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Le statut du roman policier francophone, sur lequel on discute à perte de raisonnement afin de déterminer si le polar appartient oui ou non à la Littérature, au lieu de chercher dans quelle mesure et de quelle façon cette écriture spécifique du social, ayant pour composante directe le langage, le fait social, la violence et la mémoire individuelle et collective, exprime l’activité esthétique d’une tradition scripturale, par opposition à une tradition précédente, contribue à un renouvellement esthétique par une lecture particulière de l’espace sociopolitique. Afin de répondre à cette question, nous proposons d’élargir l’étude du roman policier francophone en nous inspirant de la démarche de Bernard Mouralis dans Les Contre-littératures (Mouralis, 2010). En effet, Mouralis ne pose pas la question du statut du roman policier, encore moins celle de l’intérêt ou non d’une étude de la paralittérature. Non pas que ces questions n’aient aucun intérêt épistémologique ou même heuristique, mais parce qu’il apparaît plus que urgent pour la critique d’explorer les possibles de ce genre aussi bien dans sa dynamique interculturelle que dans sa généricité (Heidemann et Adam, 2010, p. 19)[1]. A l’évidence, le roman policier offre à la critique francophone l’image d’une profonde mutation sociale et esthétique que seule une approche intégrant la dynamique des genres et une réflexion sur la culture permet d’en mesurer la portée. Nous avons opté dans la présente étude pour une analyse des relations entre le monde du texte et le monde sociopolitique et leurs modalités d’inscription dans le roman policier francophone d’Afrique à partir de ce que Bernard Mouralis désigne par « différence du dedans ».

En effet, « la différence du dedans » est le titre que donne Mouralis au chapitre premier de la quatrième partie de son ouvrage Les Contre-littératures. Contrairement à « la différence du dehors » qui met l’accent sur la perception et la représentation exotique de l’Autre et de l’ailleurs, « la différence du dedans » entend explorer les littératures et les cultures de l’exiguïté[2]. Mouralis souligne avec ce concept l’intention du « champ littéraire [d’intégrer] des éléments extérieurs jusqu’à alors ignorés ou méprisés.» (Mouralis, 2010, p. 111) La spécificité de « la culture du dedans », c’est qu’elle est produite dans un milieu national mais « en dehors des structures de la culture lettrée et se présentant comme telles aux lecteurs, sans médiation ou supercherie quelconque. » (Ibid.) Ce concept est de ce point de vue très proche de la littérature de l’exiguïté qui met l’accent sur les peuples minoritaires, la diversité culturelle, l’altérité, l’hétérogénéité sociale, etc. Suscité par l’essor des sociétés urbaines et le développement de l’économie au XIXe siècle, on voit surgir cette nouvelle figure de la littérature : le peuple ouvrier peu cultivé et même illettré. Or ce que montre Mouralis c’est que le peuple est plus objet que sujet du discours. Il propose au terme de sa réflexion sur le « discours du peuple et discours sur le peuple » un triple questionnement qui peut se résumer en ces termes : premièrement, il pose la question du type de différence entre « discours sur le peuple » et « discours du peuple »; deuxièmement, il interroge les caractéristiques des productions constituant le « discours du peuple » et, troisièmement, il questionne le dynamisme qui sous-tend le « discours sur le peuple » et le « discours du peuple », en considérant « leur impact respectif, leur pouvoir de remise en question du champ littéraire. » (Mouralis, 2010, p. 113) En somme, « la culture du dedans » se définit en s’opposant à la doxa politique, littéraire et intellectuelle. A l’analyse, l’ambition de la contre-littérature conçue comme écriture performative est incontestablement d’exprimer les préoccupations, les angoisses et les attentes du peuple. C’est en ce sens que le roman policier francophone s’inscrit bien dans la tradition discursive et esthétique des contre-littératures. Plutôt que d’adhérer à une politique d’exclusion (Elite vs peuple), l’auteur africain du polar pense qu’il importe de comprendre le peuple africain comme un élément constitutif de la modernité du XXe siècle. Cette démarche nous convient d’autant mieux que nous poursuivons un double questionnement : celui de lire dans le roman policier francophone d’Afrique l’expérience de la socialité et celui de la reconfiguration du genre à partir d’un ancrage social et culturel dans une esthétique spécifique. Jusqu’à présent, la critique s’est davantage intéressée à la question de la violence (Kom, 1999; 2002), de l’ancrage anthropologique (Brasleret, 2007) ou des relations entre roman francophone « classique » et roman policier (Mbondobari, 2012). Notre manière d’aborder cette contre-littérature prendra donc en considération un nombre aussi grand que possible de facteurs intra- et extra-littéraires puisqu’il apparaît que le roman policier met l’accent sur les besoins, les crises et les angoisses de la société africaine contemporaine. En abordant la question des réseaux occultes et mafieux, de la corruption, de la misère et de la précarité des Africains de l’immigration, les auteurs expriment des appréhensions par rapport à l’avenir du continent africain.

