14]

Signalons d’abord que Ritchin et Mitchell sont loin d’être les premiers à avoir remarqué, dans leurs ouvrages phares, une contradiction entre la nouvelle photographie et le discours sur l’indexicalité prévalant dans le milieu de l’art des années 1980. Les images générées par ordinateur deviennent “populaires”, en ce sens qu’elles commencent à faire l’objet d’ouvrages relativement généraux, au début de ces mêmes années. Dès 1983, au moins l’un de ces ouvrages (Computer Images : State of the Art de Joseph Deken) qui prend explicitement pour sujet les images artistiques créées par ordinateur, atteint le statut de “beau livre”, en réponse à quoi un critique note que “les éditeurs sont fous des livres d’images générées par ordinateur” au détriment peut-être “de réflexions théoriques sur ces images” (Wilson 1984 : 299). De fait, la plupart des illustrations choisies par Deken étaient des productions artistiques le plus souvent dépourvues de fonction scientifique ou utilitaire. Cependant, des essais théoriques n’ont pas tardé à faire leur apparition à la suite de la divulgation de certains cas de photographies retouchées numériquement dans la presse illustrée. Dès 1985, un article intitulé “Digital Retouching : The End of Photography as Evidence of Anything”, publié dans le magazine californien Whole Earth Review, passait en revue plusieurs exemples de retouche numérique par la presse et concluait qu’à l’ère numérique, il n’était guère plus possible de croire comme avant à l’existence d’un rapport causal ou existentiel entre une photographie et son objet (Brand, Kelly & Kinney 1985 : 42-50). L’adhésion optimiste et libertaire de Fred Ritchin à la photographie numérique s’inscrivait dans la continuité de ce propos et inaugurait un raisonnement aujourd’hui bien connu selon lequel la photographie aurait toujours comporté une part de retouche, de maquillage, etc., et aurait toujours porté autant la trace des choix du photographe que celle de la réalité. À la fin des années 1980, et donc avant la parution des livres de Ritchin et de Mitchell, une nouvelle conception était déjà répandue, du moins dans les cercles artistiques et journalistiques américains (ici clairement en avance sur l’Europe occidentale), suivant laquelle la preuve photographique, ou à tout le moins son caractère incontestable, seraient dorénavant choses du passé.

Dans le contexte du présent article, ce qui nous intéresse le plus au sujet du credo “post-photographique” du début des années 1990 ou même de sa récente révision en faveur du prolongement de l’indexicalité à travers la photographie numérique, ce n’est pas tant l’idée que le numérique marquerait le retour de l’iconicité contre l’indexicalité, ni même qu’un tel renversement nous permettrait désormais de regarder et de produire des images avec plus de liberté. (Le contenu réel de cette “nouvelle liberté” mériterait de faire l’objet d’une étude à part, non seulement à la lumière des libertés techniques offertes par les imagiciels, mais aussi de la remarquable persistance des usages sociaux traditionnels de la photographie à l’ère du numérique.) Ce qui en revanche vaut la peine d’être souligné, c’est que, premièrement, ce nouveau credo a permis de valider (implicitement surtout) l’un des principes dominants du pragmatisme peircien, lequel a trouvé écho à la même période dans le pragmatisme de Richard Rorty et de Jürgen Habermas : celui d’une définition communautarienne de la vérité (par opposition à une définition représentationnelle), selon laquelle la vérité dépendrait d’une chaîne d’“interprétants” ou relèverait plus globalement de l’interaction sociale. Lorsque Peirce écrit que “nous savons qu’à certains égards [les photographies] ressemblent exactement aux objets qu’elles représentent”, cet état de fait s’expliquant par le “savoir indépendant” que nous avons de leur mode de production, il fait allusion à un certain savoir technique commun; or pour ce savoir, comme l’écrit Martin Lefebvre, “il n’existe, en principe, qu’un seul mode de production des images photographiques” et “ce mode repose sur une relation existentielle directe et authentique” entre l’objet placé devant l’objectif et l’épreuve photographique (2006 : 239). À l’ère du numérique, compte tenu du “doute collatéral” semé (par la technologie, ou par le discours issu de la technologie et portant sur celle-ci) au sujet du procédé photographique, il se peut que ce savoir demeure valide (comme le souhaitent les opposants à la “mort de la photographie”), mais il est inévitable qu’il soit devenu plus critique, plus réflexif et, par conséquent, plus officiel. Si nous “savons” aujourd’hui que les photographies sont fidèles à la réalité, comme c’était le cas avant l’apparition du numérique, ce n’est pas un simple “principe” technologique qui nous informe qu’il en est ainsi, mais la “traçabilité” de la toute la chaîne de production, de publication et de circulation des images (en tant qu’elle est certifiée par des moyens institutionnels ou autres). Ainsi que l’affirme Liz Wells, “l’autorité de l’image est passée aux mains de son producteur”, et la confiance que nous inspirent les photographies dépend dorénavant de toute “une série de facteurs”, notamment de leurs “antécédents” (2006 : 343). À l’inverse, lorsque nous doutons de la fidélité d’une photographie, cela a moins à voir avec la technologie numérique en soi qu’avec notre perception de l’opacification ou de l’obscurcissement de cette chaîne, comme ce fut le cas par exemple lors de diverses révélations photographiques sur la guerre en Iraq (voir, par exemple, Gunthert 2004 : 124-34). Ainsi donc, l’“ère post-photographique” a validé plus que tout le passage d’un certain essentialisme sémio-technologique à un relativisme culturel ou pragmatique, et ce bouleversement épistémologique exerce des répercussions sur toute l’histoire de la photographie; l’apport de Peirce à ce débat ne tient donc pas en définitive à l’indexicalité, mais à la thèse selon laquelle l’interprétation des signes se réclame inévitablement d’un savoir collatéral.

