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Prima facie, a commodity presents itself as the ‘simple’ object of an act of bartering or purchasing. But one comes very soon to see that the simplicity of commodities is only apparent and that a commodity functions instead as a message within a highly complicated nonverbal communicative situation.

Rossi-Landi (1973b : 626)

1. Le Marx de la sémiotique : actualité de Rossi-Landi

Il est peut-être vrai que “Le langage n’a pas encore trouvé son propre Marx; ni, à vrai dire, son Adam Smith non plus”, comme l’affirmait en 1969 Ferruccio Rossi-Landi (1969b : 289). Pourtant c’est moins vrai après lui et sa proposition d’une théorie sémiotique de l’homologie entre la production linguistique et la production matérielle (Rossi-Landi 1965; 1973a; 1975). En fait, ses travaux marquent une contestation voire un abandon de cette linguistique européenne qu’on pourrait définir comme “marginaliste” (voir Ponzio 2005) dès ses origines, vu l’influence plus ou moins consciente qu’elle a reçue des théories économiques néo-classiques, dominantes à l’époque de son éclosion et de ses premiers épanouissements.

Rossi-Landi a non seulement recentré sa méthode d’approche sur le travail, notion typique de l’école des économistes classiques (Smith, Ricardo, Marx), plutôt que sur l’utilité prônée par les néo-classiques (Jevons, Marshall, Walras, Pareto, Menger, Böhm-Bawerk); il a aussi déplacé son analyse sur le moment de la production et non sur ceux de la consommation (marginaliste) et de la circulation (mercantiliste) qui ont attiré, ébloui et fourvoyé ses prédécesseurs et nombre de ses successeurs : c’est ce qui en fait à notre avis moins un Adam Smith qu’un Marx de la sémiotique.

Pour comprendre au mieux la spécificité de l’approche matérialiste-dialectique de Rossi-Landi et son actualité par rapport à l’examen des aspects sémiotiques de l’économie à strictement parler, il convient de la montrer brièvement, sans entrer dans les détails et par degrés schématiques. Il faudra donc expliquer d’abord le sens et l’originalité de sa méthode homologique afin de saisir pourquoi elle s’avère réellement une rareté parmi les théories linguistiques. Ensuite, on devra souligner le premier passage qu’il a effectué du non-verbal au verbal par la notion de travail linguistique, ainsi que les conséquences que cette dernière implique pour l’appréciation du langage connue jusque-là. En dernier lieu, on présentera l’extension de l’homologie vers la notion d’argent linguistique.

C’est après tout cela qu’on pourra proposer la même analyse par degrés du deuxième passage, du verbal au non-verbal, et de ce qui va avec, à savoir : la conséquence sur la manière d’envisager l’économie sous l’angle des sciences du langage et l’extension de l’homologie au niveau du marché (linguistique et non), afin de considérer les marchandises comme messages. À partir de là, nous montrerons enfin des prolongements possibles de son approche sur le plan de la plus-value idéologique dans le cadre général de la reproduction sociale.

2. Questions de méthode : analogie, isomorphisme, homologie entre verbal et non-verbal

Le premier point à éclairer concerne la méthode de l’approche rossi-landienne dite de l’homologie de la production linguistique et de la production matérielle, qui se veut scientifique et non fondée sur une intuition sans vérifications ou proposant des associations erronées entre les différents niveaux de complexité des artefacts verbaux et non-verbaux. Pour chercher à comprendre la singularité de la théorie sémiotique de Rossi-Landi il faut d’abord suivre l’explication qu’il donne de trois outils conceptuels : l’analogie, l’homologie et l’isomorphisme.

Analogy is similarity, direct similarity between objects of any sort, isolated and kept immobile; the similarity is here traced a posteriori, from a position subsequent to the artefact, according to some criterion put to work contingently. An analogy provisionally reunites what is divided, or at least what is not united in a necessary way, superimposing upon any two objects whatsoever a third element extraneous to them; and it is just this third element that serves to bring the similarity to the fore. The homology shows that what appeared, or usually appears, to be divided is actually genetically united. With two brief formulae : analogy is the superimposition of the one upon the two; homology is the recognition of the original unity, that is, the genetic bringing-back of the two to the one. Using the analogical method means starting from two to arrive at one : the assumption is that the processes under consideration are separate at the origin. Using the homological method means, instead, starting from one to arrive at two, that is, recognizing that the real and original process has consisted in the division of one into two. […]

An extreme case of the analogy is isomorphism. […] An illustrious example of isomorphism is the belief that the structures of language correspond to those of the world understood ontologically, as such subtracted from human production by definition, and then, so to say, “regained” by the procedure of a post-eventum comparison of the two orders of products. Thus isomorphism is a dialectical halt that from the beginning stands in the way of starting any sort of homological research. We could even say that it is its dialectical overturning, or at least its caricature.

Rossi-Landi 1975 : 75

Or, la proposition de suggérer une similitude entre la linguistique et l’économie n’est pas neuve; ce qui l’est, c’est la manière de Rossi-Landi de l’envisager. En fait, on peut lire déjà chez le fondateur de la science linguistique en Europe “que là, comme en économie, on est en face de la notion de valeur; dans les deux sciences, il s’agit d’un système d’équivalence entre deux choses d’ordres différents : dans l’une un travail et un salaire, dans l’autre un signifié et un signifiant” (Saussure 1997 : 115), ce qui l’amenait à conclure que “dans la langue chaque terme a sa valeur par son opposition avec tous les autres termes” (idem : 126). Cette approche reste au niveau d’une intuition, certes importante, qui tient purement à l’analogie, qui pourtant n’entre pas dans le fond de la similitude, y compris de l’équation qu’évoque ce jeu d’équivalences prétendues, où le travail est au salaire ce que le signifié est au signifiant. Ce n’est pas un hasard si la notion de valeur est encore un motif de débat voire de litige dans le cadre de la linguistique de matrice saussurienne et structuraliste.

En somme, Rossi-Landi tient à préciser qu’à l’analogie réunissant provisoirement deux choses qui ne sont pas nécessairement unies à leur origine, il préfère l’homologie montrant ce qui, divisé en aval, est en réalité réuni en amont car, comme il le dit : “Il s’agit de saisir ces deux champs [du verbal et du non-verbal] au niveau de la racine commune d’où ils se diversifient” (Rossi-Landi 1969b : 296). À la question de savoir si l’homologie existe réellement ou seulement théoriquement il répond : “In my view the dilemma is spurious, and the correct answer is that the homology is a successful intellectual tool for the study of reality because homology really exists” (Rossi-Landi 1975 : 73, note 25). Et d’ajouter : “The deduction of the homology is permitted by a properly understood genetic method, that is, by a genetic method which includes the structural study of synchronic and symmetrical phases of the processes under examination” (idem : 76).

Nous pouvons donc dire que, du point de vue de la théorie homologique de Rossi-Landi, la production linguistique et la production matérielle sont comme deux rivières séparées en aval, qui ont leur source dans le même glacier en amont, et ce glacier est le travail humain, tel que Hegel et Marx l’ont conçu dans son rôle anthropogénique, c’est-à-dire comme facteur primaire de l’hominisation.

