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L’oeuvre de Juri Lotman a transformé à jamais le domaine de l’anthroposémiotique. Que l’on se penche sur ses contributions institutionnelles en tant qu’un des fondateurs de l’École de sémiotique de Tartu-Moscou, sur ses premiers travaux de sémiotique structuraliste, sur ses contributions à l’histoire culturelle russe, à l’analyse littéraire ou encore à ses recherches plus tardives qui ont ouvert une voie nouvelle et solide dans la théorie sémiotique, la vision unique de Lotman parvient à capter l’attention du lecteur et à constamment fournir une perspective à la fois fraîche et originale sur son objet d’étude. À ce jour inégalée, l’étendue encyclopédique de son savoir sur l’art, de même que sur le langage des arts visuels russes, slaves et soviétiques des 18e, 19e et 20e siècles a su informer l’ensemble de ses analyses systémiques de la culture. Les travaux rassemblés dans ce numéro de RS/SI offrent divers prolongements de la théorie sémiotique lotmanienne. Chacun à sa manière démontre la puissance génératrice des principes théoriques spécifiques qui sont à la base de tous les travaux de Lotman.

Si l’on peut noter que Lotman n’a jamais complètement abandonné la perspective structuraliste binaire et saussurienne de la sémiotique, ni adopté celle non-structuraliste de Peirce, je dirais qu’il a su néanmoins créer un nouvel espace pour son travail qui, dès le début, l’a distingué de ces deux approches. Ce nouvel espace se révèle en son intégralité dans son travail sur la sémiosphère et sur la sémiotique de la culture. Or, là où Lotman rejoint la tradition sémiotique de Peirce, c’est dans son intérêt pour la sémiose et non pour le signe lui-même. Ceci dit, Lotman ne perd jamais de vue le contexte plus vaste où opèrent les textes culturels (Andrews 2003 : 22-25). Cet engagement l’a conduit à ses travaux tardifs sur la sémiosphère, un concept d’abord formulé en 1984 (Lotman 1990, 1992a, 2009).[1] Comme il l’indique lui-même, la sémiosphère est “l’espace sémiotique nécessaire à l’existence et au fonctionnement des langues, et non pas la somme des différentes langues; dans un sens, la sémiosphère a une existence antérieure et est en constante interaction avec les langues ... elle est un générateur d’informations” (ibid. 1990 : 123, 127). C’est avec la sémiosphère que s’ouvre notre recueil.

Pierre-Louis Patoine et Jonathan Hope concentrent leur réflexion sur la conceptualisation lotmanienne de la sémiosphère et en explorent les bases biosémiotiques. Évoquant tant le travail de Vernadsky sur la biosphère que la formation scientifique de Lotman, Patoine et Hope examinent les principaux thèmes des écrits théoriques de Lotman, en commençant par La structure du texte artistique et les différentes définitions de l’art qu’on y trouve (1973). Ils considèrent ensuite la notion d’autocommunication et quelques autres principes déterminants pour la sémiosphère, et en particulier les tensions qui existent entre le “centre” et la “périphérie”.

L’étude que signe Elena Maksimova intègre les principes sémiosphériques avec la conception lotmanienne “d’espace artistique” (художественное пространство) dans une analyse des oeuvres littéraires d’Ivan Bunin. À la manière de Lotman qui a consacré plusieurs de ses travaux sur l’espace artistique de la littérature russe, en particulier chez Karamzine, Pouchkine, Tolstoï, Gogol, et Boulgakov (1992b; 1995; 1997a/b; 1998), Maksimova reprend cette conception pour l’appliquer aux oeuvres en prose d’Ivan Bunin. Une fois combinée avec les principes de l’étude de la sémiosphère, l’analyse conduit à une refonte puissante des espaces artistiques uniques qu’on trouve chez Bunin, lesquels offrent une construction en mode ‘conditionnel’ qui résiste à une définition en termes simplement temporels, géographiques ou même éthiques.

