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Introduction

Impulsé par les politiques récentes en matière d’immigration au Canada, le milieu francophone minoritaire du Nouveau-Brunswick connait une transformation significative de sa composition ethnoculturelle, notamment dans les centres urbains importants de la province. Ce fait démographique fut encouragé par le plan stratégique instauré par le gouvernement canadien (Citoyenneté et Immigration Canada, 2003) afin de contrer le déclin de la population observé dans ce milieu et la migration secondaire vers d’autres provinces canadiennes. En effet, renforcer la population francophone de la province permettrait de contribuer au développement social et économique et par conséquent, aiderait à faire face à l’assimilation imposée continuellement par le groupe anglodominant. Or, l’arrivée d’une population caractérisée par une diversité culturelle, religieuse, ethnique et linguistique crée un paysage social hétérogène au sein de la société d’accueil susceptible de soulever des questions d’ordre identitaire, citoyen, voire culturel. Même si la langue française semble être un dénominateur commun pour les membres de la société francophone du Nouveau-Brunswick, les immigrants francophones et les Acadiens sont distincts en ce qui concerne leur histoire et leur culture. Ces derniers ont besoin de l’immigration francophone pour lutter contre l’assimilation par la culture anglophone. Par contre, ils se trouvent obligés de tracer des limites avec les immigrants pour la survie de leur culture. En effet, si les Acadiens semblent ouverts à l’arrivée des immigrants et à l’avantage que cela présente au niveau démographique, ils sont moins enthousiastes quant à leur inclusion identitaire (Gallant, 2007a, 2007 b). Cela démontre que le rapport des Acadiens à l’immigration s’inscrit dans la perspective d’une solution instrumentale utilitaire. À ce contexte spécifique, s’ajoutent les changements et mutations que connaissent les sociétés d’aujourd’hui sur différents plans, social, économique, technologique et spécialement la conjoncture politique post-septembre 2001 qui relie l’immigration à la sécurité nationale et mondiale. Cela dit, bien que l’immigration semble être une nécessité pour plusieurs sociétés, pour des impératifs démographiques, économiques et humanitaires, elle soulève des questions quant à la cohésion sociale et l’adhésion aux valeurs démocratiques (Winter, 2011). C’est dans ce panorama multiculturel en situation sociale complexe que le sens que donnent les Acadiens et les immigrants francophones au concept de citoyenneté s’avère intéressant à explorer. Plus précisément, dans une perspective exploratoire, il s’agit de répondre aux questions suivantes : 1) Comment les jeunes immigrants, les parents immigrants, les jeunes acadiens et les parents acadiens en milieu minoritaire du Nouveau-Brunswick perçoivent-ils les concepts de citoyen et de participation citoyenne ? 2) Quelles différences et quelles ressemblances existe-t-il entre ces quatre groupes sociaux ?

1. Cadre théorique

Sans prétendre donner un aperçu exhaustif du concept de citoyenneté, il convient de rappeler les changements qui l’ont affecté depuis que le multiculturalisme (ou l’interculturalisme) est devenu un fait social visible dans les sociétés industrielles. Tout d’abord, il est à noter que ce concept exprime différentes relations qu’entretient l’individu avec les membres de sa communauté (ou ses communautés) et avec son État (ou ses États) d’appartenance. Dans ce sens, Bloemraad (2000) confirme que ce sont ces relations qui définissent l’adhésion des citoyens à leur communauté sociopolitique et par conséquent donnent un sens à leur citoyenneté.

À l’encontre de la perception moderne, la vision traditionnelle considère la citoyenneté d’un angle purement légal, ce qui fait appel à l’égalité des droits et responsabilités civils, politiques et sociaux des individus appartenant à un territoire géographique donné et possédant une histoire et une mémoire commune. En se basant sur les idées de Marshall, Winter précise que les droits des citoyens ont évolué dans le temps : ils étaient uniquement civils durant le dix-huitième siècle, puis les droits politiques s’ajoutent durant le dix-neuvième siècle et les droits sociaux s’imposent au registre de la citoyenneté pendant le vingtième siècle (Marshall, 1973, cité dans Winter, 2011, p. 36). Cette évolution se base sur la logique de l’équité qui interfère avec celui de la classe sociale. Cependant, Winter (2011) rappelle qu’aujourd’hui, la citoyenneté « est marquée par le genre, la race, la langue et l’ethnicité » (p. 37). C’est dans ce sens qu’elle affirme que les droits de la citoyenneté culturelle marquent le 21e siècle. En effet, Janmaat (2008) précise qu’avant les années 1970 la culture nationale et la culture des minorités ne se trouvaient pas en conflit puisque la première était le moyen d’interaction dans l’espace public alors que la deuxième était réservée à l’espace privé de la famille et des amis. Or, aujourd’hui les tensions inhérentes au pluralisme culturel font en sorte que différentes cultures et plusieurs identités se rencontrent, se côtoient et demandent reconnaissance (Benimmas, Bourque et Boutouchent, 2013). En effet, la diversité culturelle impose deux choses importantes aux sociétés d’accueil occidentales selon Lorcerie (2002) : d’un côté le respect du pluralisme et de l’autre côté l’adhésion des citoyens issus de l’immigration aux valeurs démocratiques de ces sociétés. Ainsi, le défi des sociétés pluriculturelles est de créer une solidarité sociale entre des groupes culturellement différents pour le vivre ensemble (Souty, 2009). C’est pourquoi certains chercheurs comme Rummens (2003), Brettell et Sargent (2006) et Silvey et Lawson (1999) insistent sur la nécessité d’actualiser le discours sur la diversité dans le but de créer une citoyenneté transculturelle qui sera une base pour une union nationale solide à partir d’expériences partagées.

