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Introduction

La place de la syntaxe chez Saussure constitue un point qui, à ma connaissance, n’a jamais fait l’objet d’une étude détaillée, bien qu’il soit mentionné dans Hagège (2004a) puis Arrivé (2006), deux études dont il ressort que cette place est quasi inexistante, ce qui ne signifie pas qu’elle le fût dans la pensée de Saussure. Quant aux travaux de l’exégèse saussurienne, que ce soient les plus anciens, notamment Godel (1957) et Engler (1968) ou les plus récents, comme les Écrits de Linguistique Générale (Saussure 2002), ils n’ont guère apporté de nouveautés quant au problème de la syntaxe chez Saussure.

On rappellera d’abord ici la conception de la syntaxe en Occident chez les modernes ainsi que chez Saussure et ses successeurs, par opposition à la conception que s’en fait la grammaire générative chomskyenne (§1). C’est précisément face à ces conceptions apparemment divergentes que l’on est logiquement conduit à s’interroger sur la nature de la syntaxe et sur les champs qu’elle recouvre (§2). De cet examen peut être déduite une caractérisation des langues comme moyen essentiellement morpho-lexical de communication, ce qui conduit à une conception de la syntaxe comme composante non nucléaire des langues (§3).

1. La syntaxe en Occident chez les Anciens, chez les Modernes, chez Saussure, chez ses successeurs et chez Chomsky

Parmi les Anciens, on retiendra surtout Apollonios Dyscole (Peri Syntaxeos, vers 150 de notre ère), qui s’intéresse avant tout aux parties du discours. À l’exception de la Grammaire de Port-Royal, qui traite de la syntaxe dans une perspective logique, les Modernes, de la Renaissance au XIXe siècle, s’occupent d’abord de morphologie, objet principal de la grammaire comparée, à l’égard de laquelle on sait que Saussure était très critique.

Le Cours de linguistique générale (CLG) emploie trois fois le terme “syntaxe” : d’abord à la page 186, où il est écrit que “la morphologie ne peut constituer une discipline distincte de la syntaxe”, ensuite dans un passage dont je traiterai plus bas, enfin au chapitre VII, “La grammaire et ses subdivisions”, où on lit : “tous les faits de syntagmatique ne se classent pas dans la syntaxe, mais tous les faits de syntaxe appartiennent à la syntagmatique” (188), cette dernière ayant été définie au chapitre V, “Rapports syntagmatiques et rapports associatifs”, comme se donnant pour objet le groupement entre deux ou plusieurs unités consécutives. Mais c’est la position de Saussure par rapport à la phrase qui importe surtout ici :

Une théorie assez répandue prétend que les seules unités concrètes sont les phrases : nous ne parlons que par les phrases, et après coup nous en extrayons les mots. Mais d’abord jusqu’à quel point la phrase appartient-elle à la langue (voir p. 172)? Si elle relève de la parole, elle ne saurait passer pour l’unité linguistique.

1916 [1972 : 148]

Or, à la page 172, on lit : “La phrase est le type par excellence du syntagme. Mais elle appartient à la parole, non à la langue (voir p. 30 [celle où est caractérisée la différence entre la langue et la parole. CH])” (Saussure 1916 [1972 : 172]). Cette élimination explicite de l’étude de la phrase entraîne l’absence de la syntaxe, qui est le cadre même de son déploiement. Nous nous trouvons donc ici, quant à la syntaxe, devant une aporie. Rien ne vient résoudre cette dernière dans les Écrits de linguistique générale (ÉLG), où la syntaxe est mentionnée sept fois, dont une à propos du nom, les cinq autres en tant que simple terme d’une énumération de domaines d’études, et la dernière pour déclarer que “la syntaxe […] n’est (pas) […] autre chose que la morphologie vue à l’envers”.

La perplexité que produit cette aporie n’est que partiellement conjurée par un témoignage d’A. Riedlinger, un étudiant de Saussure dont le nom apparaît comme collaborateur en tête de la première édition du CLG, ce qui donne à entendre que les éditeurs, Ch. Bally et A. Sechehaye, le tenaient pour le plus fiable. Selon Riedlinger, lors du dernier des trois célèbres cours, soit en 1910-1911, Saussure aurait annoncé qu’il étudierait un jour la linguistique de la parole (voir Hagège 2004 : 117). Cependant, Saussure meurt prématurément deux ans plus tard.

