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Il existe une littérature abondante sur le sujet de la personne, qui est particulièrement adoré de toute une frange de la philosophie analytique anglo-saxonne. Mon intention dans cet article n’est nullement de leur faire concurrence. Saisir en une définition complexe toutes les conditions nécessaires qui président à la construction de l’expérience singulière de ce qu’il est convenu d’appeler l’identité personnelle est une tâche d’architectonique conceptuelle dont on s’est rendu compte au cours des siècles derniers combien elle était surprenante de difficultés. Bien des philosophes analytiques se sont lancés dans la tâche à corps perdu, en se retranchant très vite qui dans un camp physicaliste, qui dans un camp mentaliste, qui dans un camp physico-mentaliste[1]. Ces camps se lancent tantôt joyeusement tantôt agressivement quantités de boules de neige théoriques. Je ne me joindrai pas à leur bataille néo-scolastique, préférant explorer davantage le concept même de personne, sans me préoccuper outre mesure de son mode d’incarnation dans l’individualité humaine comme telle. En cela je me range méthodologiquement du côté de Charles Peirce, ce philosophe dont l’oeuvre occupe le plus clair de ma vie éveillée. Je me propose dans cet article d’examiner la conception peircienne de la personne, et ce faisant d’examiner si à l’occasion l’on ne pourrait trouver chez Wittgenstein quelques échos qui abondent ou non dans le même sens[2].

Peirce nous donne bien des raisons de penser que la notion de personne est d’abord et avant tout intrinsèquement sémiotique, une composition pétrie de signes et pétrie par les signes. Si tel est le cas, il suit que la première exploration du concept relève de la compétence du logicien des signes, du sémioticien, avant que ne puissent s’en emparer chercheurs physicalistes et/ou mentalistes. Pour des raisons que je ne développerai pas ici parce qu’elles ont été maintes fois exposées, on sait que pour Peirce la logique dans son sens le plus large est une science qui dans sa recherche n’a nul besoin de prendre en compte les préoccupations spéciales qui animent les métaphysiciens de l’humain, les psychologues, anthropologues, sociologues, neurologues, etc. Cela ne veut nullement dire que la logique sémiotique soit une science aprioriste et arrogante. Cela veut simplement indiquer qu’il y a dans l’investigation des phénomènes fondamentaux – et je prendrai ici la “personne” pour l’un de ces phénomènes – un ordre à suivre qui n’est pas arbitraire, en ceci qu’il procède du plus formel au moins formel, et du général au particulier. Il est clair que le mot “personne” connaît bien des acceptions, et qu’il existe une tendance non négligeable à simplement le confondre ou le rendre synonyme avec l’individualité humaine en tant que telle, et même exclusivement, c’est-à-dire à l’exclusion de tout autre être vivant. Il y a ici tout un débat dans lequel je ne vais pas entrer car mon propos est ailleurs. Il est d’examiner ce qui est implicite dans le fait de dire d’un être vivant quelconque qu’il est ou se conduit comme une personne, que cet être vivant soit réel ou fictif. Dans une telle recherche, Peirce me paraît d’un grand secours – tout comme Wittgenstein, d’ailleurs, lui qui dans le Tractatus logico-philosophicus annonce sans détour que le moi en philosophie se traite de manière non psychologique (§5.641), et donc sans référence à l’humain comme tel.

Il y a quelques années, j’eus l’occasion de me rendre dans une petite ville du sud de l’Illinois, Carbondale, où se trouve le siège de Southern Illinois University. Les archives de la bibliothèque de cette université abritent une riche collection de textes de la main de Peirce, spécifiquement pas mal de manuscrits originaux d’articles qui parurent dans les deux revues The Monist et The Open Court. Ces revues étaient publiées par une maison d’édition, The Open Court Company, qui appartenait à un riche industriel d’origine allemande, Edward C. Hegeler. Je me trouvais là pour examiner quatre cents pages de documents nouvellement découverts, dont une partie essentielle de la correspondance entre Peirce et Hegeler. Parcourant ces documents avec fébrilité, je tombai sur une lettre de Peirce à Hegeler datée du 11 juillet 1894, qui contenait entre autres trois phrases de grand intérêt, la première pour sa suggestion philosophique, les deux autres pour leur suggestion psychologique. L’objet de la lettre était d’intéresser Hegeler (en vain comme il s’avéra) à la publication d’un gros ouvrage pour lequel Peirce avait déjà essuyé plusieurs refus, “How to Reason : the Critick of Arguments” (aussi connu sous le titre erroné “Grand Logic”)[3]. Voici le passage :

Je me permets de préciser que le livre tel qu’il est écrit énonce, ou énonce en partie (j’oublie exactement) ma conception de l’identité personnelle, qui ressemble beaucoup, si elle n’est pas identique, à la vôtre. Il est facile de la supprimer du texte. Au plus [mes] idées se rapprochent des vôtres, au moins vous semblez les aimer[4].

Que Peirce ne jouît pas d’un sens développé du commerce apparaît clairement et ne surprend plus guère, mais que Hegeler, puissant magnat du zinc, eût développé une conception de l’identité personnelle comparable à celle de Peirce, voilà qui était intriguant. Fouillant la pile des lettres, je découvris le brouillon fragmentaire d’une lettre non datée de Hegeler à Peirce, dans laquelle Hegeler déclarait, autour de nombreuses ratures : “L’âme n’est pas l’activité du système nerveux, mais la forme de son activité. Nous sommes les souvenirs et les idées dont dans la façon de parler d’aujourd’hui nous disons erronément que nous les avons”[5]. L’argument ici, ou disons plutôt l’enthymème puisqu’il est fragmentaire, a une coloration aristotélicienne. Hegeler refuse de réduire l’âme, siège ou chef-lieu de la personne, à l’activité cérébrale à la façon dont pourrait la décrire un neurologue. L’âme en est plutôt la forme, c’est-à-dire l’expérience même de son activité telle que celle-ci se traduit dans l’évocation par exemple de souvenirs et d’idées. Or cette expérience, nous dit Hegeler, est quelque chose que nous sommes plutôt que nous n’avons. Avoir cette expérience, simplement, impliquerait qu’il y ait quelque chose d’autre en-deçà de ces souvenirs, idées, pensées, un sujet indépendant qui s’occuperait de les concevoir, selon l’occasion. En disant au contraire que nous sommes nos pensées, Hegeler implique que l’expérience de l’identité personnelle est inséparable de l’agitation des souvenirs et des idées – que c’est essentiellement la même chose.

