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C’est en tant que non-spécialiste, donc simple curieux, que j’entreprends ici ce compte rendu, encouragé dans cette audace par l’exposé même des attendus de la collection « Ouverture philosophie » qui, de l’avis de ses co-directeurs, cherche à « favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu’elles soient le fait de philosophes ‘professionnels’ ou non ». Mais il est vrai également que cette curiosité, Michel Foucault lui-même la souhaitait, en ancrant délibérément sa méthode de travail dans l’expérience littéraire du lecteur. Frédéric Gros décrit ce lecteur avide de lecture, interprète et archéologue du savoir, comme « lecteur improbable, ascétique, qui, renonçant à la logique du commentaire infini ou du partage sélectif, se privant des notions d’oeuvre, d’auteur et de progrès, parviendrait à considérer la masse des ‘choses dites’ à une époque, comme des couches telluriques accidentelles, avec des failles et des ruptures, et à ressaisir les énoncés comme de purs événements stratégiques de sens » (« Michel Foucault », Encyclopaedia Universalis).

Le livre de Mme Le Blanc propose de L’Archéologie du savoir de Michel Foucault une lecture psychanalytique et tente d’expliciter le lien épistémologique et « la relation méthodologique » du philosophe à la psychanalyse. Ce lien est réel, mais discret, car « avec l’élaboration de la méthode généalogique, malgré la mise à l’écart de la psychanalyse, Foucault a déjà emprunté épistémo-méthodologiquement à Freud […], il a déjà intégré originalement à son analyse archéologique les dimensions du processus de refoulement que sont le déplacement et la condensation [définis par Freud dans L’Interprétation des rêves (1899)] » (pp. 10-11). C’est ainsi que l’auteure postule une affinité entre les concepts foucaldiens d’inconscient du savoir et de pouvoir avec celui du désir. Idem pour l’épistemé et l’inconscient. C’est précisément ce concept d’inconscient qui sous-tend le propos des quatre chapitres que comporte le volume : il a permis à l’auteure de redéfinir, après les avoir exposés au préalable, les concepts clés de la méthode archéologique de Foucault, pour aboutir en fin de compte à appréhender comment, en s’appuyant sur la théorie du manque présente déjà chez Aristote, le processus d’hystérisation du corps de la femme a pu se développer et perdurer pendant des siècles.

Le rapport à la psychanalyse est développé essentiellement dans le premier chapitre intitulé « La méthode archéologique et l’inconscient du savoir »; rapport d’autant plus important qu’on sait grâce à de Gilles Deleuze que pour Foucault, les énoncés sont comme des rêves (parallèlement, pour la psychanalyse, l’inconscient est structuré comme un langage). La prise en compte de la psychanalyse, en ce qui a trait au sujet et au temps, a poussé Foucault à choisir la mémoire comme processus primordial pour comprendre comment le corps a été construit à travers les siècles. « Ce processus de sédimentation me semble impliquer », écrit l’auteure, « l’expérience que l’individu a de son propre corps et, aussi, comment une culture construit sa vision du corps, en nous donnant l’impression qu’elle relève de la nature » (p. 247). Or, de telles constructions passent par le langage, puisque celui-ci est l’outil par excellence de la sémiotisation de la nature.

Voilà un aspect qui intéresse tout particulièrement le linguiste que je suis. Il est développé dans le deuxième chapitre. L’auteure y reprend les concepts majeurs de l’archéologie que sont l’énoncé, des formations discursives et les explique. Selon Foucault, en effet, nous avons tendance à considérer les différents domaines du savoir comme une totalité, comme des continuités, des ensembles cohérents, homogènes, continus, déjà constitués (de couches sédimentaires) et anhistoriques, hérités tels quels de la tradition ; alors qu’en fait, ils [les domaines] sont libres de toute activité constituante, affranchis de toute référence à une origine, détachés de tout appui sur une subjectivité créatrice et surtout, placés sous le signe de la rupture. Dès lors, le philosophe tente d’opérer une mutation épistémologique, en repérant, en décrivant l’espace qui rend possible l’existence des domaines du savoir humain, en déchiffrant des textes pour y déceler une pluralité de niveaux, en interrogeant les discours pour y découvrir les mouvements secrets de la pensée. D’où son intérêt pour les conditions d’apparition du discours, les règles de la formation des discours et celles de sa transformation, les discontinuités (seuils, ruptures, mutations, séries limitées, systèmes indépendants) qui ponctuent les discours. « Tout discours manifeste reposerait secrètement, selon Foucault, sur un déjà-dit; et que ce déjà-dit ne serait pas simplement une phrase déjà prononcée, un texte déjà écrit, mais un « jamais dit », un discours sans corps, une voix aussi silencieuse qu’un souffle, une écriture qui n’est que le creux de sa propre trace » (L’Archéologie du savoir, 1969, p. 36).

