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Dirigé par Samira Belyazid, Littérature francophone contemporaine : Essais sur le dialogue et les frontières est né du 16e colloque international de l’association des professeurs des littératures acadienne et québécoise de l’Atlantique (A.P.L.A.Q.A). Ce symposium, intitulé Au-delà des frontières, s’est déroulé à l’Université de Moncton, les 13 et 14 octobre 2006.

Samira Belyazid (2008) présente cet ouvrage comme la mise en forme d’un « lieu de parole où les auteurs examinent la nature, le fonctionnement et les formes du dialogue littéraire au-delà des frontières linguistiques, culturelles, identitaires et sémio-narratives » (p. 1). Il comprend onze essais divisés en trois chapitres qui étudient la thématique des frontières dans leur rapport avec l’identité et l’altérité —notions souvent prises au sens large. Au premier abord, l’aspect éclectique de l’ouvrage peut déconcerter ; la cohésion entre l’ensemble des articles se révèle peu à peu au fil de la lecture à un public de spécialistes. À travers une étude de l’intertextualité, conçue comme une mise en relation faisant dialoguer les genres et les formes littéraires de plusieurs espaces francophones, ces actes de colloque explorent une identité nationale qui se découvre souvent transnationale. L’appréhension de la transnationalité ouvre à de nouvelles perspectives reliant de façon inattendue les Amériques, l’Océan Indien, l’Afrique et la France. Cette mise en relation vise à questionner de façon novatrice les rapports coloniaux et postcoloniaux entre « la métropole » (la France) et ses anciennes colonies. Aussi l’accent est-il mis dans l’ensemble des articles sur la résistance des frontières à leur abolition. Ce qui suggère que l’absence de limite est tout aussi problématique que leur existence. Il en résulte que l’identité requiert des limitations non simplement pour se définir mais aussi pour se contenir et ne point se perdre ni se dissoudre. L’approche pluridisciplinaire de Littérature francophone contemporaine : Essais sur le dialogue et les frontières qui se fait parfois interdisciplinaire valorise l’étude d’auteurs souvent méconnus tout en rappelant l’ampleur et la complexité de la littérature francophone.

Le premier chapitre, « Dialogue et techniques sémio-narratives », regroupe les textes de Sophie Beaulé, Lucienne J. Serrano, Françoise Cévaër et Marina Salles. Chacun de ces essais redéfinit les frontières de l’intertextualité, leurs implications dans la polyphonie des voix narratives ; ainsi les auteurs examinent aussi bien le mélange des formes littéraires que la résistance de ces dernières à toute appropriation.

Dans « Ingestion, déjection…transaction: jeux de frontière entre le canonique et la paralittérature » Sophie Beaulé explore les frontières entre la « littérature à l’estomac » (ou la paralittérature) et les canons littéraires pour exposer une porosité entre ces deux modes tenus pour distincts. Dans ce dessein, elle utilise des métaphores de la dévoration pour souligner que la haute littérature vampirise le champ paralittéraire. Beaulé soutient que la paralittérature joue un rôle évident dans la culture médiatique bien que ce dernier soit ignoré dans la régénération des canons littéraires ou de la haute littérature. De fait, celle-ci par son vampirisme avouerait sa carence.

Dans « La migration des voix dans Aube tranquille de Jean-Claude Fignolé », Lucienne J. Seranno examine une mise en relation intrigante entre la Bretagne, Haïti autrefois Saint-Domingue, et l’Afrique, entre le passé et le présent, entre le maître et l’esclave. L’association de tous ces éléments fait ressurgir une mémoire oubliée et de fait présente la société haïtienne contemporaine comme le fruit de la haine engendrée par la justification de l’esclavage. La confrontation à travers plusieurs siècles entre deux figures antithétiques récurrentes, la blanche Sonya et la noire Saintmilia, illustre cette mémoire conflictuelle. Leur rencontre quasi impossible incarne la volonté vaine d’établir un dialogue de réconciliation par-delà des frontières temporelles et spatiales impalpables et infranchissables L’approche sémio-narrative de cet essai alliant la sémiotique à la psychanalyse met en exergue l’importance du chaos chez l’auteur haïtien Jean-Claude Fignolé et met en place un dialogue qui illumine les paradoxes et les problèmes d’Haïti de nos jours.

L’idée d’une identité transnationale et de ses effets sur le concept de limites frontalières se matérialise dans « Daniel Picouly sur les traces de Chester Himes: intertextualité et idée transnationale ». Francoise Cévaër considère qu’avec Tête de nègre et L’enfant léopard de Daniel Picouly, les frontières entre l’Amérique et la France s’estompent et disparaissent pour mettre en exergue la force d’oppression socioculturelle, économique et raciale qui rapproche Harlem et Paris, deux espaces pourtant distincts. Ainsi, l’approche par l’intertextualité suggère que la langue et la culture ne constituent pas des barrières suffisantes pour empêcher le rapprochement d’éléments similaires appartenant à deux continents, bien au contraire.