Or il est évident que Peirce aurait dû trouver cette idée sympathique. On en trouve un écho déjà trente ans plus tôt, trente ans avant cet échange avec Hegeler, donc vers 1865, à une époque où Peirce avait fini de se débattre avec la Critique de Kant et où il commençait à mettre en place les éléments de base de sa logique sémiotique. Peirce pensait avec Kant qu’il fallait trouver un principe qui garantisse le pouvoir synthétique de nos représentations, c’est-à-dire un principe qui explique comment une proposition rapportant une expérience objective – comme “Peirce est l’Aristote américain” ou comme “cette feuille est légère” – comment une telle proposition énonce un fait extérieur de façon vraie et sans parti pris. Mais Peirce rejeta très vite le stratagème ad hoc kantien consistant à postuler une unité transcendantale d’aperception. Nul n’est besoin de poser à la source du pouvoir unificateur de la représentation un ego transcendantal permanent et invariant. Ce genre de solution recourt à une entité extérieure inexplicable et par là refuse en fait de comprendre ce qui est en principe intelligible. Au contraire, si toute activité consistant à représenter quelque chose manifeste une unité logique intrinsèque, c’est bien parce que cette unité émerge naturellement de cette activité.

L’une des toutes premières thèses de Peirce, c’est donc que si quelque chose comme un “ego”, un “je” sujet de pensée, émerge quelque part, ce je ou cet ego se trouve à l’intérieur du processus de pensée comme un effet de son travail, et non comme sa cause. Écoutons Peirce dans la première conférence de Harvard prononcée en 1865 :

Tout jugement est sujet à une condition de cohérence (consistency); ses éléments doivent pouvoir être unifiés. Cette unité de cohérence, puisqu’elle appartient à tous nos jugements, on peut dire qu’elle nous appartient. Ou plutôt, puisqu’elle appartient aux jugements de toute l’humanité, on peut dire que c’est nous qui lui appartenons

W1 : 167[6]

Tout acte de représentation consiste à introduire une unité de cohérence. Celle-ci est le résultat de la mise ensemble de différents éléments au sein d’un jugement, comme un sujet et un prédicat. Or ce sujet et ce prédicat ne pourraient être conjoints s’ils n’étaient pas de nature conjoignable dès le départ. Cette conjoignabilité, condition de cohérence, est donnée dans les éléments mêmes de la représentation, du fait que chacun d’eux est un signe, et que tout signe est une entité logique essentiellement relationnelle.

Parlant de cette feuille légère, le prédicat “léger” est un symbole issu lui-même d’une longue suite d’interprétance, ce qui est également le cas du sujet “feuille”. Leur mise ensemble, à l’occasion par exemple de l’expérience présente de soulever la feuille qui m’amène à dire “cette feuille est légère” grâce à la magie d’une copule unifiante, est l’affirmation concrète de cette unité de cohérence. Maintenant, cette mise ensemble, il ne sert à rien de dire que c’est moi, mon ego, qui y préside, car dire cela n’explique rien. S’agissant de décrire l’opération logique de représentation, nul n’est besoin d’y faire entrer un élément psychologique. Peirce montre, spécialement dans son texte célèbre de 1867 “Sur une nouvelle liste de catégories”, que le moteur principal de l’unification au sein d’un acte représentationnel est le fait de l’interprétant. L’interprétant est un agent de représentation qui fait plusieurs choses, principalement un travail de comparaison. Une fois que la feuille de papier a été isolée, abstraite de la masse des choses présentes à la perception, et reconnue comme feuille, et une fois que l’effet de son soulèvement a été lui aussi enregistré et étiqueté – c’est-à-dire mis en signe – le travail de comparaison s’opère en reconnaissant que l’effet enregistré est pareil à d’autres effets expériencés antérieurement qui ont été ramassés sous le symbole de la légèreté. Cette comparaison et cette reconnaissance permettent de conjoindre le même symbole de légèreté avec celui de la feuille de papier sous le coup de son expérience hic et nunc. Le jugement se formule donc “Cette feuille est légère”, et la prononciation de la copule signale que la représentation s’est accomplie et qu’une unification du divers vient de se produire.

Dans la “Nouvelle liste”, Peirce dit encore autre chose qui est puissamment révélateur. Il suggère que la formulation du jugement via le travail unificateur de l’interprétant a pour effet de nous faire concevoir le jugement comme étant nôtre[7] (W2 : 54). Cela me semble capital, car ici apparaît l’effet logique de l’ego. Cet effet logique est tout entier le résultat de la cohérence obtenue par l’interprétant dans son travail unificateur de l’expérience, une cohérence scellée dans l’expression de la copule. Le verbe “être” au sein du jugement n’exprime rien d’autre que l’achèvement de la représentation, et à ce titre son rôle est exactement celui d’une “intention seconde”. L’être n’ajoute aucun contenu au jugement, le contenu étant du ressort exclusif du sujet et du prédicat saisis dans leur “intention première”, c’est-à-dire dans leur renvoi à certains objets d’expérience qu’ils représentent. Mais sujet et prédicat ne peuvent remplir leur rôle “premier” que si tous deux sont conjoints dans une représentation qui les actualise, et une telle actualisation requiert que la représentation prenne note d’elle-même à un niveau “second”. L’expression de la copule remplit cette fonction indispensable de recul, qui au sein du jugement représente son “propre” accomplissement et tient lieu en cela du jugement lui-même plutôt que du contenu particulier qu’il énonce. L’accomplissement du jugement, son énonciation unificatrice d’expérience, constitue un événement historique, puisqu’il s’effectue toujours quelque part à quelque moment précis, en réponse à une rencontre d’expérience dont les éléments ont déjà été mis en signe. Pour Peirce, tout jugement résulte d’une inférence, aussi bien logiquement qu’historiquement. Or l’inscription d’un jugement dans l’histoire n’est autre chose que son incarnation ou mise en signe – une mise en signe localisée, située de par son expression même. Cette expression, lorsqu’elle s’expérience (et pour cela elle n’a qu’à advenir), s’appréhende comme le point focal constitué par l’établissement de la cohérence, et ce point focal est ce qu’il est convenu d’appeler un ego, un soi – un symbole qui ne cesse de croître en s’instituant peu à peu comme agent logique “auto”-nome (une autonomie qui n’a rien d’absolu).