3. Premier passage, du non-verbal au verbal : le travail linguistique

Le premier intérêt de l’approche rossi-landienne est de renverser la tendance dominante à son époque, procédant du structuralisme diffusé dans d’autres domaines que celui de la linguistique, d’appliquer les instruments de cette dernière à toute discipline concernant le non-verbal. Ainsi, non seulement tout est langage, mais à toute chose peuvent être appliqués les outils conceptuels développés au sein de l’étude des langues, voire de la langue au sens saussurien comme code et ensemble de règles qui régissent la formation de la parole. Bien sûr, l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss en est un exemple remarquable. Et Rossi-Landi d’écrire à ce propos :

Lévi-Strauss applique des structures glottologiques à l’anthropologie et passe ainsi du verbal au non-verbal. Je crois possible l’opération inverse aussi, à savoir le passage du non-verbal au verbal. Je pourrais indiquer cette complémentarité par la formule suivante : il faut également étudier le langage avec des instruments non-glottologiques, pour y accéder, si j’ose dire, peu à peu du dehors, au lieu de faire aussitôt un bond dedans et de ne l’envisager que par lui-même

Rossi-Landi 1969b : 296

Les précisions et les critiques de Rossi-Landi sur la précellence octroyée à la linguistique ne s’arrêtent pas là, comme le montre un autre texte justifiant son choix pour la sémiotique, que nous abrégeons :

Selon une tradition affirmée dans les temps modernes […], la linguistique “n’est que” cette partie de la sémiotique qui s’occupe des systèmes des signes verbaux, c’est-à-dire des langues; mais [… il y a qui], comme par exemple Barthes, fait de la sémiologie une partie de la linguistique et a ainsi l’air de renverser la position traditionnelle. Comme l’on sait, et les Anglo-Saxons et les Soviétiques préfèrent parler de sémiotique. L’usage de sémiologie semble typiquement ou principalement français, probablement parce que c’est le terme dont s’est servi Saussure dans ce passage célèbre du Cours, où il envisage l’institution d’une science générale des signes, dont la linguistique ferait partie. Mais, compte tenu de la nature de la sémiologie barthésienne, c’est que Saussure disait sémiologie et entendait sémiotique. La sémiologie à la Barthes, en effet, c’est une discipline post- ou trans-linguistique, prenant pour objet “un langage second” qui s’est formé après le langage verbal et sur ce dernier.

Rossi-Landi 1967a : 9-11

La première implication de grande importance pour l’étude du langage dans ce passage rossi-landien du non-verbal au verbal est la proposition de la notion de travail linguistique, obtenue à partir du travail matériel. Rappelons effectivement que la théorie sémiotique de Rossi-Landi se fonde sur une homologie entre la production linguistique et la production matérielle considérant ces deux comme séparées à première vue mais toutes deux reconductibles à une origine commune : la capacité humaine de travailler, et donc de travailler matériellement (notion habituelle du travail) et linguistiquement à la fois. C’est seulement cela, en plus d’une nécessité de précision théorique, qui permet de distinguer dans la notion de travail général abstrait la spécificité, d’un côté, d’un travail matériel et, de l’autre côté, d’un travail linguistique. Une fois cette distinction éclairée, on peut revenir dans le domaine langagier en y ramenant ce bagage théorique qui nous permettra d’analyser et de voir le langage d’une manière tout à fait inédite jusque-là. C’est bien le cercle marxien “concret-abstrait-concret” (Rossi-Landi 1975 : 73, note 25) qui permet d’effectuer non pas des transpositions arbitraires, mais plutôt des “abstractions déterminées” (Rossi-Landi 1969b : 285) par une analyse qui se veut à la fois historique (matérialiste) et logique (dialectique). C’est ainsi que Rossi-Landi en vient à considérer le langage comme travail et comme marché, formule qui synthétise son approche homologique et fait d’intitulé à son ouvrage pionnier (voir Rossi-Landi 1965, 1973a, 2003). Et lui de préciser clairement :

C’est à dessein que je parle de travail au lieu d’activité : les mots et les messages (qui sont des produits) constituent la réalité sociale concrète dont nous devons partir. Nous perdrions contact avec elle si nous considérions le langage uniquement comme une activité, dont la finalité réside dans l’activité elle-même au lieu de s’en distinguer (la célèbre distinction aristotélicienne est toujours valable). Comme le faisait remarquer Hegel lors de son étude d’A. Smith, l’activité qui satisfait le besoin d’une manière immédiate est pré-humaine. Pour que l’homme se forme, il faut que l’immédiateté soit brisée : il faut qu’entre le besoin et la satisfaction s’insère le travail. Ce n’est qu’avec le travail que quelque chose d’universel apparaît dans l’homme.

Rossi-Landi 1973a : 72-73

En bref, pour Rossi-Landi le langage est donc travail, alors que la langue (toute langue historico-sociale, à ne pas confondre avec la langue à la Saussure) est le produit de ce travail, qui d’ailleurs peut être réinséré dans un nouveau procès de production, en qualité de matériau ou instrument de travail ultérieur, de même qu’il peut arriver avec n’importe quel artefact de la production matérielle. Par exemple, une brique et un marteau sont certainement les résultats, c’est-à-dire les produits, des procès de travail antérieur, mais ils peuvent être utilisés respectivement comme matériau et outil dans une production postérieure pour la construction d’une maison. De même, tel ou tel mot ou élément plus petit d’une langue quelconque n’est pas seulement un produit, mais peut jouer aussi le rôle de matériau et/ou instrument d’une nouvelle production car on travaille sur la langue et avec (au moyen de) la langue, pour former des phrases ordinaires ou inouïes, des néologismes, de nouveaux éléments linguistiques. Tout cela apparaît assez évident, pourtant on trouve encore beaucoup de résistances chez les linguistes, y compris des plus jeunes générations, à admettre que la langue (fût-ce même dans son acception saussurienne) peut être tenue pour un produit. Et Rossi-Landi de dire :

si nous ne voulons pas admettre que quelque chose d’humain existe pour l’homme sans l’intervention de l’homme, il faut nous en tenir au principe selon lequel toutes les richesses ou valeurs, quelle que soit la façon de les comprendre, sont le résultat d’un travail que l’homme a accompli et peut accomplir de nouveau. […] De la constatation selon laquelle les mots et les messages n’existent pas dans la nature, parce qu’ils sont produits par les hommes, on déduit immédiatement qu’ils sont, eux aussi, des produits du travail humain. C’est alors seulement qu’il est permis de parler de travail humain linguistique. L’expression a le mérite de situer ce type de travail sur le même plan que le travail de “manipulation” ou de “transformation” par lequel on produit des objets physiques. […] Il serait assez étrange que l’homme, dont nous savons qu’en développant une activité il produit, d’un côté travaille, de l’autre, non. Si les langues n’étaient pas produits (et le langage travail), elles ne seraient que quelque chose de naturel, c’est-à-dire d’hypo-historique, au même titre que la digestion ou la respiration, ou quelque chose de non-naturel, c’est-à-dire de méta-historique.

Rossi-Landi 1973a : 72-73

3.1 Premières conséquences : la critique des linguistes et les messages-marchandises

Ce premier passage du non-verbal au verbal impliquant la notion de travail linguistique a donc comme conséquence la critique des théories sémiotiques antérieures (comme l’a faite Rossi-Landi de son vivant) et même contemporaines voire postérieures (comme nous l’avons faite ailleurs). Il a compris et montré, par exemple, que l’approche saussurienne se borne à une bipartition entre langue et parole qui est insuffisante en ce qu’elle oublie les techniques collectives et communautaires du langage, du fait d’une absence totale de la notion de travail linguistique, malgré l’analogie avec l’économie évoquée plus haut. En effet, le langage tel que l’entend Rossi-Landi, se distingue, d’une part, de la parole, parce qu’il est collectif et non individuel, et, de l’autre, de la langue, parce qu’il est travail et non produit : “le travail linguistique (collectif) produit la langue (collective) sur et par laquelle s’exerce le parler des individus dont les productions retournent dans la totalité collective où ont été puisés les matériaux et les instruments” (Rossi-Landi, 1973a : 76-77).

Aussi, en critiquant le fonctionnalisme de Martinet (1962) et sa considération de la langue comme pur instrument, donnait-il des arguments remarquables s’avérant d’une actualité étonnante face aux “sottises anti-hégéliennes de certains néo-idéalistes” (Rossi-Landi 1973a : 75) qui, encore de nos jours, négligent voire nient à la langue son caractère de produit, matériau et moyen de travail à la fois : “Si les instruments n’étaient pas aussi des matériaux, le bagage instrumental de la langue nous serait fourni une fois pour toutes” (idem : 84).

