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« Le quartier Saint-Bruno, Chorier, Berriat, appelez-le comme vous voulez, ce qu’il y a de sûr c’est que chacun sait quand il s’y trouve, chacun sait qu’en traversant telle ou telle rue il n’y est plus, il a passé comme une frontière imaginaire »

Brumaud et al. : 12

Introduction

Le quartier Berriat[2], situé à l’ouest de la ville de Grenoble (Isère, France), s’est rapidement développé sous l’impulsion d’une forte industrialisation dans la seconde moitié du XIXe siècle et a conservé cette caractéristique industrielle et ouvrière jusqu’au deuxième tiers du XXe. Bien qu’originellement ségrégé du centre, cet espace urbain est une zone socialement mixte-plurilingue qui diffère radicalement des espaces de « banlieue », tant au plan de ses fonctions, qu’au plan urbanistique ou des représentations qui sont associées aux espaces périurbains. Mais les villes se transforment, parfois rapidement ; c’est particulièrement le cas, de nos jours, des quartiers ou faubourgs traditionnellement ouvriers et populaires (La Croix-Rousse à Lyon, Le Panier à Marseille ou Belleville à Paris), qui, dans un contexte d’expansion des centres spatiaux et sociaux, sont l’objet de processus de « gentrification »[3], et voient leurs fonctions modifiées (Chevalier & Peyon, 1994)[4]. Si Berriat n’échappe pas à la règle, et qu’il se trouve à ce jour à un stade avancé de ce processus de gentrification, il est encore socialement et ethniquement mixte, et le stéréotype, véhiculé par la plupart des discours, d’un quartier populaire et pluriculturel où règne une vie de village (Szántó, 2004) caractérisée par la proximité, l’interconnaissance et la bonne entente, conserve quelque réalité empirique. Cependant, l’espace étant situé très près de poches d’hypercentralité économique et symbolique, il est l’objet de convoitises et de velléités d’appropriations concurrentes.

L’objectif principal de cet article sera d’analyser des stratégies discursives, interactionnelles et identitaires dont je fais l’hypothèse qu’elles structurent deux processus distincts d’appropriation de l’espace, l’un par « le haut », l’autre « par le bas ». Je m’attacherai à montrer comment, d’un côté, en lien avec les mutations de l’espace, les discours légitimes et la toponymie officielle (re)dessinent et construisent un quartier dont la caractéristique principale est l’attractivité économique et la mixité sociale, quand, d’un autre côté, des habitants, et spécifiquement les sujets des deux grappes relationnelles (désignées ici par PA et WR[5]) construisent discursivement et interactionnellement une identité ancrée dans un quartier aux allures de village. Après avoir situé l’espace considéré, je m’intéresserai donc à sa mise en mots par des acteurs sociaux et, plus spécifiquement, aux relations que les adolescents participants à un réseau social entretiennent avec les différentes composantes de leur environnement spatial. Je tenterai de déterminer dans quelle mesure et de quelle(s) manière(s) la constitution de territoire(s) et d’espaces de référence, leur investissement différentiel ainsi que les catégorisations et attributions qui y sont associées, participent, parallèlement aux pratiques langagières, des processus de construction et d’affirmation identitaires.

1. Cadre théorique

En premier lieu, ce travail relève d’une sociolinguistique ethnographique, qualitative et interactionnelle, telle que l’a notamment définie et pratiquée Gumperz (1989) et tente en outre d’intégrer les interactions qu’entretient cette démarche avec les microsociologies de Goffman (1973) et de Sacks (1992). Ces approches convergent en ce qu’elles s’assignent comme objectifs de décrire et de donner du sens aux discours, aux répertoires verbaux et communicatifs, ressources des « grammaires identitaires » mises en oeuvre dans les interactions en face à face. Ayant, en second lieu, pour but de problématiser la relation entre les pratiques langagières et discursives et un espace urbain, ce travail s’inscrit également dans le champ de la sociolinguistique urbaine telle que la définit Bulot (2001).

Un des autres objectifs sera de tenter de lier des matériaux microsociolinguistiques et discursifs à des données, des constructions et des structures qui relèvent non seulement du niveau microsocial (réseaux, appartenances locales), mais aussi macrosociales (évolution socio-économique de l’espace étudié, la ville et sans doute plus largement des villes). Pour ce faire, divers types de données ou de matériaux empiriques co-construits seront analysés.

2. Terrain, matériaux empiriques et méthodologie

Si la sociolinguistique se caractérise notamment par son ancrage de terrain, celui-ci n’est-il que le cadre de l’activité du linguiste ou est-ce aussi une partie de son objet ? En lien avec une vision historicisée des rapports sociaux, je définis le terrain comme un ensemble d’éléments avec lesquels le chercheur entre en interaction, contribuant ainsi à le produire. Cet ensemble est constitué d’un cadre physique, de sujets (y compris le chercheur) ou de groupes de sujets qui y évoluent, ainsi que des interactions qui s’y produisent et qui concourent à coproduire des significations et des catégorisations. Ce cadre humain, historique, physique et symbolique est accessible sous la forme d’une multitude de faits ou de situations qui peuvent être caractérisés par leur unicité et non reproductibilité (micro-situations) ou se répéter à intervalles plus ou moins réguliers.

Ces données ont été collectées dans le cadre d’une thèse qui a porté sur la socialisation langagière d’adolescents (Trimaille, 2003) dans un quartier péricentral de Grenoble que j’ai habité durant les trois années qu’ont duré les recueils de matériaux empiriques. L’immersion et la connaissance du terrain qui en a résulté confèrent à la recherche menée un aspect participant, à divers titres et à divers degrés, selon les sphères et les réseaux sociaux où ont été collectés les matériaux et selon les méthodes de saisie et/ou de coconstruction de ces matériaux. De plus, l’éloignement qui a suivi cette période d’immersion est utile à l’adoption d’une posture distanciée, nécessaire dans la démarche ethnographique.

L’essentiel du corpus est constitué de discours, qui ressortissent à deux catégories. La première est constituée en majorité d’échanges enregistrés dans le cadre d’observations directes d’interactions entre adolescents, et à ce titre généralement écologiques (séances au centre social où j’ai travaillé comme animateur bénévole, conversations enregistrées sur les lieux de rencontre des sujets, ou à l’occasion de sorties encadrées hors institution) ou plus ou moins provoquées par et pour la recherche (entretiens plus ou moins définis comme tels). La seconde classe de discours analysés est le fruit d’une recherche documentaire, menée aussi bien dans la presse locale que dans des textes sur la ville ou le quartier. Ces documents permettent, en amont de l'analyse des interactions, de saisir les dynamiques de construction, physique et symbolique, de l’espace étudié.

3. Un tour de quartier en histoire et en chansons

Berriat, qui comptait, en 1999, lorsque j’y ai débuté mon enquête, 24 391 habitants, soit environ 19 % des 153 426 habitants de la commune de Grenoble, apparaît comme un espace nettement circonscrit aux plans géographique et urbanistique, et il est historiquement considéré comme une entité spatiale unique : il bénéficie à ce titre d’une antenne de la mairie, d’un commissariat et d’une poste, l’ensemble de ces facteurs concourant à doter l’espace d’une forte identité. De no man’s land qu’il était au milieu du XIXe siècle, cet espace est devenu un faubourg industriel et ouvrier, « emblème d’un Grenoble industriel émergent » (Talucci, 2001 : 107) dont l’identité a été forgée par sa fonction économique, les populations ouvrières et immigrées qu’elle a attirées, et certainement renforcée par le fait qu’il est longtemps resté une zone périphérique, séparée du centre ville par la voie de chemin de fer[6], circonscrite par un cours d’eau à l’ouest, un grand boulevard au sud et un terrain militaire au nord. En 1900, les usines et les habitations sont déjà enchevêtrées et les 15 000 habitants du faubourg (ouvriers, pour beaucoup migrants, venus de la région, d’Italie ou de Pologne, mais aussi patrons) représentent le quart de la population de la ville. Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’histoire du quartier est ainsi fortement liée à ses fonctions économique et résidentielle.