Un cheminement de pensée comparable me paraît se présenter dans le Tractatus. Wittgenstein y déclare que le “je”, le soi, est cela qui émerge comme la limite d’un monde dont il ne fait pas partie (§5.632), mais par lequel il est déterminé de manière telle qu’il peut percevoir ce monde et l’exprimer comme étant proprement le “sien” (§5.63). Or le monde en général est défini comme la totalité de toutes les liaisons existantes entre objets (§1.1, §2, §2.01), et un objet est défini comme tout élément stable et simple capable d’entrer en liaison avec quelque chose d’autre de façon à former un état de choses représentable précisément en raison de cette liaison. Tout ensemble de liaisons possède une structure déterminée (§2.031), et cette structure confère à l’état de choses son identité propre. Dès le moment où le sujet est défini comme la limite d’un monde de liaisons particulières, il est saisi non pas comme un épiphénomène, mais comme un métaphénomène – une apparition “seconde” au sens des paragraphes précédents, une apparition qui est du monde sans être pour autant dans le monde. En tant que limite, ce sujet est ce “juste au-delà” englobant par quoi se révèle, se maintient, et se développe l’identité non duplicable d’un monde localisé. Le monde est ainsi l’occasion du sujet, tandis que le sujet est condition du monde, condition au double sens d’état et de télos – un télos qui a bien sûr à voir avec la notion de limite, ce qui est abondamment clair chez Peirce comme il apparaîtra plus loin.

Wittgenstein définit par ailleurs aussi le soi ou sujet comme cette instance qui forme des images (si du moins le “nous” dans §2.1 – “Nous nous faisons des images des faits” – peut tenir lieu de “sujet”, un sujet moins métaphysique sans doute que dans le paragraphe précédent). Ces images, figurant les faits ou états de choses existants, représentent hypothétiquement (sous-entendu dans §2.151) les liaisons entre choses dans l’espace logique. Wittgenstein suggère même que c’est dans la mesure où ces images sont capables de “reproduire le monde” (§2.19) qu’elles représentent leur propre sens (§2.221). Or seuls des faits peuvent exprimer un sens (§3.142), et seule la proposition, qui est ce par quoi la pensée en tant qu’image s’incarne et devient perceptible, a un sens (§3, §3.1, §3.3). Nonobstant le fait que le Tractatus n’ait pas l’avantage de recourir aux distinctions sémiotiques éminemment précises que l’on trouve chez Peirce (chez qui le rôle de l’icônique, de l’indiciaire et du symbolique au sein de la proposition est décrit avec une rigueur inégalée), il est difficile de ne pas voir y émerger une conception du soi de part en part sémiotique. Si le monde est la totalité des faits (§1.1), que ces faits expriment tous un sens (c’est-à-dire une situation logiquement possible), et que le sens s’exprime perceptiblement dans des propositions – formellement donc, mais de façon réellement expériencée – alors il s’ensuit que le devoir d’expression est nécessairement inscrit dans le monde, et que ce dernier est structuré comme un langage (et vice versa). Le monde appelle sa propre représentation du fait même qu’il est l’actualisation en cours d’états de choses; cette actualisation revient à la détermination du sens, et cette détermination exige que les objets configurés dans les faits soient mis en signe (§3.23)[8]. Le monde dépend de cette mise en signe, de cette mise en langage qui elle-même fait partie du monde puisqu’elle participe de sa factualisation. La mise du monde en langage et la mise au monde du langage sont ainsi coordonnées[9] (voir §5.64), et de la limite de leur expérience continue émerge le soi. Ce soi est ainsi défini, “limité”, autant par ce monde que par ce langage (§5.6), tous deux devenus “siens”, non pas au sens de la simple appartenance, mais au sens d’une réalisation singulière, historique et locale qui le constitue en tant que soi.

Rappelons-nous un passage bien connu du deuxième des textes anticartésiens de 1868, dans lequel Peirce explique que l’unité de la pensée à laquelle on associe la conscience n’est rien d’autre que la reconnaissance de la cohérence : “La cohérence appartient à tout signe dans la mesure où il est un signe; et par conséquent tout signe, puisqu’il signifie en premier lieu qu’il est un signe, signifie sa propre cohérence” (W2 : 241)[10]. Ce mot, “propre”, est très important : l’expérience même de signifier – c’est-à-dire de prononcer une proposition qui implique, comme Peirce le montrera plus tard, des éléments iconiques, indiciaires et symboliques – s’accompagne invariablement de la sensation actuelle de l’unité elle-même, ou de l’unification achevée, une sensation qui se traduit, dans sa répétition continue, en un phénomène symbolique appelé le soi, le soi qui “possède” ses prononcements parce que, comme dirait Hegeler, il les “est”. Peirce ajoute, deux paragraphes plus loin : “[L’]identité d’un homme consiste dans la cohérence de ce qu’il fait et pense, et la cohérence est le caractère intellectuel d’une chose; elle est pour cette chose l’acte d’exprimer quelque chose”(ibid.). En joignant cette citation à la précédente, on peut dire que pour Peirce l’expérience de l’ego est l’effet qui résulte de l’acte même de la représentation, de l’acte même de l’expression de quelque chose. Il faut savoir que chez le jeune Peirce le mot “expression” signifie essentiellement la formulation de la conclusion d’une inférence hypothétique. Or on sait d’autre part que Peirce a montré que tout jugement de perception, comme celui de la légèreté attachée à cette feuille, est en premier lieu le résultat d’une inférence hypothétique, et non déductive ou inductive. Il ne m’importe pas ici de répéter le détail de cette démonstration par manque d’espace – elle est bien connue, prenons-la donc pour acquise. Il en ressort que déjà chez le jeune Peirce se présente une théorie de la personne en tant qu’effet sémiotique du travail représentationnel hypothétique opéré par l’interprétant au sein même de l’expérience.