Il n’y a pas lieu ici de détailler comment la méthode rossi-landienne permet de relever les influences des théories économiques sur les différents linguistes : le marginalisme chez Saussure et Hjelmslev, la physiocratie chez Wittgenstein, le mercantilisme chez Ryle, le socialisme utopique chez Chomsky et Jakobson, le néo-marginalisme chez Bourdieu (voir D’Urso 2015 : 38-44). Mais dans ce contexte il est important de rappeler que cette approche pousse plus loin l’homologie entre linguistique et économie – un autre intitulé de Rossi-Landi (1975) – par le fait que la notion de travail linguistique porte avec soi des conséquences ultérieures.

En fait, dans son texte fondateur, il précise que, puisque la langue est à la fois produit, matériau et instrument de travail et qu’elle, “en tant que moyen d’échange universel valable pour toute communication, présente l’aspect de l’argent avec lequel on achète et vend les autres marchandises” (Rossi-Landi 1973a : 84), elle peut donc être envisagée comme le capital (linguistique) constant ou fixe. Ce dernier ne serait que chose morte – songeons à une langue morte, équivalent d’une usine abandonnée – s’il n’y avait pas un capital (linguistique) variable constitué par la force de travail dépensée par les gens qui parlent cette langue, les travailleurs linguistiques. Ensemble, ces deux capitaux donnent le capital (linguistique) complexe ou total par lequel se réalise la communication à l’intérieur d’une communauté linguistique (“la société comprise globalement et considérée sous l’angle du parler”), qui “se présente comme une espèce d’immense marché dans lequel […] des messages circulent comme des marchandises” (idem : 85-87).

La notion des messages-marchandises est donc une autre nouveauté qu’on doit à Rossi-Landi dans le panorama spéculatif de la sémiotique et, comme nous le verrons par la suite, elle implique des conséquences très importantes sur le plan de l’homologie du côté de l’économie.

3.2 Première extension : correspondances homologiques

Rossi Landi (1967b, 1968b, 1970) développera par la suite toutes ces questions et, un peu plus tard, celle de l’argent linguistique (1974a; 1985a : § 6), qu’il n’est ni possible ni nécessaire d’évoquer en ce moment (voir D’Urso 2014a; 2014b). Dans l’intervalle, il a également proposé une extension ultérieure de sa théorie par un schéma de correspondances homologiques entre production linguistique et production matérielle (Rossi-Landi 1969; 1968a; 1974b : 189-232; 1975 : 78-120; 1985a : §§ 3-4). Allant des phonèmes et monèmes aux livres, cours universitaires et discours de la production langagière globale, ce schéma a l’avantage de montrer les homologies par degrés de complexité équivalente pour chaque niveau de production dans les deux branches. C’est aussi l’aboutissement d’une critique des words as tools que Rossi-Landi avait commencée par sa notion du parler commun (1961) et par la proposition d’un usage marxien du second Wittgenstein (1966a), afin de soustraire ce dernier à la seule interprétation philosophico-analytique.

Rossi-Landi révèle ainsi l’erreur conceptuel des Oxoniens car les mots et les outils se placent à deux niveaux de complexité différents : pour Rossi-Landi ce sont les énoncés qui correspondent aux outils. Cela tombe sous le sens : un outil fini, pouvant être utilisé en soi pour une fonction et une fin spécifiques, peut être composé d’une ou de plusieurs pièces, comme le sont respectivement un bâton et un marteau, de même qu’un énoncé ayant un sens par lui-même dans un contexte spécifique peut être composé d’un ou plusieurs mots. L’unité significative n’est donc pas le mot singulier ou la pièce isolée, car il y a des mots qui ne s’emploient pas tous seuls, comme le manche en bois d’un marteau dépourvu de sa tête et de sa panne permet difficilement d’enfoncer ou d’enlever un clou…

Son propos a aussi le mérite de mettre en évidence la matérialité de la production langagière, souvent considérée comme immatérielle : dans la distinction évoquée plus haut entre production matérielle et production linguistique, les deux adjectifs ne s’opposent pas comme s’ils étaient des contraires; c’est dire que linguistique n’est pas un synonyme d’immatériel. Sur ce point nous laisserons la parole au philosophe vietnamien Trân Duc Thao, qui écrivait à Rossi-Landi le mot suivant, le 25 juin 1971 :

Vous avez ouvert des perspectives tout à fait nouvelles et certainement fécondes. Votre découverte de l’homologie entre énoncés et outils me semble une contribution considérable pour la lutte contre l’idéalisme linguistique qui sévit de nos jours. Je pense que cette homologie serait en particulier un argument de poids pour réfuter l’interprétation idéaliste de la phonologie : en tant qu’instrument de communication, le phonème est certainement une réalité matérielle.

Document d’archive, voir D’Alonzo 2017 : 108, 110

C’est une raison de plus pour rappeler que l’approche rossi-landienne témoigne d’un haut niveau de réflexion théorique et d’approche méthodologique, qui se trouvent souvent évacuées voire balayées par certains exégètes prétendant résumer, s’approprier ou critiquer cette théorie pour leurs propres fins. C’est déjà le cas d’une libre interprétation récapitulant Rossi-Landi en associant “outils et paroles”, production matérielle et “production immatérielle-linguistique”, jusqu’à annuler toute rigueur dans cette affirmation énorme : “Pour Rossi-Landi, le langage est un ensemble d’artefacts, c’est-à-dire une collection de produits du travail humain” (Marazzi 2004). On voit bien qu’il ne s’agit pas simplement d’une bévue terminologique, mais encore d’une erreur conceptuelle à même de fausser toute analyse, le langage perdant ici son caractère de travail (qui est la marque de la théorie rossi-landienne) et prenant plutôt la place de produit, qui revient au contraire à la langue. Il est d’autant plus important de relever ces imprécisions que le but de son auteur est de montrer l’actualité de Rossi-Landi dans la phase actuelle du système économique, ce sur quoi nous reviendrons.

4. Deuxième passage, du verbal au non-verbal : les marchandises-messages

Nous avons affirmé plus haut que la première particularité de Rossi-Landi consiste dans l’inversion de la tendance structuraliste de son époque d’appliquer des outils conceptuels de la linguistique dans d’autres domaines. Pourtant la théorie de l’homologie s’intéresse par définition non seulement à la production langagière mais aussi à la production matérielle et, en tant que sémiotique, ne se limite pas au langage verbal à proprement parler mais s’étend au langage non-verbal aussi. Ce que nous envisageons ici, pour des raisons d’exposition analytique, comme un deuxième passage fondamental et réciproque du premier : du verbal au non-verbal, ne serait-il donc qu’un retour à la tendance jusque-là contestée, rendant ainsi vaine l’originalité rossi-landienne ?

Pour ne pas nous limiter à répondre par la négative, expliquons que, quand bien même ce serait un simple retour à une vogue intellectuelle des années 1960-70, il ne s’agirait plus d’une application de la linguistique de matrice saussurienne à l’analyse de la dimension non-verbale. Les acquis, les critiques et les avancées concernant la nouvelle appréciation du langage comme travail et comme marché participent d’une reconsidération également originale des problèmes qui tiennent du non-verbal, et même du non-linguistique.

Tout d’abord, précisons que ce passage du langage verbal au langage non-verbal implique comme premier effet une notion et une extension spéculaires par rapport à celles qu’on a formulées dans le cadre de la production linguistique. Si on peut parler d’une communauté et d’un marché linguistiques, ici on revient au marché tout court : c’est ce qui permet à Rossi-Landi de ramener sur ce plan les découvertes effectuées sur l’autre et de parler ouvertement de marchandises comme messages (Rossi-Landi 1973b), de même qu’il avait proposé de considérer les messages comme marchandises.

