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Une personne canadienne sur trois rapporte avoir vécu des sévices physiques, une agression sexuelle ou avoir été exposée à la violence conjugale avant l’âge de 18 ans (Afifi, MacMillan, Boyle, Taillieu, Cheung et Sareen, 2014). À ces événements potentiellement traumatiques s’ajoutent des conditions de vie parfois difficiles et toxiques, notamment l’exposition à la violence dans la communauté, la pauvreté ou la discrimination (Finkelhor, Shattuck, Turner et Hamby, 2015). La prévalence de ces événements est plus élevée chez les populations en situation de vulnérabilité, notamment les adultes souffrant d’un trouble de santé mentale (près de 60 %; Struck, Krug, Yuksel, Stein, Schmitt, Meller et al., 2020), les enfants et les jeunes pris en charge par le système de protection de la jeunesse (71 % des jeunes placés; Jaycox, Ebener, Damesek et Becker, 2004) et ceux impliqués dans le système de justice (plus de 90 %; Dierkhising, Ko, Woods-Jaeger, Briggs, Lee et Pynoos, 2013). Les événements traumatiques multiples, répétés et prolongés, commis par des figures d’attachement et vécus lors de périodes sensibles du développement, sont associés à une constellation symptomatique complexe qui dépasse largement les symptômes classiques du trouble de stress post-traumatique – un profil qui correspond à la notion de trauma complexe (Milot, Collin-Vézina et Godbout, 2018). De surcroît, 70 % des intervenant∙e∙s qui travaillent dans les services à l’enfance et à la jeunesse rapportent de la détresse en lien avec un événement traumatique au travail (Regehr, Leslie, Howe et Chau, 2005). C’est dans ce contexte que les approches sensibles au trauma (AST) ont émergé comme une réponse sociale au trauma complexe dans plusieurs disciplines et services, dont ceux dédiés à l’enfance et à la jeunesse.

Les AST ne se limitent pas à de nouvelles interventions, techniques ou à de nouveaux programmes, mais elles constituent un paradigme d’intervention émergent. Il s’agit d’un ensemble d’approches systémiques et intersectorielles qui visent à influencer les politiques organisationnelles et les pratiques cliniques en portant attention à la prévalence et à l’impact des traumas pour mieux répondre aux besoins des personnes concernées. L’intérêt grandissant pour les AST a permis de les définir et de les opérationnaliser, mais aussi d’identifier des stratégies favorisant leur implantation dans les services à l’enfance et à la jeunesse (Bryson, Gauvin, Jamieson, Rathgeber, Faulkner-Gibson, Bell et al., 2017). De plus, les AST ont été associées à des bienfaits chez les jeunes (Zhang, Conner, Lim, et Lefmann, 2021) et les intervenant∙e∙s (Collin-Vézina, Brend, Black, Beeman & Brown, 2020) ainsi qu’à une diminution du recours aux mesures restrictives de liberté (Matte-Landry et Collin-Vézina, 2021).

Ce numéro thématique de la revue Travail social met en lumière les travaux issus de collaborations entre les milieux académiques, communautaires, institutionnels et cliniques, ainsi qu’avec les personnes desservies par les services. Les trois premiers articles portent sur des modèles déjà implantés : Turcotte et ses collaborateurs examinent dans quelle mesure ils sont fondamentalement en accord avec les principes des AST; Gagné et ses collègues évaluent si les AST modifient les connaissances, les attitudes, les pratiques et le bien-être des personnes offrant des soins et des services à des jeunes; et, enfin, Daignault et ses collaborateurs s’interrogent sur la manière dont les facteurs proximaux et distaux, ou le contexte systémique des AST, seraient associés au rétablissement des jeunes victimes d’agression sexuelle. La recension de la littérature de Turcotte et ses collaborateurs montre des bases communes entre le modèle de pédiatrie sociale en communauté et les AST, bien que la pédiatrie sociale en communauté se distingue par l’intégration des droits des enfants à son modèle de pratique. La recension de la littérature de Gagné et ses collègues indique, quant à elle, que les AST sont prometteuses quant aux retombées sur les connaissances, les attitudes, les pratiques et le bien-être des personnes offrant des soins et des services à des jeunes. Puis, dans l’article de Daignault et ses collaborateurs, même si le contexte systémique des AST – ici le nombre de services centralisés sous un même toit – n’était pas associé au rétablissement des victimes, l’implication de la protection de la jeunesse et le soutien aux parents prédisaient le rétablissement des victimes.

Les deux articles suivants explorent les expériences des personnes desservies au sein des services québécois à l’enfance et à la jeunesse à travers le prisme des AST pour mieux comprendre leurs vécus et leurs besoins. Maurer et ses collègues étudient les manifestations de dysrégulation émotionnelle chez des jeunes ayant vécu de la violence familiale et identifient des modifications adaptatives reliées à la réponse au stress, la régulation de l’affect et l’attachement. Bouchard et ses collègues portent un regard sur la perception qu’ont certains parents de la relation d'aide avec les intervenant∙e∙s de la protection de la jeunesse. Ils démontrent que la qualité de cette relation dépend entre autres des habiletés interpersonnelles et de communication de l’intervenant∙e, ainsi que du partage du pouvoir avec le parent. Ces deux articles (Maurer et al. et Bouchard et al.) font écho au besoin d’intégrer les AST dans les services à l’enfance et à jeunesse.

Les deux articles complétant ce numéro thématique décrivent d’ailleurs la mise en oeuvre d’AST dans les services et présentent les résultats préliminaires de ces initiatives. Langevin et ses collègues détaillent leur processus d'adaptation des AST dans un organisme offrant des services à des jeunes mères et à leurs enfants, puis révèlent que les attitudes professionnelles des intervenant∙e∙s tendent à correspondre davantage aux AST à la suite de l’implantation de ces approches. Pour leur part, Martineau-Crête et ses collègues démontrent comment un modèle d’intervention sensible au trauma peut être introduit dans les écoles pour accompagner les élèves présentant des comportements intériorisés et extériorisés sévères et avoir des effets positifs sur les élèves. Ces articles offrent un aperçu rare de la mise en oeuvre des AST et soutiennent la faisabilité de celles-ci.

Ces travaux innovants témoignent de la vitalité d’une communauté de chercheur∙es et de praticien∙nes québécois∙es, issu∙es de disciplines et de secteurs variés, qui travaillent dans le but commun d’influencer les pratiques professionnelles et les politiques organisationnelles pour mieux répondre aux besoins des personnes touchées par le trauma dans les services à l’enfance et à la jeunesse. Cette effervescence se juxtapose néanmoins à des défis persistants, présents ici et à l’international, quant à l’évaluation empirique de l’impact des AST, notamment en raison du changement de paradigme qu’elles représentent. Néanmoins, étant prometteuses et n’ayant aucun effet néfaste documenté sur les personnes, les AST sont perçues comme une précaution universelle pour chaque personne desservie par les services à l’enfance et à la jeunesse ou oeuvrant au sein de ceux-ci. Les articles de ce numéro thématique mettent bien en lumière plusieurs initiatives de recherche-pratique québécoises qui contribuent à nourrir l’espoir et le pouvoir « transformationnel » des AST.