En d’autres termes, l’expérience que nous faisons de notre propre unité, qui nous pousse à dire non seulement “je” mais plus complètement “je dis” ou “je pense”, est non pas la cause mais le résultat de l’advenue même des représentations. C’est dans la cohérence même, et donc, pour faire ici un saut léger et utiliser un terme plus tardif et chargé de sens, dans la continuité même du processus de la représentation et de l’interprétation, qui est lui-même exigé par le simple fait de l’expérience sensible par où commence la présence de tout vivant au monde, que se manifeste le phénomène de l’identité personnelle, le phénomène de l’ego. C’est ce qui autorise Peirce à dire que la manifestation phénoménale entière de l’esprit est un signe qui résulte d’une inférence (ibid. : 240), et à prononcer sa phrase célèbre (en dépit de sa relégation dans une note de bas de page) : “Exactement comme nous disons qu’un corps est en mouvement, et non qu’un mouvement est dans un corps, nous devrions dire que nous sommes en pensée, et non que les pensées sont en nous” (ibid. : 227 n.4).

Refuser de dire qu’un mouvement est dans un corps, c’est refuser de séparer une propriété donnée de la substance en laquelle elle se manifeste. C’est jeter le soupçon sur la validité ontologique de la distinction par ailleurs grammaticalement commode du sujet et du prédicat. Cette distinction institue une hiérarchie entre concepts (corps et mouvement, ego et pensée) qui tend à oblitérer le fait que corporalité et mouvement, égoïté et pensée sont pratiquement indissociables. Tout corps est toujours déjà en mouvement, si imperceptible soit-il, et ce mouvement participe de la constitution même de la corporalité. De la même façon, c’est du travail de la pensée que jaillit le sens du je, c’est le processus de représentation qui le constitue. Pour utiliser un raccourci peut-être saisissant, ce n’est pas la pensée qui est un attribut du je, mais le je qui est un attribut de la pensée. Là où de la pensée se produit, on verra émerger concrètement un signe, une sorte de “je” qui, en tant que forme-limite englobante, confère à la pensée – c’est-à-dire au train continu de symboles – une cohérence singularisée, une régularité concrète, laquelle se manifeste notamment dans un ensemble d’attributs d’expression (une voix, un rythme, un style) reconnaissables parce que “personnels”. De tels attributs localisent la personne, lui servent de signature, mais sans plus.

Wittgenstein ne semble pas dire autre chose lorsqu’il écrit qu’“il n’y a pas de sujet pensant, représentant” (§5.631). Dire le contraire supposerait la possibilité d’isoler le sujet comme s’il pouvait se réduire à un objet du monde, ce qui n’est possible qu’au prix de la perte de sa dimension métaphysique. Le sujet métaphysique, métaphénoménal, ne pense pas, parce qu’il est la limite de “sa” pensée, tout comme il ne parle parce qu’il est la limite de “son” langage; c’est au contraire la pensée qui le pense (sans “y” penser, mais à force de penser), le langage qui le parle (sans “en” parler, mais à force de parler). Le sujet ne représente pas, parce que le procès même de la représentation n’a que faire du sujet. Représenter se produit de soi-même, sans initiative extérieure, sans mise en branle par un esprit causalement moteur et maître de la parole ou du silence. Le sens advient sans qu’on ne lui impose de direction. Il est vrai que le sujet non métaphysique qu’est l’être humain, comme on a dit plus haut, forme des images, et “possède la capacité de construire des langages par lesquels chaque sens peut être exprimé” (§4.002), mais le fait remarquable est que cette capacité ne s’accompagne d’aucune maîtrise du sens. Le sens est indépendant de l’habillement dont le langage le revêt, sans pour autant être insensible aux effets du déguisement.

Wittgenstein renchérit sur ce point quand il affirme “qu’en logique ce n’est pas nous qui exprimons ce que nous voulons au moyen des signes, mais … c’est plutôt la nature des signes naturellement nécessaires qui s’énonce” (§6.124). Il est des choses que “nous” comme sujets non métaphysiques (le sujet qui s’illusionne sur ses droits d’auteur) ne pouvons prétendre pouvoir exprimer par nos artifices langagiers. Il est des choses qui s’expriment sans “nous” attendre, en vertu de leur nécessité naturelle, ou leur absence d’arbitrarité. Et parmi ces choses, il y a la forme logique de la réalité. Celle-ci ne peut être représentée dans aucune proposition de “notre” cru. Elle n’en a guère besoin puisqu’elle se réfléchit ou se reflète elle-même dans la proposition, dans le langage (§4.121). Les propositions du langage, du fait de ce reflet, montrent, présentent la forme logique, sans pour autant se prévaloir d’aucun effort représentatif. La forme logique de la réalité se présente d’elle-même. Or le sujet métaphysique, comme limite de son monde et de son langage, est forme des formes. Le langage montre cette forme, mais n’en parle pas. Cette monstration du soi est un effet du langage à l’oeuvre, de sorte que l’on est en droit d’avancer que le Tractatus suppose lui aussi une conception de l’ego comme effet logique.

