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1. Introduction : deux francophonies pour le prix d’une

J’ai choisi de parler ici d’une arme idéologique extrêmement lourde, que nous manipulons parfois sans bien estimer son utilité ou sa dangerosité : la francophonie.

Si cette notion est lourdement idéologique, c’est en raison d’une série d’ambigüités qui l’accompagnent, et que nous allons examiner.

Je n’apprendrai rien à aucune des personnes ici rassemblées en leur rappelant que le mot de francophonie a au moins deux sens. Un sens officiel et un non officiel.

Dans la première perspective, la francophonie – plus précisément l’Organisation internationale de la Francophonie, OIF – est l'ensemble des États qui déclarent « avoir le français en partage » et qui se rassemblent lors des Sommets de la francophonie, pour discuter de problèmes économiques ou de problèmes sociaux.

Mais pour pas mal de monde, le mot désigne l'ensemble des personnes qui, de par le monde, utilisent réellement le français, soit parce que c'est leur langue maternelle soit parce que c'est leur langue seconde, la langue officielle de leur pays ou encore une langue qu'elles ont apprise par plaisir ou par intérêt.

La première ambigüité de la francophonie provient du fait que ces deux sens n'ont presque rien à voir ensemble : il y a en effet dans la francophonie officielle un grand nombre d'États où le français est beaucoup moins parlé que d'autres langues, comme l’Arménie ou le Monténégro (et je ne suis pas le seul à me demander ce que le Qatar peut bien fabriquer à l’OIF, où il est d’ailleurs spectaculairement en retard de cotisation); et, contrairement à ce que l'on imagine généralement, cette francophonie officielle ne s'occupe guère de la langue française, dont on déclare pourtant qu'elle constitue son assise. Ce n’est que bien récemment qu’elle s’est dotée d’une direction des affaires linguistiques. Mais elle a jusqu’à présent été impuissante à seulement susciter l’avènement d’un espace où les pays francophones pourraient discuter de leurs politiques linguistiques.

On est donc fondé à poser la question : la francophonie, pourquoi faire? Ou, plus précisément et pratiquement : nous, Francophones, que pouvons-nous faire ensemble que nous faisons mieux ensemble? Que pouvons-nous faire ensemble que nous ne pouvons pas faire seuls ou avec d'autres que des Francophones? Du commerce? S'il ne s'agit que de cela, on peut parfaitement le faire en anglais; en anglais, ou, comme le montre l’histoire, dans toute langue qui conviendra. Promouvoir le développement et défendre la démocratie? Certains constats sont cruels : d’une part, la francophonie officielle n'a jusqu'à présent été ni claire ni ferme avec les régimes bien peu démocratiques de certains des États qui la composent. D’autre part, être francophone n’est pas un vaccin contre le racisme. En Europe, d’où je vous parle, c'est dans deux pays francophones que l'on avoue le plus facilement des sentiments xénophobes : selon une étude réalisée pour l'Union européenne, la Belgique vient en tête, 22 % des enquêtés se disent « très racistes », et 33 % « assez racistes », suivie par la France, avec 16 et 32 %. On voit mal au nom de quelle prétention la langue française pourrait avoir le monopole de l'expression de ces vertus : en dépit du mythe cent fois rapetassé, défendre la démocratie, cela peut parfaitement se faire en anglais, en allemand, en arabe ou en serbo-croate. Et par ailleurs, un État francophone seul – la France ou le Québec par exemple – peut parfaitement se lancer dans une politique de développement ou tendre à illustrer la démocratie, indépendamment de sa langue.

La francophonie court donc le danger de ne pas pouvoir se définir. Et il ne faut pas se leurrer : nombre de décideurs sont actuellement vis-à-vis d'elle dans la position où certains curés l'étaient vis-à-vis de la religion au XVIIIe siècle : ils continuent à dire les offices et à administrer les sacrements, mais sans y croire. Les grand-messes francophones se succèdent donc, avec leurs flots de lait sucré au miel, leurs buffets de guimauve et de moelle de sureau. Mais on n’est pas sûr que les officiants prêtent foi à leur liturgie. Danger donc : car il arrivera bien un moment où un enfant criera que le roi est nu et où quelqu'un sifflera la fin de la récré. À ce moment, tous diront « je n'y ai jamais cru ». Et si d'aventure un bébé bien formé devait avoir été conçu dans le sérail francophone, il s'en ira par la bonde, avec l'eau douteuse du bain.

Si de tels bébés existent – et j’en entends vagir l’un ou l’autre –, il s'agit de leur donner une chance de vie. Et donc de donner à chacun de bonnes raisons d'investir encore dans cette francophonie. De définir le noyau dur de choses que nous, Francophones, pouvons mieux faire ensemble, grâce au français.

2. Une mission pour la francophonie?

Ce noyau dur, ce commun dénominateur, se réduit nécessairement à pas grand chose, puisque, de par le monde, les Francophones sont loin d'avoir tous les mêmes préoccupations à l'endroit de la langue française, et que chacun des groupes qu'ils constituent doit trouver un intérêt spécifique pour adhérer à l'idée francophone. Que peuvent-ils faire ensemble, tous ces Francophones? Une seule chose. Une seule, mais immense : combattre l'uniformisation du monde.

Car jamais dans l'histoire de l'humanité les échanges de tous genres n'ont eu la fréquence et l'intensité qu'ils ont atteintes en ce début de millénaire, et dès lors jamais la compétition entre langues n'a été si vive. Si vive et si inégale, une seule langue s'arrogeant toutes les fonctions de prestige et de pouvoir, et tendant à confiner toutes les autres dans un statut second, quand elle ne les menace pas d'anéantissement.

Cette marche vers l'uniformité, à peine freinée par le dynamisme démographique de certaines collectivités, comme l’hispanophone ou la chinoise, est sans nul doute une catastrophe. Car si au point de vue biologique la diversité est synonymie de vie, la chose est peut-être plus vraie encore au point de vue culturel. Et si la disparition d'une espèce animale est vécue comme une perte irrémédiable, l'humanité déplorera plus encore la perte d'une langue, puisque chaque langue est à elle seule une connaissance globale et une appropriation du monde.

La tâche première de la francophonie est donc là : faire contrepoids à la massification mondiale, à l'hégémonie mortifère.

C’est bien le programme que s’est donné l’OIF : elle veut être l’espace de la diversité culturelle, et donc offrir une alternative à l’homogénéisation découlant de la globalisation.

