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Selon le Larousse, le mot « objectivité » « désigne la qualité de ce qui est conforme à la réalité, la qualité d'un jugement qui décrit les faits avec exactitude » ou encore la « qualité de quelqu'un, d'un esprit, d'un groupe qui porte un jugement sans faire intervenir des préférences personnelles » (Éditions Larousse, 2017). En ce sens, l’objectivité se réfère à la qualité d’une représentation fidèle de la chose observée, une représentation dépourvue de partialité, tout autant qu’à la qualité d’une personne qui accomplit avec succès l’effort pour s’abstraire de ses propres jugements de valeurs, de ses préférences ou autres idiosyncrasies individuelles, pour proposer une représentation de la réalité susceptible de forcer l’assentiment même de personnes ayant des positions divergentes[1] – c’est le principe de l’accord « intersubjectif » chez Kant ou de ce qui peut faire l’objet d’un consensus rationnellement motivé et médiatisé par le langage chez Habermas. Mais le vocable sert également à désigner un objet en tant qu'objet, c’est-à-dire en tant qu’il est extérieur au sujet, qu’il existe en soi et pour soi, indépendamment du sujet pensant – une chose dont la réalité est telle qu’elle s’impose avec nécessité au sujet, de sorte qu’il ne dépend plus de lui d’en nier la réalité ou l’être-là. Ces indications préliminaires appellent trois remarques :

  • Premièrement, du point de vue qu’on nommera ontologique, l’objectivité est ce qui caractérise un objet, ce qui est constitutif de son « objectité »[2]. Cette objectivité de l’objet – son objectité –, c’est ce qui donne à cet objet son indépendance par rapport au sujet, par rapport aux structures de représentation ou de perception du sujet.

  • Du point de vue épistémique, cette fois, l’objectivité, c’est ce qui caractérise la validité ou véracité d’une connaissance. Elle n'est pas synonyme de vérité : une théorie ou une narration peut, en effet, être « objective », sans que pour autant elle soit « vraie » – nous entendons par là qu’elle s’appuie sur un ensemble de faits ou d’observations avérées, c’est-à-dire accessibles, vérifiables et cohérentes avec les connaissances théoriques disponibles de l’époque –, ce qui n’exclut pas, c’est évidence, qu’elle puisse se révéler fausse par la suite.

  • Troisièmement, du point de vue éthique ou moral, l’objectivité est liée à la capacité de neutralité, d’impartialité et de désintéressement d’un sujet donné – c’est la « neutralité axiologique » de Max Weber. Elle requiert du sujet, au moment de poser une action, d’abandonner ses intérêts, préférences, croyances pour s’élever à une espèce d’universalité de perspective, laquelle lui permettrait d’agir d’une manière susceptible de susciter, virtuellement du moins, l’approbation de toute personne prenant part à une discussion rationnelle sur le bien-fondé de la maxime sous-jacente à ladite action – c’est le fameux principe d’universalisation de l’éthique kantienne[3], que Jürgen Habermas appelle le principe « U » de l’éthique de la discussion :

[…] toute norme [objectivement] valable doit donc satisfaire la condition selon laquelle les conséquences et les effets secondaires qui (de manière prévisible) découlent du fait que la norme a été universellement observée dans l’intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptés par toutes les personnes concernées.

Habermas, 1986, p. 86-87

Pourtant, cette notion d’objectivité, si évidente et si nécessaire aujourd’hui, au point d’être l’idéal par excellence (ethos) du travail scientifique, n’a pas toujours existé ni n’a toujours eu la même signification – il y eut un moment de notre histoire où elle n’existait tout simplement pas, et il y eu un autre moment où elle existait avec une signification fort différente de celle qu’elle a de nos jours. Nous en voulons pour preuve le fait que les acceptions actuelles de l’objectivité n’apparaitront que très tardivement dans les dictionnaires.

En effet, dans la toute première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694), l’on ne trouve pas d’entrée pour le mot « objectivité », mais l’on en trouve une pour le mot « objectif », dans une acception liée à l’optique : objectif se dit alors « du verre d'une lunette, destiné à être tourné du côté de l'objet qu'on veut voir » (Académie française, 2018a). Cette signification du mot « objectif » restera stable dans les éditions suivantes du Dictionnaire.