Selon Marina Salles, la transnationalité évolue en un mélange culturel dans « Formes du métissage et métissages des formes dans Révolutions de J.-M. G. le Clézio », c’est-à-dire en « un mode relationnel [qui exclut] la fusion et la domination (p. 79). Citant des travaux de Français Laplantine et Alexis Nouss, Salles soutient que le métissage culturel préserve de « la fusion totalisante de l’homogène » et [de] la fragmentation de l’hétérogène » (p. 79); cette assertion lui permet d’avancer que dans Révolutions, le métissage s’assimile à la mixité culturelle, symbole des origines et de la vie de l’auteur. Ainsi, le métissage s’apparenterait ici à un amalgame qui permet à un individu de conserver une certaine intégrité lorsqu’il est mis en présence de l’autre, ce qu’attesterait l’altérité des personnages tels que Jean Marro et leurs pérégrinations de la France à l’Asie ou l’Amérique du sud, de l’Afrique à l’océan indien. Marina Salles propose que Révolutions, à travers son polymorphisme et la polyphonie de ses voix narratives « agit tel « le fusil à deux coups » de l’ironie voltairienne en opposant une résistance également vigoureuse à l’uniformisation sclérosante et à l’exaspération des particularismes » (p. 92).

Le deuxième chapitre, « Dialogue et identités » comprend les textes de Robert Viau, Jonathan Lamy, Olympia G. Antoniadou et Stéphane Hoarau. Ces essais relient des espaces francophones et des textes qui gagneraient à être plus connus. Ainsi, le rappel de la relation problématique entre deux pôles, la France et les Amériques, l’Acadie et le Poitou, se cristallise dans l’essai de Robert Viau, « L’Acadie du Poitou. » Cette étude évoque l’importance des romans poitevins traitant du retour difficile des Acadiens au pays de leurs origines. Les péripéties des Acadiens lors du Grand Dérangement, événement majeur souvent oublié de l’histoire a laissé ses marques dans la mémoire collective de certains exilés et cela jusqu’en France. Cet essai permet de saisir la portée souvent insoupçonnée de l’Acadie dans la littérature poitevine et laisse entrevoir les facettes multiples de la littérature acadienne et la nécessité d’étudier celle-ci avec d’autant plus d’attention qu’elle traite d’une identité transnationale et d’une idée particulière des frontières, à la fois rigide et souple, fermée et ouverte aux changements.

Avec « L’Améridianité violente de Josée Yvon », le Québec devient l’espace privilégié où les personnages féminins « appartiennent » aux premières Nations. Ces héroïnes font découvrir des cultures amérindiennes qui s’éloignent des clichés. À travers la violence et la cruauté de leurs agressions contre les hommes, ces personnages féminins, refusant la position de victimes, s’attaque à l’hégémonie d’un patriarcat qui les opprime. C’est ainsi que ces femmes se définissent. Comme le souligne Jonathan Lamy dans cet essai, ces femmes constituées en sujets « se situent dans l’action concrète, dans l’attentat » (p. 126). Lamy avance que dans ses oeuvres Josée Yvon utilise la violence pour briser les frontières de la stéréotypie des Amérindiens qui les cloisonnent dans une posture victimaire et ce faisant célèbre l’altérité dans toute sa complexité.

Dans « les méandres d’une identité plurielle au-delà des frontières : le cas de l’écrivain francophone grec Clément Lépidis, » Olympia G. Antoniadou explore la construction et les implications d’une identité plurielle dans l’écriture de Clément Lepidis. Qualifier cet auteur d’« écrivain de la diaspora francophone d’origine grecque » (p. 128) bien qu’il soit né à Paris d’un père grec et d’une mère Française, renforce l’idée que l’imagerie de la Grèce qui se forme dans son esprit est nourrie par les récits paternels. De fait, Olympia G. Antoniadou examine le déracinement engendré par la mémoire du père et qui projette l’auteur dans un espace de l’entre-deux polysémique, complexifiant la construction d’une identité unique. La Grèce devient un carrefour topographique définissant et reliant deux antipodes à la fois : l’Occident et l’Orient ou le rationalisme et le primitivisme.