Mais si elle se donne cette mission, c’est au nom d’une conception bien particulière de la langue française : il serait dans sa nature d’être une langue « non alignée » ou « subversive ». La défense de la diversité serait ainsi sa tâche messianique.

Je tiens aussi, quant à moi, que la défense de la diversité est la seule mission que puisse s’assigner la francophonie. Mais c’est pour moi la conclusion d’un raisonnement que je mène sur un mode plus réaliste – plus cynique, diront certains.

Ce raisonnement part de trois constats.

Le premier est que dans le cadre de la compétition économique mondiale, les États francophones septentrionaux développés ont intérêt à garder compétitive (n’ayons pas peur de dire : rentable) la langue qui les définit. Un premier objectif, pragmatique et « égoïste » donc.

Mais il se fait que ce premier objectif peut être conjugué avec un second, pragmatique et idéaliste à la fois, qui est le développement du Sud.

Or la conjonction de ce premier et de ce second objectif en génère un troisième, plus résolument idéaliste : le maintien de la diversité culturelle.

Ce dernier objectif ne vient donc chez moi qu’en conclusion et non en prémisse. Et il ne découle pas de la nature du français, mais de sa position conjoncturelle en ce début de millénaire : d'une part il permet l'expression de la modernité; d'autre part il est assez fort pour être fédérateur et assez faible pour n’être pas (ou plus) universellement dominateur – il occupe une position tactique favorable.

3. Un contenu idéologique contradictoire

Favorable? Voire.

Il nous faut à présent nous demander si la francophonie est bien à même d’exécuter sa mission.

3.1. Les naissances de la francophonie

Pour cela, il nous faut examiner le chemin qui a amené la francophonie à se trouver cette vocation. Ce que nous ferons en nous inspirant des travaux récents sur la genèse de la francophonie. Des travaux qui convergent pour mettre en évidence une hypothèque massive pesant sur elle.

Glasze (2006a, 2006b; 2013) distingue trois phases dans l’histoire de cette dernière, phases que je décris ici de manière cursive.

Initialement, la francophonie a été construite au cours du processus de décolonisation comme une communauté cimentée par la langue. C’est un ensemble défini par un passé colonial, moins le lien colonial.

Si la rupture de ce lien est proclamée dans le discours francophone, la filiation de ce dernier avec le discours traditionnel est toutefois claire : le français y est présenté comme le vecteur d’un idéal universaliste et humaniste, et la rhétorique qui institue cette image de la langue reproduit le topos d’une supériorité intrinsèque de la langue française et de la culture qu’elle véhicule.

Deuxième temps : dans les années 1970 et 1980, des critiques s’élèvent contre le caractère néocolonial de la francophonie, ce qui l’amène à reformuler son discours de manière radicalement différente. On peut parler d’un tournant à 180°, car, dans cette mutation, la langue va passer à la trappe. Par une étude lexicométrique, Glasze montre ainsi qu’à partir de 1969, la locution « langue française », largement dominante jusque-là, s’étiole lentement pour laisser la place à deux thématiques : la paix et la démocratie. Le mot francophonie fait non point son apparition – il était déjà là, attendant son heure – mais il opère une double percée. D’une part, il vainc ses concurrents (comme « francité », qui a tenu la corde un certain temps, voire « gallicité »), de l’autre, il voit son sémantisme se restreindre. Dorénavant, un énoncé comme « Gabriel, vidant sa cinquième grenadine, pérorait devant une assemblée dont l'attention semblait d'autant plus grande que la francophonie y était plus dispersée », introduit par Queneau dans Zazie dans le métro, devient agrammatical : qui utiliserait encore « francophonie » au sens de « ensemble de compétences en langue française ». Une restriction de sens donc, ce qui ne signifie toutefois pas que le contenu du terme soit très net.

La troisième phase s’ouvre à la fin des années 1990. Elle peut apparaitre comme la poursuite de la précédente, à cette nuance près que les valeurs proclamées lors de la seconde phase se cristallisent et s’institutionnalisent : l’OIF nait et définit la francophonie comme l’espace de la diversité culturelle. D’une part, l’abandon du critère linguistique se confirme; de l’autre, de nouveaux thèmes viennent s’associer aux premiers et graviter autour d’eux : à démocratie et paix viennent s’ajouter le développement durable et le dialogue des cultures.

Les travaux de mon concitoyen et disciple François Provenzano (2008, 2011a, 2011b) partent d’un autre horizon : ils entendent contribuer à la réflexion visant à doter les études francophones d’une épistémologie solide, et conjuguent pour cela les apports de la sociologie de la culture à ceux de l’analyse des textes.

Ces travaux confirment la description de Glasze en montrant combien la francophonie est une construction idéologique, combien elle est « un effet de discours socio-historiquement conditionné et rhétoriquement structuré » (2008, p. 13).

Mais Provenzano montre mieux les ambivalences de ce discours. Il met en effet en évidence que dans sa rhétorique la francophonie n’a cessé de tenter d’associer, tant bien que mal, deux thèmes largement contradictoires. Et c’est évidemment cette contradiction qui nous intéresse, nous les chasseurs d’idéologie.

D’une part, à ses débuts, la francophonie a en effet surtout relayé le discours traditionnel et de l’universalisme français, en caressant l’utopie d’une « civilisation de l’Universel » (rappelons-nous que, pour Rivarol, le français, « ce n'est plus la langue française, c'est la langue humaine »).

Mais d’autre part, dans le deuxième et le troisième temps, le constat de la diversité des situations dans lesquelles vivent les Francophones lui a imposé d’ajouter un deuxième thème au premier, sans rien renier de celui-là : le thème du « dialogue des cultures » et de la « diversité culturelle », dans lequel on peut voir une « version euphémisée des luttes pour la reconnaissance symbolique qui animent les minorités francophones » (Provenzano, 2008, p. 45) se définissant par une dimension langagière, tel le Québec, l’Acadie par exemple ou les jeunes États africains.

Une telle reconversion donne le vertige : elle fait coexister le centripète et le centrifuge, ne peut opérer qu’en produisant une nouvelle image de la langue française, aussi fantasmatique que celle qui voulait y voir une langue humaniste par essence : celle d’une langue exprimant fatalement la diversité culturelle (Klinkenberg, 2003). Une telle superposition crée évidemment un système de valeurs assez complexe et peu lisible : « la croyance en un français universellement pur et à préserver d’un côté, l’appel à l’échange culturel désintéressé et au métissage » de l’autre, ne débouchent en tout cas pas « sur les mêmes options en matière de gestion des productions culturelles » (Klinkenberg, 2003, p. 165).