Ni Peirce ni Wittgenstein ne réduisent l’ego au simple lieu de manifestation de la pensée ou du continuum symbolique. La personne n’est pas simplement un lieu d’expression des signes. S’il est un lieu d’expression qui mérite d’être ainsi considéré, c’est l’organisme vivant. L’organisme lui-même, dit Peirce, est l’instrument de la pensée. Notre corps, pour prendre un exemple parmi d’autres, est son violon. Wittgenstein abonde à peu près dans le même sens quand il suggère que “le langage usuel est une partie de l’organisme humain et n’est pas moins compliqué que lui” (§4.002). L’organisme vivant est indispensable à la factualisation du monde, à l’expression de la pensée; il est tout à la fois mis en signe et metteur en signe, incarnateur du sens, actualisateur local du possible. L’organisme habite le monde, confirme et réalise le monde en le vocalisant d’innombrables manières. Or, ce faisant, l’organisme se personnifie; de ses expériences se dégage peu à peu une cohérence générale, seconde et non plus première, une “identité”. Peirce nous apprend que cette identité cohésive est fondamentalement de nature symbolique, que sa conduite reproduit exactement le comportement du signe-symbole. Cela qui sous un certain rapport paraît animer l’organisme (sans en être l’esprit moteur toutefois) est tout entier un symbole compris dans un réseau de symboles. En entendant ce langage, certains critiques pourraient objecter que ce à quoi nous aboutissons n’est qu’une autre variation du dualisme classique du corps et de l’âme. Pour montrer qu’il n’en est rien, une avancée plus profonde dans la logique sémiotique peircienne est nécessaire. Avant d’y arriver, une remarque nous servira d’étape intermédiaire.

J’ai fait allusion plus haut au fameux texte de la “Nouvelle liste des catégories” de 1867. Trente ans plus tard, dans le premier chapitre (R 403)[11] du livre qu’il espérait convaincre Hegeler de publier, Peirce tenta de rédiger une nouvelle version de ce texte fondateur. Il s’agissait alors pour lui de tenir compte entre autres de sa révision de la théorie des catégories et de son travail récent sur l’association des idées, dans laquelle il pensait déceler la loi principale du travail de l’esprit[12]. Dans ce premier chapitre donc (de 1894), Peirce décrit l’association des idées en termes de processus d’unification du divers sensible (comme en 1867), un processus qui consiste à la fois dans le mélange des idées et dans leur étalement, leur étirement, ou leur recouvrement, les unes dans ou sur les autres. Le divers sensible possède trois dimensions, qui correspondent aux trois catégories de la premièreté, de la deuxièmeté et de la troisièmeté[13]. Il y a premièrement le divers des qualités du sentir, qui sont de simples possibilités de sensation, et dont Peirce nous dit qu’à l’origine elles étaient considérablement plus nombreuses qu’aujourd’hui. Nous avons en deuxième lieu le divers des excitations des sens, c’est-à-dire le divers des sensations actuelles. Et troisièmement – c’est celui qui nous intéresse – le divers sensible est aussi le divers des consciences. Ces consciences sont aujourd’hui arrivées à un stade où elles nous donnent l’apparence de se trouver séparées dans des consciences distinctes, spécule Peirce. Une telle affirmation implique l’hypothèse évolutive qu’il fut un temps où les consciences se trouvaient beaucoup moins nettement séparées, ce qui suggère des niveaux de consciences beaucoup plus vagues et diffus, beaucoup moins “égoïques”. Mais même aujourd’hui, Peirce insiste, la séparation en consciences distinctes n’est pas strictement achevée, loin de là, et il n’y a pas lieu d’exagérer leur différentiation individuelle. Citons à cet égard le passage suivant particulièrement suggestif :

Nos manières naturelles de penser – qui tendent à gonfler la personne comme telle, et à la faire se considérer comme beaucoup plus réelle qu’elle ne l’est véritablement – exagèrent excessivement les deux faces de la personnalité, celle de l’unification de toutes les expériences d’un corps, et celle de la différentiation des personnes. En vérité, une personne est comme un groupement d’étoiles, qui donne l’apparence d’être une seule étoile quand on la regarde à l’oeil nu, mais qui, quand on l’examine au télescope de la psychologie scientifique, révèle d’un côté sa multiplicité intérieure, et de l’autre une absence de démarcation absolue avec une condensation voisine

R 403 : ISP 2-3[14]

En ce qui regarde donc l’unité de la personne, Peirce nous met doublement en garde. L’expérience de l’être personnel ne se limite ni à un corps ni à une âme, mais les dépasse tous les deux. Seul un examen superflu et ordinaire peut nous amener à concevoir la personne comme une unité singulière clairement dénombrable. Des siècles d’habitudes, notamment langagières, nous ont renforcés dans cette conviction naturellement commode. Après tout, qui niera que chacun de nous “occupe” un seul organisme, un seul corps, peu important que nous soyons schizo- ou même poly-phrènes? Il est si facile de nous compter un à un. C’est en nous prenant pour du même que nous créons le problème[15].

Pour Peirce comme pour Shakespeare, persister à croire en notre unité, c’est être ignorant de ce dont nous sommes trop assurés, notre glassy essence, notre essence vitreuse[16], qui ne peut se refléter que dans les fragments d’un miroir éclaté. Toute conception de l’identité personnelle qui nous réduirait à une boîte de chair et de sang est purement barbare, s’écrie Peirce, qui ailleurs, en répétant ce même mot, s’exclame combien est barbare et misérablement matérielle la croyance d’après laquelle une personne ne peut occuper deux endroits, deux espaces en même temps, “comme si elle était une chose!” (W1 : 498 [1866]). Comment cela, “barbare”, se scandaliseront quelques esprits nominalistes atterrés, comment Peirce peut-il jamais espérer rendre compte de l’individualité personnelle s’il lui accorde maintenant le don d’ubiquité? La question n’était-elle déjà pas suffisamment compliquée pour la rendre maintenant insensée? Non pas, car l’erreur nominaliste tient justement en ce parti pris sans fondement qu’une personne est un être individuel. Or, comme Peirce le déclare entre autres dans son article, “Qu’est-ce que le pragmatisme” (EP2 : 331-45)[17], il importe de comprendre que la notion de personne ne se réduit pas à celle d’un individu. Comprendre cela demande que nous comprenions davantage de quel verre est faite notre essence, et que nous revenions à la théorie des signes. Pourquoi ? Parce que la clef de la question réside dans une analogie bien connue de Peirce, l’analogie entre une personne et un mot.