L’idée des marchandises-messages ne s’explique pas seulement comme pure conséquence mentale du renversement homologique de sa notion spéculaire : elle devient un outil conceptuel d’analyse de la forme-marchandise réelle, à partir finalement d’un point de vue proprement sémiotique.

4.1 Deuxième conséquence : l’erreur de Lefebvre (et de ses épigones)

Cette notion, qui implique aussi une extension ultérieure de l’homologie, est de toute importance pour comprendre le décalage entre Rossi-Landi et d’autres linguistes ou sociologues de son époque. En fait, alors que ces derniers s’adonnaient à appliquer à la forme-marchandise la séparation saussurienne du signe entre signifié et signifiant, Rossi-Landi a évité ce piège. Il a compris qu’il y a dans cette équation une erreur de mesure, si on peut dire, car le niveau de complexité de la marchandise est beaucoup plus élevé que celui où se forme le signe. Sur ce point il est fondamental de nous arrêter un moment sur la critique rossi-landienne de Lefebvre car c’est à partir de là qu’on pourra commencer à saisir certains aspects sémiotiques de l’économie à proprement parler. Pour ce faire, il faut d’abord rappeler le passage lefebvrien du verbal au non-verbal contesté par Rossi-Landi, qui est le suivant :

Toute marchandise est un signe, mais n’est pas qu’un simple signe. […] Le monde de la marchandise […] constitue un système de signes, un langage, un champ sémiotique. Il nous parle, avec quelle éloquence persuasive et contraignante… […] L’objet se perçoit d’abord dans son rapport au besoin. Sans ce rapport, il ne nous dit rien; mais aussitôt, sous nos yeux, en tant que marchandise, l’objet se change en signe. Il unit en lui le signifiant (l’objet susceptible d’être échangé) et le signifié (la satisfaction possible, virtuelle, pas seulement différée mais dépendante de l’achat).

Lefebvre 1966 : 342

Rossi-Landi y voit une approche confusionnelle tentant d’expliquer une situation complexe, par moments reconnue comme telle, mais enfin réduite à la simple bipartition saussurienne du signe :

He makes something of a mess when talking of the signification of commodities. He collects in a single signifié of the commodity as such, the significations that come to the commodity-message from the level of products and from the level of mere goods; and instead, he puts the whole signification of the commodity as such in a notion he has of the signifiant of the commodity. In this way everything that has genetically gone into a commodity is flattened into the idea of a signifié of the commodity considered as a mere sign; and the message character of the commodity as such is flattened into the idea of a signifiant of that very sign.

Rossi-Landi 1975 : 132, note

Avant d’entrer dans le vif de cette critique, soulignons la lucidité voire la prévoyance de Rossi-Landi dans sa dénonciation non seulement de l’erreur conceptuelle de Lefebvre, mais encore de son arbitraire car sa proposition n’a rien de scientifique par rapport à la réalité :

To put it better, rather than simply erroneous, it appears in the first place to be arbitrary; and in the second place to be seriously out of phase with regard to reality. It is arbitrary because one could turn it over, or move it around in various ways, and then discuss uselessly and endlessly about the various operations made. […] This distribution of the rôles of signifiant and signifié would be just as gratuitous as the one made by Lefebvre.

Rossi-Landi 1975 : 132, note

C’est exactement ce qui est arrivé avec d’autres théoriciens qui se sont penchés sur le sujet et que Rossi-Landi ne mentionne pourtant pas (voir D’Urso 2015 : 43). Rappelons rapidement que ce genre de renversements arbitraires ont été proposés par Goux (1968) et Latouche (1973 : 56) et qu’il n’est pas étonnant de retrouver chez Baudrillard, assistant de Lefebvre à Nanterre, l’erreur terminologique et conceptuelle de son maître dans ce propos : “faire l’analyse de la forme/signe comme la critique de l’économie politique s’est proposé de faire celle de la forme/marchandise” (Baudrillard 1972 : 172, nous soulignons). Pour revenir ainsi à Lefebvre :

The most serious error, however, remains that of mistaken phasing : the over-simplified view of the formation of a commodity-sign at a level which is already much too high, that is, a level much more complex than the one at which the signs of the non-verbal sign system of economics begin to function.

Rossi-Landi 1975 : 132, note

On peut voir dans les cas précités une certaine vogue de ces années-là de mélanger Saussure et Marx : Rossi-Landi a évité – au moins sur ce point – de tomber dans le piège de cette mode sans rigueur.

4.2 Deuxième extension : la sémiotique de la marchandise ou le fétichisme démystifié

On comprendra mieux la critique rossi-landienne en suivant son homologie entre marchandises et messages (au lieu des signes) qui s’inspire de l’analyse marxienne de la marchandise, ce chapitre du Capital que Rossi-Landi tient pour hautement sémiotique pour une époque où les sciences du langage n’en étaient qu’à leur commencement. L’examen sur le plan linguistique a montré que le niveau d’un énoncé est bien plus complexe que celui du signe isolé, bien qu’un énoncé puisse être constitué par un seul mot. On pourrait donc dire de même pour le message. Rossi-Landi (1966b : 105) nous autoriserait à faire cette association, puisqu’il parle de “production et circulation des biens (sous forme de marchandises) et production et circulation des énoncés (sous forme de messages)”.

D’ailleurs, on sait qu’un message est quelque chose de plus complexe que le signe, non seulement parce qu’il se compose d’habitude de plusieurs signes, mais aussi parce qu’il implique une situation communicative plus compliquée que celle au niveau de la formation du signe : que le message soit formé par un seul mot ou par des tomes de jurisprudence, il s’insère dans un contexte d’échange par excellence et il porte avec soi une charge de significations et d’interprétations dépassant celle de chaque signe isolé, voire d’une pure somme algébrique des signifiés des signes divers qui le composent. Cette complexité linguistique des messages se retrouve homologiquement dans les marchandises sur le plan matériel : “Par les messages-marchandises se transmettent des informations sur le travail humain, sur la façon dont la société est organisée, sur l’exploitation” (Rossi-Landi 1969 : 265). Et Rossi-Landi de conclure :

A commodity is not a sign, it is a message. A message consists of complete signs each of which is the unity of at least a signans and a signatum. A message is built, and functions, within social reality. By stressing the status of commodities as messages and by examining the layers of meaning that pile up within any commodity, the danger should be avoided of viewing commodities as mere signs (rather than messages), or worse, as mere signantia (rather than complete signs).

Rossi-Landi 1973b : 628

Il faut maintenant comprendre quelles sont ces couches de signification qui s’empilent dans toute marchandise, pour mieux saisir l’erreur de Lefebvre et entrer dans le vif de l’analyse sémiotique de l’économie que propose Rossi-Landi en suivant Marx. Plutôt que de reprendre les développements de Linguistics and Economics (Rossi-Landi 1975 : 127-133), pour faire l’économie de notre espace et aller à l’essentiel, nous citerons des extraits du rare tiré à part de la communication Commodities as messages, qui résume plus brièvement les cinq points fondamentaux des degrés de transformation et des couches de signification qui vont du bien au produit et à la marchandise :

  1. A useful article, for instance the water of a fountain, has a meaning in its capacity to satisfy a human need.

  2. Most useful articles are human products, and products have the meaning of the human work crystallized in them. The kind of human work to be considered here is the specific set of operations required to produce that product as distinguished from all other products.

  3. Almost all products are commodities, and commodities have a third kind of meaning that derives from the ratio of human labour allotted to them within the whole production of a community or a system of communities. […]

  4. A product can signify as a product nonverbally, like a traffic sign, or verbally, like a book. In this case the commodity will convey that meaning, too.