Cependant, dans la quatrième édition du Dictionnaire (1762[1694]), d’autres sens du mot apparaissent : tout d’abord, la même acception que précédemment : « Verre objectif, qui se dit du verre d'une lunette, destiné à être tourné du côté de l'objet qu'on veut voir; à la différence du verre qu'on appelle Oculaire, parce qu'il est destiné à être placé du côté de l'oeil » (Académie française, 2018b). Mais ensuite une nouvelle acception du mot : « on dit en termes de Théologie, que Dieu est notre béatitude objective, pour dire, que Dieu est le seul objet qui puisse faire notre bonheur » (ibid.). Bien qu’éloigné du sens actuel de ce vocable, l’usage d’« objective » – pour dire que Dieu est la « cause efficiente/effective » de notre bonheur – fait penser à l’usage qu’en faisait René Descartes dans le passage où il parle de « réalité objective » et de « réalité formelle » de l’idée[4]. Ce que Descartes appelle la réalité formelle de l’idée, c’est en fait l’existence de l’idée en tant qu’idée, en tant que pensée d’un sujet, la réalité actuelle de l’idée en tant que mode particulier de la pensée. À ce titre, pense Descartes, toutes les idées sont égales entre elles. Mais considérées du point de vue de la réalité objective de l’idée, c’est-à-dire comme image des choses, les idées se distinguent les unes des autres. La réalité objective de l’idée, c’est la chose dans l’idée que j’en ai, la chose présente objectivement dans l’esprit, la chose pensée (Ndiaye, 1991, p. 25).

Deux remarques s’imposent devant l’usage cartésien d’« objective » : premièrement, Descartes n’oppose pas – ainsi que c’est le cas de nos jours – « objective » à « subjective »; il oppose plutôt « objective » à « formelle » – que l’on aurait, aujourd’hui, opposé à « matérielle ». Deuxièmement, ce que Descartes nomme « réalité objective » – c’est-à-dire le signifié de l’idée –, on l’appellerait plutôt la signification subjective (au sens de Max Weber) qu’un sujet donné attache à une idée et ce qu’il nomme réalité formelle, on l’appellerait plutôt conséquence objective de l’idée – si toutefois il était possible, par le biais de tests psychologiques, chimiques ou d’imagerie à résonnance magnétique, de rendre compte de l’effet d’une idée donnée sur nos pensées, sur la chimie du cerveau.

En tout état de cause, c’est seulement dans la sixième édition du Dictionnaire (1835[1694]) – la cinquième édition du Dictionnaire (1798[1694]) ne faisant que reprendre les acceptions précédentes sans aucune innovation particulière de sens (Académie française, 2018c) – que nous voyons apparaître une acception d’« objectif » dans le sens de ce qui est relatif à l’objet : « en termes de Philosophie, qui a rapport à l'objet. La réalité objective » (Académie française, 2018d) – première occurrence, pour ainsi dire, d’une acception proche de l’une des significations actuelles de cette notion. Il s’agit ici d’« objectif » dans le sens ontologique de ce qui est constitutif de l’être de l’objet, c’est-à-dire son objectité.

Comme le suggèrent ces indications, il y a donc lieu d’interroger cette notion d’objectivité, pour en comprendre la genèse et le développement, sans doute, mais également les « détournements de sens » dont elle a fait l’objet, les rationalisations différentes de sa pratique au fil des ans, afin d’en reconstruire à grand traits les principaux moments dans une perspective archéologique au sens de Michel Foucault[5]. (II) Aussi, procédant d’abord à une « généalogie » du concept d’objectivité, toujours dans le sens de Foucault[6], nous chercherons à repérer les principaux déplacements de sens et les principales rationalisations dont cette notion d’objectivité a pu être l’objet au fil des ans jusqu’à nos jours[7]. (III) Par la suite nous donnerons un aperçu de la problématique de l’objectivité dans les sciences historiques et culturelles. (IV) Ensuite, nous procéderons à une « archéologie » du concept d’objectivité, dans le sens de Michel Foucault[8], pour problématiser la notion même d’objectivité historique, en montrant comment la réflexion sur ce qui confère une « validité » au récit du passé, la rationalisation de la pratique historienne, s’est trouvée prise dès le commencement dans une aporie chez Thucydide. (V) Suivra une réflexion critique sur les développements actuels des sciences et le rôle qu’y peut encore (ou non) jouer la notion classique de l’objectivité, laquelle nous permettra de conclure cette analyse (VI). Il est important, pour clore cette introduction, de signaler que nous n’aborderons pas, dans les pages qui suivent, l’immense apport (philosophique, épistémologique et méthodologique) des néokantiens (de l’école de Bade) à la problématique de l’objectivité. Essentiellement, parce que nous envisageons de consacrer un texte plus long précisément sur l’originalité de cette contribution dans le contexte actuel.