Il faut sans doute considérer comme des entreprises de compensation reflétant la perplexité des disciples de Saussure les travaux sur la linguistique de la parole écrits, notamment, par trois d’entre eux : Skalička (1948), Coseriu (1962) et Pagliaro (1957). Il convient d’ajouter que Saussure, cependant, était loin de négliger la syntaxe. Son dernier livre publié (en 1881, c’est-à-dire à moins de vingt-six ans) était une étude syntaxique du génitif absolu du sanscrit dans sa relation avec le locatif absolu. En réalité, Saussure était tourmenté par la difficulté que présentait pour lui l’intégration de la syntaxe dans un schéma théorique.

Néanmoins, l’apparente exclusion de la phrase, alors même que cette dernière enchaîne des unités selon la linéarité du signifiant, caractère fondamental du signe linguistique selon Saussure, est fortement atténuée dans une note que reproduit Engler (1968 : 284) : “il y a aussi probablement toute une série de phrases qui appartiennent à la langue”. De surcroît, dans un texte qui précède cette note (Engler 1968 : 278), Saussure parle du “caractère linéaire de la langue” [souligné par moi, CH], et non plus seulement du caractère linéaire du seul signifiant. Cela implique que, comme le remarque Hjelmslev (voir Zinna 1995 : 254, cité par Arrivé 2006), on peut poser une linéarité aussi bien du signifié que du signifiant. Et comme la linéarité est le fondement même de la phrase, il paraît difficile d’exclure cette dernière de la langue.

C’est Lucien Tesnière qui a donné une place centrale à la composante que la relégation de la phrase dans la linguistique de la parole par le CLG semblait avoir consignée à la lisière de la linguistique, c’est-à-dire à la syntaxe. Les premiers mots de son livre sont : “L’objet de la syntaxe structurale est l’étude de la phrase” (1969 : 11). Et la filiation saussurienne de Tesnière apparaît clairement lorsqu’il note à propos de la notion de chaîne parlée, centrale dans son livre, qu’il s’agit d’“une des conceptions les plus profondes et les plus fécondes de Ferdinand de Saussure” (1969 : 17, n. 1). Cette remarque de Tesnière apparaît au chapitre 4, c’est-à-dire trois chapitres après l’introduction, dès le chapitre 1, de la notion capitale que Tesnière considère comme “la base de toute la syntaxe structurale”, à savoir la notion de connexion. À cette notion de connexion correspond, dans le CLG, celle de “course sur une seule dimension”, que l’on trouve dans le troisième des passages où le CLG traite de syntaxe : “En dehors d’une somme de termes concrets on ne saurait raisonner sur un cas de syntaxe. […] Une unité matérielle n’existe que par le sens, la fonction dont elle est revêtue” (Saussure 1916 [1972 : 191]). On peut considérer qu’il y a un lien profond entre le principe tesniérien de connexion et la conception de la syntaxe qui est suggérée par ce passage. L’idée saussurienne de l’importance des relations entre les signes, dont chacun se définit par ce qu’il n’est pas, donne à la structure, c’est-à-dire à la totalité dont les éléments font partie, une centralité qui transcende l’étude isolée de ces éléments. Et précisément, les bases de la doctrine structuraliste ont été posées, depuis le Congrès de La Haye en 1928, par des auteurs – Jakobson, Troubetzkoy et Karcevsky – qui, tout comme d’autres, dont Firth (1935), Guillaume (1990 [= 1943-1944]), Gardiner (1944), Glinz (1947), Weisgerber (1951), s’éloignaient des conceptions de la linguistique dans la seconde moitié du XIXème siècle, où la langue était vue non comme une structure d’éléments solidaires, mais comme un organisme vivant, comparable à l’objet des sciences naturelles. À cette vision vitaliste des comparatistes puis des Néogrammairiens s’opposait celle de Saussure, pour qui la langue est un moyen de communication entre les membres des sociétés humaines.

Cette conception est fort différente aussi de celle de Chomsky, qui privilégie la syntaxe en tant qu’“étude des principes et des processus selon lesquels les phrases sont construites dans des langues particulières” (1969 : 13), chaque langue étant définie comme “un ensemble (fini ou infini) de phrases” (ibid. : 15). Chomsky annonce plus tard (traduction française, 1971 : 9) que son objet d’étude est “le composant syntaxique d’une grammaire générative, c’est-à-dire les règles qui caractérisent les séquences bien formées d’unités syntaxiques minimales”.

Même si un souci croissant du sens s’est manifesté chez les linguistes générativistes à partir de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, la syntaxe est restée centrale : la Grammaire Universelle de Chomsky, faite de principes sous-jacents aux phrases de toute langue, exclut simplement les variations très fortes entre les langues. Nous sommes donc en présence de deux modèles linguistiques fort différents : d’une part, une théorie saussurienne où la syntaxe est à peu près absente, et d’autre part, une théorie chomskyenne où, à l’inverse, la syntaxe est au centre de l’étude du langage et des langues. On est donc fondé à se demander quels sont, réellement, le contenu, le statut et l’importance de la syntaxe.

