Compte rendu

Dernier journalGérald Leblanc (2006). Poèmes new-yorkais (1992-1998). Collection Poésie. Moncton, Éditions Perce-Neige. 58 p.[Record]

  • Alain Masson

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  • Alain Masson
    Lycée Janson-de-Sailly, Paris

Recueil posthume, les Poèmes new-yorkais ne ressemblent pourtant pas à un testament, quoique l’auteur se sût atteint d’un cancer. Au contraire, les traces d’une inquiétude mortelle y sont immédiatement annexées à une mise en oeuvre poétique. C’est dire que la poésie y apparaît comme la destination et la sauvegarde du quotidien, ou plus exactement le moyen de disposer de ces abîmes brefs et profonds que la fragilité des jours, l’incertitude de la vie imposent si souvent, si brutalement à tous comme des évidences creuses dans le tissu de la banalité, « quand la conscience se dissout / dans la pensée du temps » (p. 28). Les textes présentent souvent un voisinage trivial, la rue, un téléphone, une liste d’événements, un itinéraire, auxquels s’associe une dissonance soudaine : le sentiment d’une rupture et d’une altérité. Il suffit d’indiquer une couleur, rouge passionné ou noir funèbre, il suffit d’un nom inattendu, « épidémie », « magie », « transfert », d’un verbe rude, « arrache la porte », un de ces mots qui n’ont pas leur place dans le décor, et les vers prennent une tournure personnelle et grave. Or, il n’est pas difficile de préciser ce qui réunit ces termes : un changement brusque, involontaire, imprévisible, crucial. Il appartient en effet à la pratique de la poésie de se saisir, et vite, de cette émergence singulière. De répondre à ce défi que lance parfois la seule « évidence ». C’est désormais sa tâche principale. La surprise, bonne ou mauvaise, ne gouverne pas seulement une esthétique, comme elle fait depuis longtemps en poésie (au point parfois de lasser avant d’avoir surpris), elle organise ici une sensibilité et inspire une éthique. La folie, l’invite, la différence, le rêve, le départ deviennent des valeurs capitales, au-delà de l’heur et du malheur, du plaisir et du chagrin. Les « anges noirs » eux-mêmes ont un aspect créateur. C’est en effet le changement qui instaure un ordre intime et chaleureux. Le sujet ressent donc la nécessité d’une minutieuse mise en scène de soi, prudente et calme, par exemple un protocole matinal « d’avènement de la ville » (p. 32), qui lui permet de recevoir « la présence du soleil de façon personnelle ». C’est la meilleure manière d’apprivoiser la nouveauté énorme de New York, surgie barbare dans la douceur des rêves mal enfuis. La page la plus révélatrice de ce goût, de cette humeur et de cet engagement est celle que Leblanc consacre aux « yeux de Robert Rauschenberg » (p. 57). Voilà longtemps en effet que son art de trouver dans le bric-à-brac une vérité individuelle, dans l’arrangement du tout-venant une affirmation distincte, faisait songer à ce peintre. Le rapprochement, plus explicite que jamais, parle plus fort et plus vrai que le patronage habituellement invoqué, celui de la génération beatnik qui repose pour l’essentiel sur des affinités négatives, la volonté de s’éloigner des « assis », selon le mot de Rimbaud, la récusation des apprêts et des trucages, le refus de toute définition académique de la poésie. Plutôt que le simple collage ou l’inspiration du moment, Rauschenberg évoque le rassemblement hasardeux des objets trouvés, au retour de l’errance que feignent d’être la promenade et la cueillette. Le poème qui lui est consacré nomme un encombrement qui suggère un ordre : « le trop-plein comme proposition efficace ». Qu’importe la part qu’y prend le hasard ? Peu à peu, les corps aléatoires s’arrangent selon « la vibration continue de la matière ». La pratique bricoleuse se hausse « à l’idée ». Celle d’une nature active et invisible : pas celle des écologistes, celle dont les lois …