Ainsi, le registre conceptuel de la citoyenneté a évolué à travers le temps pour englober différents droits civiques, politiques, sociaux, économiques et culturels (Labelle et Salée, 1999). Dans ce mouvement de changement, la nation comme un substrat territorial et un héritage historique unique n’est plus le seul paramètre dominant qui permet de définir l’appartenance des individus. Si la citoyenneté renvoie à une culture nationale, souvent nourrie par la mémoire et l’expérience sociopolitique des membres de la société, l’immigration, les activités transnationales et la mondialisation des enjeux planétaires, qu’ils soient politiques, sociaux, économiques ou environnementaux, ouvrent ce concept à une loyauté multiple où l’individu peut appartenir à deux pays et/ou à plusieurs groupes ayant des causes différentes. Dans cette quête d’une reconceptualisation, la citoyenneté comme concept complexe est une combinaison de plusieurs liens qui rattachent l’individu à sa société (Benimmas, et al., 2013). C’est dans ce sens qu’Osler et Starkey (2005) considèrent que la citoyenneté est à la fois un statut, un sentiment et une pratique.

Pour analyser le concept de la citoyenneté dans un contexte pluraliste, Gagnon et Pagé (1999) exposent l’opposition traditionnelle entre le modèle républicain communautarien, qui prône la fraternité, et le modèle libéral, qui a peu de soucis pour l’égalité, afin de conclure qu’il est difficile de s’allier à l’un ou à l’autre. À partir d’une revue de littérature à caractère interdisciplinaire, ces deux auteurs identifient les macro concepts de ce qui est la citoyenneté. Selon eux, cette dimension interdisciplinaire est due au fait que ce concept est multidimensionnel et par conséquent complexe. Le résultat de l’analyse théorique effectuée par ces deux chercheurs se résume dans un réseau conceptuel ramifié où la citoyenneté se définit par l’identité nationale, les appartenances culturelle, sociale et supranationale, le système effectif de droits et la participation politique et civile. Selon Gagnon et Pagé (ibid.), la question de l’identité nationale n’émerge pas uniquement de la diversité interne des sociétés occidentales, mais aussi des débats intellectuels et politiques sur l’État-nation en contexte de mondialisation. Pour synthétiser ce cadre de référence, l’identité nationale réfère à une identité collective qui distingue une communauté politique et la caractérise parmi d’autres par sa culture civique (valeurs et principes qui fondent la constitution canadienne), son patrimoine (l’héritage historique, la richesse naturelle, les symboles, les mythes, les cultures, les langues), sa culture sociétale (normes institutionnelles, langues officielles, médias) et sa loyauté. Les appartenances sociale, culturelle et supranationale quant à elles, font allusion à comment un individu se perçoit en termes de sentiments d’appartenance au sein de la société, de la nation et au niveau supranational, en lien avec ses appartenances démographiques, géographiques et culturelles. En effet, des appartenances spécifiques à la société peuvent découler de la diversité et d’autres faits (minorités nationales, minorités religieuses, minorités sociales, etc.). Pour ce qui est du système de droits, il s’agit de toutes les normes politiques et publiques qui visent à assurer l’égalité entre tous les citoyens d’une société démocratique. En dernier lieu, Gagnon et Pagé (ibid.) définissent la participation politique et civile comme l’engagement des citoyens dans la gouvernance de leur société par l’entremise de devoirs et responsabilités. Pour ce dernier élément, les auteurs précisent que le citoyen a besoin de compétences qui le qualifient afin d’agir en tant que citoyen dans les diverses sphères d’une société démocratique. Ainsi, c’est cet élément de compétences qui est susceptible d’assurer une certaine qualité dans l’exercice de la citoyenneté. Ce modèle englobant plusieurs sous-concepts a été adopté par Wenshya Lee et Hébert (2006) afin d’analyser le sens que des jeunes immigrants et non immigrants de l’Alberta donnent à ce que c’est que d’être citoyen canadien. Les résultats obtenus par ces chercheuses démontrent que l’identité ethnoculturelle ne diminue pas le sens d’appartenance à l’identité nationale du Canada. Ceci rejoint Gagnon et Pagé (ibid.), qui soulignent que les groupes ethniques enracinés dans leurs communautés manifestent un fort attachement à l’identité canadienne, qui valorise et reconnait la diversité et l’égalité des droits.