Andrews et Lowry examinent comment l’espace textuel artistique de même que les oeuvres artistiques apparaissent dans les oeuvres de Boulgakov exigent une reconnaissance de la musique deevenue texte. Elles démontrent comment l’importance de la musique sous forme de texte sert de dénominateur commun dans les pièces et les romans de Boulgakov, mais se concentrent spécifiquement sur L’appartement de Zoya. Les manifestations de la musique-texte comptent sept cas de figure : des oeuvres musicales sont jouées à un moment donné dans le texte verbal; des personnages interprètent un morceau de musique en temps réel ou font référence à une pièce musicale qui avait été jouée auparavant; des partitions et des textes musicaux sont donnés dans le récit; des instruments de musique sont nommés dans le texte; une musique de fond est spécifiée dans le texte; des personnages portent des noms de musiciens et d’instruments célèbres; l’interprète d’une oeuvre musicale est spécifié dans le texte. Les deux auteures soutiennent leur analyse en se référant aux travaux de Lotman sur la problématique du texte dans le texte (текст в тексте) et démontrent comment les textes musicaux et leur interaction avec le texte verbal peuvent conduire à une réévaluation inattendue du récit verbal.

Parmi les nombreuses contributions de Lotman à la théorie sémiotique, il faut compter des innovations terminologiques susceptibles de s’intégrer aux langages spécialisés de plusieurs disciplines des sciences naturelles, sociales et humaines. Umberto Eco (1990 : vii-xiii) a d’ailleurs déjà souligné cet aspect important des travaux de Lotman dans son introduction à la traduction anglaise (par Ann Shukman) de Universe of the Mind. Cette question est au coeur de l’article de Silvi Salupere, lequel éclaire de manière importante le travail terminologique de Lotman (notamment en lien avec les domaines de la théorie de l’information et de la cybernétique) de même que le rôle spécifique qu’occupe chez lui le métalangage. Salupere se concentre sur deux termes importants pour Lotman – mécanisme et ustrojstvo [un terme difficile à traduire dans son acceptation Lotmanienne]– et examinent comment ils sont utilisés par Lotman lui-même, comment ils ont été traduits, et quels problèmes découlent des différentes traductions. Mais malgré l’importance du terme ustrojstvo chez Lotman, Salupere montre également sa disparition dans les dernières années de sa vie. En effet, dans les textes réunis dans Universe of the Mind et d’autres articles tardifs (dont certains ont été traduits en anglais entre 2005 et 2013) Lotman délaisse ce terme un peu comme il le fera également pour le terme “sémiosphère”. En suivant le destin du terme ustrojstvo, l’article de Salupere nous permet de bien cerner le soin terminologique avec lequel Lotman a d’abord fondé, puis consolidé, son entreprise sémiotique.

Pour conclure, l’article de Mihhail Lotman nous permet d’envisager toute une nouvelle série de problèmes sémiotiques qui font néanmoins appel aux nombreuses contributions de Juri Lotman et de l’École Tartu-Moscou (ETM). D’entrée de jeu, M. Lotman distingue l’approche des membres de l’ETM de celle adoptée par plusieurs français, également marqués par le structuralisme, pour traiter du problème de la réalité et de la factualité. Il souligne notamment que l’ETM n’a jamais proposé une théorie étoffée, ni même une définition, de ces notions, mais qu’elle n’y en a pas moins ancré les principes de ses méthodes. Selon M. Lotman, toute solution sémiotique viable pour aborder les problèmes qui soulèvent la réalité et la factualité doit être fondée au préalable sur une étude des objets textuels eux-mêmes ce qui conduit nécessairement vers une deuxième série de questions qui concernent, en autres, la sincérité (ou l’insincérité) de l’auteur d’un texte. M. Lotman explore alors de nombreuses problématiques autour de l’axe de la sincérité, y compris celles du tabou, de la licence poétique, de la conscience partagée, les situant tant dans le contexte du discours scientifique historique, que dans ceux de la culture et la politique contemporaine.


Jurij Lotman’s oeuvre has forever changed the field of anthropo-semiotics. Whether one focuses on his beginnings as one of the founders of the Tartu-Moscow School of Semiotics, his early structuralist semiotic works, his contributions to Russian cultural history, literary analysis or his later contributions to a robust new trajectory in semiotic theory, Lotman’s unique scholarly vision captures the reader’s attention and always provides a novel perspective to his object of study. His extraordinary depth of detailed cultural knowledge of Russian, Slavic, and Soviet verbal and visual art forms of the 18th, 19th and 20th centuries is unsurpassed, and Lotman brings this important knowledge to bear in all of his system-level analyses. The scholarly studies included in this issue of RS/SI provide a range of exciting extensions of Lotmanian semiotic theory. Each, in its own way, demonstrates the power of specific theoretical principles that are at the basis of all of Lotman’s work.

