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La problématique de la littérature africaine contemporaine s’inscrit aujourd’hui dans une dynamique complexe. Elle est d’autant plus difficile à appréhender que l’ampleur du champ et son articulation sont constamment traversées et mues par des forces difficilement saisissables en raison de l’intrication de différents phénomènes qui interagissent et interférent dans l’espace littéraire du texte. Saisir le texte littéraire africain dans ces fondements multiples et son tissage relationnel et interculturel, tel sera notre propos dans cette étude.

Mais au préalable, dans la visée d’un questionnement sur un tel objet, faudrait-il faire une approche des contextes d’émergence, des conditions de sa production, de ce qui est sensé être son « lieu de parole » et ce qui s’y déploie afin de comprendre la portée de cette multiplicité et cette complexité du texte littéraire?

La littérature africaine est engagée depuis dix siècles dans des processus de heurts, d’agrégats interculturels et de sédimentation de savoirs constamment actionnés par le mode d’installation d’historicités, en perpétuelles négociations conflictuelles avec les épistémès culturelles d’horizons variés et multiples ou hypo-culturelles pour répéter Papa Samba Diop[1], symptomatiques de la modernité à l’oeuvre dans le texte. Peuls[2] de Tierno Monénembo, support de notre réflexion, s’articule et fonctionne depuis les profondeurs de cette situation interculturelle inaugurale, disjonctive qui s’organise et prolifère à partir de trois foyers culturels en contact et dans des rapports conflictuels : le Paganisme, l’Islam, l’Occident.

En effet, cette étude s’attachera aussi à montrer comment, par le biais d’une narration complexe à tonalité épique parfois prolifique, s’appuyant fortement sur l’Histoire culturelle et politique des peuls et de l’actuelle Guinée Conakry, Monénembo explore les substrats identitaires de ses personnages dans leur opacité et l’expérience de leur mémoire collective, qui révèlent toutes les turbulences d’un monde dans lequel le réel et l’Histoire bégayent à retrouver leur cohérence.

1. Champs théorique et problématique conceptuelle

Il peut paraître malaisé de tenter une approche théorique de la littérature africaine; tellement les démarches et les visées critiques qui travaillent à son articulation, ouvrent de plus en plus sur des dissonances et des impasses épistémologiques. Nous n’avons pas l’intention de faire ici, il faut le dire tout de suite, l’historiographie de la critique littéraire africaine; le contexte ne s’y prête pas, ni de porter un jugement de valeur sur telle lecture critique ou système de pensée, encore moins de faire la cartographie de la production des oeuvres. Un constat nous paraît tout de même évident aujourd’hui. Le réel africain dans toutes ses figures ou figurations littéraires, la réalité africaine dans toute sa matérialité et ses manifestations symboliques défient de plus en plus les cohérences du discours critique, transcendent les formalités génériques ou taxinomiques. De sorte qu’écrivains, penseurs ou critiques et lecteurs sont constamment interpellés dans leurs postures et leurs certitudes épistémologiques et sommés de reconsidérer leur matériau discursif et herméneutique d’une part; d’autre part la profusion de formes littéraires atypiques ou de plus en plus métissées remettent en cause les postulats et visions essentialistes du texte africain. Un essentialisme que Georges Ngal dénonçait déjà il y a quelques années en évoquant l’ambiguïté des positions de la Société africaine de culture (SAC) dans une lettre circulaire datée de 1970, et qui collait aux oeuvres littéraires africaines une étiquette ou une spécificité et au critique un profil culturel qui en justifiait son aptitude à les comprendre et les analyser :

La prise de position de la SAC comporte un certain nombre de postulats. Elle pose l’existence d’un patrimoine artistique et littéraire africain. Mais, d’une manière floue, elle semble dénier aux non-africains l’aptitude à interpréter correctement ce patrimoine. Ce qui met en cause, indirectement, la possibilité d’une communication interculturelle, ou ce qu’on appelle les universaux transculturels, c’est-à-dire les éléments symboliques permettant aux hommes qui relèvent d’une culture de communiquer avec ceux qui relèvent d’une autre culture[3]

Si nous considérons la genèse du texte africain au miroir de l’aventure socio-historique et culturelle de l’Afrique, on peut toujours établir et situer les points et les zones de détermination qu’exerce celle-ci sur celui-là. Autrement dit, la société agirait sur les formes du texte et en orienterait la structure[4].