Mais l’existence de ce que nous venons d’appeler un “doute collatéral” nous conduit simultanément à une autre conclusion, tout aussi inéluctable. Ce qui ressort le plus à nos yeux de la question “post-photographique” et des récents débats théoriques sur ce sujet (tels qu’en particulier le séminaire Photography Theory, Elkins 2006), c’est une perception accrue de la complexité de ce que nous en sommes venus à appeler, délibérément ou non, “le photographique”, comme si les termes de “photographie” /“photography” étaient eux-mêmes devenus trop étriqués pour pouvoir désigner un sujet d’une telle envergure conceptuelle. Alors que Peirce pouvait se tourner en toute confiance vers la photographie pour illustrer clairement ses catégories sémiotiques et alors que même des critiques aussi différents que Rosalind Krauss et Roland Barthes ont pu s’entendre, à la fin des années 1970, si ce n’est sur l’évidence de l’essence photographique, du moins sur le fait que la photographie possède bel et bien une essence (à chercher notamment dans la base chimique de la photographie argentique) et que celle-ci a fondamentalement à voir avec la notion de preuve, un tel consensus n’est guère plus possible de nos jours, et ce, depuis un certain temps. Et il n’y a pas qu’un cercle restreint de théoriciens de la photographie qui soit en mesure de percevoir ce changement. En d’autres termes, ce n’est pas seulement que, comme nous l’avons écrit ailleurs, ce qui n’était jadis qu’un exemple et un instrument est devenu un objet d’étude, ou que ce qui était autrefois “simple” est devenu “complexe” . C’est que, dans l’ensemble, il n’est plus possible de défendre l’hypothèse peircienne d’une connaissance commune de et sur la photographie à l’ère du numérique – non pas parce que la photographie numérique est “plus iconique” ou “moins indexicale” que son ancêtre argentique, mais parce que les procédés techniques impliqués dans sa production et sa circulation sont aujourd’hui infiniment plus complexes, plus diversifiés et plus opaques que l’étaient ceux entourant la photographie populaire vers 1900. Tandis qu’à l’époque du Kodak, n’importe quel photographe amateur pouvait s’initier sans difficulté aux procédés techniques et industriels de la production des images et même de la fabrication des appareils photographiques – et ce, même si ce dernier ou cette dernière se dispensait de les connaître en profondeur –, la formation et la circulation à l’échelle sociale d’un tel savoir de base à propos de la photographie numérique restent encore à faire; et même à supposer une compréhension technique des images électroniques, la seule diversité des technologies utilisées à l’heure actuelle en photographie – sans compter la complexité des cyberespaces dans lesquels les images numériques circulent – ferait obstacle à elle seule au type de savoir cohérent et universel sur lequel Peirce s’appuyait. Nos conceptions spécialisées de la photographie se sont multipliées et ont augmenté de façon vertigineuse depuis l’époque de Peirce; et si l’idée de la photographie comme culture commune n’a pas entièrement disparu, elle demande toutefois à être reconstruite.

Postface (2014)