En somme, avec la valorisation des principes démocratiques tels l’égalité, la liberté, l’esprit du civisme, de même que la loyauté et le sentiment d’appartenance, le concept de citoyenneté demeure complexe, multidimensionnel et en perpétuel changement avec tout ce qu’il implique des points de vue juridique, culturel, social, identitaire et politique et des retombées en termes de confiance et de cohésion sociale (Wilkinson et Hébert, 2003). Cela dit, il importe d’explorer le sens que les jeunes francophones acadiens et immigrants et leurs parents donnent aux concepts de citoyen et de citoyenneté.

2. Méthodologie de recherche

Nous avons constitué un corpus à partir de 48 entrevues enregistrées auprès de 14 parents immigrants, 13 jeunes immigrants, 8 parents acadiens et 13 jeunes acadiens. Les jeunes participants à cette recherche sont âgés de 15 ans et plus et les parents répondants ont au moins un enfant adolescent au moment de la participation à l’étude. Pour les jeunes ayant moins de 16 ans, un consentement parental a été exigé avant la réalisation de l’entrevue. À l’exception de deux cas, il n’y a pas de lien parental entre les jeunes et les adultes participant à cette recherche. Dans les deux cas où le jeune est enfant de l’adulte participant, les entrevues se sont déroulées séparément afin d’éviter tout échange ou influence entre les deux participants de la même famille. Quatre grilles d’entrevues ont été élaborées, une pour chacun des groupes de participants. Le corpus traité dans le cadre de cet article découle de trois questions relatives aux concepts 1) de citoyen, 2) de citoyen canadien et 3) de participation citoyenne. Puisque le concept de citoyenneté signifie un statut, un sentiment d’appartenance et une pratique, tel que mentionné ci-dessus, les trois questions permettront d’identifier ces trois dimensions.

Nous avons choisi de commencer l’entrevue par les deux premières questions (qu’est-ce qu’un citoyen ? Qu’est-ce qu’un citoyen canadien ?) afin d’inviter les participants à exprimer leur perception de ce qui est un citoyen et un citoyen canadien avant d’aborder un concept plus complexe à savoir la citoyenneté (qu’est-ce que la participation citoyenne ?). Si les deux premières questions interpellent indirectement le participant au sujet du citoyen qu’il est, la troisième question quant à elle exige un niveau de conceptualisation et d’abstraction plus élevé. Les données ont été recueillies de janvier 2009 à l’été 2010. La transcription intégrale de ces entrevues semi-dirigées a donné un corpus total de 164 508 mots. Dans cet article, nous ne traitons que des réponses aux trois premières questions, qui constituent un corpus de 8836 mots.

Ces données lexicales qui composent le corpus à l’étude ont été analysées qualitativement et quantitativement grâce à deux logiciels d’analyse de données textuelles : Sphinx et Hyperbase[1]. Dans un premier temps, nous avons analysé le corpus total en le divisant en quatre groupes : texte des jeunes immigrants, texte des jeunes acadiens, texte des parents immigrants et texte des parents acadiens.

Nous avons soumis les textes de ces quatre groupes à l’analyse de la distance lexicale et à l’analyse factorielle de la distribution des textes avec le logiciel Hyperbase afin d’avoir une bonne image d’ensemble des rapprochements ou distances entre les quatre groupes de textes. Ensuite à partir de l’analyse de l’environnement thématique du mot « citoyen », nous avons relevé le monde lexical de cette notion. Ensuite, enfin d’affiner notre analyse, nous avons, à partir de l’environnement thématique de « citoyen », constitué les différents sous-thèmes qui construisent son monde lexical. Nous avons repéré quatre axes majeurs (géographique, juridique, communautaire, démocratique) qui sous-tendent le concept de citoyen. Une analyse de contenu à partir de ces quatre sous-thèmes, mis en relation avec les quatre différentes catégories, nous a permis de comparer comment les concepts étudiés sont définis et qualifiés par les quatre groupes et de faire ressortir les thématiques plus spécifiques aux différents groupes de répondants. Cela permet d’identifier s’il y a une dénomination commune ou des différences significatives.