La vie au sein de la micro-société liée à l’industrialisation a été mise en mots et en musique par une chanson populaire, Les gars du Cours Berriat[7]. Les premier et dernier couplets de la chanson populaire thématisent « la barrière de chemin de fer » qui a longtemps séparé le faubourg du centre ville : Cett’ maudite barrière fit un quartier bâtard. Cette chanson débute ainsi en stigmatisant l’espace par le recours à l’axiologique péjoratif « bâtard »[8] et en attribuant la responsabilité de cette « tare » à la barrière. Ce même incipit présente une « incongruence lectale » (Lüdi & Py, 1986 : 133) au regard du français contemporain, entre la présence, à des fins narratives, d’une forme au passé simple et l’utilisation de l’apostrophe pour transcrire la chute du schwa, d’une prononciation supposée « populaire ». Ce procédé orthographique est utilisé à de nombreuses reprises dans le texte.

La chanson présente la vie des ouvriers, Les gars du Cours Berriat, de façon assez idyllique, évoquant l’appartenance à la classe ouvrière, sur le mode de la simplicité (douceur de vivre, vin joyeux et beauté des filles) et la solidarité mécanique qui la caractérise, l’« ici » et le « nous » étant valorisés par rapport à l’ailleurs et aux autres. En ce sens, cette chanson thématise une certaine insouciance (un vers proclame on s’en fait pas, advienne que pourra, actualisant un autre marqueur sociolinguistique – négation simple – ainsi qu’un élément d’une forme proverbiale) mais passe sous silence des conditions de vie difficiles et met en exergue l’« éthos » et le réalisme populaires tels que les a décrits R. Hoggart (1970). On y découvre une sociabilité conviviale au sein de réseaux multiplexes (on boit « l’apéro » avec les collègues d’usine), bien que cette sociabilité soit fortement encadrée par les entreprises dont les noms (Raymond, Joya, Rivet) jalonnent les couplets. On peut encore noter que les ouvriers préfèrent le « pass’temps simpliste » qui consiste à regarder, depuis leur côté de la barrière, les trains passer, que la pratique, jugée « idiote » et futile du yo-yo[9], la frontière ségréguante étant ainsi pourvue d’une fonction de loisir[10].

À partir des années 1960 (Queré, 1993 ; Mégevant et Perez, 1996) le déclin frappe les secteurs industriels du faubourg et affecte ses fonctions économique, résidentielle et commerciale. La disparition ou le déplacement de certaines activités pousse les ouvriers et leurs familles au départ, ce qui modifie la structure de la population du quartier dès lors vieillissante, et composée de personnes ne pouvant résider ailleurs dans la ville, notamment d'immigrés nouvellement arrivés. Après une période d’indifférence relative face à ce déclin, la municipalité Dubedout prend des mesures qui visent à enrayer le déclin du quartier « sans qu’il perde ses caractéristiques : imbrications des fonctions, mixité sociale » (Queré, 1993 : 234). Malgré plusieurs phases de relances et d’ajustements (1973, 1976) de cette politique municipale volontariste, la population continue de décroître (de 7,5 % entre 1968 et 1975 et de 17 % entre 1975 et 1982) et le bâti de se dégrader. La contrepartie de la tentative de sauvetage de l’identité populaire semble être la marginalisation progressive de l’espace.

C’est durant cette période, en 1979, qu’est écrite, par P. Boireaud (habitant, à l’époque, le quartier et travaillant dans l’animation à la maison des jeunes et de la culture) une deuxième chanson intitulée Ballade. On lit encore dans le premier couplet, comme dans Les gars du Cours Berriat, l’ancrage fortement populaire et ouvrier, tant dans l’énumération (également agrémentée de calembours) de noms d’entreprises, que dans le lexique employé, les transcriptions de prononciations de locuteurs de la classe ouvrière, ou encore dans la mise à distance (spatiale mais aussi symbolique) et le non endossement de la figure prototypique du bourgeois :

C’est un quartier mal foutu / Un peu flou sur les bords / Un grand tricot de rues / Déchiré vers le nord / Un quartier pas bégueule / Sans frime et sans apprêt / Un quartier fort en gueule / Où l’bourgeois s’fait discret

Cependant, contrairement au texte de Lancelon, la chanson de P. Boireaud ne comporte pas de déictique de première personne et présente donc une place énonciative différente. L’histoire du quartier semble être racontée de l’extérieur, signe, malgré le déclin, de l’arrivée de nouveaux habitants. En outre, l’atmosphère qui se dégage de cette chanson est moins insouciante, bien qu’à demi-mots, de nombreux énoncés évoquent un déclin, sur fond notamment de conflit générationnel. Une certaine nostalgie semble s’être emparée de l’espace.

Face à l’échec des mesures de l’équipe Dubedout, la municipalité Carignon, élue en 1983, va mettre en place une politique dont les objectifs affichés ne diffèrent pas, en apparence au moins, de ceux de ses prédécesseurs : revaloriser le quartier, inverser le déclin de sa population en attirant de jeunes ménages, tout en maintenant sa vocation économique (Talucci, 2001 : 45). Cependant, la méthode est différente et s’inscrit dans une politique résolument libérale, qui à terme menace l’identité du quartier : « la revalorisation du quartier suppose sa transformation en profondeur et la valorisation de son image » (Ibid.)[11]. Le plan d’occupation des sols est révisé, et des grands travaux sont mis en oeuvre. Un tramway est construit qui relie le quartier au centre ville et une zone d’activité tertiaire est édifiée derrière la gare, la ZAC (zone d’activité commerciale) Europole, de fer, d’acier et de verre, dont la signalétique lumineuse s’affiche aujourd’hui en grand, haut dans le ciel, à la marge du quartier. Parallèlement à ces opérations de prestige « la révision du POS a favorisé l’appropriation du secteur par les promoteurs immobiliers, la transformation de son parc de logements (rajeunissement, augmentation du confort et du standing), et, en définitive, celle de son paysage urbain » (Ibid., : 47). On a donc assisté à une extension des fonctions de centralité jusqu’à Berriat, qui est aujourd’hui dans une phase avancée du processus de gentrification. Après vingt ans de transformations, et avec la création d’Europole, (et de son World Trade Center), un nouveau nom est en circulation et s’impose progressivement comme un des nouveaux lieux de l’ouest grenoblois (avec la Cité de la justice et le Lycée international Stendhal). Mais ce nouveau lieu ne fait pas l’unanimité.

4. Des appropriations concurrentes de l’espace ?

La mémoire collective, propre à un groupe, est inscrite dans la réalité durable des lieux et des espaces, et matérialisée par le milieu environnant. L’histoire, passée ou contemporaine, s’écrit et se lit non seulement dans le bâti et la structure spatiale (décrite comme chaotique dans les deux chansons), mais aussi dans les noms que portent les lieux et les espaces : « une approche des dénominations des catégories citadines […] rend non seulement compte des relations et tensions sociales en cours mais aussi de leur historicité » (Thiam, glosé par Bulot, 2002 : 96). En ce sens, les représentations et les catégorisations de l’espace ainsi que les attitudes à son égard, telles qu’elles se lisent dans les opérations de (re)nomination des lieux et des espaces (l’activité toponymique), mais aussi dans les discours sur les lieux et leur fonctionnalisation, inscrivent les entités nommées dans une continuité historique et mémorielle, ou créent des ruptures et parfois de nouveaux espaces en les « individualisant » (Depaule, cité par Bulot, 2002 : 99).