Au regard de cette assertion, la longue dynamique et constante mutation des sociétés africaines élaborerait les conditions de possibilité de genèse d’une hybridité fondatrice du texte africain. Qui plus est, on connaît la corrélation socio-historique et culturelle qui existe entre les fulgurantes poétiques d’Edouard Glissant et l’histoire de la Caraïbe et qui débouche sur son fameux Traité du Tout-monde, une espèce de mémoire dynamique et prospective des cultures et des langues en contact à partir des mécanismes du métissage, de la créolisation :

Ce qui s’est passé dans la Caraïbe et que nous pourrions résumer dans le mot de créolisation, nous en donne l’idée le plus proche possible. Non seulement une rencontre, un choc (au sens ségalien du terme), un métissage, mais une dimension inédite qui permet à chacun d’être là et ailleurs, enraciné et ouvert, perdu dans la montagne et libre sous la mer, en accord et en errance[5].

Un tel phénomène de heurt et d’agrégats d’univers culturels -à la base de toute la poétique de Glissant - ne peut-il fournir à la littérature africaine un matériau conceptuel et théorique lui permettant de se penser en tant qu’entité autonome dans ses dispositifs institutionnels et ses dynamiques de création? Mais une telle posture critique ne court-elle pas le risque de tomber dans un déterminisme socio-culturel? Georges Ngal dit en ce sens : « Une théorie littéraire voit le jour quelque part, dans un univers socio-culturel qui la fonde, la justifie, aussitôt la tentation d’en faire un modèle universel se profile à l’horizon[6] »

Mais à partir de ce moment, la critique ne court-elle pas le risque de s’enliser dans cette espèce de mimétisme dont parle Justin Bisanswa : « Abordant des textes africains, la critique serait-elle condamnée à être « mimétique », lisant l’oeuvre littéraire uniquement dans sa relation avec le monde réel[7]? »

Ce postulat est aussi valable pour qui s’attache à élucider les fondements épistémologiques qui articulent les formations discursives et les discours de savoirs produits sur la littérature africaine, depuis plus d’un demi-siècle. C’est en ce sens que les oppositions binaires « tradition/modernité » souvent maintenues pour la commodité de leur usage doivent être repensées et relativisées, pour les raisons que, ce qui apparaît comme tradition aux yeux du critique tout comme à ceux de l’écrivain, est fondamentalement traversé par des circulations, des interférences et influences diverses et qui en font une scène, un terrain, un carrefour de savoirs, de matières culturelles, par conséquent de création et transformation dynamique. Hélène Tissières, analysant les relations, inter-relations et circulations entre le Maghreb et l’Afrique subsaharienne, affirme à cet effet :

Les contacts d’ordre géographiques, économiques et politiques ont donné naissance à d’innombrables entrelacs culturels, sociaux et philosophiques qui inventent à leur tour de nouveaux systèmes, les adaptant aux nécessités présentes, obscurcissant les origines. De sorte que les artistes font surgir de leurs oeuvres une quantité de signes, d’influences pour exprimer les alliages temporels, thématiques et les préoccupations qui se modifient selon les événements et les changements[8].

A partir de ces postulats et de ces données épistémiques, comment situer, contextualiser cette saga de Monénembo en pleine dynamique des historicités africaines? L’Histoire immédiate se prête-t-elle au retour des grandes narrations aux relents épiques?