Après cette présentation des concepts foucaldiens, Le Blanc propose dans un troisième chapitre « la redéfinition de l’énoncé sous l’éclairage de la relation de Foucault à la psychanalyse ». Dans cette nouvelle perspective, « l’énoncé constitue à la fois et paradoxalement l’objet et l’instrument d’analyse du discours. Il est calqué, en positif ou en extériorité, sur les règles du déplacement et de la condensation propre au processus de l’inconscient psychique (que Foucault qualifie de négatif et qui se situe en intériorité). Dès l’instant de son existence, il est inscrit dans l’histoire et pris dans un jeu de pouvoir au sein d’une formation discursive (ou groupement d’énoncés) qui, elle, pourvoie le savoir nécessaire à la science » (p. 248). Pourquoi une telle redéfinition? Parce que même si sa pensée a influencé le féminisme – idéologie dont se réclame explicitement l’auteure – Foucault demeure à ses yeux androcentriste : « son référent est le corps « neutre » dont il ne faut pas être dupe, parce qu’en fait il est mâle » (pp. 16-17) et ce, même si « dans son sillage, les féministes ont montré comment s’est construit socialement et historiquement cette norme hétérosexuelle et androcentriste qui selon toute apparence nous a laissé croire à sa vérité naturelle » (p. 17). D’où la nécessité, tout en réexploitant la méthode archéologique foucaldienne, de substituer à la théorie binaire du manque, une méthode complexe permettant d’utiliser l’objet d’analyse (le discours) à la fois comme instrument d’analyse, « pour ‘penser autrement’, de façon complexe et multiple, les corps féminins et masculins » (p. 15).

C’est ce projet que le quatrième chapitre, le moins théorique de tous, tente de réaliser : proposer un déchiffrement archéologique du processus d’hystérisation du corps des femmes en débusquant l’énoncé de la supériorité masculine et son corollaire de l’infériorité féminine, dans des traités gynécologiques et de la génération. La pathologisation du corps féminin est un processus ancien, qui remonte jusqu’à l’Antiquité grecque et diverses théories ont servi à la colporter : théories anciennes de la gynécologie et de la génération, théories des humeurs, de l’utérus baladeur, la spongiosité du corps féminin, l’hystérie… On peut en trouver encore aujourd’hui les traces dans la médecine actuelle, notamment dans les représentations des professionnels de la santé et des femmes elles-mêmes du corps féminin – représentations qui se manifestent par le biais du langage : « perplexes devant le mystère d’un corps et d’un sexe qui enfantent, les médecins assujettiront ce corps autre à leurs discours et théories scientifiques et par ces discours, savoir-pouvoir-matérialité du corps féminin seront reliés dans une pratique d’objectivation » (p. 14). Ou pour le dire autrement, la méthode archéologique permet de mettre au jour comment, la formation discursive de la médecine présente l’hystérisation comme un processus culturel de sédimentation des traces mnésiques, traces qui se sont mises en place à l’insu du Sujet conscient.

Le livre de Mme Le Blanc est admirable du fait de son caractère exploratoire et complémentaire. L’auteure explore en effet la méthode de Foucault, à la recherche d’éléments peu exploités, de liens exploitables; « ce qui dans un premier temps, demande une totale empathie et autant que possible, une certaine affinité de pensée » (p. 22). Mais cette empathie ne l’empêche pas de voir les failles. Car s’approprier, même modestement, la méthode complexe de l’archéologie de Foucault, c’est aussi tenter d’aller au-delà des apories qu’elle contient et l’enrichir en y ajoutant d’autres avenues. L’ouvrage est très constructif de ce point de vue.