1. Généalogie de l’objectivité

Pour les historiens contemporains, en effet, l’autopsis (au sens de Thucydide) est une condition insuffisante de l’objectivité, dans la mesure où de nombreux autres facteurs (bien souvent inconscients) interviennent dans la perception, l’interprétation, le traitement et la mise en forme d’événements – facteurs pouvant être cause d’altération ou de déformation des représentations. Pour eux, donc, le récit des événements passés, pour être objectif (pour faire vrai), requiert non pas seulement un regard et un esprit épuré, mais également une procédure rigoureuse d’analyse critique, d’attestation, de vérification et d’enregistrement des faits. Mais, s’il en est ainsi, c’est parce qu’un fossé sépare l’objectivité, au sens où l’on l’entend aujourd’hui, de celle de Thucydide. Pour être plus précis : l’objectivité au sens de Thucydide ne constitue que l’un des moments, bien spécifique et bien circonscrit, du premier grand registre de l’objectivité qu’est la fidélité à la nature – premier grand registre auquel succèderont d’autres grands registres de l’objectivité (objectivité mécanique, objectivité-jugement-expert, objectivité structurale, etc.), se déployant chacun selon des modalités différentes, et disposant chacun de ses discours propres, ses procédures, ses rituels, son ethos et sa propre instance de la réflexion et de la rationalisation de ces mêmes pratiques.

Remarquons, en effet, en guise d’illustration, que le premier grand registre de l’objectivité, la fidélité à la nature (ou réalisme), si l’on suit le raisonnement présenté par Daston et Galison (1992) dans « The Image of Objectivity », se déploiera selon quatre modalités différentes : la première, qui est celle que Thucydide et d’autres penseurs contribueront à mettre en place, est la fidélité au réel, au sens de la reproduction la plus fidèle des choses telles qu’elles sont dans la réalité (imitatio) ou telles qu’elles se seraient effectivement déroulées. La deuxième modalité du même registre est celle de la fidélité à la nature entendue comme effort pour découvrir (inférer) le typique (type idéal ou archétype) sous-jacent à la multiplicité et au divers observable, archétype qui sert de substrat ontologique à l’observable, mais que l’on ne pourrait jamais rencontrer dans la réalité. La troisième modalité de ce registre, la fidélité au réel, est entendue cette fois-ci comme abstraction du phénomène ou de l’individu caractéristique – la chose singulière, mais en même temps représentative de tous les autres individus, de la classe entière, dans la mesure où elle en possède de manière éminente les caractéristiques essentielles – (Daston et Galison, 1992, p. 83-98). Enfin, la quatrième modalité, la fidélité à la nature, est entendue comme représentation de l’individu tout court (le phénomène individuel, dans toute sa singularité, y compris avec toutes ses imperfections) tel qu’il apparaît (vérisimilitude), dans la mesure où seuls les individus (les particuliers) existent.

Comme l’expliquent encore Daston et Galison (1992), les historiens, plus particulièrement les philosophes des sciences, parlent volontiers de l’objectivité, qu’ils conçoivent au demeurant comme une distinction panhistorique attribuable, selon les cas, à telle ou telle discipline en gage de sa scientificité. Mais la réalité est qu’ils sont peu attentifs au quand et au comment du développement de l’objectivité elle-même, qu’ils ignorent presque tout de la genèse, des facteurs et des controverses qui furent à la source du développement de telle ou telle version de l’objectivité (ibid., p. 84). Bref, ils naturalisent l’objectivité, font un archétype platonicien d’une construction sociale et historique. En fait, bien avant que les éléments constitutifs de notre conception de l’objectivité n’émergent et ne fusionnent au XIXe et début du XXe siècle, d’autres idéaux guidaient la pratique scientifique.

Notre concept actuel d’objectivité est davantage un amalgame qu’une intégration d’éléments disparates, historiquement et conceptuellement distincts, procédant chacun d’une histoire propre, en plus de l’histoire collective par laquelle ils en sont tous venus à être incorporés en un seul. Une notion qui est la résultante d’une invention bien récente, un produit tardif de l’histoire de la science. L’acception contemporaine de l’objectivité, selon Daston et Galison (2007), n’apparait seulement qu’au XIXe siècle; elle n’a pas toujours défini la science. Elle a une histoire : elle naît à un certain moment, mais elle a été précédée par une autre conception et sera suivie par une autre conception, toutes trois différentes (Daston et Galison, 2007, p. 17). Bref, il peut y avoir, et il y a eu une science sans objectivité (ibid., p. 371). Attardons-nous un instant sur cette idée.

Comme nous y avons fait allusion en parlant de Thucydide, bien avant l’avènement de notre valeur épistémique de l’objectivité au XIXe siècle, régnait une autre vertu épistémique dans les sciences, celle de la fidélité au réel. Principe fondamental du travail scientifique de cette époque, cette exigence de fidélité à la réalité requerrait des scientifiques (plus spécifiquement les illustrateurs des objets scientifiques, comme les faiseurs d’Atlas) qu’ils interviennent dans le recueil et l’enregistrement des données de l’expérience, notamment en sélectionnant les caractéristiques essentielles (typiques ou idéales) des objets à représenter, au détriment des propriétés dites « secondaires », qu’il fallait négliger ou ignorer, afin de ne pas surcharger inutilement la représentation d’informations superficielles susceptibles de constituer un obstacle à l’intelligibilité[9]. Interventionnisme épistémique ou, si l’on veut, subjectivisme actif qui serait assurément mal accueilli de nos jours. Mais c’était pourtant là la vertu nécessaire, incontournable même, d’une époque qui se faisait une idée impressionniste (sentimentaliste) du moi[10].