Le texte de Monénembo semble désarticuler une certaine configuration historiographique et littéraire. Il pose en des termes dynamiques, et conjecturaux un certain nombre de questions qui hantent aujourd’hui, les investigations qui occupent une bonne partie de la critique dite postcoloniale. Achille Mbembe dans Afriques Indociles, dit à cet effet :

Il importe d’identifier les savoirs en genèse, la naissance de nouveaux récits, l’invention de nouvelles mémoires destinées à fixer, à nommer et à transmettre l’essentiel de ce que j’appelle l’événement postcolonial. Mais que l’espace dans lequel se déploie ce travail culturel n’est pas neutre, piégé qu’il est par la longue durée (ses traditions de servitudes et ses mythes insurrectionnels) et par la vocation que se reconnaît l’état postcolonial d’être, en lui-même récit, système symbolique et révélation. D’où l’inévitable surgissement de zones de rencontre, de collusion et d’affrontements entre plusieurs ordres de vérités aspirant, tous, à totaliser le réel et à proclamer le sens des destinations finales[9]

2. Historicités fondatrices et modernité énonciative dans Peuls

Les cassures et restructurations dynamiques que provoquent l’avènement de l’Islam et celui de la colonisation en Afrique subsaharienne, déconstruisent les modèles stabilisant de l’histoire littéraire et socio-culturelle. En effet, si le surgissement de ces grands moments est déterminant et suffisamment structurant pour orienter une investigation historique, leur exploration et mise en scène dans l’espace littéraire permet de relativiser et de reconsidérer la pertinence taxinomique des modèles littéraires et génériques. Sinon comment comprendre le retour en apparence paradoxal sur la scène littéraire, de codes et formes génériques que l’historiographie littéraire avait classés et muséifiés dans un passé historique, littéraire?

Serait-on, ici, au coeur d’une actualisation, à contrario, du revers de la conception hégélienne de l’épopée, consistant à désigner le genre épique comme relevant d’un âge révolu? Ce serait oublier que l’épique - quitte à se parodier ou à se carnavaliser[10] - est en train de devenir paradoxalement une dimension transversale de nos sociétés soumises à une atomisation généralisée du réel, et que les résurgences du discours épique, sous quelque forme qu’elles apparaissent, ne sont que les symptômes du malaise socio-culturel de nos sociétés actuelles.

Ce continuum (...) fait apparaître le découpage en genres codifiés comme arbitraire. L’essentialisme (qui sous-tendait les poétiques depuis Aristote) cède la place au nominalisme (...). Non plus l’épopée dont il faudrait suivre les "règles", mais des épopées, des textes épiques dont on ne reprend que ce qui peut être utilisé pour répondre aux besoins d’aujourd’hui. En (textes) variés, mutants, magnétisés par la démesure et l’immensité d’un épos qui trouve ainsi de multiples relais et des “seconds souffles[11].

Le roman de Monénembo couvre quatre siècles d’histoire culturelle et socio-politique de l’épopée des Peuls. Quatre cents ans d’instabilité géopolitique ponctuent son système narratif ample et déroutant, à l’intérieur duquel, l’auteur s’attache à brouiller de manière cyclique le jeu des instances narratives. Certes des dates historiques précises balisent la découpe spatio-temporelle et la composition (1400-1510; 1537-1600; 1600-1640; 1650-1700, etc.), mais le roman s’appuie aussi dès le début, sur des fulgurances mémorielles et des glissements temporels imprécis, caractéristiques de l’esthétique du conte ou de la légende.

C’est toi Peul, qui le dis, moi je ne fais que répéter. Tu as le droit de délirer, personne n’est tenu de te croire, infâme vagabond, voleur de royaumes et de poules ! Soit ! nous sommes cousins puisque les légendes le disent. Du même sang peut-être, de la même étoffe, non ! Toi, l’ignoble berger, moi, le noble Sérère. A toi les sinistres pastourelles et les déplorables églogues; à moi, les hymnes virils des chasseurs. A toi l’écuelle à traire et la corde à neufs noeuds; à moi la gourde de vin (…) Les ancêtres nous ont donné tous les droits, sauf le droit à la guerre. Entre nous toutes les grossièretés sont permises. Au village, ils ont un mot pour ça : la parenté à plaisanteries[12].