Le premier nom du quartier, Berriat, est celui qu’a pris, en 1854[12], la voie le long et autour de laquelle s’est développé le faubourg, et qui en est encore aujourd’hui l’axe principal. Chronologiquement, la deuxième désignation, Saint-Bruno, est celle de la paroisse et de l’église construite en 1883, qui a donné son nom à la place principale devenue depuis cette époque un haut lieu de sociabilité. La troisième désignation circulante est celle de Chorier, du nom de la rue Nicolas Chorier qui traverse le sud du quartier en arc de cercle.

Avec la disparition/requalification de nombreuses usines, et malgré la survivance de toponymes industriels, cette mémoire se fait plus floue. Les mutations socio-spatiales conduisent à ce qu’on peut appréhender comme une véritable concurrence dans l’appropriation de l’espace, entre mémoire des lieux (ou « esprit du lieu » (Szántó, 2004)) et « modernité post-industrielle ».

Jusqu’à ce jour, le passé industriel du lieu, le pluriculturalisme et le plurilinguisme sont présents à la fois dans les toponymes de décision (Bouvier & Guillon, 2001 : 10) et dans les enseignes et raisons sociales de nombreux commerces. Ainsi, les noms d’anciennes entreprises (Bouchailler-Viallet, Lustucru) et de certains de leurs patrons (Cité Terray, parc Valérien Perrin) mais aussi, de façon plus surprenante, les noms des villes dans lesquelles les entreprises de ganterie ont fait connaître Grenoble dans de lointaines contrées, (rues de Paris, de Suède, d’Athènes, de Boston, de Londres, de New York, etc.) donnent leurs noms à des lieux du quartier. Plusieurs noms de commerce et notamment des épiceries ou des cafés (traditionnellement lieux de sociabilité ouvrière) signalent encore le pluriculturalisme (le Mektoub, L’Akwaba, Le Real) ou évoquent les espaces d’origines de migrants (Le Kairoun, Le Capri, Le Phouket, Le Casablanca) et la migration elle-même (L’exode). Mais, à l’image de ce dernier bar[13], devenu le café brasserie La city, ou d’un autre, Le Ramses, devenu Le Pumpkins, l’environnement graphique et linguistique a commencé à changer.

Europole est devenu un lieu individualisé, fonctionnalisé, dont le nom jouxte de plus en plus souvent dans certains discours, les premiers noms du quartier « Berriat-Saint-Bruno-Chorier », venant modifier la désignation de « l’espace chotoraxique » (Bulot, 2002 : 97)[14]. Bien entendu, les nouveaux lieux donnent leurs noms à des commerces ou à des raisons sociales (Sandwicherie Le palais, Le divan d’Europole). Peut-être moins perceptibles, d’autres changements n’en sont pas moins significatifs : ainsi, le nom italien d’un café, Le San Remo, a-t-il été francisé en Saint Rémo, et Samsouf, l’épicerie arabe à l’arrêt Saint-Bruno est devenue le Figuier garni.

Cette francisation et anglicisation des noms de commerces qui constituent autant de lieux de pratiques sociales et de repères physiques pourraient bien être des signes de l’extension des fonctions de centralité du quartier. Mais si ces traces de la « centralisation » symbolique et économique dont le quartier ou certaines de ses parties sont l’objet sont nombreuses, comment interpréter alors la politique d’embellissement de bâtiments par des graffs, si ce n’est en termes de marquage graphique planifié de l’espace ? Ce recours aux graffs, réalisés sur commande (publique ou privée) et érigés en signalétique typique du quartier, ne peut-il être vu comme le dé/retournement d’un code originellement transgressif et périphérique, au service d’une image de mixité et de jeunesse, voire d’une identité non centrale, si ce n’est proprement périphérique[15]. C’est aussi dans ce sens que va la nouvelle désignation circulante d’« hypercentre » qui réfère à ce que l’on nommait il y a peu encore « le centre », créant ainsi une sorte de « centre périphérique », désigné par les géographes comme « péricentre » (Chevalier et Peyon, 1994).

Face aux mutations socio-spatiale et économique du quartier, trois types de discours ont cours. Un premier discours, officiel et légitime, vante les mérites de la modernité, de la renaissance grâce à la redynamisation du quartier. La reconfiguration physique, fonctionnelle et symbolique de l’espace comme (ré)appropriation (architecture moderne, signalétique officielle[16], nouveaux immeubles qui, pourvus de noms se substituant à des immeubles sans nom ou aux noms des usines ou des cités ouvrières, deviennent de nouveaux repères) est donc relayée par des (re)nominations[17].

Une deuxième série de discours met l’accent sur la préservation de la mixité sociale et ethnique et de l’esprit « village », tout en invitant à la vigilance et à la concertation[18]. Ce discours émane principalement de l’Union de quartier qui est à l’interface entre, d’un côté, aménageurs et commerçants qui bénéficient plus ou moins directement du changement (Talucci, 2001), et population, de l’autre côté.

Enfin, un troisième type de discours se veut sceptique, voire hostile à l’égard de l’implantation d’Europole[19] et de ses effets de dépossession physique et symbolique du quartier. On en trouve l’expression dans les discours qui ont de près ou de loin un rapport avec des acteurs culturels, ou des habitants de qui ces acteurs culturels font accéder la parole à l’espace public. L’attestation la plus significative de cette représentation d’un changement radical, voire brutal, de l’ambiance village, et finalement de l’identité du lieu, est l’ouvrage sur le quartier intitulé dans les rues du quartier (Brumaud et al., 2002)[20]. En voici quelques exemples significatifs :

C’est bizarre, le quartier Europole n’est pas loin mais ici personne n’y va et personne n’en parle. Pour ce qui est de l’intégration c’est raté.

Ibid., : 28

[…] Des grues un peu partout érigeant des immeubles aussi laids que ceux d’après guerre, toujours aussi carrés et sans fantaisie, construits avec des matériaux au rabais et portant des noms ridicules et pompeux. […]

L’ancienne usine Yoplait, rue Abbé Grégoire, vient d’être rasée.[…]Il va se construire à la place un magnifique immeuble qui portera vraisemblablement un nom charmant comme par exemple : les Jardins d’Elodie ou le Clos des Dames. Pour l’instant c’est un trou, même pas un terrain vague, un trou comme une grosse molaire qu’on aurait arrachée violemment ».

Ibid., : 18

Les opérations immobilières sont critiquées du point de vue esthétique, mais aussi au plan de la nomination de bâtiments résidentiels décrite comme futile. L’insatisfaction de certains habitants est encore exprimée publiquement dans la chanson d’un groupe local de rock reggae enregistrée lors de la fête du quartier en juin 2002. Dans ce texte, le chanteur affirme à la fois son appartenance locale (pas de bol c’est dans mon quartier) et un point de vue populaire rendu par l’usage altérant d’« embourgeoiser » (c’est mon quartier>il va s’embourgeoiser>je ne me/vous catégorise pas comme bourgeois). On peut encore interpréter la modalisation autonymique (Authier-Revuz, 1982) « que l’on dit populaire » comme l’expression ironique d’un scepticisme à l’égard du discours officiel, et une invitation à prendre conscience de la gentrification qui est en marche[21] :

Le World Trade Center c’est le centre des affaires/ Dans un quartier que l’on dit populaire/ Grâce au XXXX/ Le quartier va s’embourgeoiser/ La population déplacée <ma maison> excentrée/ Plus d’excentriques/ On parlera de statistiques/ Plus de senteurs d’Afrique/ Ça puera plutôt le fric/ Europole pas de bol c’est dans mon quartier (x3)/ Europole/ pas de bol/ Partout la mairie délivre des permis de démolition/ C’est ce qui s’appelle la réhabilitation(…)

Cette prise de parole des artistes[22] peut s’expliquer par le fait qu’ils ont été les pionniers du réinvestissement du quartier[23], de sa refonctionnalisation, le rendant attrayant malgré sa crise, et que la phase suivante du processus de gentrification est leur éviction.