L’article qu’on vient de lire, d’abord rédigé en 2008, soutient une position quelque peu complexe. D’un côté, je soutiens, avec d’autres, que l’image numérique répond aussi bien que l’image argentique à la catégorie hybride de “l’icône indicielle”, puisque le captage numérique passe bien par l’enregistrement d’une exposition. De l’autre, je propose de tenir compte de la recrudescence du débat “théorique” sur la nature, la fiabilité, la manipulabilité, etc., des images numériques, et surtout du déplacement de ce débat, à la faveur d’un certain nombre de scandales, dans le champ de la grande presse et du grand public, pour introduire en écho à la notion peircienne de “connaissance collatérale” impliquée dans la reconnaissance des photographies, une notion de “doute collatéral” qui, aujourd’hui, tendrait à accompagner certains usages au moins des images photographiques, en matière de photojournalisme notamment. Mais cette proposition est formulée plutôt comme une conjecture ou une question; cinq ans plus tard je dois dire qu’elle n’a pas pris plus de consistance théorique, et j’ai aujourd’hui tendance à considérer, comme d’autres auteurs, que les usages nouveaux de l’image numérique ne remettent pas fondamentalement en cause notre “confiance” ou notre “foi” dans les images photographiques (cf. Gunthert 2007 et 2012). Dans le champ des usages sociaux contemporains de l’image, la posture sceptique coexiste sans difficulté avec des usages “référentiels” omniprésents, et dans le champ des pratiques créatives la photographie fictionnelle n’est si florissante que parce qu’elle bénéficie de la foi dans l’image photographique – quand bien même cette foi tendrait à se muer en une valeur esthétique.

Par ailleurs, s’il est volontiers admis aujourd’hui, dans les milieux photographiques, que les débats sur l’index et la théorie peircienne appartiennent au passé, je souhaite signaler ici deux contributions de grande portée à la connaissance de la théorie peircienne en matière de photographie. La première est celle du regretté Roberto Signorini (2009 : 89-121 notamment), qui a proposé dans une publication en ligne de grande ampleur une édition critique des textes de C.S. Peirce sur la photographie, en mettant en lumière un certain nombre de textes (publiés en anglais et en traduction italienne) jusque-là non pris en compte par les commentateurs, moi compris, notamment des articles de vulgarisation et de commentaire scientifique, comme par exemple sur la chronophotographie d’Étienne-Jules Marey (Signorini 2009 : 89-121, notamment ).[15] Ce travail magistral ne remet pas en cause mon interprétation globale des écrits de Peirce sur la photographie, mais l’étude détaillée de ses écrits scientifiques et populaires est à reprendre sur cette nouvelle base.

La seconde contribution se trouve dans un ouvrage de Pierluigi Basso Fossali et Maria Giulia Dondero paru en français en 2011 sous le titre de Sémiotique de la photographie. Sans détailler ici cette réflexion sémiotique très riche et innovante, je souhaite aborder quelques points soulevés par Pierluigi Basso dans sa revue critique de la “littérature” peircienne, où il me fait l’honneur d’entrer en dialogue avec mes contributions.

En premier lieu, tout en me donnant crédit pour avoir critiqué une “mode indicielle” dans les années 1980, Basso juge excessive ma position selon laquelle Peirce n’a jamais élaboré une théorie de la photographie; au contraire, estime-t-il, les positions de Peirce sont bel et bien théoriques, quel que soit leur statut rhétorique d’exemples (281-282). Je maintiens que pour des raisons épistémiques mais surtout scientifiques – la théorie de la photographie n’était pas et ne pouvait pas être un but pour Peirce – l’image photographique a plutôt été, pour Peirce le théoricien, un stimulus qu’un objet. Cependant j’admets volontiers que ses observations sur la distinction et le couplage de l’icône et de l’index, sur le caractère non représentationnel de l’image photographique “brute”, et plus encore sur la nature “inexacte” des images photographiques et sur le caractère appris, habituel, culturel, plutôt que phénoménal ou naturel, de la lecture commune des images photographiques, constituent des positions théoriques et des positions fortes.

En second lieu, Basso souligne que mon analyse de la théorie peircienne est plus culturaliste ou historiciste que sémoticienne, et que je choisis d’élargir la notion pragmatique de “connaissance collatérale” vers les notions distinctes de “connaissance culturelle” ou de “théorie populaire” (“folk theory”). Je ne conteste pas cette remarque : mon analyse est en effet celle d’un historien de la culture et non celle d’un sémioticien; la folk theory est surabondante en photographie. Cependant, en historien de la culture, je conteste l’idée que le savoir pragmatique ou communicationnel puisse être une réalité complètement anhistorique, sans lien avec des horizons d’attente voire des contextes idéologiques. Pour moi, quand Peirce nous rappelle que “nous savons” comment les photographies sont produites, il met en lumière un savoir “collatéral” qui est justement “collatéral” parce qu’il est historique et non purement logique. Pour autant, la fonction sémiotique de ce savoir communicationnel ne doit pas être sous-estimée, bien entendu. Quant aux “instructions identificatoires” qui constituent chez Peirce la majeure partie du savoir communicationnel (ces procédures de recours au savoir de l’interlocuteur ou de l’interprétant qui permettent de savoir de quoi on parle, à quoi réfère la photographie, etc.), en effet elles ne sont pas culturelles mais situationnelles. En photographie, comme dans d’autres systèmes communicationnels, les procédures de référence sont sous-jacentes aux procédures de certification.