Ce travail pose deux questions principales. D’une part, il s’agit de s’interroger sur le roman policier comme lieu de contestation et d’une remise en cause des valeurs représentées par la classe dominante. D’autre part, nous interrogerons les modalités d’inscription du peuple dans le roman policier d’Afrique noire. Notre travail consiste donc à pousser au plus loin cette hypothèse et à rassembler des arguments adaptés. A priori, il existe des liens profonds entre les représentations littéraires de la violence et la vie des marges. Est-ce que nous pouvons parler du roman policier africain d’expression française comme un genre spécifique où la socialité apparaitrait comme un contrepoint apporté aux discours et aux représentations des cultures dominantes? Le roman policier francophone propose-t-il une représentation spécifique du social?

Représentation du peuple : une triple détermination discursive

Le roman policier, parce qu’il s’inscrit dans une tradition de la représentation de la marge, appartient de facto à « la différence du dedans ». La raison du succès récent de ces oeuvres dans le monde francophone s’explique entre autres par le fait qu’elles relèvent d’un genre qui pense et dit la société à partir de trois discours littéraires et culturels spécifiques : le premier type de discours est sociologique. Il renvoie à la représentation de l’exclusion, de la marge et de la marginalité en mettant un accent particulier sur les enjeux et les limites des transformations sociales en Afrique. C’est ce que montre Marco Modenesi lorsqu’il explique que « la réalité urbaine est encore aujourd’hui une exception dans l’identité géographique de l’Afrique noire où la dimension rurale est largement dominante » (Modenesi, 2004, p. 104) Les grandes métropoles africaines et occidentales (Bamako, Dakar, Paris, etc.) sont des lieux d’émergence et d’affirmation de nouvelles formes, souvent hybrides, d’organisations sociales et culturelles. Les campagnes subissent également les changements des modes de vies et de valeurs. Nombre de romanciers présentent l’image d’une société divisée entre la marge et le centre (Moussa Konaté, Sounkalo Modibo Keita, Aida Mady Diallo)[3]. Prenant parti pour la marge, le roman policier francophone d’Afrique semble ainsi lié à un processus de contestation et de subversion du discours de la doxa. La Polyandre de Bolya Baenga aborde les questions sociales à partir d’une autre perspective, celle de l’immigration et des relations interculturelles. Parallèlement à l’enquête sur le rite polyandrique, l’auteur propose une radioscopie de la société française dans ses rapports avec l’immigré. Trois grandes questions fortement liées sont abordées : les préjugés raciaux, tels qu’ils apparaissent dans les relations immigrés / policiers, avec en toile de fond le discours lepéniste (Front National), la question de l’immigration clandestine, ses causes et ses conséquences sociales et humaines, et enfin les relations historiques et politiques entre la France et l’Afrique. Le second type de discours est anthropologique; il pose la question de la mise en scène du crime. La réponse à cette question aboutit à une représentation des rituels, des traditions et des coutumes africaines et à une mise en scène des nouvelles formes culturelles fortement dictée par la recherche un peu factice d’une spécificité africaine. Bolya Baenga, Sounkalo Modibo Keita et surtout Moussa Konaté considère le roman policier non en tant qu’entité organique, mais comme le produit d’une sédimentation culturelle fortement ancrée dans les fers de l’oralité et de l’anthropologie. Dans cet esprit, le roman La Polyandre de Bolya Baenga est centré sur une mise en scène de l’altérité radicale que constitue le rite de la polyandrie et sur le mystère créé autour de ce rite. Tout autour de cette thématique, qui donne lieu à de longs développements anthropologiques, historiques et sociologiques, s’articule l’enquête policière de l’inspecteur Robert Nègre : le recoupement des indices, la confrontation des résultats des laboratoires, les interrogatoires, etc.