Depuis son atténuation, la séparation physique et symbolique[24] que constituaient la voie et la barrière du chemin de fer, semble être en passe d’être remplacée par une nouvelle frontière (orientée est-ouest), la voie du tramway, qui scinde aujourd’hui le quartier en deux. En un sens, la mixité sociale qui faisait cohabiter dans cet espace des ouvriers et leurs patrons du temps de la prospérité industrielle, s’est déplacée dans l’espace social, tertiarisée en quelque sorte. Mais, même s’ils ne travaillent plus tous dans le quartier, des ouvriers et des employés, pour certains issus de l’immigration, ainsi que leurs enfants y vivent encore près des cadres, des enseignants des étudiants et des chercheurs. C’est à l’appropriation de l’espace par des jeunes sujets, et au rôle qu’elle joue dans leur(s) construction(s) identitaires que je vais m’intéresser à présent.

5. Investissement de l’espace par les sujets enquêtés

Face aux spécificités de l’espace décrit et aux mutations qu’il subit, la question se pose de savoir si les évolutions économiques et socio-spatiales se répercutent dans les pratiques langagières et/ou les discours des adolescents. Pour tenter d’y répondre, deux voies peuvent être explorées.

La première voie est celle qui consiste à rechercher une corrélation (« idéalement » biunivoque) entre le fait, pour des sujets, de résider dans un espace donné plus ou moins territorialisé[25], et la présence dans leur répertoire verbal de variantes spécifiques ou spécifiquement distribuées par rapport à celles observables dans d’autres groupes sociaux. Mais il est difficile, particulièrement en milieu urbain, de se prononcer sur la spécificité empirique[26] d’un trait à une entité qu’elle soit temporelle, sociale, spatiale ou situationnelle. De plus, le dispositif de recherche n’ayant pas été construit dans le but d’étudier la présence, la distribution et la stratification de variantes linguistiques, l’approche qualitative permet tout au plus de constater l’absence (dans les observables) de variantes strictement propres aux grappes étudiées, à l’exception de quelques lexies ethno-socionymiques (Cul-blancs pour Français « de souche ») ou socio-ontonymiques être à la semi, Tricard.

Au plan linguistique, certains éléments, justement parce qu’ils ne leur sont pas spécifiques, ancrent leurs jeunes détenteurs/utilisateurs dans une continuité historique par rapport aux fonctions et peuplement originels du quartier et fonctionnent comme signalétique d’inscription dans un lieu historicisé[27]. C’est aussi ce type d’identification que porte l’usage de marques transcodiques (Lüdi et Py, 1986) issues de l’arabe de la part de bilingues, mais aussi d’emprunts vernacularisés (Trimaille, 2003) à d’autres langues d’immigration territorialisées (italien, espagnol) ou non (langues romani). Par ailleurs, certains éléments langagiers, actualisés et plus ou moins revendiqués, peuvent être associés à un autre pôle d’identification, que l’on peut considérer comme plus polémique. Il en va ainsi des « insultes » et de termes grossiers (réprouvés par la morale bourgeoise (Labov, 1978)) revendiqués par les adolescents comme des marques propres :

Extrait 1

752  E

[est-ce qu’il y a] des mots qui sont vraiment typiques du quartier

753  Tony

 des insulte : ments?

754  E

tout ce que vous voulez

755  Tony

 nique ta mère la pute / non non je rigole[…][28]

759  E

mais pas que des insultes […]

764  Hoc

euh d’accord / on parle en+> des fois on parle en verlan

765  E

ouais /souvent en verlan (Ent_Tony&Hoc)

[2]

 

11  E

j’aimerais bien que vous me parliez de vot(r)e façon de parler […]

12  Souf

le plus souvent le plus souvent/ on parle en verlan/ à l’envers […]

19  Alpac

le plus souvent le plus souvent c’est les insultes (Ent_Alpac&Souf)

Si, comme on peut le constater, des adolescents s’attribuent aussi la pratique de verlan, ils ne considèrent pas qu’un habitant du quartier puisse être reconnu sur la base d’un trait linguistique spécifiquement identifié. Par ailleurs, au-delà du verlan, il est incontestable que les adolescents font usage de traits communs avec la variété de français majoritairement identifiée comme banlieusarde (clic alvéolatéral pour l’approbation, fréquence de jurons et de jurements ou de formes faisant l’objet de recatégorisation sémantico-pragmatique en interjections et phatiques (Trimaille, 2003)), une des différences notoires étant néanmoins la quasi absence dans leurs pratiques langagières du patron prosodique prototypique et stéréotypé, qui consiste à déplacer l’accent sur la pénultième syllabe[29].

La seconde voie qui s’offre à l’analyste pour examiner le rapport entre discours, pratiques langagières et espace, est celle qui consiste à examiner les manières que les sujets ont d’investir et de catégoriser les différents lieux, à la fois physiquement et symboliquement, ce qui équivaut, comme invite à le faire Mondada, à « se pencher sur la façon dont des acteurs sociaux […] s’expriment dans la ville et sur la ville, et ce faisant, élaborent et organisent localement le sens qu’ils confèrent à l’urbain et les catégories pertinentes qui en régissent l’intelligibilité » (Mondada, 2002 : 87). C’est à cette démarche que sera consacrée la suite de l’analyse.

5.1. Investissement physique des lieux : occupation, déplacements et territorialisation

Plusieurs recherches ont mis en évidence le rôle d’espace de référence que joue le quartier dans la construction identitaire d’adolescents issus de l’immigration (Dabène et al., 1988 ; Lepoutre, 2001 ; Melliani, 2001). Bien que l’espace qui nous intéresse ne soit pas, comme dans ces études, banlieusard, il semble bien qu’un tel processus de territorialisation est à l’oeuvre.

L’observation directe comme les déclarations des adolescents montrent que, en dehors du foyer familial et de l’institution scolaire (sphères de socialisation verticale), les adolescents passent une partie importante de leur temps sur les deux places qui jouxtent (ou sont proches de) leurs immeubles, dans les parcs et les rues qui les entourent, particulièrement sur le city stade construit par la municipalité en 2002. Comme le rappelle Milroy, L. (1987), ces lieux d’interactions et de socialisation horizontale revêtent une importance cruciale dans la constitution des grappes relationnelles (clusters) qui forment le réseau social et communicationnel : « en tant que cadre normal et quotidien de l’interaction sociale, il n’est de relations plus importantes que le voisinage et les autres affiliations fondées sur la contiguïté physique » (Fried, cité in Milroy, 1987 : 16 ; ma traduction).

Conformément à ce principe, l’un des principaux critères sur lequel sont fondées l’inclusion et l’exclusion au/du groupe de pairs est celui de la présence dans l’espace public, constitué en territoire : le partage d’expériences y fonctionne comme le ciment d’affinités personnelles et sociales, mais aussi comme facteur d’établissement d’un contrôle social « alternatif », celui des pairs. Les lexies tricard (nom et adjectif), et être à la semi[30] fonctionnent au sein du réseau étudié comme sanctions verbales d’une position d’entre deux, d’une latence ou d’une incomplétude dans le passage de l’influence majoritaire d’une sphère de socialisation (parents, école) à une autre (groupe de pairs), ce qui n’est pas sans rappeler les paumés décrits par W. Labov (1978)[31]. Être tricard, c’est être interdit de séjour sur le territoire du groupe. Mais de plus, il apparaît que pour faire pleinement partie du groupe, être présent sur le territoire ne suffit pas : il faut aussi savoir le proclamer ou le rappeler de façon allusive, dans les interactions pour affirmer son statut, ou démentir les vannes qui allèguent un défaut d’émancipation. Ainsi, Sams, l’un des leaders, (ré)affirme son statut, pour l’enquêteur, mais aussi pour ses pairs, par la mise en place d’un réseau d’inférences qu’il suggère en évoquant sa familiarité avec les policiers locaux, désignés métonymiquement par le matricule de leur véhicule : « oh la D30 c’est mes amis depuis le temps qu’i(l)s me contrôlent euh ». Malgré le caractère antiphrastique de son assertion, l’affirmation d’une relation suivie avec la police porte un présupposé, par ailleurs souvent posé : la liberté d’aller et de venir comme bon lui semble, et l’émancipation acquise par rapport à l’autorité parentale, conditions indispensables à l’investissement des espaces publics et à leur territorialisation. L’espace physique est donc arpenté et investi comme terrain de jeux, de découverte et d’affirmation de soi[32]. Mais son appropriation est aussi symbolique : les lieux sont marqués, et parfois « rebaptisés » par des toponymes d’usage que l’on peut considérer comme toponymes vernaculaires.