2. Nature de la syntaxe et champs recouverts par elle

Je traiterai successivement ici des phénomènes qui n’appartiennent pas à la syntaxe (§2.1), de ceux qui n’y appartiennent qu’indirectement (§2.2), et de ceux qui en sont le domaine (§2.3).

2.1. Les phénomènes qui n’appartiennent pas à la syntaxe

Quatre types de phénomènes peuvent être ici mentionnés :

2.1.1. Variations formelles des classes de mots

Il s’agit, en particulier, des noms et des verbes dans les langues à déclinaison et/ou conjugaison, ainsi que des marques verbales temporelles, aspectuelles, personnelles, directionnelles, etc., avec, le cas échéant, amalgame de ces paramètres, dans la conjugaison de langues comme celles des familles indo-européenne, sémitique, couchitique, etc. Relèvent également de la morphologie les techniques variées de l’affixation (préfixation, suffixation, infixation, circumfixation, simulfixation).

2.1.2. Mots complexes

Peuvent être considérés comme n’appartenant pas à la syntaxe les phénomènes dont le cadre d’analyse n’est pas la phrase, mais le mot : dérivés et composés, à l’exception, d’une part, des mots-phrases, groupes complexes où s’associent avec un prédicat verbal (ou, plus rarement, nominal), sous un seul accent, divers éléments temporels, aspectuels, directionnels, personnels, etc. (ex. quechua, quiché, langues eskaléoutes), d’autre part des syntagmes regroupant un verbe et un nom qui lui est incorporé, et qui, de ce fait, perd tout ou partie de ses nominants (voir ci-dessous, §2.2.2). Tel est le cas dans les langues incorporantes, nombreuses dans les familles amérindiennes, et de même en français, si l’on considère comme des cas d’incorporation les constructions telles que prendre peur ou avoir faim. On ne traitera pas comme “n’ayant pas de morphologie” les langues où il n’existe aucune flexion du verbe, du nom ou d’autres catégories lexicales, car ces langues, par exemple le chinois mandarin et d’autres langues monosyllabiques d’Asie du Sud-Est, ou des langues africaines des familles mandé, gur, kru, etc., possèdent toutes un riche système de composition nominale, technique morphologique qui permet un enrichissement important du lexique, et qui présente un évident intérêt diachronique, dans la mesure où l’analyse permet de retrouver une syntaxe ancienne qui s’est figée.

2.1.3. Expressions idiomatiques

Devraient également être considérées comme marginales par rapport à la syntaxe les expressions idiomatiques, dans la mesure où leur analyse ne donne pas leur sens, alors que l’analyse d’une phrase en constituants livre au moins le cadre sémantique général. D’autres phénomènes n’ont pas de relation avec le centre syntaxique : ce sont le vocatif (dans les langues à déclinaison nominale), les morphèmes allocutifs (comme ceux du basque), et les formes d’indexation du sexe d’un des interlocuteurs d’un dialogue (attestées, notamment, dans des langues tupi-guarani et autres de Bolivie).

2.1.4. Les clitiques

Un quatrième type de phénomènes viole, tout simplement, la syntaxe. Ce sont les clitiques, par exemple dans diverses langues kurdes et wakash, où des adpositions atones s’affixent à des mots toniques, avec lesquels elles n’ont aucun lien syntaxique, alors qu’elles apparaissent à distance du mot avec lequel, pourtant, elles ont bien un lien syntaxique.

2.2. Les phénomènes morphologiques mis au service de la syntaxe

On trouve dans toutes les langues des phénomènes morphologiques mis au service de la syntaxe parce qu’ils sont utilisés pour marquer des fonctions syntaxiques. Les principaux sont les suivants :

2.2.1. L’intonation

La morphologie, sous les espèces de la phonologie prosodique, est mise au service de la syntaxe par les courbes intonationnelles. Celles-ci distinguent, par exemple, en français, les adverbes de verbe, qui portent sur le seul prédicat verbal, et les adverbes de phrase, dont le cadre est tout l’énoncé (ex. il travaille toujours (= “en permanence”) vs. il travaille, toujours! (= “quoi qu’on dise de lui par ailleurs”).