3. Analyse du corpus

Nous avons commencé l’analyse de notre corpus avec le logiciel Hyperbase et le calcul de la distance lexicale entre les textes.

3.1 Distance lexicale arborée

L’analyse de la distance lexicale tient compte de chaque mot du corpus. À partir d’une comparaison de la présence ou de l’absence du mot dans les corpus, on calcule les similitudes et les différences entre les corpus qui sont alors projetés dans une figure géométrique qui calcule, selon les ressemblances et les différences, la distance entre les textes. L’analyse arborée de la distance lexicale[2] a été réalisée selon la méthode Luong (Figure 1).

L’analyse de la distance lexicale (Figure 1) montre une séparation nette entre les réponses des parents et celles des jeunes. On peut aussi noter que la plus grande distance se situe entre les parents et les enfants de la communauté d’accueil. Les analyses plus spécifiques qui suivent expliquent plus en détail en quoi consiste cette distance.

Figure 1

Distance lexicale entre les quatre groupes de répondants

Distance lexicale entre les quatre groupes de répondants

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3.2 AFC de la Distribution des Textes

L’Analyse factorielle de correspondance (AFC) de la distribution des textes avec Hyperbase nous donne la figure 2 dont le premier axe (73 % de la variance) montre une séparation des réponses des parents de la communauté d’accueil (gauche du graphique) par rapport aux réponses des parents et élèves immigrants et même des élèves de la communauté d’accueil (droite du graphique). Comme noté dans la distance lexicale, les réponses des élèves de la communauté d’accueil se trouvent plus distantes de celles des parents de la communauté d’accueil elle-même.

Le deuxième axe (22 % de la variance) montre une séparation de la communauté d’accueil (élèves et parents, haut du graphique) par rapport à la communauté immigrante (élèves et parents, bas du graphique). Qu’est-ce qui explique donc, ces variations dans le discours des parents de la société d’accueil pour qu’ils se trouvent éloignés des autres groupes dans la figure 2 ?

Pour répondre à cette question et mieux comprendre les positions de chaque groupe quant à la définition de ce qu’est la citoyenneté, nous avons amorcé une analyse thématique du concept de citoyen.

Figure 2

AFC de la distribution des textes des quatre groupes de répondants

AFC de la distribution des textes des quatre groupes de répondants

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3.3 Environnement thématique du concept de Citoyen

Nous avons débuté par une première analyse, celle de l’environnement thématique du mot citoyen, dont la représentation graphique (Figure 3) est donnée par Hyperbase. L’environnement thématique relève les mots de premier et de deuxièmes niveaux, les plus souvent associés au concept.

Le monde lexical révélé dans la figure 3 de l’analyse de l’environnement thématique du mot citoyen nous donne les notions sous-jacentes à ce thème. On observe des mots à grande fréquence qui sont en lien direct avec le mot pôle « citoyen », dont « Canadien », « droits », « devoirs », « Canada », « lois », « maison », « pays », et « respecter ». Ces mots expriment clairement les dimensions juridique (droits, devoirs, lois, respecter) et géographique (Canada, pays, maison). Ils seront analysés en profondeur au point 4.

Figure 3

Graphique de l’environnement thématique du mot « Citoyen »

Graphique de l’environnement thématique du mot « Citoyen »

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Dans la figure 3, nous retrouvons d’autres éléments de la définition du concept de « citoyen » (mot pôle) par les répondants : « faut », « dire », « sorte », « vivre », « peuvent », etc. Par le mot « faut », certains répondants veulent exprimer la confirmation du devoir, mais aussi de ce qu’ils croient définir le sens du concept de « citoyen » :

« … étant comme citoyen, il faut que je participe à ma société » (EI13)[3], « … il faut que j’apprenne ce que sont les lois et les devoirs pour que je prétende être citoyen du Canada. Ce serait par exemple être libre de vivre et puis par exemple veiller à ce que le pays ici soit toujours en paix en sécurité »

PI4

Tandis que le mot « dire » dénote l’explication et le fait d’insister sur le sens qu’on donne au concept :

« Le mot citoyen pour moi veut dire de faire partie intégrante d’un pays, c’est-à-dire, citoyenne canadienne, c’est-à-dire que je fais partie intégrante du Canada avec mes droits et obligations » (PI4). « Là, on peut dire que c’est un citoyen qui participe à la collectivité » (PA8), « … chaque citoyen doit faire en sorte que nous soyons en règle avec notre État »

PI8

Par ailleurs, le mot « pays » est utilisé d’une façon dominante pour exprimer à la fois la dimension géographique et la dimension juridique du concept de « citoyen » :