  5. The body of the commodity can be the bearer of additional signs concerning that commodity or something else.

Rossi-Landi 1973b : 627-628

Rossi-Landi nous dit ici deux choses importantes. La première est que même dans la dimension de ce qu’on a appelé la production matérielle il y a des significations, qui sont pourtant non-verbales (quoiqu’on puisse souvent les exprimer verbalement). La deuxième est que ces significations sont reliées aux types de valeurs qui concernent chaque couche et qui se superposent de l’une à l’autre. C’est dire que la sémiotique entre de plein droit dans l’analyse des phénomènes économiques de circulation et consommation, mais aussi et d’abord de production : la formation de ces significations comme valeurs procédant de la présence-absence du travail et du type même de travail (différencié-indifférencié) est exactement un processus de la sémiosis. Et c’est bien là que l’analyse sémiotique rencontre la démystification marxienne – qui en est une, en effet – du fétichisme de la marchandise.

Au premier niveau susmentionné on trouve donc les biens naturels qui assument une importance (une signification) pour l’être humain du fait de leur capacité de satisfaire ses besoins, en d’autres termes, parce qu’ils ont une valeur d’usage, comme c’est par exemple le cas de l’eau ou d’une pomme.

Pour passer au deuxième niveau et avoir des produits, il faut que s’insère le travail : une pomme obtenue par la sueur en cultivant la terre conservera toujours la signification du premier niveau, c’est-à-dire le fait d’avoir une valeur d’usage, mais en rapportera une autre, qui est celle d’être le fruit d’un travail spécifique, différencié, qui s’est cristallisé en elle.

Pour plus de clarté, nous passerons ici au quatrième niveau car il est en réalité un cas particulier du second. En fait, Rossi-Landi nous rappelle qu’il n’y a pas que des produits matériels (une pomme, une chaise, un avion), mais aussi des produits signiques, c’est-à-dire ceux qui ont bien sûr une valeur d’usage comme tous les autres produits, mais qui assument aussi d’autres significations procédant de codes spécifiques d’interprétation dans le cadre du système de signes auquel ils appartiennent. C’est dire qu’une fonction signique existe déjà dans leur propre valeur d’usage en tant que produits, indépendamment du fait qu’ils deviennent ou non des marchandises plus tard. Rossi-Landi propose l’exemple d’un panneau de signalisation, qui est un produit signique non-verbal, ou d’un livre, produit signique verbal.

Nous pouvons donc revenir au troisième niveau, qui est le plus important dans ce contexte, celui de la marchandise. La plupart des produits aujourd’hui dans nos sociétés marchandes possèdent le troisième type de signification qui leur permet cette transformation : il s’agit encore de travail, mais cette fois du travail indifférencié, général, ou la quote-part de travail social abstrait qui leur revient dans le cadre de la production totale d’une communauté ou d’un ensemble de communautés, ce qui donne à toute marchandise sa fatidique valeur d’échange, de laquelle Marx (1969 : 62) disait : “Par un contraste des plus criants avec la grossièreté du corps de la marchandise, il n’est pas un atome de matière qui pénètre dans sa valeur”. C’est effectivement ici que se place l’intuition sémiotique de Marx du caractère fétiche de la marchandise : comme l’explique Rossi-Landi, Marx a compris que ce qui fait la marchandise est cette fonction signique (à ne pas confondre avec celle de la valeur d’usage propre des produits signiques). La valeur d’échange n’est qu’une mystification sémiotique. Et c’est bien une mystification qui cache des rapports de production et d’exploitation entre êtres humains, comme le souligne le fétichisme évoqué par Marx. C’est tout cela et le fait d’être échangée sur un marché qui confirment davantage son caractère de message :

A commodity does not go to the market by itself; it needs somebody to sell it; and it is not sold until somebody buys it, that is, accepts it in exchange for money (or for other commodities in the case of barter). A product does not transform itself into a commodity like a caterpillar into a butterfly; it undergoes such a transformation because there are men who put it into significant relations. And when a commodity is used to satisfy a need, this means that its character as a commodity is so to say dropped, forgotten. In short, a commodity IS A COMMODITY rather than being a product or a useful article because, and insofar as, it is a message of a certain kind. It is remarkable that Marx’s analysis of commodities is crowded with references to their status as messages, which might be said to creep up from thought towards verbal expression in such clauses as “if commodities could speak, they would say...”, “the coat means more when brought into a value relation with the linen than it means apart from such a relation”, “the linen... conveys its thoughts in the only language it knows – the language of commodities” (English translation [Eden and Cedar Paul, London, Dent, 1930, reprinted 1962], pp. 58, 21, and 22 respectively); and many others.

Rossi-Landi 1973b : 626

Le cinquième niveau est à vrai dire une variante possible du troisième qu’on vient d’illustrer. Dans sa précision méthodologique, Rossi-Landi n’oublie pas qu’il se peut que le corps de la marchandise contienne d’autres signes concernant la marchandise elle-même ou autre chose, comme une étiquette indiquant son prix, ou son usage, ou son appartenance à un secteur de la production. Et lui de donner cet exemple : “A book shown in the window of a bookshop together with a price-tag and a label describing the book or, say, the collection the book belongs to, carries all the above meanings in itself” (Rossi-Landi 1973b : 628). Pour revenir à l’erreur de Lefebvre, on comprend mieux, après coup, pourquoi Rossi-Landi refuse de comparer la marchandise au signe :

In short, Lefebvre reduces the five levels distinguished above to a mere Saussurian opposition of signifiant and signifié within a presumptive commodity-sign. Thus Lefebvre, though his research doubtlessly has a Marxian flavor and though he does present himself as a Marxist, falls completely under the ferocious criticism of Karl Marx, who had already denounced with due energy the danger of considering commodities as mere signs [].

Rossi-Landi 1975 : 132, note

5. L’économie comme partie de la sémiotique

Nous en venons à une conséquence du propos rossi-landien qui mérite d’être traitée à part : le statut de la science économique par rapport à l’analyse de la marchandise qu’on vient d’exposer. Si par sa démystification de la plus-value Marx a agi en tant que sémioticien dans l’économie politique, il ne va pas de soi qu’un économiste et un sémioticien agissent en démystificateurs.

Le propos rossi-landien, pris du mauvais côté, à savoir : comme prolifération voire phagocytose du verbal par rapport au non-verbal et du linguistique vis-à-vis du non-linguistique, ne ferait qu’autoriser une multiplication des sémiologies à la Barthes ou à la Lévi-Strauss dont on a parlé plus haut. Il ne manque certes pas de sémiologues qui s’occupent de décrire les systèmes non-verbaux de la mode, du sport, de la musique, etc. dans les mêmes termes et par les mêmes outils que ceux d’une analyse linguistique. On aura compris que ce n’est pas l’intérêt de la théorie homologique.

D’après Rossi-Landi (1973b : 629; 1975 : 133), l’économie est un secteur de la sémiotique, plus exactement, cette partie de la sémiotique qui s’occupe des messages non-verbaux mieux connus sous le nom de marchandises : “Economics proper is the study of the non-verbal sign system which makes it possible for particular types of messages, usually called “commodities”, to circulate. More briefly, and with a formula : economics is the study of commodity-messages” (Rossi-Landi 1975 : 134).

Il voyait encore de l’homologie entre le “refus d’affronter le problème linguistico-communicatif” par les dérives formalistes pseudo-mathématiques de la phonologie et de la morphologie en vogue chez les structuralistes américains (songeons aux “+/–” utilisés pour indiquer les traits marqués ou non marqués, pertinents ou non pertinents dans telle ou telle langue considérée comme pure structure, isolée de ses origines et de ses usages sociaux) et les recherches empiriques sur les faits économiques, typiques de l’économétrie, puisque, “refusant d’affronter le problème économique, l’économètre refuse d’affronter le problème linguistico-communicatif de son secteur” (Rossi-Landi 1966b : 123-124).