Il est significatif que Peirce ait toujours cru dans la force de cette analogie, apparue pour la première fois en 1866 dans la dernière conférence de Lowell, et conservée jusque dans ses derniers écrits. Le mot est, dans la terminologie sémiotique de Peirce, un type de symbole. Nous allons voir que le fondement de l’analogie entre personne et symbole consiste dans le fait que la théorie sémiotique du symbole revient à ce que nous pourrions appeler une logique de la quasi-personne – une expression qui s’inspire de ce que Peirce appellera le “quasi-esprit” (quasi-mind) dans les écrits tardifs[18], une façon de désigner tout agent logique capable de symbolisation et d’interprétation.

Sans donner un cours détaillé sur la conception peircienne du symbole, dont l’analyse pourrait occuper plusieurs volumes, relevons-en quelques traits essentiels. Le symbole est bien sûr un type de signe, et comme tel il est quelque chose capable de tenir lieu d’un objet quelconque de façon telle que cette lieutenance puisse être reconnue par un autre agent de représentation en laquelle elle produit un changement formellement relié à l’objet représenté. Il y a bien des manières de formuler ou décrire la relation triadique qui constitue la signité de tout signe, et celle-ci n’en est qu’un exemple. Le pouvoir du signe à renvoyer à un objet pour un interprétant a trois origines possibles (trois fondements, ou grounds). Soit il appartient au signe lui-même, ce qui n’est possible que si le signe possède lui-même une forme suffisamment ressemblante à l’une des formes de son objet – un tel signe est une icône. Soit ce pouvoir émane de l’objet lui-même, du fait qu’il est quelque chose à quoi le signe réagit – nous avons alors affaire à un indice. Soit ce pouvoir est conféré au signe par l’agent de représentation que ce dernier sollicite, et dans ce cas seulement nous avons affaire à un symbole. Cela est bien connu, puisque cela fait partie de l’a b c de la sémiotique peircienne, mais il s’agit d’en apprécier toute l’importance.

De tous les signes, le symbole est le seul dont le pouvoir de renvoyer à un objet n’est pas automatique, mais dépend principalement de sa reconnaissance par quelque chose d’autre qui à ce titre doit lui-même posséder la structure complète d’un symbole. Pour comprendre cela, rappelons-nous qu’un symbole n’a pas lieu d’être à moins de pouvoir se réaliser dans des “répliques” actuelles. Par exemple le mot “personne” est déjà apparu dans cet article une bonne vingtaine de fois, et chacune de ses occurrences est une individuation symbolique particulière – une réplique – du même symbole général qu’est le mot “personne” en-deçà de ses actualisations. Toute réplique d’un symbole donc, avant même de renvoyer à un objet donné, renvoie d’abord à l’idée générale qu’elle incarne. Maintenant cette idée générale est elle-même porteuse d’une signification générale, celle du renvoi à son interprétant immédiat, qui est tout ce que le mot “personne” peut évoquer au moment d’être énoncé. Cette capacité d’évocation dépend entièrement de l’interprétant et de sa compétence, qui est fonction entre autres de la richesse de son expérience collatérale[19]. Brièvement, l’expérience collatérale est la somme de toutes les habitudes de reconnaissance, comparaison, et interprétation, accumulée par l’agent de représentation, ou l’interprétant, au cours de ses rencontres ou de son interaction avec les répliques d’un symbole donné. Ce bagage est susceptible de grandir ou de s’alourdir à chaque nouvelle rencontre, et il est lui-même de nature générale. En-deçà de ses répliques, tout symbole a donc la nature d’une loi. Cette loi constitutive du symbole est un principe qui régit ou détermine le processus général d’association d’idées dont la suscitation ne vient pas abruptement congédier l’expérience antécédente du symbole. Ce principe empêchera donc que l’on confonde une “personne” avec un “caillou”, mais autorisera par exemple toutes les spéculations philosophiques et autres sur la réalité générale que le mot “personne” peut évoquer, quitte pour ce principe ou cette loi à se modifier au cours du travail continu de l’interprétance, si quelque nouvelle découverte à propos de son objet devait se faire jour, ou un nouveau mode d’usage langagier.

Notons ici en passant qu’on trouve chez le Wittgenstein de la deuxième époque certaines suggestions qui ne semblent pas désobéir à l’idée développée ci-dessus. La notion multiforme de jeux de langage implique bien celle qu’aucun joueur ne maîtrise ou édicte les règles définissant le jeu : les règles se développent et changent au cours de l’histoire, à tous les niveaux, et souvent à coups d’impulsions localisées, voire individuelles, mais il n’y aurait pas grand sens, ni avantage pratique, à les attribuer à aucun moment à un joueur particulier, même si cela n’est pas interdit. Autrement dit, mais ce n’est pas une suggestion que j’approfondirai ici, il pourrait être intéressant de comparer au moins certaines des descriptions que Wittgenstein donne du fonctionnement des jeux de langage avec les descriptions que Peirce donne du travail exécuté par les signes-symboles, spécialement lorsqu’on prête attention à la nature précise du pouvoir légiférant de ces “légisignes”.

Si tout symbole est la formulation d’une loi qui définit généralement les conditions présidant aux associations d’idées rendues possibles par la réalité à laquelle le symbole renvoie, la mission du symbole s’apparente à l’institution continue de ce que Peirce appelait dans ses premiers écrits l’unité de cohérence, cette unité instaurée par le processus de représentation en laquelle Peirce voyait la manifestation émergente de l’identité personnelle. Si tel est bien le cas, si on peut dire que la personne est bien cet aspect sous lequel un organisme quelconque se conduit comme un symbole, alors la notion de personne est équivalente à celle d’une loi comme on vient de la définir. Or cette loi n’a rien de catégorique. Elle est au contraire toute conditionnelle, et elle a deux caractères qui méritent notre attention. D’un côté, elle exprime un would be, comme dit Peirce, un serait, un être conditionnel, c’est-à-dire un projet indéterminé en attente de détermination. De l’autre, elle formule ce que Peirce n’hésite pas à appeler une “cause finale”, en hommage à Aristote.