Tout cela ne va pas sans produire des ambigüités sur divers plans, et notamment celui de la didactique :

B. Boutros Ghali parlait du français comme « langue non alignée et langue de solidarité » (…) et F. Mitterrand (...) réussit à ériger la Francophonie en modèle de diversité linguistique et de résistance à l’uniformisation linguistique et culturelle. C’était là un véritable tour de force discursif car le plurilinguisme en Francophonie, s’il est bien réel n’est pas le résultat des politiques linguistiques de la France et de ses alliés du Sud, lesquels n’ont jamais fait de place, avant les années 90, aux langues nationales. Il est plutôt l’enfant non désiré de politiques éducatives du tout-français qui ont échoué à scolariser les masses, en Afrique notamment.

Maurer, 2008a, p. 85

Pour en terminer avec ce développement, il est important d’observer une coïncidence que ne soulignent ni Glasze ni Provenzano, peut-être parce qu’elle est évidente. On constate en effet que les deux modalités contemporaines du discours francophone se constituent à deux tournants historiques : la première au moment où éclate la grande crise de la seconde moitié du XXe siècle, et la deuxième au moment où il commence à être question de mondialisation.

L’impact linguistique de ces évènements est grand, et bien connu. Je ne veux en souligner que deux aspects.

D’une part, la nouvelle donne socioéconomique a généré un rapport inédit entre l’espace public et l’espace privé, rapport qui rend le cadre étatique moins opérant pour la gestion de la langue. En ce qui concerne le français, il apparait aujourd’hui impossible de le maintenir seul dans l’espace public, même dans les pays les plus francophones au point de vue de leur statut et de leur corpus (pour reprendre les critères de la « grille d’analyse des situations linguistiques » de Chaudenson et Rakotomalala, 2004). La notion de diversité fournit dès lors un cadre commode pour intégrer cette concurrence.

Par ailleurs, et comme je l’ai longuement expliqué ailleurs (1985a, 1985b), la fragilité qui affecte dorénavant les sociétés développées en crise génère des besoins de stabilité nouveaux, ce qu’a bien montré Christopher Lasch (1979). Il est tentant, pour les satisfaire, de produire un discours retournant les facteurs de fragilisation contre eux-mêmes, comme on retournerait un gant : la compétition sociale se transmuera ainsi en solidarité; le conflit linguistique en diversité; la différence en chances de contact; et la violence symbolique, qui n’est jamais loin, devient instrument de pacification. Une manière de participer à ces changements, mais sur le mode de la dénégation…

3.2. Les naissances du francophone

Le mot de « francophone » a une histoire, et cette histoire est récente elle aussi. La racontant de manière plus détaillée ailleurs (Klinkenberg, 2016), je me contente ici de l’esquisser.

On sait qu’on doit l’invention du mot à Onésime Reclus, qui le fait apparaitre en 1880 dans France, Algérie et Colonie. Invention d’un seul homme, le mot restera sa seule propriété, et disparait avec lui. Il faut attendre les années 1930 pour le voir renaitre, et devenir un mot partagé. Encore ne s’imposera-t-il que dans les années 1960.

Mais qu’est-ce que ce francophone?

Le francophone a d’abord été une unité de compte dans des évaluations relatives à des prestations linguistiques. J’utilise à dessein un terme vague, car le mot de francophone ne signifie pas chez Reclus « usager de la langue française ».

Il vise ceux qui pourraient devenir « locuteur de langue maternelle française ». Pour le dire brutalement, ces locuteurs sont des parts de marché à conquérir. Leur accorder le beau nom de francophone, c’est les adouber; c’est leur faire cadeau de la boussole qui les aidera à forger leur destin; c’est leur fixer un horizon, voire une mission : en faire les nouveaux dépositaires d’un trésor collectif et sacré, sur lequel seuls les Français de souche pouvaient veiller jusque-là.

Autrement dit, ce qui se profile dans ce discours, ce n’est pas une définition linguistique du francophone, mais deux choses.

C’est d’une part, une conception du rôle de la France, communauté à la vocation civilisatrice universelle. Le ‘nous’ qui s’exprime dans le titre Lâchons l’Asie, prenons l’Afrique renvoie à la France seule, et non à la communauté des locuteurs du français.

C’est de l’autre une certaine conception de ce trésor qu’est la langue. Le français auquel on nous convie est une Langue idéale, inscrite dans un univers tout de permanence et de nécessité, proche du monde des idées selon Platon. Une langue vue dans son unité, et non dans sa diversité; dans sa spécificité française, et non dans sa généricité langagière. Être un francophone, à ce stade de l’histoire du concept, c’est donc refouler la variation.

Le deuxième francophone nait lors de la seconde phase, au moment où le concept de francophonie se débarrasse de sa dimension proprement linguistique.

La conception du francophone semblait bien devoir échapper à ce mouvement de délinguisation. Et cela pour deux raisons. La première est que, s’il est envisageable – difficile mais concevable – d’expulser la dimension langagière de la définition d’une collectivité, la chose apparait comme plus acrobatique encore dans le cas d’un individu dont le nom est tiré d’une langue. Par ailleurs, cette période est celle où le monde académique – auquel je vais revenir – se pose la question de savoir ce qu’est un usager de la langue française (ce dont Reclus n’avait pas à se soucier, lui qui comptait comme francophone les créolophones de la Réunion ou de Maurice).

C’est pourtant bien ce qui se passe, et être rassemblés ici entre universitaires ne doit pas nous faire oublier la distorsion entre deux usages du mot : celui que les sociolinguistes tentent de mettre au point, et celui qu’en fait le grand public.

De ce côté-là, on voit un mouvement parallèle à celui que connait « francophonie ». Si l’usage que Queneau faisait de ce mot en 1959 est désormais frappé d’obsolescence, celui que ce roman inoubliable fait de « francophone » en son chapitre IX ne l’est pas moins :

Une francophone assez distinguée esprima l’opinion commune : – Et la Sainte-Chapelle? – Ah ah, dit Gabriel et il fit un grand geste. – Il va parler, dit la dame polyglotte à ses congénères en leur idiome natif.