2.2.2. Les catégories grammaticales et l’ordre des mots

Noms, pronoms, verbes, adverbes, adpositions, négations, numéraux et dans les langues où ces catégories existent, adjectifs et conjonctions constituent les catégories grammaticales les plus courantes. L’indication des fonctions est partagée par les adpositions et, dans les langues flexionnelles, les désinences casuelles, ainsi qu’avec l’ordre des mots. On peut, en effet, à propos de ce dernier, tenir pour relevant de la morphologie le fait que, dans une langue sans autre moyen d’indication des fonctions, l’objet soit identifié comme tel par sa position avant (langues à séquence S[ujet] O[bjet] V[erbe]) ou après (langues SVO) le prédicat. Les variations de séquence peuvent aussi refléter des différences lexicales, comme, en français, les sens variables de certains adjectifs selon qu’ils sont antéposés ou postposés aux noms : ex. type chic vs. chic type. Les divers types de pronoms : personnels, démonstratifs, possessifs, indéfinis, numéraux, spatio-temporels, relèvent aussi de la morphologie mise au service de la syntaxe.

Parmi les catégories grammaticales, deux, très importantes, sont celles dont l’existence et l’opposition sont considérées comme universelles : le verbe et le nom. Ils apparaissent avec leurs déterminants, c’est-à-dire les nominants pour les noms et les verbants pour les verbes, selon la terminologie que j’ai proposée (Hagège 2013a : 74-88). Les noms et les verbes peuvent être convertis l’un dans l’autre. La nominalisation d’un verbe induit la réduction totale ou partielle de ses déterminants selon l’ordre hiérarchique suivant, depuis le moins réductible ou plus central jusqu’au plus réductible ou moins central (voir Hagège 2013a : 74-88) : morphèmes de voix et valence, d’accord avec l’objet, de realis/non-realis, puis morphèmes d’aspect, morphèmes de temps, morphèmes de mode, de direction, puis marque d’accord avec le sujet. La verbalisation d’un nom, quant à elle, entraîne la réduction hiérarchique suivante des nominants : marques de genre, de classe, puis de nombre, puis déictiques, possessifs, le cas échéant articles, puis groupes adpositionnels dépendant d’un nom (ex. français l’arme au pied, un exposé sur la grammaire, etc.). Un autre phénomène est l’accord (en genre, en nombre, en classe, etc.). Quand l’accord concerne aussi le verbe et non pas seulement les constituants du syntagme nominal, il doit encore être considéré comme relevant de la morphologie, car il est une contrainte qui n’a pas d’incidence sur les relations entre les unités fonctionnelles de l’énoncé. L’accord peut s’étendre à la plus grande partie des constituants de l’énoncé, comme dans de nombreuses langues australiennes du nord-est et daghestaniennes.

Il faut ajouter que certains éléments des groupes syntagmatiques peuvent nouer des relations avec des éléments extérieurs, auquel cas la morphologie n’est pas seulement mise au service de la syntaxe, mais déborde du cadre des syntagmes et étend son champ à la phrase. Trois phénomènes illustrent cette situation. Le premier est la causativité dans le cas des langues, qui, comme le turc ou le japonais, intègrent au syntagme verbal les morphèmes causatifs : dans ces langues, de tels morphèmes commandent, à l’extérieur du syntagme verbal, un argument : l’agent causé. Le deuxième phénomène à mentionner ici est la possession externe : dans certaines langues, un possesseur n’est pas exprimé par un morphème personnel ou possessif appartenant au syntagme nominal de possession, mais est attaché au verbe, comme dans il m’a cassé la jambe. De nombreuses langues présentent cette particularité (voir Payne & Barshi 1999). Enfin, il existe des faits de péninsularité : un élément apparemment enfermé dans une forme inanalysable jette pourtant un pont en dehors de cette île, dont il fait donc une péninsule, comme dans à mon gré, qui ne suis pas impartial pourtant, il va trop loin (Hagège 1988 : 8), à supposer que tous les francophones admettent ce type de phrase, où moi est extrait de mon et sert d’antécédent à une relative.

2.2.3 Types de phases et leurs marques

Ces faits relèvent aussi de la morphologie mise au service de la syntaxe. Ce sont les morphèmes et les structures de l’affirmation, de la négation, de l’interrogation et de l’exclamation.