C’est sur ce ton inaugural que s’ouvre le livre et le procès énonciatif qui met en scène un Sérère et un Peul[13], les deux protagonistes principaux de l’histoire.

Ainsi, le dispositif énonciatif, s’appuyant sur des motifs rappelant la matrice de l’oralité dans les formes épiques, confère au Sérère le statut et le rôle qui reviennent de coutume au griot traditionnel. Mais au contraire du griot qui fonde son pouvoir et sa performance essentiellement sur un support oral, le support romanesque devient ici le médium par lequel le narrateur Sérère concilie l’oral et l’écrit dans une dynamique résolument moderne. Et c’est peut-être cela qui fait toute la singularité des textes de Monénembo, particulièrement Peuls. Ainsi le statut de la parole et sa puissance, le rôle fondateur et créateur du verbe sont ici convoqués pour légitimer et justifier l’impératif d’explorer et de dire la mémoire de la genèse progressive de l’identité multiple et complexe du Peul. 

Parole nomade, longue rivière de lait qui multiplie les méandres entre les déserts et les forêts pour dire et redire l’incroyable aventure des Peuls. Cela commence dans la nuit des temps, au pays de Héli et Yôyo entre le fleuve Milia et la mer de la Félicité. C’est là-bas, dans les fournaises de l’est, sur les terres immémoriales des pharaons que l’Hébreu Bouïtôring rencontra Bâ Diou Mangou. Le Blanc vit que la noire était belle, la Noire vit que le Blanc était bon. Celui-ci demanda la main de celle-là. Guéno voulu et accepta. Naquirent Helléré, Mangaye, Sorfoye, Eli-Bâna, Agna et Tôli-Maga. […] C’est de leur vénérable descendance qu’est issu cet être frêle et béliqueux, sybillin et acariâtre […] Cette âme insaisissable.[14]

On le voit, cet enchevêtrement des temporalités traduit aussi, quelque part, des identités dont l’épaisseur révèle les multiples strates et croisements construits par les circulations et les contacts culturels et interculturels. Les rythmes contrastés de la narration et les mouvements des personnages historiques à l’intérieur de configurations de l’imaginaire collectif et ethnique sont dictés par un irrépressible désir d’affirmer des appartenances de plus en plus opaques et dissonantes. Car c’est au carrefour de l’histoire et des fictions identitaires du phénotype peul et de la saga guerrière et épique de ce dernier, que la dynamique scriptuaire de Monénembo, pouvons-nous dire, cherche à appréhender les noeuds structurants de la masse mouvante, hétérogène des cultures croisées que portent les personnages peuls dans le roman de Monénembo et aujourd’hui les peuples de toute la sous - région sub-saharienne.

Cette optique narrative complexe, qui se joue dans une volontaire fluctuation entre la linéarité d’une intrigue à tonalité historique et les distorsions, dissonances et contradictions d’un sujet énonciatif affronté aux entrelacs discursifs d’une modernité de plus en plus opaque, confère aux romans de Monénembo une portée sémiologique de premier ordre. En effet, le caractère hétéroclite des références linguistiques (sérère, peul, arabe), le foisonnement des tons (de l’ironie à la raillerie en passant par la gravité épique qui anime les figures historiques des théocraties peules, telles Tierno Souleymane Baal, Ousmane Dan Fodio, Konko Bou Moussa, El Hadji Oumar Tall etc.), la récurrence des marques textuelles de l’expressivité que mobilise le Sérère pour cerner la personnalité du Peul, en disent long sur les stratégies d’écriture des textes de Monénembo, comme l’atteste ce long passage en introduction à la troisième partie du roman :