Zazie dans le métro

Une distorsion apparait donc entre deux acceptions du mot « francophone » : l’acception identitaire et la linguistique. Car, contrairement à ce que suggère le titre du présent paragraphe (Balzac : « Les titres sont toujours des fieffés imposteurs »), ce n’est pas d’un mais de deux francophones qu’il faut saluer la naissance à ce moment historique : il y a le francophone des linguistes et le francophone des identités.

Comme indiqué, l’acception linguistique va désormais être travaillée par le monde académique et, à sa suite, par le monde politique. Tous deux s’investissent en effet dans la mise au point de méthodologies de comptage, qui présupposent elles-mêmes que l’on réponde à la question de savoir ce qu’est un usager de la langue française. L’articulation entre les préoccupations académique et politique est puissamment signifiée par le fait que l’OIF a mis sur pied à deux reprises – la première fois en juin 2008, la seconde en octobre 2014 – un séminaire international sur la « Méthodologie d’observation de la langue française dans le monde ». Il s’y est agi de s’interroger :

sur la notion même de ‘francophone’ et d’analys[er] en détail les modes de calcul proposés par l’Observatoire de la langue française et l’ODSEF [Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone] pour l’estimation du nombre de francophones dans le monde.

www.francophonie.org/2e-Seminaire-sur-les-methodologies.html

L’OIF tente en tout cas d’échapper à une classification trop peu nuancée des situations de francophonie (comme celle qui consiste à distinguer des « francophones réels » et des « francophones partiels »). Elle traduit pour cela les résultats obtenus par l’interprétation de diverses sources disponibles (comme, pour l’Europe, Eurostat et l’Eurobaromètre) dans une typologie de « profils de francophones » répartis en « trois planètes » : la planète « naitre en français », la planète « vivre (aussi) en français », la planète « choisir le français comme langue étrangère » (Wolff, 2014).

Mais pour le grand public, le mot « francophone » désigne moins des compétences langagières qu’une identité : être francophone n’est dorénavant plus un destin culturel : c’est une essence; ou, au mieux, un marqueur d’appartenance sociale. Et cette essence n’a plus de lien nécessaire avec une pratique linguistique.

Que le mot désigne une identité est bien révélé par le choc causé en Belgique par La langue française dans le monde dans sa version 2010 (Wolff, 2010). Cet instrument de travail estimait en effet le nombre de francophones belges à 8,2 millions : un pourcentage impressionnant des 11 millions de régnicoles... Ce chiffre vaudra à l’Observatoire de la langue française d’être très officiellement accusé d'impérialisme : n’annexait-il pas, contre son gré, la majorité de la population? Car, il faut le savoir, la vie politique belge, telle qu'en rend compte le langage des politologues ou des journalistes, est structurée par un clivage entre néerlandophones et francophones, ces mots renvoyant à une sorte de statut politique non officiel : « les francophones », c’est le bloc constitué par les habitants de la Wallonie (moins sa minorité germanophone protégée), une bonne proportion des Bruxellois et les usagers du français dans les « communes à facilités ». Au total, un bon quatre millions de personnes. Mais, fidèle à sa méthodologie, La Langue française dans le monde utilisait le mot comme renvoyant à un niveau de compétence. Or cette compétence, le cursus scolaire est supposé la donner. Et, du coup, tel leader nationaliste flamand pointu, parce qu’à même de s’exprimer en français, se voyait bien malgré lui enrôlé dans la cohorte de ses adversaires.

Mais il faut souligner ici que si être francophone est une identité, cette identité vient très logiquement en second rang : on est d’abord acadien, québécois, « francophone de la périphérie bruxelloise », sénégalais, et puis seulement « francophone » tout court.

Un caractère second, mais non secondaire : non seulement le discours identitaire permet, on l’a vu, de radicaliser les oppositions sociales (comme le font aussi les identités fondées sur des facteurs autres que la langue), mais surtout, cette identité seconde donne extension et légitimité à la première, et constitue en quelque sorte une méta-identité. En suggérant la possibilité de l’échange le plus large, elle confirme ce que l’on est soi-même. Arrimer la petite collectivité au rêve d’une plus grande… Cet arrimage est une possibilité, non une nécessité : dans les laboratoires que sont par exemple les pays créoles, le locuteur est en contact avec de grandes langues mondiales (anglais, mandarin, hindi, arabe…), ce qui le projette se trouve, d’emblée dans les questions identitaires, sans que le recours à un quelconque fantasme francophone lui soit indispensable.

Cette essence n’a plus de lien nécessaire avec une pratique linguistique, écrivais-je. Mais elle a bien sur eu besoin à un moment donné de la langue pour se constituer.

Car il y a de toute évidence un lien privilégié entre langue et identité (Klinkenberg, 2013). On sait que les éléments de substrat pouvant déboucher sur une formalisation identitaire sont potentiellement nombreux : la couleur de la peau, le vêtement, les pratiques alimentaires… Pourquoi, alors, le privilège accordé à la langue, et le fait qu'elle assume souvent seule le statut de représentation objectale dans le travail de formalisation?

C'est que, comme objet et comme pratique, cette langue présente une conjonction de caractéristiques qui, fantasmées, sont autant de facteurs explicatifs de cette primauté.

De ce point de vue, la première caractéristique de la langue est sa saillance. C’est parce qu’elle autorise la formulation d'oppositions très apparentes qu’elle démarque les groupes en conflit d'intérêt économique ou idéologique. L'identité étant un rapport structural, elle mobilise obligatoirement des signes visibles. Mais la langue, instrument de communication, se trouve aussi barrière, altérité, démarcation. Cette étanchéité qui est sa seconde caractéristique est à la fois protection et différenciation : elle exhibe aux yeux de celui qui entre en contact avec la langue de l'Autre, son caractère incomparable. Et l'irréductibilité et l'incommensurabilité sont les caractéristiques de la culture nationale selon Herder. Enfin, un troisième facteur : l'unanimisme, autre grand mythe linguistique.

On comprend ainsi la puissance mystifiante des identités collectives construites sur la langue : mobilisant sur le dogme de l'unanimité, elles maquillent les divergences, les différences et les clivages à l'intérieur de la communauté, mais se servent en même temps de ces divergences pour stratifier le corps social.

Si, comme on vient de le voir, on doit interroger le substrat idéologique de la francophonie, en l’historicisant, on doit faire de même avec le concept de diversité culturelle.