La formule rossi-landienne est saisissante et riche de conséquences : si “l’économie est l’étude des messages-marchandises”, cela ne fait que confirmer sur des fondements scientifiques la possibilité (un tant soit peu intuitive) de parler proprement des aspects sémiotiques de l’économie; en plus, cette approche donne des indications précieuses pour ne pas se limiter à une analyse superficielle voire esthétique, si on peut dire, du phénomène de l’échange économique et pour plonger dans ses arcanes. Ici, la dialectique révélée par Marx dans le cercle de la reproduction sociale tel qu’il est décrit par le modèle économique – production-échange-consommation – s’avère utile pour comprendre l’objet et les tâches de l’économie comme partie de la sémiotique. Suivons ce résumé de Rossi-Landi :

Economics proper is not concerned with production and consumption as such. From the point of view of production, the description of how a certain useful article is manufactured belongs to various engineering and other technologies; the description of its features to the technology of commerce; and the description, according to the general situation, of the value of the produced articles to sociology and history. From the point of view of consumption, whatever happens when an article is consumed is the object of physiology, psychology, and, again, of sociology and history. Economics proper is the study of something that takes place BETWEEN production and consumption, that is, of exchange and its developments (the transformation of a product into a commodity, the formation of market as a system of commodities and of money as the universal equivalent of all commodities, and so on). Obviously an economist is expected constantly to refer to production and consumption, but these are his subjects only from the outside, and not inside his field. Production and consumption are the two social zones between which exchange and its developments fit.

Rossi-Landi 1973b : 628-629

Ce point de vue est également à même d’expliquer le rôle des économistes comme sémioticiens :

An economist can leave out of consideration what takes place WITHIN the processes of production and consumption of useful articles; he views the use values of the bodies of commodities only insofar as they are the bearers of determinate exchange-values. As a student of messages, the economist only deals with the ways in which, AFTER its production, a useful article becomes a commodity and then, BEFORE or IN THE ACT OF its consumption, reverts to the condition of a useful article. This amounts to saying that the economist is concerned with the way in which a useful article is codified into a commodity, and a commodity is decodified into a useful article. And this again amounts to saying that the economist is concerned with the way in which the commodity-message is not only exchanged but also, AS A MESSAGE OF THAT KIND, produced and consumed.

Idem : 629

Y aurait-il donc inconséquence dans le propos rossi-landien montrant ici l’importance de l’échange, alors que tout au long de sa théorie homologique il s’est fondé sur le moment de la production ? Il ne faut pas confondre le point de départ avec le point d’arrivée : l’analyse peut certes partir de l’échange, qui est la manifestation phénoménique de choses plus profondes; pour découvrir ces dernières dans leurs structures et relations il faut percer la surface et plonger dans les origines plus ou moins cachées des phénomènes qu’on observe. Si Rossi-Landi s’était arrêté aux manifestations de l’échange langagier, il n’aurait été qu’un linguiste comme les autres qui sont tombés sous sa critique. En tant que sémioticien, l’économiste doit démystifier. C’est là la grandeur de Marx pour Rossi-Landi : qu’à partir de l’objet par excellence de la science économique – l’échange des marchandises – il a découvert la production de la plus-value contenue en elles. Cette idée déjà exprimée dans le passage qu’on vient de citer se fait plus claire dans le suivant, quant au rôle de l’économiste : “It is within exchange in the wide sense, as distinguished from production and consumption in the wide sense, that he finds those processes of production and consumption that interest him as a semiotician” (Rossi-Landi 1975 : 135).

5.1 Production-échange-consommation de corps et de signes

Retrouver dans l’échange les facteurs sémiotiques de la production et de la consommation signifie d’abord savoir distinguer dans l’objet d’analyse ce qui tient au corporel et ce qui tient au signique. Toute chose matérielle porteuse d’une valeur d’usage, qu’elle soit un bien naturel ou un produit du travail humain, possède un corps, et c’est normalement ce même corps qui fait l’objet de l’échange et de la consommation car c’est en consommant ce corps préexistant en nature ou produit exprès par l’être humain qu’on satisfait un besoin spécifique.

On ne se rend pas compte que, d’habitude, en plus d’un échange matériel du corps, on effectue en même temps un échange signique de toutes les significations qui vont avec lui, du fait qu’il est une marchandise (voir ce que nous avons dit plus haut) à l’ensemble des processus sémiotiques qui l’accompagnent : de son exposition à la négociation, de la vente à la consommation. Songeons par exemple à un poulet rôti : qu’on le consomme dans une situation rituelle voire religieuse, de consumérisme de masse, à la maison ou dans un restaurant de haute cuisine française, c’est toujours son corps qu’on mange, malgré tous ces différents contextes de signification (et donc d’échange et de consommation signiques) qui l’accompagnent. Rossi-Landi (1975 : 122-123) fait remarquer qu’il en va à peu près de même avec les femmes dans les systèmes d’échange exogame qu’ont décrits entre autres Lévi-Strauss (1949) et Godelier (1969) : la signification d’interdiction ou de permission qu’elles prennent vis-à-vis des différents hommes d’être l’objet de relations sexuelles n’empêche pas qu’en tout cas c’est toujours le corps d’une femme qu’on échange et “consomme”, et non son signe.

Au contraire, il y a des cas où l’objet est produit exprès pour être porteur de signes et dans ce cas ce sont plutôt ces derniers qui sont échangés et consommés, alors que le corps de l’objet reste intouché : c’est par exemple le cas des panneaux de signalisation, qui gardent leur place bien que leur signification soit échangée et consommée tout le temps par nombre de gens. C’est que là la production matérielle du corps demeure détachée de l’échange et de la consommation signiques. Aussi, peut-on voir des situations intermédiaires où des choses ayant des fonctionnements non-verbaux peuvent être utilisées pour échanger et consommer en même temps une fonction signique : c’est le cas d’un bouquet de fleurs envoyé en signe (ou mieux : en message) d’amour. Et Rossi-Landi (1975 : 62) de rappeler à ce propos que ce sont les fleurs qui le composent qui sentent bon, non les signes.

Face à cette multiplicité de formes de la communication non-verbale, la communication verbale ne peut se réaliser qu’au moyen de ces corps qui sont produits exprès pour être porteurs de signes : ce sont exactement les artefacts du travail linguistique dans le cadre de la production langagière dont nous avons parlé plus haut et dont le caractère corporel (forme acoustique des sons ou graphique de l’écriture, etc.) est souvent oublié. De ce fait, même si l’intériorisation des formes externes vaut tant pour les messages non-verbaux que pour les messages verbaux, elle prend le dessus dans le cas de la communication verbale, qui est ainsi considéré comme immatérielle.

Tout cela mène Rossi-Landi à parler du corps comme de ce surplus qui dans la communication non-verbale excède toute interprétation signique : c’est bien ce qu’il appelle résidu corporel des messages non-verbaux (idem : 121-124). L’autre pan de cette théorie rossi-landienne concerne les résidus des signes : c’est dire une fois de plus que, contre l’immatérialisme idéaliste, il reconnaît aussi une matérialité et un excédent aux produits langagiers du côté des signantia – les matériaux employés – et du côté des signata – qu’il considère comme “substance sociale” en termes de reproduction sociale (Rossi-Landi 1977 : 297; voir aussi D’Urso 2017 : 82-85). Une observation de Rossi-Landi à cet égard nous permet d’introduire un autre volet méthodologique de son approche :

That the disappearance of the bodies of signs is illusory, can be seen immediately. Even in the case of non-verbal signs, their bodies – in spite of the fact that I have left them there in the external world – are malignant enough to keep on functioning as signs for other people. In the field of verbal signs, the fact that I do not pronounce words, that is, that I do not personally reproduce bodies consisting in articulated sounds, certainly does not keep others from doing so. In both cases, the sign systems from which I thought I had somehow subtracted myself survive my every decision or illusion to the contrary. I had limited myself to not executing a given program, or not executing it in public.