« Citoyen, veut dire qu’on est né dans un pays, mais on appartient à un pays et on jouit de tous les privilèges offerts par la charte ou la politique/les politiques du pays » (PA3). « Le citoyen c’est le ressortissant d’un pays quelconque qui peut se réclamer ayant droit et ayant des devoirs de ce pays, le citoyen est soumis à la législation du pays dont il se réclame et puis il a le devoir de répondre à toutes les attentes que le pays présente devant ses membres »

PI4

Certaines relations illustrent un lien étroit entre deux mots. Par exemple les deux mots « respect » et « lois », sont manifestement reliés (Figure 3) : « Citoyen, ça veut dire d’abord respecter les lois du pays et puis avoir donc des droits et des devoirs du pays en question. C’est ça le plus important pour moi » (PI12).

3.4 Distribution thématique dans les quatre groupes

L’environnement thématique du mot « citoyen » ainsi que l’étude minutieuse de tous les mots contenus dans le corpus nous ont permis de dresser une liste de thématiques reliées au concept de la citoyenneté. Ainsi nous avons regroupé sous quatre thématiques majeures (communautaire, juridique, démocratique et géographique) la constellation de mots reliés à chacune de ces thématiques, que nous avons représentées dans le tableau 1 :

Tableau 1

Monde lexical des thématiques majeures du concept de citoyenneté

Monde lexical des thématiques majeures du concept de citoyenneté

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Nous avons croisé les thématiques majeures avec les quatre groupes de répondants pour obtenir un tableau de contingence (Figure 4).

Figure 4

Contingence des groupements thématiques selon les 4 groupes de répondants

Contingence des groupements thématiques selon les 4 groupes de répondants

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En regardant la dernière colonne de ce tableau, qui représente la somme totale de la fréquence des quatre thématiques, on peut dire que la thématique communautaire est la plus importante tandis que la thématique démocratique occupe le dernier rang dans le discours des répondants. Afin de voir l’association entre les modalités des deux variables (thématiques et catégories de répondants), nous avons soumis ce tableau à l’Analyse factorielle de correspondance avec le logiciel Sphinx, qui nous donne la figure 5.

L’analyse factorielle (Figure 4), qui croise les thématiques en fonction des quatre groupes, donne la figure 5. Les deux premiers axes ont été considérés. Nous allons présenter l’interprétation de chaque axe.

Figure 5

AFC des thématiques en fonction des 4 groupes de répondants

AFC des thématiques en fonction des 4 groupes de répondants

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3.4.1 Axe 1 de l’AFC : Axe d’opposition élèves/parents

À l’examen de l’axe 1, axe le plus important (88,62 % de la variance) de la figure 5, on remarque une opposition nette entre le corpus des jeunes (à gauche du graphique) et celui des parents (droite du graphique). Ce premier axe nous montre que chez les jeunes immigrants et ceux de la société d’accueil, c’est la thématique « communautaire » qui prédomine, alors que chez les parents immigrants comme ceux de la société d’accueil, ce sont plutôt les trois autres thématiques (juridique, géographique, et démocratique) qui articulent leurs discours.

En effet, la thématique « communautaire » avec sa constellation de mots « groupe », « communauté », « société », « partie », « personne », « bénévolat », « école » et les verbes « faire », « aider », « participer » prennent une place importante chez les jeunes immigrants et les jeunes de la société d’accueil. C’est ainsi que la citoyenneté, à travers la définition des concepts de citoyen et de participation citoyenne, réside pour les élèves immigrants dans l’appartenance sociale à une population et se concrétise dans l’implication dans une communauté donnée : « quelqu’un qui habite dans une ville qui s’implique dans les activités sociales, qui s’implique dans la communauté » (EI3). Le besoin du jeune immigrant à une telle appartenance lui semble vital pour créer des occasions de contacts susceptibles de faciliter son intégration dans la société d’accueil. C’est dans ce sens que le concept « de communauté » prend un sens du plus spécifique au plus large en même temps :

« … s’implique dans la communauté comme dans les clubs de sport ou dans les activités avec les jeunes, qui aident à développer la communauté » (EI7), « participer à la communauté, tu pourrais travailler en tant que citoyen, tu pourrais faire du bénévolat par exemple. Ça démontre que tu participes à la communauté » (EI9), « étant comme citoyen, il faut que je participe à ma société c’est-à-dire, aller à l’école, faire des activités pour aider ma communauté »

EI13

Pour leur part, les élèves de la société d’accueil perçoivent également la citoyenneté surtout en tant qu’appartenance à une communauté. Ladite appartenance se manifeste dans l’action et l’engagement envers sa communauté :