Dans « Écriture de l’exil : Monique Agénor, pour une transgression des frontières? » Stéphane Hoarau sonde la notion de ponts entre les langues et les cultures comme fondements de l’identité plurielle dans la littérature créolophone des Mascareignes. Hoarau examine l’écriture de Monique Agénor et rappelle que la francophonie est en perpétuel mouvement et se réinvente à chaque instant. L’espace francophone s’élargit au contact des frontières de l’autre et ceci alors qu’il manipule les limitations qui devraient le circonscrire. Dans cet essai, l’écriture de l’exil chez Monique Agénor s’avère un prétexte exprimant une histoire jusqu’alors tue. Dès lors l’écriture symbolise une force d’ouverture estompant les frontières. Et ceci à travers une volonté de rompre le silence, de faire le lien entre divers espace-temps, imaginaires et langues révélant la pluralité de cette identité créole qui se dessine chez cet auteur.

Le troisième chapitre, « Dialogue et altérité » réunit l’essai de Lucie Hotte et Johanne Melançon, et ceux d’Irène Oore et de Rémy Ferland. Ces travaux portent sur des auteurs dont le projet vise à établir des ponts entre les individus et les cultures tout en exprimant la volonté de rencontrer l’Autre comme une force irrésistible.

Ainsi, « La poétique des frontières dans Famien (sa voix dans le brouillard) et l’écho des ombres de Michel Dallaire » plonge le lecteur dans l’écriture d’un globe-trotter devant l’éternel. Dans cette écriture, le thème principal est la traversée des frontières qui se cristallise à travers la fusion de deux corps de « race », de culture et de continent différents dans une danse amoureuse irrésistible. La peinture de corps distincts qui bougent au même rythme en parfaite harmonie, incarne une métaphore de mise en relation des plus éloquentes. Lucie Hotte et Johanne Melançon suggèrent que l’originalité des romans de Michel Dallaire, auteur d’origine franco-ontarienne, tient aussi à l’expérience même de l’écriture où la poésie s’insère dans l’écriture romanesque rappelant de fait la fusion amoureuse entre deux personnages que tout semble séparer. Le dialogue avec l’Autre revêt ici plusieurs niveaux et se ressent dans le corps du texte et dans celui des personnages.

Les thèmes de l’union et de l’amour reviennent dans l’essai d’Irène Oore « Fusion et séparation dans les deux récits biographiques de Marie Jolie ». La juxtaposition de deux textes présentant l’amour d’une mère pour ses filles qui se retrouvent sous la coupe d’un mari qui les maltraite physiquement ou moralement, souligne l’incapacité maternelle de sauver ses enfants d’une mort inéluctable. Irène Oore avance ainsi que la séparation existant entre chaque individu et les frontières physiques et morales les isolent. Irène Oore élabore une analyse qui soulève le questionnement de la relation de l’individu aux autres, de la solitude humaine, des limites entre liberté et asservissement, entre respect et indifférence.

Le dernier essai apporte une note plus légère à l’ouvrage en examinant les effets détonants et paradoxaux de l’intertextualité et de l’influence du romanesque français chez un jeune auteur québécois du 19e siècle. Dans « Une horrible aventure de Vinceslas-Eugène Dick: caricature des lieux communs français sur le Canada », Rémi Ferland présente l’influence de la vision de l’Autre —l’auteur français et son imaginaire— sur l’appréhension de l’identité québécoise par les écrivains québécois eux-mêmes. Les notions d’identité transnationale et de frontières prennent ici une signification déroutante, à travers l’étude d’un auteur qui dans ses oeuvres de jeunesse se fait le médiateur, le messager de la mythologie de l’identité québécoise vue par l’esprit romanesque français. Ce faisant, cet écrivain finit par se réapproprier cette invention, la faire sienne, en l’incarnant et l’ancrant véritablement dans l’espace québécois.

Par son approche pluridisciplinaire, ce collectif intéressera un large lectorat. Au sein d’un même ouvrage, des lecteurs intéressés par la sémiotique ou la sémiologie, la narratologie, les littératures créolophones des Mascareignes, les études littéraires et culturelles des Amériques par exemple pourront satisfaire leur soif de découverte et dépasser les frontières de leur propre discipline. Selon les attentes du lectorat, certains essais seront plus accessibles ou plus convaincants que d’autres. Une plus grande audience aurait pu être atteinte si certains des articles avaient été écrits pour des non-spécialistes ou avaient été traduits en anglais. L’ajout à l’introduction initiale en français d’une traduction en anglais suggère la volonté de toucher un lectorat anglophone. Il est dommage que les frontières linguistiques et disciplinaires en fin de compte puissent empêcher un dialogue qui s’annonce si prometteur. Cet ouvrage véritable « lieu de parole » pourrait engager le plus grand nombre à un dialogue renouvelé sur la littérature francophone.