Rossi-Landi 1975 : 63

5.2 Communication comme exécution de programmes verbaux et non-verbaux

Il y a certainement nombre d’aspects et de comportements dans la sphère économique susceptibles d’analyse sémiotique, d’autant qu’ils tiennent aux systèmes verbaux et non-verbaux. Rossi-Landi donne un exemple significatif à ce propos :

The shopkeeper who displays his goods in the shopwindow is accepting and applying semiotic – that is social – rules that allow him to tell any potential buyer his intention to sell the goods as commodities. The important fact here is that semiotic rules are being used, whether or not any given commodity is accompanied by a price-tag or by a label conveying additional verbal information about the commodity itself.

Rossi-Landi 1973b : 626

Dans cet exemple on peut voir se dessiner toute une sémiotique du marketing dont on pourra faire la taxonomie et la casuistique. Mais, une fois de plus, est-ce cela qui nous intéresse ? Du point de vue de la méthode rossi-landienne, les démarches et les postures qu’implique l’échange économique ne nous importent qu’en ce qu’elles nous révèlent non pas de simples structures linguistiques (fût-ce même non-verbales), mais plutôt les structures des rapports de production de nos sociétés. L’intérêt de l’effort rossi-landien est ici de fusionner l’étude des comportements et l’étude de l’idéologie afin de dépasser les limites du behaviourisme dont restent encore des traces chez des maîtres célèbres de la science des signes comme George Herbert Mead (1934) et Charles Morris (1946). Pour ce faire, en s’appuyant sur Hall (1966, 1969), Scheflen (1968), Pike (1967) et Ivanov (1969) qui envisagent les automatismes de certains comportements, conscients ou inconscients, appris dès l’enfance suivant les us et coutumes de la société, Rossi-Landi (1975 : 24-31, 200-203) parle des programmes de la communication et de la programmation sociale de tout comportement, verbal et non-verbal à la fois. Voici l’exemple qu’il choisit de donner et qui se révèle très significatif pour le sujet qui nous occupe :

An excellent example of all this lies in one of the objects central to our enquiry, economic exchange interpreted semiotically. Economic exchange is sustained by laws which have been put into operation over and over again for thousands of years; nevertheless, it was demystified and made conscious only by the Marxian analysis of commodities […]. The verbal discourse that usually accompanies these programs has the peculiar character of not regarding them or even of contributing to their concealment. This is the case of the merchant who vaunts the quality of his merchandise only in order to sell it, even when he himself is not convinced of its worth or is perhaps quite conscious of its defects; it is moreover the case of the buyer who disburses money for that merchandise – thus putting into operation the nonverbal behavioral program of the economic exchange – insofar as he executes at the same time a verbal behavioral program induced in him by advertising or by other verbal elaborations of values wide-spread in the community to which he belongs; and it is, finally, also the case of numerous economic theories which, not succeeding in bringing to light the real dialectic of market, enroll themselves objectively in the service of very definite interests.

Idem : 30

La sémiotique telle que la conçoit Rossi-Landi prend ici son aspect actif, voire politique, d’abord en se posant le problème de pourquoi on parle et on agit comme on parle et on agit, sans le savoir : “In other words, we act without knowing how and why; and this “how” and this “why” are all the more difficult to discover because the action is accompanied by a verbal comment which traditionally represents it and thus also hides it” (idem : 29); puis, en donnant une piste de recherche novatrice :

Bringing the programs of non-verbal communication to consciousness, and recognizing the structures and modalities of the use of non-verbal sign systems, can therefore work a powerful demystification. The dialectic between non-verbal and verbal programs is of exceptional importance for the study of linguistic alienation, of which one essential dimension consists precisely in the handing down of discourses which lack a real object or are detached from it, and in this case, indeed, are apt to conceal or estrange it.

Idem : 30

Sur l’étude rossi-landienne de l’aliénation linguistique nous ne pouvons rien ajouter ici en plus de ce que nous avons dit en évoquant les notions de capital et argent linguistiques (voir Rossi-Landi 1970; 1975 : 194-199; 1979 : 253-265). Nous pouvons seulement rappeler qu’il propose une relecture de la théorie de l’information et du réalisme artistique (Rossi-Landi 1967c : 105-116; 1975 : 183-194) pour montrer que la propriété privée, le privilège, la domination et l’exploitation existent également dans la dimension linguistique. Pour n’en donner qu’un bref résumé :

in every linguistic communicative market the ruling class privately possesses the language in the three dimensions of (i) control of the code or codes and the modalities of codifications; (ii) control of the channels, that is, of the modalities of the circulation of messages; (iii) control of the modalities of decodification and interpretation. The ruling class increases the redundancy of the messages which confirm its own position and attacks with noise, or if necessary with disturbance, the decodification and circulation of messages which could instead invalidate it. […] On this basis, we can propose a semiotic definition of ‘ruling class’ as the class which possesses the above controls.

[…] alternatively, we find subordinate transmitters who, being forced to endure the dominion of the ruling class, limit themselves to using those codes or else keep silent.

The individual speaker, who has no control over the codes and the channels, finds himself in a position analogous to that of the individual nonlinguistic (“material”) worker. The worker no longer shares in the working and productive process to which he nevertheless belongs.

Rossi-Landi 1979 : 262-263

Tout cela impose de revoir l’idée très répandue de la liberté linguistique dont peut jouir tout parleur, et le parallèle que Rossi-Landi propose à cet égard tient une fois de plus à la dimension économique :

The use of the language is free only in appearance, or rather only at a superficial level. There isn’t much difference here from the freedom of a person who goes about with some money in his pocket and “decides” to buy one object instead of another : this freedom too is only apparent and superficial. In any such case it is our task to assess just how great is the freedom of the citizen who – bombarded as he is from infancy, daily and without let-up, by both official and concealed propaganda, by both open and hidden persuasion – receives from the system a salary calculated to the last farthing for social reproduction, including of course the reproduction of exploitation. Our citizen finds himself being able to quench his thirst with one type of drink rather than another; at the most, he can decide whether to buy, on pay-day, this or that make of refrigerator or motor-bicycle. In a homologous manner, it is a question of assessing inside just what limits of freedom and individual independence the typically social operation of speaking is performed. It should be clear that verbal communication takes place only among historically determined individuals or groups and can only be performed in a given language, i.e. within and by means of a determined structure. This structure itself is always, to some extent, both an ideological product and an ideological instrument already.

Rossi-Landi 1975 : 183-184

C’est ce que Rossi-Landi appelle ici le conditionnement du parler; si nous rajoutons son idée des programmes de la communication non-verbale et sa définition de l’idéologie comme pratique sociale et vision du monde à caractère systématique et projetant, nous pouvons tirer une conséquence voire une conclusion de toute importance pour cette considération de l’économie comme partie des sciences du langage : les aspects sémiotiques de l’économie sont certainement aussi des aspects idéologiques.

6. Prolongements possibles : plus-value idéologique et capitalisme bio-cognitif

On l’aura compris, Rossi-Landi insiste à maintes reprises sur le rôle démystificateur voire libérateur que devrait avoir la sémiotique dans le cadre de la création d’une science globale de l’homme, qui ne se borne pas à la pure description et qui puisse plutôt contribuer à développer la conscience vis-à-vis des programmes et projets sociaux, afin de permettre l’émancipation humaine, y compris par le soutien aux mouvements révolutionnaires : “This is the meeting ground between semiotic enquiry and praxis” (idem : 31). Il a donc saisi l’importance des systèmes de signes qui permettent la médiation et l’influence réciproque (détermination et rétroaction) entre l’infrastructure économique des modes de production et les superstructures idéologiques de toute sorte contribuant à leur entretien par les projets de société, la programmation sociale et la création du consensus (Rossi-Landi 1982). À ce propos, les lignes qui closent Linguistics and Economics sont significatives :

It is, however, only with the arise of neo-capitalism that the means have emerged for a frontal study of the models and programs of communication. And since there is no communication without sign system, this study belongs to semiotics, the general doctrine and science of signs and of their systems. Semiotics finds its proper place, its significance, and its foundation alongside the study of modes of production and of ideologies, within the sphere of the social programming of all behavior.