Yassam seïtâné a kissom, que le diable t’emporte, Peul ! Ah, ces temps bénis de jadis où l’on vivait sans toi !...Non, il a fallu que Dieu t’envoie à nous; toi, tes faux airs de pharaon, ton odeur de glaise, tes innombrables larcins et tes hordes de zébus qui perturbent, nos villages et détruisent nos semences. Rô ho Yaal ! Qu’avons-nous fait au ciel pour mériter une telle punition? Depuis, tu chemines, te propage partout comme si tu étais un gaz, comme si toutes les terres t’appartenaient. Qui t’a fait si mouvant, si insaisissable? Gardien de bovidés aujourd’hui, bâtisseur d’empires le lendemain ! Obscur marabout ce moment-ci, calife l’instant d’après ! Hôte le matin, maître le soir ! Jusqu’où ira ta folie des bois, nuisible puceron? […] Oui, le Sérère a raison et bien raison : « Si dans la nuit noire, une femme se vante de sa Beauté, attends que vienne le jour avant de faire son éloge.[15]

Dans le découpage du livre en trois grandes parties, 1- POUR LE LAIT ET POUR LA GLOIRE (période correspondant au règne de l’éthique tiédo, animiste chez les Peuls); 2- LES SEIGNEURS DE LA LANCE ET DE L’ENCRIER (coïncide avec l’avènement des empires peuls ayant à la tête des chefs religieux fortement imprégnés d’une mission islamique à accomplir sur terre); 3- LES FURIES DE L’OCEAN (cette dernière partie ouvre les sociétés peules islamisées à l’ère des conquêtes coloniales) - se dessinent trois grands moments fondateurs dans l’Histoire des peuples de la sénégambie, précisément avec l’avènement de la figure de Koly Tenguéla, fondateur de l’empire Dényankobé :

Koly Tenguéla, un Peul du clan des Bâ, de l’invivable tribu des Yalalbé qui marquera de ses exploits et de ses déchirements quatre siècles de sa sinueuse histoire. En 1512, il se débarrassa du joug malien et se tailla un immense état sur les décombres du Tékrour : le redoutable empire des Dényankôbé. L’empire des Dényankobé, c’est le centre de ta mémoire, le pivot de ton remuant passé. Il durera jusqu’en 1776, résistant tant bien que mal aux chrétiens et aux musulmans. Surtout il servira de tremplin aux fameuses hégémonies peules d’inspiration musulmane qui, à partir du XVIIIè siècle, déferleront de la Mauritanie au lac Tchad et qui ne s’achèveront qu’avec la colonisation européenne à la fin XIXè siècle.[16]

Mais cette structuration de la trame du roman autour du référentiel historique est constamment bousculée par l’épaisseur identitaire des personnages, qui portent non seulement les marques et les déterminations socio-politiques de l’histoire africaine subsaharienne, mais aussi l’imaginaire identitaire d’un épos foncièrement transculturel qui remonte à des temporalités anhistoriques voire mythiques. Comme l’atteste la Trinité cosmogonique qui est la base de toute l’éthique, la philosophique et la vision du monde du Peul :

Au commencement, la vache. Guéno, l’Eternel, créa d’abord la vache. Puis il créa la femme, ensuite, seulement, le Peul. Il mit la femme derrière la vache. Il mit le Peul derrière la femme. C’est ce que dit la genèse du bouvier, c’est ce qui fait la sainte trinité du pasteur. Gloire au Créateur de toute chose - le chaos et la lumière; l’oeuf plein et le vide ! De la goutte de lait, il a extrait l’univers; du trayon, il a fait jaillir la parole.