Commençons par l’indétermination. Il appartient à la nature de tout symbole d’être indéterminé – le tout est de comprendre en quel sens du mot. Dans l’un des textes intitulés “La base du pragmaticisme”, Peirce associe l’indétermination à la “latitude d’interprétation” (voir EP2 : 392–94 [1906] 1998). Certains symboles sont plus ouverts que d’autres à l’interprétation, et certains autres y sont presque fermés. Considérons par exemple les deux propositions suivantes : “Tous les peintres surréalistes sont mortels. René Magritte est un peintre surréaliste”. Nous avons ici affaire à un symbole (les deux prémisses conjointes, qui forment ce que Peirce appelle parfois une “proposition copulative”), un symbole dont l’interprétation est extrêmement étroite, comme il est typique des syllogismes déductifs. La conclusion, ou proposition interprétante, qui viendra sceller la cohérence des deux propositions en se présentant comme le fruit de leur union, ne dispose d’aucune liberté quant à sa mise en forme (ou en signe). Ce n’est pas le cas des deux propositions suivantes : “Seuls les peintres célèbres attirent les grandes foules. René Magritte est un peintre surréaliste”. L’interprétation ici possible, c’est-à-dire le tirage de la conclusion, ne va pas de soi, puisque la conclusion qui pourrait s’imposer à certains n’en suit pas nécessairement. Il est bien possible qu’une exposition de Magritte attire la toute grande foule, mais comme la deuxième proposition ne se prononce pas sur sa célébrité, la proposition interprétante qui conclurait au caractère hautement populaire de ce peintre devra reconnaître le saut hypothétique, ou le caractère spéculatif, de la conclusion avancée.

Peirce distingue entre deux types fondamentaux d’indétermination, qui tous deux caractérisent le symbole. Le premier est celui de la généralité, et le deuxième celui du vague (vagueness). Si l’on dit “beaucoup de peintres sont surréalistes”, la proposition est générale en ceci qu’elle s’applique à une collection indéfinie de peintres, et qu’elle laisse libre tout interprétant de rendre cette collection plus étroite en déterminant plus précisément qui en sont les membres. Maintenant si quelqu’un disait “Je connais un peintre surréaliste qui est décidément célèbre”, la proposition est vague puisqu’elle ne précise pas de quelle personne il s’agit, et que ce n’est pas à l’interprétant de cette proposition d’en décider. Le symbole est donc capable d’une double indétermination, l’une générale, qui laisse une latitude d’interprétation à l’interprétant, et l’autre vague, qui reconnaît la latitude de symbolisation au sein du symbole même. Lorsque Wittgenstein, soit dit en passant, nous demande de reconnaître qu’un concept comme celui de “jeu” est un concept aux bords flous, et que ce flou est d’un grand avantage, c’est bien pour nous faire admettre l’irréductibilité du vague et nous faire soupçonner qu’il s’agit d’une propriété naturelle des concepts qu’il faut pouvoir apprécier à sa juste mesure (Recherches philosophiques §71; voir aussi §88)[20]. Les symboles sont flous, et ce flou est essentiel pour la fertilité et la multiplication des jeux de langage.

Il convient ici d’apprécier le fait que la personne elle aussi est capable d’une double indétermination, l’une générale, qui nous apparaît lorsqu’au “télescope” nous observons sa multiplicité intérieure, et l’autre vague, lorsque le même télescope nous fait réaliser son absence de démarcation absolue avec les personnes avoisinantes.

L’indétermination générale de la personne renvoie à la qualité même de son divers intérieur. Qu’on se rappelle à nouveau la “Nouvelle liste des catégories” de 1867, dans laquelle Peirce décrit le divers de la substance en terme de “il”, en terme de “présent en général” (W2 : 49), et nous aurons un début d’idée de la généralité caractérisant toute personne en tant qu’agent représentationnel. La personne se vit à tout moment comme un présent en général, c’est-à-dire comme une représentation générale (donc symbolique) de la connexité intérieure du divers de possibles plus ou moins définis qui lui est propre. Il appartient à l’interprétant de cette représentation générale de décider quel aspect ou collection d’aspects de celle-ci a besoin de devenir l’objet prochain de son attention, de façon à reconnaître précisément ceux des attributs de cette personne qui sont pertinents pour la suite ou la poursuite de l’expérience, afin de préserver la cohérence de cette dernière. Ce but de préservation est en fait dicté par la cohérence existante, dont la forme est précisément celle d’une cause finale, comme nous allons voir.

L’indétermination vague de la personne, d’autre part, renvoie à son divers extérieur. Elle renvoie au fait que la personne en tant qu’agent symbolisant n’est pas isolable des autres agents symbolisants alentour avec qui elle se trouve dans une interaction constante. Pétris que nous sommes chacun de l’expression d’autrui, et inversement, il n’est guère possible de distinguer absolument le lieu précis de l’ancrage individuel de telle parole ou de telle initiative. Il appartient à l’agent symbolisant de créer les contrastes nécessaires pour qu’un style personnel, une collection d’habitudes à l’ancrage reconnaissable, lui permettent de se détacher progressivement des “étoiles” environnantes, dans les limites du possible. Les deux indéterminations du vague et du général se liguent donc pour définir la mission spécifique du symbole en tant que signe : celle, continue, de déterminer de nouveaux symboles interprétants pour diminuer toujours davantage l’indétermination initiale et ainsi accroître sa propre identité (ou ses propres identités, le cas échéant).