While one might note that Lotman never completely abandoned a Saussurean binary structuralist view of semiotics, nor embraced Peircean non-structuralist semiotics, I would suggest that Lotman created a new space for his work that separated him from both from the very beginning. This fundamentally new space is revealed in its entirety in Lotman’s work on the semiosphere and the semiotics of culture. Where Lotman converges with the Peircean semiotic tradition is in his interest in semiosis, not the sign itself. But Lotman is always engaging with the larger context as given in culture texts (Andrews 2003 : 22-25). This engagement led to his mature works on the semiosphere, a concept which was originally introduced in 1984 (Lotman 1990, 1992a, 2009).[1] As Lotman states, the semiosphere is “the semiotic space necessary for the existence and functioning of languages, not the sum total of different languages; in a sense the semiosphere has a prior existence and is in constant interaction with languages…a generator of information” (Lotman 1990 : 123, 127). It is with Lotman’s semiosphere that our collection begins.

Pierre-Louis Patoine and Jonathan Hope focus their work on Lotman’s conceptualization of the semiosphere and explore the biosemiotic foundation upon which the semiosphere evolved. Evoking Vernadsky’s work on the biosphere and Lotman’s own educational scientific background, Patoine and Hope weave together the major threads of Lotman’s theoretical writings, beginning with The Structure of the Artistic Text and Lotman’s definitions of art (1971 : 3-4) and ending with Lotman’s autocommunication and important defining principles of the semiosphere, especially the tensions given between the centres and peripheries.

Elena Maksimova’s analysis incorporates semiospheric principles with Lotman’s unique characterizations of artistic space (художественное пространство) in the works of Ivan Bunin. While Lotman focused many of his works of artistic space in Russian literature, especially the works of Karamzin, Pushkin, Tolstoy, Gogol, Bulgakov (1992b, 1995, 1997a&b, 1998), his construction of artistic space can be extended to Bunin’s prose works and, when combined with semiospheric notions, provide a powerful recasting of Bunin’s uniquely crafted, more conditionally-constructed artistic spaces that cannot be defined in temporal, geographic or ethical terms.

Andrews and Lowry examine how artistic textual space and artistic texts in the works of Bulgakov require recognition of music as text. They demonstrate that the importance of music as text is a common thread in Bulgakov’s plays and novels, but focus specifically on Zoya’s Apartment. The manifestations of music as text include seven specific realizations : music works are played at a particular moment in the verbal text; characters perform a piece of music in real time or refer to a musical piece that had been performed; musical scores and texts are given in the narrative; musical instruments are present in the text; background music is specified in the text; characters in the text share the names of famous musicians and instruments; the performer of a piece is specified in the text. The authors support their analysis with Lotman’s work on text within a text (текст в тексте) and demonstrate how the musical texts in interaction with the verbal text can lead to an unexpected re-evaluation of the verbal narrative.

Lotman’s contributions to a theory of semiotics includes important innovations in terminology that can be integrated into the social sciences, the natural sciences and the humanities alike. Umberto Eco (1990 : vii-xiii) talks about this important point in his introduction to Ann Shukman’s translation of Lotman’s Universe of the Mind. Salupere provides an important contribution to Lotman’s usage of terminology (specifically from information theory and cybernetics) and the importance of his specific metalanguage. Salupere focuses on two specific terms in Lotman’s works – mechanism and ustrojstvo [a term difficult to translate in the ontext of Lotman’s work]– how they are understood by Lotman himself, how they have been translated, and the problems that follow from the different translations. As we see in the shift away from the term semiosphere in Lotman’s later works, Salupere sees a similar trend in Lotman’s movement away from the term ustrojstvo. She provides compelling examples from Universe of the Mind and includes recent English translations of Lotman’s works from 2005 and 2013. Salupere’s work demonstrates the carefully conceived principles that informed Lotman’s semiotics throughout his career.

Mihhail Lotman’s contribution moves the reader into a new set of semiotic problems that are deeply informed by Juri Lotman’s contributions and the Tartu-Moscow School (TMS). M. Lotman begins his analysis by delineating the different semiotic characterizations of the French semioticians and TMS in dealing with the problem of reality and facts. He also makes the point that TMS did not present a full-bodied theory about how to define these notions, but rather embedded the principles into their method. According to Lotman, any viable semiotic solution must be grounded in texts themselves and this necessarily brings us to a different set of questions, including the focus of Lotman’s paper – sincerity and insincerity of the speaker/writer. Lotman explores numerous issues around the axis of sincerity, including taboo, poetic license, split consciousness, and situates them in historical scholarly discourse, as well as contemporary culture and politics.