« Le mot citoyen c’est pour moi… plutôt une action de participer à ta communauté ou le fait de supporter plusieurs évènements dans ta communauté » (EA4), « oui, un citoyen c’est quelqu’un qui résulte dans une certaine région, dans une certaine communauté. Ça serait l’engagement dans la communauté fait par les citoyens »

EA9

Pour certains, la citoyenneté se concrétise dans le soutien de l’individu à sa communauté et la notion de communauté peut se limiter à l’environnement scolaire ou à une petite cellule d’amis :

« Appartenir à quelque part ou quelque chose. Tu peux être citoyen d’une école ou d’un groupe d’amis pis n’importe quoi » (EA5), « la citoyenneté serait combien que tu aides le monde autour de toi » (EA7), « Quand les gens se mettent, en tant que leader ou en tant que juste citoyen régulier, comme ils font de quoi dans leur communauté pour aider… Pour aider le développement de leur communauté ou aider certaines personnes dans leur communauté »

EA12

Pour les parents immigrants, cette thématique est plutôt juridique où le discours s’articule autour des mots tels « droits », « lois », « devoirs », « obligations », « nation », « responsabilités », « responsable », « règles », « vote » et « citoyenneté ». Bien qu’on dénote un lien fort entre le concept de « citoyen » et le territoire géographique, ce lien est plutôt canalisé dans une dimension spécifiquement légale :

 … ça veut dire d’abord respecter les lois du pays et puis avoir des droits et des devoirs du pays en question. C’est ça le plus important pour moi » (PI3), « Le mot citoyen pour moi veut dire de faire partie intégrante d’un pays… citoyenne canadienne, c’est-à-dire que je fais partie intégrante du Canada avec mes droits et obligations » (PI5), « … le mot citoyenneté exige automatiquement des responsabilités et des devoirs ou des droits… pour moi, il n’y a pas un droit qui n’est pas accompagné par une responsabilité […] Donc, être citoyen responsable ou être citoyen canadien ça s’accompagne avec des obligations, de devoirs qu’on doit faire en tant que citoyen

PI6

Parallèlement, ces parents issus de l’immigration accordent une importance particulière à la relation individu-société et individu-État dans une perspective purement légale qui met l’accent sur les droits :

« D’après moi, un citoyen c’est une personne qui a une citoyenneté dans un État, c’est une personne qui a des “droits”. Quand je parle du mot droit, parce que dans chaque État il y a des institutions, il y a des lois et puis étant une citoyenne de cet État tu peux avoir des droits à revendiquer »

PI9

Dans cette perspective juridique, l’obtention de documents officiels tel le passeport comme instrument d’identification nationale est chose cruciale dans le processus d’intégration, où la reconnaissance de l’individu immigrant, autant par la société que par les instances de l’État, lui assure un statut égalitaire face aux membres de la société d’accueil (en matière de droits et de devoirs) :

« … c’est se sentir appartenir à la société canadienne et être aussi reconnue appartenir à la société canadienne : être reconnue par les autorités, c’est-à-dire de devenir légal sur le plan papier, mais aussi être reconnue par les gens, par la société d’accueil qu’on est citoyen, c’est-à-dire qu’on a les mêmes obligations et les mêmes responsabilités que les autres citoyens natifs du pays » (PI6), « a priori je dirais que le mot citoyen dénote d’un comportement, des règles à respecter, des façons de faire, des droits aussi à en bénéficier, être un citoyen canadien comme… c’est être reconnu dans ces droits et respecter aussi ses devoirs et ses droits et être aussi en règle à tout point de vue »

PI1

Pour les parents de la société d’accueil, la thématique « géographique » est exprimée par les mots : « pays », « Canada », « membre » « naissance » et « né ». L’appartenance géographique à un pays, et par conséquent l’appartenance légale qui en découle, passe par la naissance, le processus de naturalisation ou par le fait d’être un habitant actif. Si la perception d’un participant se limite uniquement au critère de naissance : « … une personne qui est née au Canada elle a eu sa naissance au Canada, c’est ça le mot citoyen » (PA6), un autre participant focalise plutôt sur la participation active au sein de la société sans pour autant évoquer le statut légal de l’individu : « Citoyen, je crois bien que je définirais ça par un habitant actif d’une ville, d’un pays, d’une province. Quelqu’un qui habite quelque part (…) Citoyen canadien, c’est quelqu’un qui habite au Canada » (PA2). Ainsi, certains insistent de toute évidence sur le lien du concept avec l’appartenance politique « Pour moi, le mot “citoyen” indique une affiliation à un État donc, c’est un membre d’une société politique avant tout » (PA6). Une participante, membre de la société d’accueil, rappelle le lien historique qui existe entre l’immigration et la construction du Canada comme pays de manière à annuler tout avantage aux membres de la société d’accueil face aux immigrants :