Cette idée de mission évoque un autre caractère du symbole en tant que loi, celui de sa dimension téléologique. Sans entrer ici dans les détails de la théorie peircienne de la cause finale, sur laquelle le philosophe néerlandais Menno Hulswit a récemment jeté d’éblouissantes lumières (2002)[21], disons simplement ceci. Tout symbole, du fait qu’il est essentiellement préoccupé de son développement dans de nouveaux symboles-interprétants, est tourné vers le futur non pas indicatif mais conditionnel. Tout symbole est un programme, c’est-à-dire une représentation générale et vague de ce qui pourrait advenir dans le futur étant donné certaines conditions qu’il a pour charge d’énoncer. Il appartient à la nature d’un programme de prédire l’advenue d’un certain résultat général sans pour autant décrire précisément ni le tour actuel que prendront les événements intermédiaires conduisant à cette advenue, ni le détail de cette advenue elle-même. Remarquons que Wittgenstein reconnaît lui aussi le caractère non déterministe et pourtant téléologique des règles à l’oeuvre au sein des jeux de langage. Les règles, dit-il, sont comme des poteaux indicateurs dont la contraignance, si elle est réelle, reste relative. Elles indiquent la voie à suivre, tantôt de manière univoque tantôt de manière équivoque (ce qui laisse place au doute et à l’interprétation), et se justifient “si, en des circonstances normales, elles accomplissent leur fin (Zweck)” (2005 : §85 et §87; voir aussi §198). Ici transparaît l’idée de finalité comme un caractère inséparable de la notion de règle, et il s’agit bien d’une finalité qui n’augure de rien d’autre que d’un résultat général dont l’achèvement singulier se vérifie en moyenne dans des circonstances ordinaires.

Imaginons que le symbole soit constitué d’un ensemble d’instructions, par exemple les instructions précises que Peirce consigna par écrit afin d’expliquer clairement à ses assistants du Coast and Geodetic Survey comment installer et mettre en branle le pendule géodésique, et mesurer ses oscillations et le décroissement de son arc (texte publié en annotation dans W6 : 476-478)[22]. Ces instructions comprennent une liste d’instruments, certains très précis (“deux pendules Peirce”, dont Peirce n’en fit fabriquer que quatre), d’autres plus génériques (“un conteneur d’huile avec pompe”, “une échelle”), et une série de recommandations plus ou moins vagues, plus ou moins générales, à suivre dans un certain ordre et à adapter selon les circonstances :

Le pendule devrait d’abord être comparé à Washington en utilisant le comparateur vertical, le pendule-mètre avec le Mètre B, et le pendule-yard avec la Barre Mètre et Yard No. 1. Les bords du couteau devraient d’abord être examinés soigneusement; mais il ne faudrait pas les enlever sans nécessité (etc.).

Remarquons comment, d’un côté, ces instructions contiennent des signes solidement indiciaires (“le Mètre B”, qui renvoie à un objet unique servant de standard), et comment, d’un autre côté, en dépit de toute la précision voulue, ces instructions reconnaissent qu’une certaine liberté de jugement doit être accordée à l’opérateur (“devrait”, “ne faudrait pas sans nécessité”). La mise en oeuvre actuelle de ces recommandations peut varier infiniment, mais si les circonstances sont favorables (l’opérateur est compétent et bien entraîné, et les observations ne sont pas faussées ou contrecarrées par un blizzard), toute application conduirait à la production d’un résultat donné, tel un rapport scientifique détaillant chaque série d’oscillations et apposant à chacune une série de chiffres soigneusement mesurés et corrigés pour éliminer différentes sources d’erreur, comme la variation de température ou de pression. On aura beau multiplier ces expériences et changer les opérateurs sans jamais changer les instructions, il est clair qu’aucun rapport final ne sera identique à un autre. Certains rapports seront plus rigoureux que d’autres, certains plus exacts que d’autres, mais tous auront été produits en suivant les mêmes directives, et partageront à ce titre un air de famille. C’est en ce sens que l’ensemble d’instructions agit comme une cause finale, et en ce sens que Peirce déclare qu’un symbole peut être la cause, finale s’entend, d’événements individuels réels (voir “New Elements” dans EP2 : 323 [1904])[23].

C’est en ce sens aussi qu’une personne est un symbole – un programme tourné vers le futur conditionnel, en somme une hypothèse en forme d’hypostase, qui cherche à s’apprendre en apprenant à lire les signes, des signes qu’elle aura elle-même sollicités, travaillant à sa propre cohérence en repérant et éliminant les contradictions, construisant son identité à coups d’essais et d’erreurs, adoptant et révisant ses habitudes. Comme Peirce l’explique dans son article fameux “La loi de l’esprit”, ce qui confère le caractère de personne, c’est une “idée générale vivante”, dont le pouvoir est de déterminer le cours de nos actions futures à un degré que nous ne pouvons prévoir ou imaginer, mais qui est pourtant bien réel (voir EP1 : 331; W8 : 154-55).

Il apparaît donc que l’analyse du symbole chez Peirce permet de rendre compte de l’unité si spéciale qu’il semble naturel d’attacher à l’idée de personne, et nous permet de réaliser que, pour autant que nous soyons réalistes et non pas nominalistes, cette unité n’est pas en fait celle qu’engendre l’individuation, mais celle qui y préside. D’un autre côté, puisque tout symbole vit et se nourrit de ses répliques de chair et de sang, dont dans le même temps il représente le devenir possible dans une négociation et un dialogue permanents avec d’autres symboles, il n’est pas de symbole qui ne soit “insensible”. En tant que loi conditionnelle, tout symbole gouverne très réellement le cours concret de l’expérience – autrement le symbole serait purement oisif et il n’y aurait rien à en dire. Dans le réalisme peircien, l’oisiveté des symboles est inconcevable. Wittgenstein sur ce point, et c’est une différence importante, trouverait bien des raisons d’en douter.

À la fin du texte “Man’s Glassy Essence” – “L’essence vitreuse de l’homme” – Peirce en vient à conclure que non seulement la personne est un symbole, mais bien plus généralement encore, que c’est tout symbole, toute idée générale, qui partage le sentiment vivant et unifié de la personne (EP1 : 350; W8 : 182)[24]. L’observation attentive révélera que partout où deux ou trois sont réunis au nom d’une même idée, cette idée sera au milieu d’eux – telle une personne agissante et inspirante. Les amoureux de longue date savent bien que le couple a ses raisons qui gouvernent et dépassent chacun des partenaires. Pour Peirce, il en va de même de tout groupe social, aussi large soit-il, s’il est animé par une idée commune, l’idée qui lui donne son identité, l’idée qui pour le logicien des signes est une quasi-personne.