On notera que la morphologie peut aussi être mise au service non de la syntaxe, mais de la hiérarchie énonciative (voir Hagège 2013, chapitre 2; cela correspond à la pragmatique chez ceux qui emploient cette notion). L’intonation, mentionnée ci-dessus, s’utilise universellement pour opposer les statuts de thème (ou information donnée, connue, ancienne, etc.) et de rhème (ou information nouvelle, soulignée, etc.), des éléments non prosodiques, c’est-à-dire segmentaux, peuvent avoir un rôle dans la hiérarchie énonciative. Mais la morphologie segmentale s’utilise également. Ainsi, en tagalog et dans d’autres langues austronésiennes des Philippines ayant une structure comparable, ce sont des affixes verbaux qui indiquent quel élément est thématisé. D’une façon comparable, en ouolof, deux des conjugaisons personnelles s’emploient pour indiquer une focalisation, celle du sujet pour l’une et celle de l’objet pour l’autre (voir Hagège 2004b).

2.3. Les phénomènes proprement syntaxiques

Sont proprement syntaxiques les phénomènes qui reflètent les relations entre les parties constituantes de l’énoncé, relations dont la morphologie traite la réalisation par des unités de formes. Ces phénomènes sont la prédication (§2.3.1), l’actance (§2.3.2), enfin l’accumulation des propositions (§2.3.3).

2.3.1. La prédication

Il s’agit de l’ensemble des relations qui attachent au prédicat tous les autres éléments de l’énoncé. Les relations de ces éléments avec le prédicat et entre eux peuvent être de types divers, appelés fonctions, et par conséquent, appartiennent de plein droit à la syntaxe proprement dite les fonctions de sujet, d’objet, d’objet indirect et de complément circonstanciel. On notera que le verbe et le nom, bien que leurs formes et celles de leurs déterminants relèvent de la morphologie, sont aussi des unités syntaxiques, en tant qu’ils assument la fonction de prédicat, le nom pouvant comme le verbe, mais moins souvent que lui, régir des compléments circonstanciels, comme en bugis (langue austronésienne des Célèbes en Indonésie).

2.3.2. L’actance

Appartiennent également à la syntaxe les phénomènes qui mettent en jeu ces fonctions, argumentales et autres, c’est-à-dire l’intransitivité/transitivité/ditransitivité, les types variés de valence, les applicatifs, les faits liés à la voix : passif, antipassif, les phénomènes d’actance (“alignment” chez les anglophones) tels que les illustrent les langues accusatives, ergatives, actives et mixtes, dans lesquelles sont traitées de façons variées les relations entre agent et patient, ou, le cas échéant, entre trois actants : agent, patient et attributaire. Entrent également dans le cadre de la syntaxe la réflexivité, où agent et patient coïncident, et la réciprocité, où ils agissent l’un sur l’autre dans les deux sens. On notera que l’agent peut prendre la forme d’un possesseur, comme c’est le cas dans les langues inuit et en tcherkesse, idiomes dans lesquels un fait d’apparence morphologique, c’est-à-dire un syntagme de possession, peut revêtir, à l’échelle de l’énoncé, une fonction syntaxique, celle de l’indication d’une relation transitive entre un agent et un patient (qui prend la forme du possédé).

2.3.3. Les énoncés pluriprédicatifs

Appartiennent encore à la syntaxe les phénomènes illustrant l’existence de plus d’un prédicat. Si l’un des prédicats est une structure dépendante marquée comme telle et par diverses contraintes, mais sans morphème subordonnant : il s’agit de converbes ou de gérondifs, attestés dans diverses langues (russe, hongrois, langues turques, toungouses, japonais, quetchua, etc.). L’on peut également avoir des séries verbales, suites de deux ou plusieurs verbes dont le dernier seul est accompagné des marques qui en font le prédicat principal. L’autre possibilité, bien connue des langues romanes, dont le français, ainsi que des langues germaniques, est l’existence de deux ou plusieurs propositions reliées entre elles : ou bien ce lien est assuré par des morphèmes coordonnants n’instaurant aucune hiérarchie, auquel cas nous sommes devant le phénomène de la coordination, ou bien il est assuré par des morphèmes subordonnants, qui mettent l’une de ces propositions sous la dépendance de l’autre, reflétant une dépendance sémantique, dont les marques sont souvent un ensemble de contraintes (non observées dans les propositions indépendantes) sur les temps, les aspects, les modes, la négation, etc. Ces contraintes sont à expliquer par le fait que les propositions subordonnées ne sont pas des messages autosuffisants.

La même remarque s’applique aux propositions subordonnées qui dépendent non du prédicat verbal, mais d’un nom non prédicatif, à savoir les propositions relatives. Beaucoup de langues (finnois, turc, mongol, langues dravidiennes, kanuri, quechua, etc.) possèdent des structures participiales équivalant à des relatives. Les propositions relatives proprement dites de nombreuses autres langues (indo-européennes, sémitiques et couchitiques, caucasiennes etc.) contiennent, en revanche, un pronom relatif et un verbe fini, ce dernier jouant, au sein de la relative, le rôle d’un prédicat. Les propositions relatives illustrent bien les contraintes propres aux subordonnées : de là la bizarrerie d’un impératif au sein d’une relative, comme, en français, dans c’est un point important, pour lequel reportez-vous à l’article de X.