4. Croire en la diversité culturelle?

4.1. Entre discours angélique et logique marchande

Défendre la diversité culturelle est assurément une idée généreuse, mais elle est également si généralement partagée et si consensuelle qu’elle en devient suspecte. Suspicion qui ne manque pas de croitre quand on constate que le souci de diversité est partout proclamé, à coup de formules (vous êtes priés d’entendre mes guillemets!) mobilisant l'humanité-qui-tire-ses-richesses-de-sa-diversité ou le-dialogue-des-cultures : le G8 prétend vouloir protéger la diversité culturelle et linguistique, comme aussi l’Union européenne. Et sans doute est-ce cette dernière instance qui a formulé avec le plus de soin le thème de la diversité, au point d’en faire sa doctrine officielle.

Ce principe est réaffirmé dans toutes les chartes qui fondent l’Europe; il l’est dans le traité de Maestricht, qui fixe pour objectif à l’Europe « l'épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité »; il l’est aussi dans le texte de l’ex-futur Traité constitutionnel, qui faisait de « Unie dans la diversité » la devise de l’Union. Le souci de promouvoir le plurilinguisme dans l'ensemble des politiques communautaires s’est ainsi vu concrétisé dans des programmes et des activités de promotion du plurilinguisme. Depuis 2001, une Journée européenne des langues est célébrée chaque 26 septembre.

Alors, l’Europe : paradis de la diversité culturelle? La question mérite à tout le moins d’être posée, car un esprit chagrin pourrait concevoir des doutes sur la volonté réelle qu’ont les institutions européennes d’obéir à leurs propres principes. Ce doute nait de la considération des pratiques effectives de l’institution européenne en son propre sein. Si les langues officielles de l’Union continuent à être utilisées dans les communications vers le grand public, si les symboles sont là (mon passeport!), le régime des langues de travail a connu une spectaculaire mutation en faveur de l’anglais. Aujourd'hui, « les communiqués de presse, les rapports des Conseils européens et des Conseils des ministres, les rapports des commissions ne sont déjà, la plupart du temps, disponibles qu’en anglais » (Wolff, 2008, p. 25-26).

Certaines sources objectives de ce raz-de-marée centripète sont bien connues. Parmi elles, les divers élargissements de l’Union.

D’autres raisons sont moins palpables, car liées à la culture implicite des institutions européennes. La principale à mes yeux est que les objectifs réels de l’Europe ne sont pas seulement ceux que chantent les textes auxquels j’ai renvoyé. L’analyse de ceux-ci (Klinkenberg, 2007) montre un combat entre deux principes : le principe éthique qui vient d’être commenté, et un principe économique néolibéral. Et le second prévaut de toute évidence sur le premier. On sait déjà que les mesures de protection linguistique susceptibles d’être prises par les États – par exemple des dispositions prescrivant que l'étiquetage des produits importés doit toujours se faire dans les langues nationales ou locales –, loin d’être considérées comme de justes applications du principe de diversité, le sont comme des entraves à la diffusion de ces produits, et constituent par conséquent des violations du véritable dogme de l’Union : la libre circulation des biens, de tous les biens.

Ce détour par l’Europe doit nous pousser à examiner d’un oeil critique la question de la diversité culturelle lorsqu’on en fait la définition de la francophonie, et notamment à la regarder autrement que comme un programme purement humaniste.

4.2. La diversité, atout économique?

Pour accomplir la mission qu’elle s’assigne – défendre la diversité culturelle dans un monde unipolaire –, la francophonie doit sans doute donner au concept de diversité un contenu plus énergique et plus réaliste que celui auquel renvoient les incantations de certains de ses ténors. Un contenu plus réaliste, voire plus prosaïque. La défense du multilinguisme, en effet, ne doit pas être le monopole de belles âmes désintéressées. Babel n’est pas qu’une couteuse malédiction : elle peut aussi générer des profits, dont il n’y a pas à rougir.

C’est au reste dans cette voie – bien illustrée en Amérique latine par le Mercosur – que s’engage l’Union européenne lorsqu’elle vise au renforcement des connaissances linguistiques des travailleurs ainsi que dans les petites et moyennes entreprises. L’idée est que « Le multilinguisme est bon pour les affaires » et « peut donner à une industrie un avantage compétitif ».

Tout ceci nous suggère que la question de la diversité linguistique n’a pour l’instant de chance d’être posée en termes efficaces qu’à condition de la replacer dans son contexte économique. Il y a donc un important travail à faire sur les esprits : il faut leur montrer que la diversité n’a pas qu’une dimension culturelle, mais qu’elle en a aussi une économique.

Et donc que les forces centripètes ne mènent pas fatalement au laminage des langues, comme le souligne Jacques Maurais (2005) : « on peut et on doit considérer les langues comme des ressources » et c’est le point de vue qui a été adopté au Québec et, plus généralement, au Canada.

Nous avons la chance de nous trouver au Nouveau-Brunswick, province qui a misé sur le bilinguisme d’une bonne partie de sa population pour attirer diverses entreprises, en particulier des centres d’appel.

Mais d’autres exemples existent : pensons celui de l’Inde qui réussit à délocaliser à son avantage plusieurs entreprises étrangères en misant, en partie, sur les compétences linguistiques de ses diplômés.

On peut conclure à une ambivalence de la diversité. D’un côté, elle constitue un obstacle, à la libre circulation des biens et des personnes, par exemple. De l’autre, elle peut constituer un puissant argument économique.

C’est ce balancement qu’illustre l’aventure de la Convention sur la promotion de la diversité des expressions culturelles que l’UNESCO a adoptée en 2005.

La question de la diversité s’est en effet d’abord posée dans le cadre des accords économiques internationaux. Lors de la phase d’élaboration de l’accord de libre-échange liant les États-Unis à son voisin du Nord (1989), le Canada entendit bien protéger son industrie audiovisuelle en la mettant à l’abri des dispositions du traité : ce fut là la première victoire du principe de l’exception culturelle.

Ce principe fut réaffirmé une seconde fois, plus spectaculairement, dans le cadre des négociations du GATT, qui devaient déboucher sur la création en 1994 de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Cette fois, ce furent les Européens qui montèrent au créneau, pour exiger le droit de sauvegarder leurs productions culturelles, y compris par des mesures protectionnistes, comme le subventionnement ou l’établissement de quotas.