5.2. Investissement symbolique : inscriptions et dénominations

Une des formes visible d’investissement des lieux et de l’espace en même temps que d’affirmation de soi en tant qu’attaché à un lieu, sont les graffitis (distincts des tags et des graffs), qui opèrent le marquage du territoire par son occupation scripturale. À plusieurs reprises, j’ai en effet relevé des graffitis, tracés au marqueur par des jeunes sujets des grappes relationnelles étudiées sur les murs ou le mobilier urbain. La plupart de ces écrits illicites sont construits sur le modèle suivant : X (prénom) le boss, ou Y (prénom) le boss de [toponyme] : (Nebs le boss (graffité sur un immeuble) ; FF le boss tagué sur le sol du city stade de WR[33]. Logiquement, le city stade étant devenu l’un des lieux privilégié de rendez-vous, d’activité et d’interaction, c’est aussi le lieu où se concentrent le plus de ces graffitis. Assumant sans nul doute la fonction d’inscription de soi non seulement dans un lieu, mais aussi dans un espace socio-spatial structuré par l’interconnaissance, ces inscriptions peuvent être entendues comme des éléments de signalisation d’appartenance à un lieu autant que de possession de ce lieu (Clavel, 2002 : 77), d’affirmation de soi comme du lieu et comme important dans ce lieu : elles revêtent donc une indéniable dimension symbolique et une fonction identitaire.

Dans ce même lieu, d’autres inscriptions de plus grande taille manifestent, et rendent publique et permanente, une sorte d’humeur anti-institutionnelle à l’encontre de la police locale mais aussi de la Maison des jeunes et de la culture, dont le rôle prophylactique a fait fuir certains des adolescents. Deux graffitis juxtaposés sur un mur borgne proclament le nom abrégé de l’espace de référence W(R) et vilipendent la police locale NIQUE LA D30, ces deux inscriptions ayant en commun de porter un diacritique bien particulier, «  », les trois points signifiant « mort aux vaches »[34].

Un des autres aspects de l’investissement symbolique des lieux de vie et des espaces qui les englobent est le recours à la renomination que l’on pourrait qualifier de toponymie vernaculaire. Il en va ainsi pour les deux lieux-centres, ou foyers des grappes relationnelles, l’un étant actualisé sans appellatif et apocopé (W(R)) quand l’autre voit la désignation du lieu Espace d’A actualisé en Place d'A, le parc Valérien Perrin qui porte le nom d’un des « capitaines de l’industrie », figure historique du quartier, est désigné comme le parc Valisère, du nom de l’ancienne usine textile dont la grande cheminée surplombe encore le parc.

L’autre dénomination vernaculaire systématiquement utilisée est celle de Quartier en briques pour désigner le secteur de la Frise, qui fait l’objet d’un important programme immobilier dans le prolongement d'Europole. Outre ces aspects linguistiques formels, les espaces font aussi l’objet d’un traitement discursif et interactionnel qui les placent au coeur de la problématique identitaire.

5.3. Catégorisation et mise en mots de la spatialité vécue

En premier lieu, les adolescents se catégorisent comme citadins ou urbains et construisent cette appartenance en mettant à distance une identité repoussoir construite en situation au moyen du socionyme « paysan », délesté du trait « travailleur agricole ». Ce premier niveau de catégorisation est bien illustré par l’extrait suivant dans lequel Zizou se définit comme urbain en refusant l’assignation de « paysan » qu’il a inférée de ma proposition d’acheter des fruits, qu’il juge incongrue :

Extrait 2

228  Zizou

ben on a besoin de quoi

229  E

des fruits c’est pas mal (pour le dessert)

230  Zizou

hein

231  E

des fruits ça peut êt(r)e bien

232  Chou

des FRI : tes

233  E

des FRUITS / des fruits

234  Zizou

laisse tomber laisse tomber je suis pas paysan hein (petit rire)[…] oh pas des fruits parce qu’après tout le monde va me montrer du doigt/ oh Sams Sams i(l) me demande[…]oh oh oh/ oh i(l) me demande +> Sams Sams// i(l) me demande si je peux amener des fruits[…]

270  Nel ?

des fruits

271  Chou

on est pas paysans hein

275  Zizou

ah mais je vais pas les acheter moi(cs220501)

On peut interpréter cette auto-catégorisation à plusieurs niveaux, la piste la plus productive étant celle qui conduit à en interroger la fonction : tous les participants à l’échange savent que Zizou n’est pas « rural » et son refus d’endosser la catégorisation qu’il a inférée de ma proposition est de nature ostentatoire. En effet, l’énonciateur agit comme si son refus d’acheter des fruits, exprimé à l’intention de E à qui il répond (refus interprétable comme un « trope communicationnel » n’ayant pas fonctionné, (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 92)), ne suffisait pas : il prend explicitement Sams à témoin, ce dernier jouissant indéniablement du statut de leader. Force est de constater que Chou, qui a aussi un statut plutôt minoré dans le groupe, emboîte le pas à Zizou. Ici, on peut donc inférer que le refus ostentatoire d’acheter des fruits est autant, voire plus, destiné à attester sa connaissance des normes du groupe de référence à l’égard du leader et à se catégoriser comme urbain, qu’à affirmer une aversion alimentaire.

En une autre occasion, lors d’une sortie, la découverte de résidences cossues mais isolées fournit à plusieurs adolescents une nouvelle opportunité d’affirmer leur attachement à l’urbanité, comme facteur de contiguïté et de constitution de réseau social :

Extrait 3

1  Mor

regarde moi ces richetons

2  Alpac

maramé y a des paysans qui habitent ici on change de décor(sa180402)

Au-delà la fonction commerciale et d’approvisionnement, d’autres interventions dans cette même interaction montrent en effet le caractère difficilement concevable d’une sociabilité à distance et, en creux, l’importance sociale de la proximité et de la contiguïté physique, et cela malgré l’attrait indéniable de signes extérieurs de richesse, ce qui confirme et illustre le postulat de Fried repris par Milroy (supra) :

Extrait 4

4  Jul

j’habiterai jamais ici / trop perdu

5  Hoc

i(l) ont +> i(ls) doivent pas avoir d’amis les pauvres

6  Jul

oh ben grave

7  E

hein

8  Hoc

i(ls) doivent pas avoir d’amis eux

9  E

tu rigoles

10  Jul

regarde i(ls) sont trop paysans tu vois euh

11  E

mais c’est pas des paysans ça c’est des gens qui travaillent à Grenoble / i(l)s ont la piscine et tout / c’est pas des paysans

12  Hoc

pour moi c’est des paysans i(l)s ont pas d’amis [...] même si t’aurais une piscine+> même si j’aurais cette maison sans rigoler je préfère vivre

    où je vis (22’00)

13  Jul

oh grave / c’est moins perdu tu vois

14  Mor

moi je préfère vivre mille fois mieux à grenoble que que dans un trou à rat perdu avec une piscine

15  Hoc

putain pour aller acheter le pain tu dois y aller un jour en avance / le pain quand t’arrives chez toi i(l) sera moisi (sa180402)

C'est à l'extérieur du quartier et de la ville, ou grâce à la construction interactionnelle d'un contretype qui y est associé que les adolescents affirment leur urbanité. C'est aussi hors de Grenoble, lors d'un voyage à Marseille, que la majorité d'entre eux revendiquent leur identité de Grenoblois et vantent les mérites de leur ville.