3. La syntaxe n’est pas une composante nucléaire des langues

Ayant étudié à la section 2 les domaines couverts par la syntaxe en les distinguant de ceux qu’on ne peut pas lui assigner ainsi que de ceux qui relèvent de la morphologie mise au service de la syntaxe, je montrerai successivement, dans la présente section, d’une part qu’une conception morphosémantique des langues est plus éclairante qu’une conception étroitement syntaxique (§3.1), d’autre part que la syntaxe est un module de second ordre (§3.2), enfin que la notion saussurienne de langue donne les moyens d’étudier les faits que l’on croit relever d’une pure théorie syntaxique (§3.3).

3.1. Syntaxe et morphosémantique

Chacun des domaines fonctionnels qui relèvent de la syntaxe peut être codé par des structures assez différentes, et c’est cela même qui fonde les études de typologie syntaxique. Ces dernières révèlent que les structures syntaxiques sont le plus souvent le figement de phénomènes sémantiques qui ont eu une motivation à des étapes antérieures d’une langue. On peut même dire que la syntaxe, y compris dans les cas où on n’a pas d’information pour restituer une étape antérieure où les relations étaient sémantiques avant de se démotiver et de se figer, n’est quasiment jamais complètement asémantique.

Le sens, en effet, est partout, même dans les phénomènes que l’on prétend analyser d’un strict point de vue syntaxique. Cette importance de la sémantique conduit à récuser la pression considérable exercée par la syntaxe sur la linguistique et les linguistes depuis le début des travaux de Chomsky. Il existe ce que j’ai appelé (1985 : 220-221) une sémantique de la syntaxe, c’est-à-dire une caractéristique selon laquelle l’appartenance d’un mot à une catégorie grammaticale comme nom, verbe, adverbe, etc., est une participation au sens, comme l’est également la fonction que ce mot remplit dans le contexte où il apparaît : ainsi, les verbes et les adpositions (voir Hagège 2010a) disent la relation, à la différence des noms, qui disent la substance. En outre, appartiennent à la sémantique de la syntaxe l’étude des rapports entre énoncés de structures différentes mais de sens analogue, comme les énoncés français nous avons apprécié son départ / nous avons été heureux qu’il parte / son départ nous a rendus heureux / il est parti et nous en avons été heureux, etc.

Il est très important de noter que le phénomène central de la prédication, qui commande l’organisation de tout énoncé dans toute langue, n’est que la spécification du phénomène général de la détermination, en vertu duquel, dans toute phrase, une hiérarchie s’institue entre un élément, le déterminé (donc, à l’échelle de la phrase, le prédicat), porteur du sens principal, et le reste, le déterminant, porteur de sens qui précisent ce sens principal (voir Hagège 2010b). Les traits caractéristiques des éléments déterminants relèvent eux-mêmes d’une interprétation sémantique. Tel est le cas des actants, agents, patients, bénéficiaires, circonstants, et l’on peut donner une explication sémantique de phénomènes qui apparaissent d’abord purement syntaxiques, tels que le choix, dans les langues mi-accusatives mi-ergatives, entre structure accusative et structure ergative selon le degré d’agentivité et d’humanité des agents et des patients, ce qui implique, notamment, le problème du marquage différentiel de l’objet, ou celui du passif vu comme occultation de l’agent plutôt que comme thématisation du patient. On peut également interpréter en termes sémantiques, dans les énoncés pluriprédicatifs, les phénomènes, d’apparence purement syntaxique, qui commandent l’accessibilité des fonctions à la relativisation : ainsi, le malgache n’a pas de relatives en “que” et ne peut donc pas, contrairement au français, relativiser l’objet, comme dans le linge que la fille a lavé est propre; il faut donc employer ici en malgache une relative en “qui”, ce qui donne madio ny lamba izai sasan ny zazavavy “est~propre le linge qui est~lavé~par la fille”; cette limitation est le reflet syntaxique de l’importance sémantique de l’agent, actant principal.