Il n’est donc pas surprenant de voir les auteurs insister sur le syncrétisme religieux, le recyclage des cultures africaines à des fins criminelles. Dans cette perspective, les textes se révèlent être un moyen d’exploration de la société africaine traditionnelle à partir du prisme du crime et de la violence. Souvent le crime n’est qu’un heureux prétexte pour dévoiler certains tabous. Dans une toute autre perspective, le roman policier africain semble répondre à un besoin de dépaysement et d’exotisme et, de cette manière, répondre à un horizon d’attente marqué par la recherche d’une Afrique sauvage et fantastique où les rites les plus sordides sont possibles.[4] La Polyandre abordant les rites de la polyandrie et les Cocus posthumes les crimes rituels, ces romans offrent d’excellents exemples d’un dévoilement des pratiques sociales et culturelles. Le dernier type de discours est politique. Il renvoie à la dénonciation et à la revendication politique. Le roman policier, lorsqu’il aborde les questions de l’immigration clandestine (Ballet noir à château rouge), des crimes rituels, de violences conjugales (La Polyandre, Les Cocus posthumes, etc.), l’assassinat d’une élite corrompue (L’Archer bassari), le trafique de drogue (La Vie en spirale), il prend pleinement en compte les inquiétudes profondes de la société africaine contemporaine. La dénonciation des réseaux France-Afrique dans Les Cocus posthumes en est l’expression la plus achevée. A partir d’une technique d’écriture fondée essentiellement sur le réalisme social qui, par approximation géographique, installe le lecteur dans l’espace politique africain, le roman policier sonde les heurts et malheurs des populations africaines, les effets de la corruption et de la déprédation, que ce soit dans les métropoles occidentales ou dans les grandes villes africaines.

Ces trois types de discours sont fortement intégrés dans les oeuvres; ils sont, dans une relation interdiscursive, indissociables les uns des autres. A titre d’exemple dans Les Cocus posthumes, questionnements existentiels, sociologiques et anthropologiques côtoient une réflexion sur la mise en écriture de la violence. Bolya Baenga pose la question de la perte de repères et, celle non moins importante, de la quête de sens dans une Afrique saisie dans les turbulences d’une mondialisation qu’elle subit de manière radicale. La littérature policière est pour les auteurs un moyen de promouvoir des réformes sociales.

Ruralité et citadinité chez Sounkalo Modibo Keita

Dans L’Archer bassari de Sounkalo Modibo Keita l’espace rural apparaît d’emblée comme l’antithèse de la ville. Les victimes de l’archer Atumbi sont des bassari (Sérigne Ladji, Koh) vivant en ville et présentés comme corrompus et traîtres. Poncifs ou non la recherche de la vérité passe par un retour aux sources, à la société traditionnelle, au langage du peuple. C’est justement dans cette perspective qu’il faut lire le poids de l’oralité dans le roman policier africain. Elle assure l’enfermement du discours dans un espace socioculturel spécifique.[5] Avec l’oralité et la mise en écriture des rites, le roman policier ramène la littérature à la vocation première des contre-littératures d’être l’écho fidèle de la culture de la marge. Traitant de la manifestation et du caractère de la culture du peuple, Mouralis explique que :

le folklore conduit ainsi à une partition de la société globale en groupant les faits observés selon deux séries bien distinctes : d’un côté, ‘tradition’, espace rural, oralité, ‘croyance’ et mode de pensée irrationnel, etc.; de l’autre, ‘modernité’, espace urbain, écriture et scolarisation, idéologies et pensée rationnelle, etc.