Rossi-Landi 1975 : 203

La référence au néo-capitalisme nous pousse à une réflexion sur l’usage actuel qu’on peut faire des théories rossi-landiennes, en plus de ce qui a été déjà avancé au sujet de la quasi-identification entre production et communication ou de ce qu’on appelle le travail immatériel (voir notamment Petrilli 2004 et Ponzio 2008). Il n’y a pas lieu de reprendre ici notre critique de la dialectique des valeurs des signes que Rossi-Landi bâtit paradoxalement sur un fond saussurien, mais il est utile de rappeler que nous avons proposé une extension de sa notion de plus-value linguistique, qu’il suggère à côté de l’argent linguistique, comme plus-value idéologique (D’Urso 2014b et 2015).

Il ne s’agit pas de changer simplement d’adjectif, mais aussi de point de vue, qui devient ainsi plus global et qui permet de pousser plus loin l’homologie entre linguistique et économie, dans le plein respect du propos rossi-landien. Qui plus est, l’ajustement que nous proposons permet de suivre jusqu’au bout le sillage de la méthode du Capital lorsqu’il traite de la production de la valeur et de la plus-value. Portant ainsi l’homologie à ses conséquences extrêmes, nous affirmons qu’on doit aussi appliquer dans le champ du langage la formule marxienne de la valeur d’une marchandise (Marx 1969 : 210, et 1901 : 2; pour approfondir voir D’Urso 2015 : 45-47, et 2014c) :

Loin d’être un pur formalisme du genre dénoncé par Rossi-Landi, elle permet de résumer d’un seul coup plusieurs facteurs que nous venons de développer à propos de l’homologie :

  • entre marchandises et messages, d’autant que nous proposons de considérer la valeur de ces derniers comme Marx a considéré la composition de la valeur des marchandises, évoquant ainsi l’analyse du fétichisme de la marchandise de même qu’on peut faire une analyse du fétichisme des messages à partir de tout ce que Rossi-Landi a montré;

  • entre la partie de capital fixe, qui rentre dans la production matérielle d’une marchandise, et la langue comme capital constant (à savoir : produit, matériau, moyen et argent) dans le cadre de la production linguistique des messages;

  • entre ce qui est le capital variable de la force de travail matériel dépensée et cristallisée dans la marchandise et la force de travail linguistique dépensée et cristallisée dans le message;

  • entre la plus-value monétaire obtenue par le surtravail volé au travailleur exploité et la plus-value idéologique qui va avec la production et la transmission (inconscientes, même) des messages.

Quant au dernier point, il faut insister sur le fait qu’il s’agit toujours d’une homologie et qu’on ne saurait concevoir la plus-value idéologique au sens d’heures de salaire monétaire non-rétribuées, bien qu’elle contribue à la reproduction du capital. Il faut voir ce genre de plus-value plutôt comme ce qu’on donne au niveau d’argent linguistique, ou mieux, ce qu’on permet d’entretenir et de reproduire au niveau d’hégémonie, de domination sociale et de projet de société. C’est pourquoi nous préférons l’adjectif idéologique car il permet d’englober les réflexions rossi-landiennes sur l’idéologie comme inséparable des signes et comme pratique sociale et planification de la société, avec tout ce qui en découle par le rôle des institutions sociales, les comportements acquis et l’exécution des programmes verbaux et non-verbaux.

Cela a donc l’avantage de recentrer la question des valeurs des signes sur leur matrice idéologique, souvent évacuée dans les approches formalistes du langage, mais aussi de la société. Par exemple, la théorie de Searle (1995) s’inspirant des actes linguistiques des philosophes analytiques oxoniens et qu’on pourrait définir comme contractualiste, vu qu’elle explique la règle par l’institution et l’institution par la règle, évoquant de surcroît une séparation ontologique entre nature et être humain, néglige le problème de l’aliénation-domination-exploitation sous le couvert de la raison, de l’accord et de l’intention. En fait, nous n’avons besoin ni d’une ontologie sociale, ni d’une analyse linguistique de la structure de la société comme il le propose, mais plutôt d’une homologie de la reproduction sociale et d’une analyse idéologique de son organisation structurale.

Si nous nous sommes permis de revenir sur cette question de la plus-value idéologique, qui concerne davantage une possibilité ultérieure d’utiliser dans le champ de la production linguistique des notions tirées de la sphère de la production matérielle, c’est pour rebondir sur l’actualité de Rossi-Landi et sur l’opportunité d’user de ses théories pour analyser les aspects sémiotiques de l’économie dans le développement présent du capitalisme bio-cognitif, tel qu’il est défini par un courant du néo-opéraïsme italien (Fumagalli 2007, 2017; Morini/Fumagalli 2010).

Pour un travail qui reste donc à faire, disons en bref que, juste avant sa mort, Rossi-Landi (1985b) a dit voir se fondre sous ses yeux le côté matériel d’un corps (hardware) et le côté linguistique d’un logiciel (software) dans l’ordinateur. Que ce dernier ait pris un rôle majeur dans la restructuration du travail par le post-fordisme n’est donc pas un hasard. Ce sont là deux idées-clé du néo-opéraïsme : en premier lieu, le corps est mis à profit au-delà du temps de travail ordinaire, donc on ne distingue plus ce travail pour ainsi dire machinique de l’exploitation du temps de vie en entier; en deuxième lieu, cette hybridation entre l’être humain et la machine – voire une introjection de la seconde dans le cerveau du premier – que favorisent les nouvelles technologies télématiques pose souvent le capital variable comme capital constant – les données de la vie hors du temps strict de travail offertes gratuitement et utilisées dans l’industrie des big data –, ce qui provoque une sorte de subsomption vitale, c’est-à-dire de la vie entière au profit capitaliste.

Qui pis est, la phase actuelle du capitalisme démontre manifestement, et à un niveau plus concret que celui d’une homologie méthodologique, que Rossi-Landi ne s’est pas trompé en parlant de travail linguistique : ce qui a changé est le fait que les messages-marchandises, ainsi définis pour mettre en évidence une équivalence de complexité structurale, génétique et fonctionnelle, sont souvent devenus des marchandises tout court dans l’actuelle production d’argent au moyen de la communication. L’essence signique des messages ne change pas, mais finalement on voit mieux que leur exploitation ne se limite plus au champ langagier seul, mais plutôt elle s’étend au-delà de l’argent linguistique pour produire de l’argent monétaire. Ainsi, le travail linguistique sert clairement au-delà d’une domination propre à l’aliénation linguistique tout court, pour passer sur le plan matériel de la production de marchandises(-messages). Il y a donc non seulement coprésence ou superposition de production matérielle et production linguistique comme d’habitude, mais encore exploitation directe du travail linguistique et des messages(-marchandises) pour la production d’une plus-value non seulement idéologique, mais monétaire aussi, reproduction du capital réel. Cela montre d’une manière plus immédiate notre propos qu’il y a toujours une plus-value idéologique sous-tendant et permettant l’obtention d’une plus-value monétaire.

Étudier ce genre de médiations croisées qui permettent de transformer l’échange de messages de nature linguistique en transaction de marchandises “immatérielles” pour la reproduction du capital matériel est encore une tâche concernant l’analyse des aspects sémiotiques de l’économie. À cet égard, nous citerons ces lignes conclusives de Rossi-Landi (1973b : 630), qui frappent par leur actualité : “It is surprising to notice how much work of a semiotic kind could and should be done in this direction. Or perhaps it is not surprising, for, as Hegel put it, ‘in alles, was der Mensch zu dem Seinigen macht, hat sich die Sprache eingedrängt’, a motto that could serve for our common enterprise as semioticians”.