C’est alors que, dans une troisième phase, le concept d’exception culturelle devait donner naissance à celui de diversité culturelle :

moins défensif, plus positif, plus consensuel, mais aussi plus flou et sujet à plusieurs interprétations. L’objectif étant, pour plusieurs pays, d’exclure la culture des négociations commerciales multilatérales, il est vite apparu que la meilleure façon de l'atteindre était de traiter cette question ailleurs et autrement. C’est-à-dire à l’UNESCO. De là les négociations qui ont abouti en 2005 à l’adoption d’une Convention sur la promotion de la diversité des expressions culturelles.

Beaudouin, 2008, p. 61-62

Or, il faut noter qu’après les Européens et les Canadiens, c’est la Francophonie qui a été le fer de lance de ce combat. Louise Beaudouin (2008, p. 62) souligne ainsi qu’elle :

fut la première organisation internationale à voter (…) une résolution exigeant que les États et gouvernements puissent maintenir leur droit souverain de soutenir, par des politiques publiques, leur secteur culturel.

Elle a également souhaité associer d’autres aires culturelles à ce combat : l’hispanophonie, la lusophonie et l’arabophonie.

J’ai parlé de balancement. En effet ce combat n’est pas, et ne sera pas, achevé. L’Accord de partenariat transatlantique (APT) que les États-Unis et l’Union européenne négocient – à l’abri des regards du citoyen – depuis juillet 2013 et qu’ils finalisent au moment où j’écris ces lignes, risque bien, en effet, de réduire à néant dans ce double espace tous les acquis dont il vient d’être question, en les frappant purement et simplement d’illégalité.

Mais l’essentiel était pour moi de montrer qu’on pouvait aussi lester le programme de lutte pour la diversité d’un contenu social réel.

5. Français, encore un effort pour être la langue de la diversité!

Si le français peut aujourd'hui continuer à mener ce combat, il doit pour jouer pleinement ce rôle remplir plusieurs conditions. Autant de mutations qu’il soit s’imposer.

Ces conditions sont au nombre de quatre (de sorte que le titre de ce paragraphe pèche par optimisme : ce n’est pas à un mais à quatre efforts qu’il faut consentir) : se garder de certaines de ses traditions, casser certaines des représentations qui lui sont associées, repenser le rapport entre le locuteur et la langue et résoudre certaines de ses contradictions.

5.1. Premier effort : combattre le centralisme

Se garder de ses traditions, ou plutôt d'une de ses traditions, qui ne le désigne pas particulièrement pour jouer le rôle de langue de la différence : je veux parler du centralisme. Car si les politiques linguistiques francophones doivent combattre l'hégémonisme, elles doivent faire entendre la voix de la différence, et donc combattre la conception essentialiste de la langue autant que le mythe d'une francophonie unanimiste. Toutes choses qui risquent d'être malaisées dans une culture offrant l'exemple sans doute le plus poussé qui soit de centralisation et d'institutionnalisation linguistiques.

Les grands ensembles culturels sont généralement structurés autour d’un ou plusieurs centres où se concentrent les organes de la vie culturelle, et à partir desquels la création s’organise. Ces centres ont la particularité d’exercer leur influence au-delà des frontières politiques. Ils tendent donc à capter et à assimiler des ensembles culturels plus petits, trop faibles ou trop fragiles pour résister à leur pouvoir d’attraction. On peut dès lors utiliser, pour décrire le rapport entre cultures, la métaphore du système solaire : de même que chaque corps céleste décrit une orbite autour de l’astre central, et reste sur cette orbite grâce aux forces gravitationnelles, la trajectoire des cultures périphériques est tributaire du rapport qu'elles entretiennent avec celle du centre. C'est dire que ces cultures subissent à la fois des forces centripètes, qui les attirent vers ce centre, et des forces centrifuges qui l'en tiennent éloignées.

On peut donc penser les ensembles culturels en termes de tendance vers la dépendance et l'indépendance : les noyaux des grands ensembles seront décrits comme des cultures indépendantes, tandis que les petites cultures seront décrites comme des cultures captives. Comme je l’ai expliqué ailleurs (Klinkenberg, 2010), c’est sans nul doute avec la France et sa langue qu’a été atteint le summum de cette centralisation : encore de nos jours, Paris continue à accueillir la majorité des institutions qui régissent la vie culturelle, intellectuelle et littéraire francophone. Il n’y a pas de sens à se demander où bat le coeur de la civilisation hispanique, ou allemande; mais lorsqu’il s’agit de la française, la réponse jaillit avant même que la question n’aie été posée : « il n’est bon bec que de Paris »! (Que dis-je, Paris? Non : le centre du monde culturel français est un carré de quelques centaines de mètres de côté, situé sur la rive gauche de la Seine. En ce lieu se concentrent tous ses instruments de consécration et de légitimation).

Voilà un premier effort à faire pour que le français soit une langue de diversité : combattre le centralisme prévalant dans l’univers qu’il fédère.

Lever cette hypothèque est une tâche bien lourde (ce qui la rend décidément urgente), car elle a au moins trois visages : elle constitue autant une barrière psychologique qu’une réalité institutionnelle et une évidence économique. On pourra prendre pour exemple des pesanteurs institutionnelles le fait que les Alliances françaises – un des fers de lance de la diffusion internationale du français – éprouvent parfois bien des difficultés à mettre en place des synergies avec des partenaires francophones en pays tiers afin de mener des actions de diffusion et d’animation; et il en va parfois de même pour d’autres instances officielles françaises. On arrive ainsi à des situations paradoxales du genre de celle que j’ai un jour vécue au Vietnam : une foire aux langues avait pour objectif la promotion des principales langues européennes; mais celle de la française reposait sur les seules épaules d’une poignée de Wallons...Quant au facteur économique, son rôle est évident, et massif : parce qu’elle est la principale pourvoyeuse de fonds dans les coopérations multilatérales, il est compréhensible – et légitime – que la France entende marquer de son sceau lesdites coopérations.

Tout ceci est évident. Mais pas aussi évident que l’impact psychologique du centralisme, sur lequel il convient de s’étendre. Il n’y a plus depuis longtemps de roi-soleil; mais, depuis plusieurs siècles, l’usager de la langue française n’a cessé d’intérioriser dans sa conscience l’image d’une langue-soleil. Combien de décennies faudra-t-il pour l’en extirper?

Une chose est toutefois sure : le mouvement est lancé. On observe ici et là de remarquables changements d'attitude, et des pratiques qui montrent qu'une conception polynomique du français est en train de naitre.