Mouralis, 2010, p. 131

A la différence de Mouralis qui met uniquement l’accent sur la partition espace rural versus espace urbain, les textes retenus procèdent à une double partition, notamment à partir de la fragmentation de l’espace urbain en micro-espace. Ainsi à l’opposition espace urbain versus espace rural, il faudrait ajouter quartiers périphériques, bidonvilles versus quartiers résidentiels. Le narrateur insiste sur l’opposition entre les deux espaces en ces termes :

Les rues du quartier de la Colline étaient difficilement accessibles. Mal tracées, pleines de nids de poules et sans trottoir, elles étaient le territoire des piétons, des charretiers, des marchands ambulants, d’enfants jouant et d’animaux en divagation. Peu de véhicules s’y hasardait tant la circulation y était périlleuse. Et malheur à l’automobiliste des quartiers riches qui y renversait un enfant ou écrasait un animal domestique…Il était aussitôt pris à partie et roué de coups par une population unanime dans son amertume et sa rancoeur contre les nantis « venus narguer » sur les lieux mêmes leur misère.

L’archer bassari, 1984, p. 65

Dans cette perspective, Sounkalo Modibo Keita montre quel effet esthétique le roman policier peut tirer d’un ancrage culturel[6]. Dans son travail d’investigation, Simon est emmené à consulter les grands maîtres bassari. Le narrateur présente la scène en ces termes : « Le maître de cérémonie portait l’immense masque des ancêtres, aux yeux vides et à l’expression sévère et terrifiante » (L’archer bassari, 1984, p. 154). S’adressant à Simon, le maître de cérémonie explique : « Etranger, fils de notre frère, les divinités ont parlé après les hommes (sous le masque, la voix du chef prenait une intonation cérémonielle, impersonnelle). Nous les humains ici-bas, notre voix n’est rien, notre volonté s’incline devant celle des ancêtres et des esprits. » (L’archer bassari, p. 154) Les propos de l’ancien montrent une forte intégration de la parole et du rituel. L’auteur maintient ainsi le récit dans une tension énonciative qui laisse beaucoup de place à la parole comme gage d’une authenticité culturelle. Son texte est ainsi le reflet de cette interaction quasi permanente entre un imaginaire autochtone et une langue française, langue de communication et d’écriture.

Le caractère populaire de l’oeuvre se reflète également dans la composition du roman de Sunkalo Modibo Keita. Dans cette mise en intrigue, le roman L’archer bassari est très proche du conte, seul le monde opératoire et la mise en scène de la police vient donner une touche particulière à l’intrigue. Le texte est en définitive l’expression d’un conflit permanent entre la ville et le village, le peuple bassari et ‘la bourgeoisie bassari’ citadine, le vice et la vertu. Le motif de la transgression qui structure le récit d’un bout à l’autre vient renforcer le sentiment épique. Plusieurs motifs fabuleux tels que l’agilité du bassari et son système de camouflage, sont insérés pour accentuer la dimension épique du récit. Emportés par cet élan, nous ne sommes nullement étonnés, après des scènes populaires et parfois même très réalistes (comme la description du combat de lutte traditionnelle), de nous trouver dans un authentique village bassari. À cette insertion du fabuleux qui traverse tout le roman vient s’ajouter une atmosphère. Sounkalo Modibo Keita montre le souci constant d’introduire les éléments du quotidien tant sur le plan politique que sur le plan socioculturel. La tendance politique est ouvertement affichée. Décidé d’éliminer tous les traîtres, l’acharnement de l’archer bassari est l’expression d’une prise de position contre la classe dirigeante. Dans cette perspective, l’auteur a su mener l’intrigue avec une sûreté et régularité exemplaire. Sounkalo Modibo Keita conte la détermination de son héros sans emphase, avec un pathétique qui marque l’esprit du lecteur. Ainsi le geste de l’auteur peut être interprété comme la cristallisation métaphorique de la lutte entre l’ordre ancestral et le désordre de la modernité[7] citadine.

Quelle que soit l’interprétation retenue, il semble que le roman policier francophone d’Afrique se veut aussi bien une interrogation sur le monde que le lieu d’une reconfiguration esthétique du genre. Dans ce chassé-croisé entre le sociologique, l’anthropologique, le politique et le littéraire, le roman policier est tributaire du réalisme social et d’un « effet de réel » (Barthes), sans lequel il perd toute consistance littéraire. La raison fondamentale de tout cela est le désir résolu d'amener la littérature plus près de « la vie » ou de l'expérience ordinaire et quotidienne. Modibo Sounkala Keita aborde des sujets des exemples extraordinaires pour mieux faire ressortir l'ordinaire. Le monde le plus courant est l’ironie et la satire sociale. L’usage fréquent de l'ironie représente une sorte de ressassement réflexif sur l'état de l’Afrique, ce qui donne au roman policier son caractère de profondeur l’éloignant du préjugé d’une littérature simple voire simpliciste.