Mais pour ce qui est de l’appartenance « au quartier », les catégorisations se compliquent. Berriat est généralement considéré comme un seul quartier, et cette identité de quartier constitue une des assignations identitaires vis-à-vis desquelles les habitants, et en particulier les adolescents, doivent se positionner. Il est pertinent de confronter l’unité historique, spatiale et représentationnelle aux catégorisations des sujets qui vivent dans cet espace en analysant des interactions qui montrent que les deux grappes d’informateurs établissent des distinctions claires concernant leurs lieux de vie, de sociabilité, d’ancrage territorial et d’attachement symbolique. L’interaction suivante se déroule lors d’une séance au centre social. Finalisée, elle a pour objectif explicite que les adolescents établissent une liste de lieux ou d’activités dans leur quartier pour les intégrer dans un film dans lequel apparaîtront des éléments significatifs de leur vie et de leur environnement. Or, comme on peut s’en rendre compte, adolescents de WR (Sams, Chou, Zizou) et animateurs (Asi et Phi) ne semblent pas parler du même quartier :

Extrait 5

19  Phi

par exemple/vot(r)e quartier (il) y a un tram qui passe

20  Sams

 (il) y en a pas de tram

21  Asi

ben si à Saint Bruno

22  Sams

mais on s’en fout de Saint Bruno

23  Asi

ben ça fait partie de ton quartier

24  Sams

ben non <on n’y va pas> à Saint Bruno

25  Phi

XXX c’est pas important pour vous/d’accord/c’est vous qui voyez hein

26  Sams

non

27  Chou

c’est moche là-bas […]

28  Phi

(…)qu’est-ce qui fait que vot(r)e quartier est différent des autres/en dehors que vous vous êtes uniques

29  Zizou

 nous on est des boss

30  Sams

regarde pa(r)ce que (il) y a une pelouse […]

33  Nel

des fois (il) y a d’aut(r)es quartiers dans le quartier

34  Sams

non on veut pas d’aut(r)es quartiers comme représentés […]

37  Asi

mais vous êtes tous de WR (11’40) […]

38  Nel

non

39  X

ben oui

40  X

non non non

41  Zizou

mais toi t(u) es de Wal+> euh de : Valisère/c’est pareil

42  Sams

regarde/regar(d)e/ oh

43  FF

(pu)tain mais tout le monde peut venir ici hein/c’est pas +>(il) y a pas marqué Sams Chou/FF

44  Nel

ben voilà c’est clair

45  Sams

regarde/regar(d)e/moi moi/moi/lui/lui/et lui on est tous de W(R)/

46  Zizou

si c’est marqué/si c’est marqué

47  Sams

eux deux je sais pas où i(l)s sont(parlant de Nel et FF)

48  Phi

est-ce que par exemple vous savez euh<+

49  Nel

tu vois moi je suis juste à côté de W(R) (cs170401/tr 7)

Voulant suggérer l’importance du tram dans le quartier, Phi (animateur) réfère sans le nommer (par la détermination déictique votre) à ce qu’il pense être le quartier des adolescents. Le premier échange éclaircit un malentendu : le désaccord ne porte pas sur ce qu’est Saint-Bruno, mais est une déclaration de Sams de non appartenance collective (22, 24), renforcée quelques tours plus loin (27) par une altération produite par son frère cadet Chou (au sens commun et au sens étymologique de rendre autre) au moyen de l’axiologique péjoratif moche et du déictique là-bas dénotant l’éloignement dans la série ici, là, là-bas. Ce faisceau d’indices, qui dessine l’ancrage hyperlocaliste des affinités et des relations de réseau, est complété (en 29) par l’auto-attribution collective[35] du sociotype positif par excellence, boss, qui axiologise la catégorisation, la position syntagmatique initiale des déictiques nous on pouvant être analysée comme prototypique d’une « marque de jeu agonal » (André-Larochebouvy, 1984 : 152), et plus précisément de « différenciation et de distanciation » (de même que le mais de Sams en (4)). Cette différenciation tend aussi à défalquer les attributs, valorisés et valorisants, de la catégorie revendiquée. Tenant à montrer aux participants que les « ressortissants » de WR sont majoritaires dans le groupe, Sams (27) les désigne par un geste de pointage. Il glose cette identification gestuelle en l’accompagnant du déictique moi (45), dont il se sert pour référer non seulement à lui, énonciateur, mais aussi à chacun des camarades qu’il catégorise comme des alter ego, l’utilisation peu conventionnelle de l’embrayeur moi semblant particulièrement significative de cette notion d’alter ego, « d’autres moi ». FF (43) qui n’habite pas le micro espace de référence (il a été introduit dans la grappe relationnelle par son frère aîné) revendique son droit à être « ici », au centre social, autant qu’avec les autres, en contestant l'existence d'un marquage nominatif, auquel il ne tardera pourtant pas à se livrer. Nel (31, 38), quant à lui, semble rester alter : au plan strictement spatial, il ne fait pas partie de la grappe WR (il habite à côté de l'espace de référence) ce qui ne l’empêche pas (49) de se positionner par rapport à elle, près d’elle, mais à côté, donnant ainsi une métaphore spatiale très précise de sa situation sociale par rapport au groupe de pairs. Près d’être un boss, mais exclu et souvent vanné. Excluant dans ce cas, le critère de localité n’en est pas moins un facteur d’intégration à un groupe. C’est en ce sens que l’on peut parler d’appartenance hyperlocaliste construite dans l'interaction par le jeu des représentations et de la catégorisation intergroupe.

Dans cette interaction, la structure du quartier est donc l’objet de trois positionnements contrastés. Le premier, assimilationniste est celui repérable dans les interventions de Phi (1) et de Asi (3 et 5), salariés du centre social, qui considèrent (par présupposition puis par assertion) que les adolescents sont de Saint-Bruno, ou que ce lieu, qui correspond à une place, un square et une église, fait partie de leur quartier. C’est cette assignation spatiale qui provoque la réaction de Sams qui affirme, au nom de son groupe, une représentation alternative hyperlocaliste de la structure socio-spatiale (qu’il réitère en refusant la proposition de Nel en 34). Le groupe de Sams (« on » inclusif à valeur déictique) se fout tellement de l’espace désigné par Phi, qu’il affirme ne pas s’y rendre, malgré la proximité. Dans l’interaction se déploie donc du côté des adolescents de WR une stratégie identitaire de « singularisation » (Kastersztein, 1990) dont Sams, le leader, donne le là. En lien avec l’appropriation différentielle d’un espace, il individue le groupe, et fait exister les siens. Comme le disent Fay et Myr, deux filles de WR, ils veulent représenter le quartier, un peu à la manière de rappeurs. Pour elles, cette prétention des garçons est liée à leur comportement déviant (leur « représentation d’équipe » selon Goffman, 1973) et particulièrement à leur langage caractérisé, selon elles, par la profusion d’insultes. Sans mettre en doute l’existence et la spécificité de leur quartier, elles évaluent finalement cette pratique langagière et sociale négativement.