Parmi les catégories de mots, dont il a été noté ci-dessus qu’elles constituent une participation de la morphologie à la syntaxe, certaines établissent, en fait, une relation entre la morphologie et la sémantique. C’est le cas, par exemple, des formes renvoyant au sujet d’un verbe de déclaration ou d’affect, c’est-à-dire des instruments de la logophore (voir Hagège 1974), ainsi que des formes marquant l’assomption ou la non-assomption, par le locuteur, du contenu de l’énoncé, à savoir les instruments de la médiaphore (ibid. 1995).

D’autres chapitres récurrents des études syntaxiques contemporaines relèvent également, en dernier ressort, de la sémantique. Si cela semble aller de soi pour les structures temporelles, aspectuelles et modales, qui insèrent le procès, respectivement, dans la chronologie, dans le déroulement interne de l’événement et dans le type d’attitude du locuteur, cela est vrai aussi pour toutes les relations actancielles. Je n’en mentionnerai qu’un exemple parmi d’autres très nombreux. Ainsi, dans certaines langues ergatives, la structure comportant un agent volontaire à l’ergatif s’oppose à la structure comportant un agent involontaire au nominatif ou au cas zéro, le patient étant mis à la périphérie par un cas locatif, comme en diyari (langue d’Australie du Sud, où le verbe prend en outre, ici, une marque d’antipassif : voir Drossard 1996) ou par un cas adélatif, comme en lezguien.

D’autres langues introduisent des raffinements sémantiques parmi les circonstants locatifs, comme on le voit en tagalog, qui présente deux structures prédicatives distinctes selon que le complément situationnel appartient à la valence du verbe ou qu’il est un pur cadre spatial du procès. On peut encore citer un autre cas de primauté du sens sur la syntaxe, emprunté aux structures exprimant la réciprocité : en alyawarr (langue pama-nyungan d’Australie centrale : voir Evans, Gaby & Nordlinger 2007 : 591), l’instrumental peut s’employer avec des constructions réciproques et intransitives, alors que la langue restreint, par ailleurs, son emploi général aux structures transitives; en effet, la sémantique des constructions réciproques implique la présence simultanée, pour le sens, de l’agent et du patient, alors même qu’ils ne sont pas formellement réalisés dans la phrase.

3.2. La syntaxe comme module de second ordre

Puisque de nombreux phénomènes linguistiques que l’on tente de traiter en termes syntaxiques se révèlent ne pas relever de la syntaxe ou même la violer (voir §2.1) puisque d’autres sont des phénomènes morphologiques mis au service de la syntaxe (voir §2.2), puisque, de surcroît, les phénomènes proprement syntaxiques se limitent à la relation entre les grandes unités fonctionnelles de l’énoncé simple et à la structure de l’énoncé complexe (voir §2.3), puisque, enfin, une interprétation morphosémantique de phénomènes que l’on impute ordinairement à la syntaxe apparaît comme seule féconde (voir §3), alors il faut en conclure que la syntaxe n’est pas ce qu’affirme depuis 1957 la grammaire chomskyenne, à savoir la composante nucléaire des langues humaines.

Il semble que cette conclusion ne soit pas en désaccord avec les études sur le cerveau et sur la faculté de langage (voir Toulmin 1971; Humphrey 1984; Benjamin 1993). Ces travaux annoncent ou confirment les idées exposées au chapitre I de Lhomme de paroles (Hagège 1985 : 20-27), selon lesquelles l’importance de l’inscription génétique de l’aptitude à former des phrases n’est pas incompatible avec une théorie qui, pour expliquer l’évolution vers la complexité, fait appel aux pressions de la communication dans le cadre de rapports sociaux de plus en plus étroits. Face à ces pressions, il apparaît que le langage est, plutôt qu’un phénomène unitaire, un ensemble de composantes ayant chacune sa propre histoire biologique. Elles paraissent calquées sur d’autres mécanismes, et ces derniers ne sont pas spécifiquement linguistiques. La syntaxe propositionnelle, notamment, est calquée sur des schèmes sémantiques qui sont eux-mêmes reliés à des opérations d’abord manuelles et fondées sur les nécessités de la vie sociale. La linéarisation de ces mécanismes dans la parole sous forme de structures syntaxiques n’est qu’un phénomène second par rapport à eux.

Dans une telle perspective, la syntaxe, non seulement ne serait pas le noyau profond des langues comme le déclarent la grammaire générative et les formalismes qui en sont issus, mais ne serait qu’un écho de la vocalisation du sens, elle-même liée aux besoins de la communication sociale. Ce sont les contenus sémantiques qui sont premiers, et dans la parole, nous ne faisons, par nécessité, que les projeter sur une chaîne de linéarisation, où s’alignent les notions, ensuite encodées sous la forme ordonnée d’énoncés. Ceux-ci sont soumis à des règles, lesquelles, précisément, sont celles de la syntaxe. Cela ne fait pas de la syntaxe, étude des signes de grandes dimensions que sont les phrases, la composante centrale des langues.