Le peuple comme gardien des traditions et dépositaire des valeurs ancestrales

Les faits sociaux et les faits divers qui ravissent l’Afrique à la fin du XXe siècle ont fourni à Sounkalo Modibo Keita[8] une source précieuse de création. L’histoire imaginée par l’auteur comme expression de son indignation est aussi réussie quant aux différentes problématiques qu’à la tradition du récit policier. Le réalisme, souvent nourri et documentaire, voisine avec le merveilleux qui le colore d’irréalité; la vie des principaux personnages est presque toute dans le symbolisme de leurs gestes ou la signification de leurs paroles. Dans une perspective strictement générique le récit se déroule suivant la tradition du roman à énigme[9]; son cours est rarement coupé d’interruptions et d’improvisations. Il progresse normalement vers le dénouement qui se déduit naturellement de ce qui l’a précédé. La structure narrative du récit est agencée en vue d’un effet dramatique, tiré pour une bonne part de l’adoption de la stratégie du roman à énigme et du roman à suspense. Au-delà de cet aspect purement formel, c’est la question du peuple qui retiendra notre attention. En réalité, il s’agit d’un roman policier sur le peuple, qui s’enhardit et s’attaque sans ménagement aux problèmes fondamentaux. Ce roman est traversé d’intentions didactiques, les méchants sont punis, la justice des hommes triomphe. Il y a chez Sounkalo Modibo Keita une antithèse dramaturgique, un affrontement presque physique entre la ville, lieu par excellence de la corruption des moeurs, et le village, lieu de préservation des valeurs authentiques. Pour l’auteur, il ne s’agit pas d’une réhabilitation d’une Afrique précoloniale, qui fut dépréciée et déniée par l’Occident, encore moins d’une redécouverte d’un âge d’or, que de montrer les dérapages d’une modernité mal négociée. On le voit, l’auteur se sert du roman policier comme on aurait pu le faire dans un autre genre pour la diffusion de ses réflexions sur la société contemporaine :

Toi Simon Dia et tes confrères de la Presse, vous êtes de la même bande que ces assassins. Vous ne parlez jamais de leurs crimes quotidiens contre le peuple. Vous permettez ainsi à ces individus immondes de commettre leurs forfaits en toute discrétion. Vous êtes complices par lâcheté et par opportunisme.

L’archer bassari, 1984, p. 99

L’une des raisons pour lesquelles le roman de Modibo Sounkalo Keita est une référence en son genre, c’est que l’auteur, dans sa fonction de journaliste, a été l’observateur et témoins de nombreux faits divers. Son oeuvre laisse les traces d’une imagination fertile doublée d’une réflexion socioanthropologique. Le roman policier déplace le discours et l’espace de représentation, il interroge et remet en cause. Ainsi, l’archer exprime avec l’assassinat d’une classe de corrompus son mépris pour l’injustice et la corruption qui gangrène la société africaine : « Pour prévenir un nouveau meurtre, il fut décidé de fournir une protection armée aux grands fonctionnaires et aux hommes d’affaires les plus en vue. La rumeur générale disait que l’archer n’en voulait qu’à ces deux catégories. » (L’archer bassari, 1984, p. 77) Et plus loin : « Tant qu’il y aura des dirigeants motivés uniquement par l’ambition personnelle, l’enrichissement et la renommée, les intérêts du peuple attendront » (L’archer bassari, 1984, p. 104) Le conflit entre le peuple et la classe dirigeante apparaît de manière explicite. Il est l’expression d’une crise de valeur et d’une crise du sens décisive, d’un ordre menacé par une déchéance insupportable. Le roman policier tend ainsi à devenir avant tout évocateur; et l’imagination, instrument du réalisme, emporte la recherche de la vérité jusqu’au coeur de l’ethnie :