Je prendrai trois exemples. Leur intérêt est de montrer que si le mouvement est lancé, il ne l’est encore que timidement.

  1. Un exemple de telles pratiques est l'adoption de politiques terminologiques propres. Songeons à la féminisation des noms de métiers, titres et fonctions, que j’ai déjà pris pour exemple. Le Québec avait pris en 1979 déjà des mesures de féminisation. Suivirent ensuite certains cantons suisses, puis la Belgique francophone en 1993. Pour la première fois sans doute dans l'histoire institutionnelle du français, c'est la République qui fut à la traine, car sa circulaire de mars 1986 fut peu suivie d’effet, et aujourd'hui encore, bien des pesanteurs s’y manifestent, puissamment symbolisées par les réserves d’une Académie refusant toujours de voir son travail organisé par une Secrétaire perpétuelle. Sur le plan des pratiques – évidemment plus déterminant que celui des décisions institutionnelles – les mêmes différences se marquent. Toutes les études sur l’implantation des terminologies non-sexistes montrent que le mouvement est plus soutenu à la périphérie qu’au centre.

  2. Deuxième exemple : l'application des rectifications orthographiques proposées par le Conseil supérieur de la langue française en 1990 : si le coup de sifflet initial est venu de France, sous le ministère de Michel Rocard, c’est ailleurs que les mesures de mise en oeuvre ont été le plus résolues. Les Ministres belges chargés de l’enseignement ont ainsi, en 2008, invité « les professeurs de français de tous niveaux à enseigner prioritairement les graphies rénovées ».

  3. Une troisième façon de mesurer la progression de la conception polynomique de la langue est de regarder les colonnes des dictionnaires généraux, comme le Larousse ou le Robert. Les maisons qui les publient prennent désormais très au sérieux l'idée qu'on ne peut prétendre parler au nom de tous les Francophones sans faire droit à leurs particularités, s’ouvrent en conséquence aux mots de la francophonie. L’attitude du public face à ces innovations a elle aussi spectaculairement varié, dans un laps de temps remarquablement bref : ceux-là mêmes qui dénonçaient naguère les particularismes comme autant d’écarts, voire de fautes, leur font aujourd’hui bon accueil. La Chasse aux belgicismes, chère aux puristes, semble décidément fermée.

Il ne faut toutefois pas s’imaginer que le monde du français est dorénavant pensé comme un réseau, et non plus comme un système solaire. D’une part, l’introduction de régionalismes dans les dictionnaires est moins souvent conçue comme la résultante d’une conception ouverte de la langue, que comme un salut adressé aux sentiments intimes, pour ne pas dire comme une promotion du folklore ou que comme un geste purement commercial, dicté par l’importance du marché : alors qu’il y a pas mal de québécismes dans le Petit Larousse, les acadianismes y sont quasiment inexistants. Du côté de l’orthographe, les responsables de l’Hexagone font de l’orthographe rectifiée la référence pour l’enseignement du français depuis 2008, mais ils le notifient avec une discrétion telle que la chose est à peine connue.

Ce à quoi on assiste est plutôt un mouvement dialectique qui peut avoir un gout de paradoxe : l’unité de la langue est toujours vue comme un puissant facteur de cohésion sociale, mais cette unité est désormais pensée comme compatible avec sa diversité. Deux images se mélangent ainsi, inextricablement : le locuteur de la périphérie se rebelle aujourd’hui volontiers contre la primauté du centre, et assume dorénavant certains des traits qui étaient pour lui autant de stigmates; mais au même moment, il désigne toujours bien Paris comme l’endroit où l’on parle le mieux sa langue. Il peut ainsi simultanément vivre la croyance en son respect scrupuleux des normes centrales et participer à l’élaboration de normes endogènes, comme le font le Québécois et l’Acadien.

Encourager cette dialectique entre le global et le local, et faire en sorte qu’elle ne soit pas une schizophrénie, est une mission que doivent se donner les pouvoirs publics francophones, et notamment les concepteurs de programmes scolaires

5.2. Deuxième effort : parler autrement du français

Les sondages montrent que les Francophones sont unanimes à voir dans le français une langue harmonieuse et raffinée, mais résistante à l'évolution, difficile à apprendre et intraitable à l'égard de son utilisateur. Et, comme il arrive souvent, l'image construit la réalité : il est notoire que, dans toutes les écoles du monde non-francophones, le niveau d'exigence du cours de français est plus élevé que celui du cours d'allemand ou du cours d'espagnol, ce qui crée de nouvelles barrières pour lui. Il y a là un ensemble de représentations où le français est associé à des valeurs comme « élégance », « sophistication » et « tradition ».

Il est donc capital d’élaborer un langage adéquat pour rendre compte des visages nouveaux que se donnent ces réalités qu’on ne pouvait naguère désigner que comme langue française, comme littérature française, comme culture française. Autrement dit, il faut forger des images nouvelles, et laisser à leur rêve nombrilique et mortifère les fossoyeurs de ce qu'ils prétendent défendre.

Il ne s’agit pas d’iconoclasme, mais bien de constater que des marchés nouveaux s'ouvrent, qu'il faut savoir investir. C’est ce qui est en train de se passer par exemple en Corée ou au Japon : aujourd’hui beaucoup de gens qui y apprennent le français le font davantage pour faire des affaires que pour lire Montaigne. Généralisons : si le français peut rester la langue de Montaigne, elle doit aussi apparaitre comme :

une langue de travail et de possible réussite personnelle : la chose est vraie en Afrique où la maîtrise de la langue de l’administration offre de fortes opportunités; elle peut également se révéler juste partout dans le monde où des entreprises françaises s’installent quotidiennement à la recherche d’opportunités économiques, à la seule condition que des compétences linguistiques, même basiques, figurent parmi les critères de recrutement.

Maurer, 2008b, p. 141

S’il est plus complexe de vendre une langue que des assurances, des préservatifs ou des voitures, il s’agit bien ici de construire un récit, qui non seulement rende cette langue désirable, mais surtout qui rende légitimes et cohérentes les réalités de la francophonie.