« Quelqu’un qui n’est pas nécessairement né ici parce qu’on est tous des immigrants, au fait, au Canada on vient tous d’autres pays, on peut devenir citoyen d’une façon même si on vient d’un autre pays. On peut appliquer pour la citoyenneté dans le légal »

PA4

Chez ce même groupe, la dimension « démocratique » de la citoyenneté se manifeste dans différents gestes de participation citoyenne active au niveau politique et civique. Ces gestes d’engagement s’appuient sur des valeurs et des convictions profondes. Les mots utilisés dans cette thématique sont « liberté », « charte », « dénoncer », « valeurs », « réclamer », « démocratie », « opinion », etc.,

« Ça évoque la démocratie, le droit de vote, le droit de choisir, le droit de réclamer » (PA2), « Donc il va vraiment avoir des actions concrètes. Là, on peut dire que c’est un citoyen qui participe à la collectivité. Je ne vois pas ça comme se limiter à la participation aux élections aux quatre ans. Je vois ça à des gens qui s’informent, des gens qui n’hésitent pas à dénoncer s’il y a des situations qui ne correspondent pas à leurs valeurs » (PA7), « … ça parle de faire un vote ou de participer dans toutes les choses légales, d’avoir la liberté d’après la charte des droits de la personne, de religion, de parler et puis donner notre opinion, participer. Aussi, on a le droit de voter pour le parti qu’on veut (…) on vit dans la démocratie : le premier ministre a été choisi par le peuple et non parce que lui il veut devenir premier ministre »

PA8

Ainsi, la citoyenneté pour les parents de la société d’accueil se manifeste dans des actes concrets, dans l’exercice de ses droits et responsabilités, qui dépassent le geste politique de voter pour inclure la participation civique active. Pour eux, le citoyen est un acteur qui dénonce, revendique, s’informe et contrôle les institutions d’État dans une société démocratique qui lui permet un tel exercice.

3.4.2 Axe 2 de l’AFC : Axe des élèves

Le 2e axe, de moindre importance (10,97 % de la variance), sépare essentiellement les élèves immigrants des élèves de la société d’accueil. Selon cet axe, les thématiques « démocratique » et « géographique » sont plus spécifiques aux élèves immigrants tandis que la thématique « juridique » est spécifique aux élèves de la société d’accueil.

La thématique « juridique » est peu présente dans le corpus des élèves de la société d’accueil et réside tout simplement dans la relation juridique qui lie un citoyen à son pays sur la base de responsabilités et devoirs : « un citoyen c’est un membre d’une société ou d’une cité qui est supposé de faire, de remplir certains devoirs pour sa société » (EA8), « faire les devoirs qu’on est supposé de faire en tant que citoyen vraiment. Payer les taxes bien sûr » (EA13).

Par contre, les élèves immigrants, à l’encontre de leurs pairs de la société d’accueil, semblent accorder plus d’importance aux thématiques « géographique » et « démocratique ». Pour les premiers, la dimension géographique est exprimée par des mots comme « pays », « résider », « endroit » et « sentiment d’appartenance » :

« Pour moi, être citoyen c’est résider dans un pays et pis vivre dans le pays et participer aux activités socioculturelles » (EI1), « … être comme vraiment ancré dans le pays » (EI2), « Avoir un lien d’appartenance avec un endroit » (EI4), « Citoyen, c’est quand tu appartiens à un pays, un sentiment d’appartenance vis-à-vis du pays ». Cependant, la thématique « démocratique », peu présente chez les élèves immigrants, s’inscrit dans une quête de reconnaissance et d’égalité de droits avec les membres de la société d’accueil : « Selon moi être citoyen c’est avoir les mêmes droits, être reconnu par l’État et avoir la même égalité que tout autre citoyen »

EI9

4. Discussion

Comme suite à cette analyse, il ressort que les jeunes participants à cette étude, qu’ils soient de la société d’accueil ou issus de l’immigration, ont un point commun quant au sens qu’ils donnent à la citoyenneté. En effet, ils voient la citoyenneté comme une appartenance à une communauté et surtout comme une participation active au sein de cette communauté. Cela dénote l’importance chez les jeunes de faire partie d’un groupe ayant une ou des activités communes (sport, musique ou une cause quelconque), dont l’implication est une façon de se réaliser, mais aussi de se faire accepter par les membres d’un groupe donné. Cependant, les jeunes de la société d’accueil ajoutent à la communauté le lien juridique qui lie l’individu à un territoire alors que les jeunes issus de l’immigration récente évoquent les dimensions géographique et démocratique. Peut-on expliquer cela par une conscientisation civique chez les premiers et territoriale chez les seconds, leurs vécus étant différents ? Est-ce que la dimension démocratique chez les jeunes immigrants divulgue un certain besoin d’égalité, d’affirmation ou tout simplement une conscientisation de leurs droits comme personne en quête de reconnaissance ? La présente analyse ne permet pas de répondre à ces questions qui nécessiteraient une investigation plus profonde de ces éléments.