Ces gens qui meurent à la file pour des raisons inconnues sont tous des Bassari qui ont commis une faute grave. Ils ont abandonné leurs patronymes bassari et ont pris des noms d’ethnies de la capitale. Pour se camoufler. Parce qu’ils redoutent des représailles qui ne manqueraient pas de venir du village et qui seraient terribles. La sentence est connue d’avance : la mort. Ont-ils tué? Ont-ils profané un sanctuaire? Ont-ils bravé un interdit? Ont-t-ils trahi? Si je peux te parler du but exact de la mission de l’archer, je suis incapable de t’en donner les causes. Mais une chose est certaine, il s’agit d’une affaire très grave.

L’archer bassari, 1984, p. 112

La cause du mal est l’individualisme d’une société où se sont rompus les liens organiques anciens. Des Bassari égoïstes et sans tradition absorbés par la poursuite du gain. La modernité africaine a coupé les liens entre l’homme et son origine, et détruit l’harmonie vivante qui faisait la santé du corps africain. L’imagination qui y est mise en oeuvre pour exprimer cette inquiétude est authentique; on y trouve défendues un grand nombre des représentations et de vues que l’auteur avait déjà exprimées dans la presse, ce qui permet de découvrir archéologiquement plusieurs couches de la pensée du roman africain contemporain. Il représente une époque où la langue était directe, où le peuple parlait et agissait d'instinct. Il traite de l’homme d’action moral, floué par l’organisation d’une société de moralité douteuse. D’une certaine manière, L’archer bassari offre un arrangement réussi entre une satire sociale et un humour décapant.

Conclusion

Lu dans une perspective des Contre-littératures, le roman policier apparaît pleinement centré sur l’essentiel : l’homme en situation refusant la dictature de la signification dominante. Il pointe le rapport complexe entre cultures périphériques, populaires, et cultures dominantes. Le roman policier francophone est le genre qui représente au mieux les angoisses et les incertitudes des Africains et qui explore le corps social en considérant ses développements et ses mutations les plus profondes. Il s’intéresse à tout ce qui n’est pas familier, à la marginalité, à l’étrange, à l’impensé et à l’impensable. Il est sans détour et sans médiation, dans une expérience directe, immédiate avec l’univers social. Toutefois en touchant le vrai, il nous éloigne de la réalité et de ce point de vue nous rapproche de la littérature. Si tout est dans le sociologique, l’anthropologique et le politique il n’en reste pas moins que ces éléments présentés dans une forme particulière ont une signification considérable. Des éléments anthropologiques et mythologiques caractérisent les romans policiers de ces deux dernières décennies, ainsi qu’un profil psychologique marque leurs personnages qui cherchent à tuer : ils expriment à travers la mise en relation centre/périphérie une crise existentielle, elle-même expression d’une crise sociale, culturelle et politique. Contrairement aux idées reçues, le roman policier africain d’expression française ne se définit pas par l’accumulation des lieux communs, il est un lieu d’expérimentation esthétique et parfois érudition. Une vue panoramique du roman policier de l’Afrique subsaharienne montre à quel point la conception que l’on se faisait du genre au début des années 1980 a beaucoup évoluée au cours de ces dernières décennies, donnant au genre un prestige inattendu. Par le jeu de l’intergénérécité, de l’intertextualité et de l’interdiscursivité, le roman policier s’est fortement ancré dans une certaine tradition littéraire – celle de la littérature francophone contemporaine et celle du conte – sans renoncer à sa spécificité. Il apparaît aujourd’hui comme un « genre somme » intégrant aussi bien les contraintes et attentes génériques, les stratégies de la nouvelle, du conte que celle du roman « classique ». Le roman policier est loin d’être une répétition du roman classique. A vrai dire, il parle de l’Afrique dans une autre voix en contre-point, c’est en cela qu’il relève des contre-littératures. En accordant tout au long de notre analyse une grande importance aux variations génériques et thématiques des romans policiers d’Afrique francophone, nous privilégions une approche variationnelle qui a l’avantage de pointer la spécificité africaine de ce genre en le concevant comme une variante possible d’un canevas prédéterminé par la tradition occidentale.