Ce n’est évidemment pas simple : se trouver devant des professeurs chiliens et leur expliquer que la francophonie c'est encore autre chose que le monde de la parfumerie, de la sauce béarnaise et des sacs Vuitton, c'est parfois les plonger dans la perplexité et créer chez eux une certaine fragilité. C'est risquer de perdre un partenaire dont l’allégeance était gagée sur la tradition; en essayant de gagner un public, on peut en perdre un autre : précisément celui-là qui, fidèle, n’aime le français que parce qu’il est d’essence aristocratique. La question est donc de savoir comment accompagner les modifications que la vision de la culture française devra tôt ou tard subir chez lui sans trahir la relation de loyauté qui a fait ses preuves. Comment rassurer le Francophone quand il se voit le dépositaire, légèrement schizophrène, d’un double patrimoine : un patrimoine local enfin valorisé, et un patrimoine universel.

5.3. Troisième effort : une langue pour le citoyen et non le citoyen pour la langue

Je ne m’étendrai pas sur ce point, qui fait l’objet de mes livres La langue et le citoyen (2001) et La langue dans la cité (2015).

J’y démontre qu’il importe de modifier la relation entre la langue et le locuteur.

En effet, la conception essentialiste de la langue a une grave conséquence : elle met en situation d'infériorité celles et ceux au profit de qui la langue existe.

Le mythe du « génie » mène en effet à croire que la langue a une existence indépendante de ceux qui en usent; déplaçant le discours sur la langue elle-même, il occulte le travail de ces sujets. Il permet de décrire le code « sans rapporter ce procès social aux conditions sociales de sa production et de sa reproduction » (Bourdieu, 1982, p. 39), et laisse dans l’ombre la violence symbolique des échanges.

Ce rapport de sujétion est partout, il est surtout fort chez le francophone, affecté d’une hypertrophie de la glande grammaticale.

Car il n’y a pas trente-six discours pour parler du français. On n’en entend guère que deux. D'abord celui de la culpabilité individuelle : prenez garde, vous pourriez trahir le génie de notre belle langue! Ensuite celui de la culpabilité collective : nous parlons mal – nous écrivons mal, surtout – et notre langue, ce patrimoine à sauvegarder, se dégrade! Reproches pervers et irresponsables. Car quand on risque de fauter, on se tait. Si l’on risque de pécher contre la loi, on se terre. Et au bout du compte, la langue ayant cessé d'être un outil pour n'être plus qu'un monument, il n'y a plus que le silence, ennemi de toute démocratie.

Il importe donc de rétablir l'ordre de priorité entre la langue et son usager (et qu’on le répète donc : je ne suis pas un « défenseur de la langue française » : je défends ceux qui la parlent, ce n’est pas la même chose…). Ce renversement opéré, on concevra qu'une politique de la langue est un aspect, et un aspect important, de la politique tout court. Et qu'elle ne jouit d'aucune espèce d'exception culturelle.

Ce sera là ma conclusion.

5.4. Quatrième effort : s’ouvrir à la langue de l’autre

Il faut enfin sortir de la contradiction dans laquelle s’enferme parfois le Francophone : réclamant pour lui l’exception culturelle, il se comporte avec d’autres comme l’impérialiste qu’il prétend combattre, convaincu qu'impérialiste il ne saurait l'être, parce que sa langue est pour toujours celle de la République des hommes. Mais ce qu'il exige face à l'anglais, ne doit-il pas l'offrir aux autres, par exemple en aidant les langues africaines à dire la modernité? Ces langues exclues de la scène didactique jusque dans les années 1990… Par exemple en admettant que, dans les pays francophones, d'autres langues se parlent qui méritent aussi de vivre? En ne refusant pas chez lui au corse ou à l’alsacien ce qu’il réclame pour sa langue dans le monde?

Il s’agit donc de conclure un grand pacte des langues. Défendre sa langue en en protégeant d'autres : la chose est moins paradoxale qu'il n'y parait d'abord. Mais ceci est une autre histoire.

6. Conclusion : la politique de la langue comme paragraphe d’une politique sociale

Dans son livre La diversité contre l’égalité (2006, trad. fr. de 2009), Walter Benn Michaels montre que les politiques américaines visant à la promotion des minorités ethniques ont certes donné leur chance à quelques-uns à l’intérieur de ces minorités. Mais les résultats sont là : elles ont simplement diversifié la couleur de peau, le sexe et la langue des dominants, sans porter atteinte à l’injustice fondamentale, mère de toutes les autres : l’inégalité économique. Non seulement ces politiques n’ont en rien affecté ce rapport de domination, mais elles ont soufflé sur lui un nuage de fumée, ce qu’exprime bien le sous-titre anglais de l’essai : Comment nous avons appris à aimer l'identité et à ignorer l'inégalité : pour Michaels, plus la France, les États-Unis, et le Canada :

sont devenus inégalitaires, plus ils se sont attachés à la diversité. C'est comme si tout le monde avait senti que le fossé grandissant entre les riches et les pauvres était acceptable du moment qu'une partie des riches sont issus des minorités.

2009, p. 28

Autrement dit, la diversité ne réduit pas les inégalités : elle en est le cache-sexe. Elle se contente de les réguler, en adaptant un système fondamentalement inégalitaire à la réalité culturelle du monde globalisé. Et certains sous-produits de cette adaptation sont inquiétants : on le sait bien au Canada, le multiculturalisme peut déboucher sur la dérive communautariste (voir à ce sujet Eriksen et Stjernfelt, 2012).

Il n’est pas douteux que le propos de Michaels soit simplificateur : la discrimination est un phénomène assurément multifactoriel, et les variables que sont la race, le sexe, la culture ou à la langue conservent une valeur prédictive et explicative quand il s’agit de décrire les mécanismes de l’exclusion.

Mais au moins pointe-t-il une responsabilité pour ceux qui entendent s’engager dans le combat pour la diversité culturelle : comment faire pour que ce combat – qu’il convient d’inscrire aux côtés des luttes antiracistes, antisexistes et anti-homophobes – constitue une contribution authentique à la justice et à l’égalité (et même, pourquoi pas, à la fraternité)?

Une fois de plus, nous voyons que la langue est à la fois un révélateur de problèmes qui se situent en dehors d’elle, et un élément du traitement de ces problèmes.

Et reconnaitre ceci, c’est aussi admettre qu’il y a autres réponses à ces problèmes, des réponses qui se situent au-delà ou en deçà de la langue, et qui sont sans doute plus importantes. Articuler la lutte pour la diversité culturelle à l’effort bien nécessaire pour transformer notre société d’inégalité et de violence en une société décente, voilà qui nous éloigne de la langue de bois francophone…