Pour les parents de la société d’accueil, la citoyenneté signifie l’attachement à un territoire géographique (résidence) par la naissance ou par la naturalisation (lien légal) et l’exercice de la participation politique et civique (voter, revendiquer, dénoncer, le pouvoir d’élire et de contrôler les élus) qui reflète un rapport actif à la société à laquelle ils appartiennent. Ceci rejoint Gagnon et Pagé (1999) en ce qui a trait au système de droits qui assurent aux citoyens l’accès à la gouvernance de leur société et par conséquent l’exercice de leurs droits et responsabilités. Si le modèle proposé par ces chercheurs contient comme composante fondamentale de la participation politique et civique les compétences requises, un participant n’hésite pas à faire référence à des normes politiques et systèmes de droits qui assurent l’égalité entre les citoyens « les privilèges offerts par la charte ou la politique/les politiques du pays » (PA3), alors que les parents immigrants sont plutôt habités par le souci du statut juridique légal du citoyen (lois, droits et responsabilités), qui leur assurera une vie décente. Ainsi, le discours de ces parents s’articule principalement entre deux pôles du modèle de Gagnon et Pagé (ibid.), à savoir le système de droits d’un côté en se limitant à la notion de droit, et la participation politique et civique de l’autre côté en focalisant plus sur les responsabilités. Est-ce que cela divulgue un besoin profond chez eux d’appartenir à un État de droit qui manquait à certains dans leur pays d’origine ou plutôt un sentiment inhérent à leur statut de minorité culturelle en quête d’égalité et de reconnaissance ? Il faut noter que ces deux suppositions sont liées l’une à l’autre : l’appartenance légale à un « pays de droit » permet théoriquement, une reconnaissance qui, à son tour, influencera le sentiment d’appartenance sociale et la participation à la vie politique et civique.

Que ce soit chez les jeunes ou chez les parents, on ne trouve aucune mention de l’héritage historique, des langues officielles, ces symboles qui forment le patrimoine canadien et qui distinguent l’identité nationale canadienne d’une autre. Aussi, les participants parlent d’appartenance, mais n’évoquent pas les différentes facettes de cette appartenance comme le détaille le modèle de Gagnon et Pagé (ibid.), alors que le Canada est un pays de diversité (régionale, ethnique, religieuse, linguistique, etc.). En somme, malgré certaines divergences entre les jeunes et les parents et entre immigrants et membres de la société d’accueil, les perceptions des participants rejoignent les trois composantes de la citoyenneté identifiées par Osler et Starkey (2005) : elle est à la fois un statut, un sentiment d’appartenance et une pratique.

Conclusion

L’analyse lexicale réalisée permet de répondre aux deux questions de recherche et de tracer le portrait du discours de chaque groupe de répondants. La comparaison de notre corpus montre une distance nette entre le discours des jeunes et celui des parents. Si les premiers accordent plus d’importance à la thématique « communautaire », les derniers quant à eux centrent leurs définitions sur les trois autres thématiques « juridique », « géographique » et « démocratique ». Si l’on remarque que les parents immigrants se distinguent des parents de la société d’accueil, les jeunes quant à eux, s’accordent sur le fait qu’un citoyen soit attaché à une communauté et s’y investisse. En effet, la citoyenneté pour les jeunes s’articule autour de la « communauté » qui peut être l’école ou la société, mais où le « groupe » et la « personne » sont des acteurs importants. Elle se vit dans l’action exprimée par « faire », « aider », « participer », « bénévolat », « activités », etc. Chez les jeunes immigrants, l’action est liée à l’appartenance sociale et au désir de s’intégrer à un groupe, alors que pour leurs pairs de la société d’accueil, l’action est liée à un choix, celui de s’engager. Pour les parents immigrants, c’est l’aspect juridique qui domine dans leur discours imprégné de termes faisant référence au conformisme aux règles, lois, obligations, devoirs, etc., et dont la reconnaissance légale et sociale est un objectif à atteindre. Alors que pour les parents d’accueil, l’aspect géographique dénote un lien territorial, mais aussi politique entre un citoyen et un pays, soit par la naissance soit par la naturalisation. Ce lien s’exprime aussi à travers l’engagement citoyen qui caractérise la dimension démocratique chez ces parents.