Si les schèmes sémantiques se sont résolus en séquences linéaires, c’est parce que le langage a été utilisé par les sociétés humaines pour communiquer. La codification que cela implique est mise en oeuvre par la pression de ces sociétés, c’est-à-dire, dans bien des cas, par l’autorité politique. Cela suppose, contrairement à tout ce que la linguistique enseigne depuis fort longtemps, un certain degré de conscience dans la construction des langues (voir Hagège 1993, chapitre 1). La syntaxe, dès lors, apparaît non seulement comme un épiphénomène de la linéarisation du sens, mais encore comme une institution, liée aux besoins communicatifs des sociétés. Il va de soi que cette conception de la syntaxe est tout à fait différente de celle de la Grammaire Universelle chomskyenne.

3.3. La langue saussurienne comme ensemble où tout se tient et la syntaxe

Dans la langue, tout n’est que différence, et comme les différences sont connectées entre elles, il s’ensuit que dans la langue, tout se tient. C’est là un principe fondamental de l’enseignement de Saussure. On peut donc parler d’un holisme saussurien, dont la syntaxe apparaît comme une illustration. Ce sont des choix, appliqués à ce qui est pertinent pour produire et pour interpréter des phrases, qui sont accomplis par les locuteurs et par les auditeurs. Prenons un exemple, apparemment simple bien qu’un peu technique, mais tout à fait révélateur. Dans une langue possédant peu de moyens de différenciation morphologique, et où, par conséquent, les énoncés peuvent avoir plus d’un sens, par exemple du fait de l’indistinction entre agent et possesseur, tous deux identiquement marqués par le même cas, l’ambiguïté peut être levée par l’existence d’une marque d’anaphoricité indiquant si l’énoncé contient deux ou plus de deux actants. Un exemple est l’aléoute (Îles aléoutiennes), où l’emploi d’une marque anaphorique indique, par opposition à celui d’une marque non-anaphorique, qu’un actant supplémentaire est présent, et que dès lors, la marque au cas relatif réfère à un agent, et non à un possesseur (voir Sadock 2000).

En d’autres termes, la connaissance des différences entre les structures de chaque langue permet aux locuteurs-auditeurs d’encoder et de décoder des sens non ambigus, lors même qu’une langue est caractérisée par la modicité des instruments de différenciation formelle. C’est donc la connaissance de la différence entre ce que l’on exprime ou entend et ce qu’on aurait pu exprimer ou entendre qui détermine le sens, et cela précisément parce que dans une langue, comme l’enseigne Saussure, tout n’est que différence et tout se tient à travers ces différences. Le CLG fournit donc le moyen d’expliquer comment les locuteurs-auditeurs construisent et interprètent les phrases de leur langue, alors même qu’il ne développe pas l’étude de la phrase, et ne contient pas de doctrine syntaxique élaborée. C’est précisément parce qu’une syntaxe peut se déduire de la théorie saussurienne du signe qu’il n’y a pas lieu de considérer comme une lacune cette absence de syntaxe, et cela d’autant plus que, selon la thèse que je développe ici, la syntaxe n’est pas nucléaire, mais liée à la linéarité du discours et imposée par la nécessité sociale du codage.

Conclusion

Il résulte de ce qui précède que les phénomènes proprement syntaxiques n’occupent pas dans les langues la place nucléaire que leur ont donnée quelque soixante ans de grammaire générative et transformationnelle. Les phénomènes morphologiques et leur relation avec les phénomènes sémantiques sont beaucoup plus caractéristiques des langues que les phénomènes syntaxiques. C’est la perspective même qui fut tracée par le CLG : d’un côté le signifiant, et de l’autre le signifié. Le fondement des langues et le chapitre central de leur étude sont donc morphosémantiques. La syntaxe étudie la structure des phrases et les relations fonctionnelles entre leurs membres. Et dès que l’on dépasse une vue strictement synchronique, on aperçoit l’origine en réalité sémantique des phénomènes syntaxiques.

Les perplexités, sinon les obsessions, de Saussure quant au problème de la phrase suggèrent qu’en 1913, année de sa mort, il ne pensait pas qu’une linguistique générale pût être fondée sur la phrase, comme cela devait être la conviction de Chomsky. On peut considérer que ce n’est pas une lecture infidèle de Saussure que de mettre au centre de la linguistique la morphologie et la sémantique dans leur relation aussi frappante que, pour une large part, mystérieuse.