Parole nomade, longue rivière de lait qui multiplie les méandres entre les déserts et les forêts pour dire et redire l’incroyable aventure des Peuls.[17]

Il apparaît que cette parole nomade, fondement de toutes les opacités identitaires du Peul, établit également, au coeur de sa circulation métaphorique, les points de relais et de transmission qui autorisent le déploiement du procès énonciatif chez l’auteur de Peuls. Car les structures narratives qui incarnent ici, sur le mode de la quête, les trajectoires du sujet à la recherche de certitudes, de valeurs et d’un idéal de l’éthique peule dans le roman, sont presque constamment parasitées par une fouille obsessive dans les moments où se produisent les contacts et les chocs des différentes civilisations (peul, arabe, islamique, occidentale). Comme si au temps des certitudes se succèdait la turbulence et l’instabilité du sujet peul, caractéristiques de l’époque dite de la modernité. Le narrateur l’exprime clairement en ces termes :

C’était bien sûr au temps béni de Ilo Yalâdi, en ce pays disparu de Héli et Yôyo, où, paraît-il, tes pouilleux d’ancêtres vécurent vigoureux et radieux bien au-delà de cent ans. En ces temps - là, Guéno veillait comme un ami sur le destin des Peuls. Les pillages et les épidémies n’existaient pas encore. La vie durait aussi longtemps que les astres. Et puis, soudain sans qu’on se l’explique, tout (les pierres, les collines, les êtres et les éléments) s’était mis à vibrer, à se distordre, à se cogner, à se fracasser. Le Peul fut projeté entre mers et cimes; entre déserts et forêts, dans un interminable cycle de ruine et d’exodes, d’errances et de privations, de querelles et de ruptures, de morts subites et d’agonies.[18]

La posture du sujet énonciateur, par moment nostalgique, et pourtant paradoxalement imprégné des incertitudes et turbulences de la modernité, ouvre à travers ces dires, des espaces où l’intertexte fonctionne de manière très fort, semble-t-il avec l’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, lorsque le pays Diallobé se réveille sous la présence des étrangers venus conquérir leur territoire :

Le pays des Diallobé n’était pas le seul qu’une grande clameur eût réveillé un matin.Tout le continent noir avait son matin de clameur. Qu’une clameur eût réveillé un matin. Tout le continent noir avait eu son matin de clameur […] Le bouleversement de la vie des hommes à l’intérieur de cet ordre nouveau est semblable aux bouleversements de certaines lois physiques à l’intérieur du champ magnétique[19].

Ainsi se dessinent un ou des espaces carrefour, de sédimentation, de croisement mais également de cassure d’unités porteurs d’un discours de savoir culturel et identitaire à la base toute la complexité qui anime aussi bien les personnages de Cheikh Hamidou Kane que ceux de Monénembo. Néamoins, si la difficulté à concilier et trouver un espace de dialectisation des termes de la rencontre des cultures habitent Samba Diallo, c’est plutôt une distorsion identitaire produisant une multiplicité d’appartenances, remontant dans la nuit des temps, et subissant les effets d’éclatement de la modernité qui anime les personnages de Monénembo; ce qui leur donne toute cette allure d’insubordination qui traverse presque toute l’oeuvre de l’écrivain Guinéen.

Conclusion

Ces esquisses de réflexion, permettent de relancer la question de la modernité du texte africain. Cette modernité, n’est-elle pas aussi cette difficulté à appréhender les contours et les substances devenus de plus en plus insaisissables des productions romanesques? N’est-elle pas cet espace au confluent de l’oral et de l’écrit, du réel et de ses représentations au coeur desquels le sujet écrivant cherche à s’instituer, se reconstituer, lorsque l’enveloppe des mots ne peut plus soutenir la densité et la complexité du réel?

Les narrations qui s’enchevêtrent et tissent la toile dans laquelle les instances énonciatives sont prises dans Peuls, permettent, nous paraît-il, à Monénembo d’incarner au plus haut niveau cette turbulence du sujet moderne dans son rapport au signe à la langue et au réel[20]. Un tel sujet, habité par le trauma de l’Histoire qui interfère constamment avec les résurgences de la mémoire collective et la quête obsessive d’une trajectoire individuelle, produit les conditions de possibilité de la modernité du roman africain.