Extrait 6

1  Fay

ben i(l)s insultent (rires)/c’est vrai i(l)s insultent trop les parents et tout et i(l)s s’insultent trop entre eux

2  Myr

i(l)s parlent : un peu comme des racailles :i(l)s font style racaille et tout

3  E

c’est vrai ouais

4  Fay

ouais i(l)s veulent :/représenter le quartier quoi

5  E

dans quel sens représenter

6  Fay

en faisant les racailles euh ceux qui font les meilleures bêtises (Ent_Fay & Myr)

Enregistrée lors d’un pique-nique, la séquence suivante est consacrée, à l’initiative de Souf (1799), à l’identification de trois intrus au sein du groupe, identifiés sur la base de leur lieu de vie. S’appuyant sur une revendication de ségrégation, la stratégie de Souf est liée à un désir, comparable à celui de Sams décrit supra, d’amener petit à petit à l’individuation-singularisation (Kastersztein, 1990) de la PA, et ainsi de s’imposer comme « représentant légitime » de son micro-espace, même si pour cela il se catégorise, ainsi que ses camarades de PA, comme « intrus » :

Extrait 7

1799  Souf

(il) y a trois intrus/ moi/ TONY hum/ et Hoc

1800  Tony

pour(q)uoi

1801  Souf

pa(r)ce qu’on est de PA

1802  Hoc

non

1803  Tony

 non on a un tee shirt Adidas

1804  Hoc

 et alors

1805  X

(il) y a un intrus/ i(l) vient du quartier En Briques

1806  Cheu

 oh (il) y a trois intrus/ i(l)s ont des tee shirts Reebok (rire)

1807  Tony

 non/ (il) y a un intrus/ Nebs i(l) vient du quartier En Briques

1808  Nebs

 oh oh/ non W(R)(pn120202)

À différents niveaux (urbain-paysan, Grenoblois-Marseillais, PA-WR), la catégorisation sociale produit ses effets discriminatoires par l’attribution de valeurs et de ressources symboliques, orientée par un biais « pro-endo-groupe », comme le montrent les extraits 8 et 9 :

Extrait 8

120  E

(à Tony, qui revendique le leadership de la grappe PA) et les aut(r)es de W(R)

121  Tony

ouais eux c’est pas euh/des amis c’est des copains : amis et copains c’est pas la même chose

122  E

amis amis c’est ceux qu(i) étaient là hier

123  Tony

voilà/c’est ceux que je suis tout le temps avec eux je suis tout le temps avec eux/et copains je suis de TEMPS_en temps avec eux/ on traine pas trop souvent ensemble

124  E

d’accord/donc vous formez quand même un groupe à PA non

125  Tony

ouais ouais

126  Hoc

hum

127  E

une petite bande/ce que tu disais tout à l’heure

128  Tony

[w]oilà

129  E

et euh à W(R) i(l)s forment aussi une bande

130  Tony

ouais

131  Hoc

c’est des tapettes eux

132  Tony

ouais/i(l)s font pas les malins avec nous[…]

134  Tony

c’est nous les boss (Ent_Tony&Hoc)[36]

Ces débats sur les divisions du quartier illustrent, s'il en était encore besoin, la fonction identitaire de l’espace et la dynamique affinitaire qui soude les portions les plus denses des réseaux sociaux, sur fond de sociocentrisme adolescent que l'on repère encore ci-après :

Extrait 9

786  Souf

 va t+>

787  Zizou

 va/ va quoi/ va quoi

788  Cheu

 PA/ non je rigole ha ha

789  Souf

 PA

790  Cheu

 PA qu’est-ce qu’i(l)s ont PA

791  Tony

 Cheu i(l) va te niquer euh Dud i(l) va te niquer tu vas rien comprendre

792  Cheu

 je l’attends

793  Chou

 (crié à tous, au loin) c’est des trica :rds

794  Nebs

 ah (il) y en a

795  Cheu

 i(l) va faire quoi / i(l) va faire quoi / / PA i(l)s vont faire [ƒદʁ] quoi / i(l)s vont faire quoi [ƒદϰ:wа](pbviafer)

Ce qui est notable dans cet échange où se confrontent les ego et où l'honneur et la solidarité interne des grappes relationnelles sont en jeu (surtout celui de PA), c'est d'abord l'attribution collective du sociotype tricard faite par Chou (de WR) aux garçons de PA, et, ensuite, le véritable exercice de diction[37] auquel se livre Cheu (également de WR) tout en défiant Souf individuellement et collectivement avec ses camarades de PA. On peut se demander si la réalisation glottale de /R/ dans un énoncé de défi n'a pas pour fonction de renvoyer, comme une alternance codique à fonction métaphorique (Gumperz, 1989), à une altérité (banlieusarde ?) à laquelle on s'identifie néanmoins sur certains points.

Enfin, la dernière posture, de type confédéraliste, consiste à individualiser plusieurs sub-quartiers au sein d’un même quartier, comme le faisait Nel ci-dessus et comme l’énoncent Hoc (1809) et Tony (800) :

Extrait 10

1809  Hoc

et alors quartier quartier En briques/ W(R) et PA c’est le même quartier/ c’est Saint Bruno (pn120202)

Cette tendance confédéraliste est également partagée par Souf et Cheu de la grappe WR et elle est activée face à l’adversité, conformément à l’adage « l’union fait la force » :Extrait 11

796  Souf

déjà c’est pas PA c’est pas W(R) c’est St Bruno point

797  Cheu

non / non

798  Tony

si

799  Cheu

on a un+> (il) y a un +> plusieurs quartiers dans/ _un quartier

800  Tony

si on embrouille contre un autre quartier c’est/ St Bruno(pbviafer)

On peut se demander si cette posture confédéraliste, exprimée de concert par le leader Tony et son « rival » Souf, n’est pas en fait une stratégie d’assimilation de la grappe PA, qui pâtit d’un certain déficit d’individualisation, à celle de WR, plus visible, notamment par les transgressions qui en caractérisent les membres (supra l'auto catégorisation comme intrus).

Comme le montrent ces discours, la ségrégation hyperlocale est parfois nuancée. Des interviews et des graffitis plus récents (W- Saint Bruno) montrent que l’existence du quartier Berriat-Saint-Bruno et le fait qu’il subsume les micro-espaces de référence sont admis. Mais en interaction, d'autres espaces ségrégés peuvent aussi être invoqués et faire l'objet d'un traitement discursif interprétable en terme de stratégie identitaire. Ainsi, dans une situation conflictuelle (provoquée par les adolescents lors d’un pique-nique) avec des adultes dont l’un a émis à l’égard du groupe une assignation identitaire (vous n’avez qu’à retourner dans votre… béton), Chou mobilise verbalement le locatif de cité renvoyant à une identité périphérique, pour endosser, de façon vraisemblablement polémique, l’assignation du stéréotype négatif des « jeunes de cités ». Cette nouvelle auto-catégorisation collective fait écho au palimpseste graffité « Seine-Saint-Bruno » (note 34), tissant ainsi un lien avec des espaces périphériques largement stigmatisés[38]. Dans ce même contexte, le garçon mobilise une autre catégorie à base ethno-spatiale, fondée par l’auto-attribution de l’ethnonyme Blédard[39].

Les lieux et les espaces sociaux sont des objets de discours construits, reconstruits et investis de significations fluctuantes, par rapport auxquels se développe la sociabilité des jeunes garçons et s’ancrent les identités en construction.

6. Les tricards et les skateurs : il y a autres et autres

On a vu plus haut que certaines interactions entre adolescents des deux grappes révèlent que des lexies, ontotypiques et sociotypiques (tricard, ou son équivalent pragmatico-sémantique être à la semi), thématisent et axiologisent des rapports différenciés à l’espace territorialisé. Il n’est pas anodin que les stéréotypes verbaux qui sont attribués à ces sujets au sein du réseau puissent être les mêmes que ses participants prêtent aux membres d’une catégorie sociale que de nombreux éléments invitent à considérer comme l’incarnation de leur contretype. Dans l'extrait 12, Mor se voit attribuer par « connotation autonymique » (Authier-Revuz, 1982) des pratiques verbales (d)énoncées par les adolescents comme stéréotypes linguistiques des skateurs aussi appelés babs[40] :

Extrait 12

10  E

quand (il) y a un truc vraiment super c’est quoi l’expression pour dire: […]

11  Hoc

i(l) fait c’est top cool/ c’est top méga grave cool i(l) fait

12  E

ça c’est quoi ça

13  Hoc

c’est le langage de lui comme ça (désignant Mor)

14  Mor

(rit) ah: ce mytho (menteur)

15  E

il est cinq heures dix Mor (Mor avait demandé l’heure)

16  Hoc

pas_encore espèce de tricard (sous-entendu, « tu vas devoir rentrer? »)(Ent_PA)

En cherchant à affiner ces catégorisations, j’ai pu observer à quel point les traits définitoires de la catégorie skateurs/babs sont stables dans leur actualisation et dans le temps. Ainsi, il ne serait pas étonnant que les adolescents moqués par l’énonciation affectée, par et pour les pairs, d’énoncés stéréotypés et stigmatisés du type top méga grave cool ou cool man euh (avec présence d'anglicismes « branchés », d'un débit lent et affecté, et d'un schwa en finale absolue), soient, en fin de compte, les enfants des cadres supérieurs nouveaux venus dans le quartier, décrits en ces termes au printemps 2005 :

Extrait 13

1  E

Comment vous définissez les skateurs

2  Ant

les babs

3  Cheu

des tapettes des fils de pute

4  Ant

c’est des gros fumeurs de tarpé (joints de hasch)/ des toxicos

5  Cheu

des inférieurs (il) y a vraiment aucun intérêt à faire du skate / enfin i(l) y a un truc positif on peut les rackett(er)

6  Ant

i(l)s sont pleins de sous

7  Cheu

à combien de babs on a rackett(er) leur portable à Europole / ah i(l)s sont moches / i(l)s ont toujours des grands cheveux

8  E

si vous aimez pas le skate qu’est-ce que vous faites vous

9  Cheu

le foot les filles

10  E

est-ce qu’i(l)s ont des manières particulières de parler

11  Cheu

i(l)s parlent comme des merdes « [ʃeap] »(je sais pas) Enfin c’est un exemple (Ent_SB, interaction notée pendant la discussion)(Ent_marché SB)

Le partage des traits de cette catégorisation (remarquable au sein et au-delà du réseau, et notamment chez des filles habitant les quartiers périphériques du sud de la ville) apparaît aujourd’hui comme un signe de participation au réseau, fondé par la somme des catégorisations croisées de soi, des « siens » et des autres. En somme, « dis-moi comment tu catégorises les autres et je te dirai si tu es comme moi/des miens ». Même si, d’une certaine manière, les discours des informateurs adolescents font écho à la chanson des Gars du Cours Berriat, en ce qu’il inscrivent leurs auteurs dans une localité revendiquée, tout en les démarquant des bourgeois et de leurs passe-temps jugés futiles (le yo-yo au début du XXe, le skate aujourd’hui), une différence essentielle semble résider dans la différence de relation à l'espace : d’une ségrégation absolue à l’époque ouvrière de « la barrière », on est passé, d’abord avec le développement de la scolarisation secondaire puis avec la gentrification du quartier, à un contact intergroupe accru, la proximité n’empêchant pas la formation d’hétéro stéréotypes cohérents avec une série de représentations populaires (attribution d’homosexualité passive, de déconnexion de la réalité, de manque de vigueur et d’incapacité à résister par soi-même à l'adversité).

Si, comme le déclarent plusieurs adolescents ou jeunes adultes interviewés, le développement d’un trait langagier se produit dans un cluster d’abord comme usage affecté et moqué (un stéréotype au sens de Labov), alors on peut se demander si certains des traits des skateurs, aujourd’hui stigmatisés parmi les membres du réseau, ne sont pas appelés à s'y développer, soit par normalisation (le stéréotype sociolinguistique finissant par perdre son caractère stigmatisant, comme cela se produit pour des expressions issues de sociolectes populaires dans les classes moyennes), soit par projection d 'un sujet dans une trajectoire de mobilité sociale ascendante.

Conclusion

Ce travail ne constitue qu'une première ébauche de problématisation du rapport entre pratiques et répertoire langagiers d'une part et espaces vécus d'autre part. Il semble que la démarche interactionnelle employée permette, dans le champ de la sociolinguistique urbaine, d’envisager les processus de catégorisation liés à l’espace (processus d’individualisation d’un lieu/espace par des acteurs sociaux, de territorialisation, de ségrégation, de thématisation conférant une signification sociale à la présence/absence en un lieu) comme autant de ressources identitaires mobilisables à diverses fins, et qui peuvent par exemple concourir à l’attribution et/ou à la revendication d’un statut dans le réseau ou dans le groupe de pairs, tout comme à la désignation et à la mise à distance de sujets catégorisés comme contretypiques.

Ainsi, dans un quartier mixte en recomposition, on peut raisonnablement penser que les catégories que stigmatisent les jeunes garçons (les skateurs, babs et autres tapettes), notamment en en attribuant les supposées pratiques langagières aux parias du groupe de pairs, ont à voir avec les mises en contact linguistiques et sociales, liées aux mutations socio-spatiales et démographiques. C'est dans ce sens que va la description de Souf, qui complète la catégorisation opérée dans l'extrait [13] par Ant et Cheu :

Extrait 14

1  E

j'avais une question à te poser tiens / tu sais dans les enregistrements vous parlez des skateurs des fois / tu te souviens de ça

2  Souf

ch+> ouais / les babs

3  E

ouais les babs

4  Souf

ouais

5  E

les babs et les skateurs c'est les mêmes c'est qui

6  Souf

ouais

7  E

exactement par rapport à vous euh comment tu les

8  Souf

c'est des tapettes

9  E

c'est des tapettes / genre est-ce que tu peux me donner un peu leur euh / je sais pas leurs parents qu'est-ce qu'ils font / où ils habitent

10  Souf

un peu des bourges

11  E

des bourges qu'habitent ici

12  Souf

ouais qu'habitent ici

13  E

d'accord

14  Souf

des fils à papa (ent_PA2)

La mise en contact de langues et de variétés langagières combinée à la valorisation (souvent paradoxale) de la mixité sociale et ethnique et à « l’encanaillement » de la bourgeoisie, bohème ou non, est à n’en pas douter un facteur, au moins potentiel, d’évolution du lecte vernaculaire des adolescents des classes moyennes, mais en retour, peut-être aussi du français de référence. Ainsi, il serait intéressant de tester l’hypothèse selon laquelle, plus que le contact direct avec les variétés dites « de banlieue », c’est peut-être plus la multiplication de ce type d’espaces interstitiels, ou de transition[41] (dans lesquels les classes supérieures côtoient, pour un temps au moins, des adolescents de condition sociale très modeste, pour beaucoup issus de l’immigration) qui permettent et favorisent la diffusion d’éléments saillants de ces lectes aux classes moyennes par l’intermédiaire de sujets scolarisés au contact d’adolescents des CSP du bas de l’échelle sociale. Une étude des effets de la modification de la population du quartier sur la structure des réseaux (Szántó, 2004) et sur les pratiques langagières et le français local serait donc à mener, en tentant de mettre en place une réelle interdisciplinarité, et ce, à deux niveaux. D’abord, au sein même de la sociolinguistique, en essayant d’articuler approches micro et macro, connaissance approfondie du terrain et enquête quantitative permettant de saisir des évolutions, voire des changements en cours, au niveau phonologique par exemple. Ensuite, en mettant en place, avec des chercheurs d’autres sciences humaines, une collaboration qui ne pourrait qu’affiner les points de vue de chacun et enrichir les connaissances de tous.