Pour les penseurs de ce paradigme, obiectivus se référait aux choses telles qu’elles étaient présentes à la conscience – c’est la vieille notion de réalité objective de l’idée de Descartes (Descartes, 1647, p. 93-131) : une chose existe objectivement lorsqu’elle est connue, conçue ou pensée comme objet de l’esprit (Daston et Galison, 2007, p. 29). Mais cette acception du terme finira par tomber en désuétude aux XVIIe et XVIIIe siècles. C’est alors que Kant reprendra les termes « objectif » et « subjectif » pour leur insuffler une nouvelle vie, d’une manière qui rompra totalement avec leur sens primitif.

Pour Kant, en effet, la validité objective – ce qui est objectivement valide, ce qui a une validité a priori (universelle et nécessaire) – se réfère, non pas aux objets extérieurs ni même au mode d’existence de ceux-ci, mais plutôt aux cadres a priori de la connaissance (les formes a priori de la sensibilité, les catégories de l’entendement et les idées de raison pure), c’est-à-dire aux conditions mêmes de possibilité de toute expérience possible. Quant à la notion de subjectif, il l’utilise pour caractériser la sensation empirique simple – Kant dit, en effet, de la sensibilité (ce qui permet de recevoir des impressions de l’objet) qu’elle est simple réceptivité, une passivité pure, qui n’implique aucune activité de la part du sujet, lequel est de part en part « impressionné », transformé par les objets extérieurs, raison pour laquelle ce qui est de l’ordre de la sensation est dit être subjectif (ibid., p. 30). Chez Kant, donc, contrairement à ce qui avait lieu auparavant, « objective » ne s’applique plus à un sujet (« Dieu est notre béatitude objective. ») ni à une chose (« la réalité objective de l’idée ») ni à l’objet (« ce qui est relatif à l’objet »); chez lui, le vocable « objective » s’applique désormais aux conditions universelles et nécessaires (propres à tous les êtres rationnels) grâce auxquelles une représentation et une connaissance des choses sont possibles.

Nous percevons dès lors toute la distance qu’il y a de la conception kantienne de l’objectivité à celle de l’époque de Descartes et à celle qui succédera à Kant : si l’objectif de Descartes était le subjectif de Kant, il se trouve aussi que le subjectif de Kant – la sensation provenant de la réceptivité pure, de l’enregistrement passif des données – deviendra un siècle plus tard (fin du XIXe siècle) la condition de base même de l’objectivité. Tandis que ce qui, pour lui, avait une validité objective (les cadres a priori de la connaissance) deviendra l’objet de la méfiance des scientifiques, qui y verront une des sources du subjectif dans la constitution de la connaissance (systèmes de pensée, vision du monde, préjugés, valeurs, posture idéologique, etc.).

Toutefois, avant l’émergence du nouveau régime de l’objectivité qui s’imposera vers la fin du XIXe siècle (l’objectivité mécanique), la réception des idées kantiennes donnera naissance entre le XVIIIe et la première moitié du XIXe siècle à une autre variante ou modalité de l’objectivité, elle aussi conséquence d’une autre conception du sujet connaissant défini comme le je-subjectivité (je-subjectiviste) par opposition au je-passif-et-réceptivité pure (je-impressionniste). À la différence du je passif de l’époque précédente, le je-subjectivitiste post-kantien sera plutôt un je actif et intégré, « organisé autour de la volonté dynamique et autonome » (ibid., p. 201), agissant dans le monde, et se projetant hors de soi-même. Il s’agira d’un je qui ne se contentera plus de recevoir passivement les impressions ou les données en provenance du monde, mais qui constituera et, par conséquent, produira par le fait même le monde. Si l’on disait auparavant avec Locke : être (exister), c’est percevoir ou bien être perçu; avec le je-subjectiviste, on dira désormais : percevoir, c’est construire, constituer le réel perçu.

Cet usage post-kantien des termes « objectif » et « subjectif » rompra si radicalement avec les habitudes de l’époque que les premiers lecteurs à rencontrer ces notions croiront d’abord à une erreur ou qu’elles ont été confondues. À ce propos, Daston et Galison (2007) rapportent que Coleridge, surpris de ce nouvel usage de ces termes, avait noté sur sa copie du livre d’Heinrich Steffens (Fondation of Philosophical Natural Science, 1806) :

Steffens has needlessly perplexed his reasoning by his strange use of Subjective and Objective – his Subjectivity = the Objectivity of former philosophers, and his Objectivity = their Subjectivity.

ibid., p. 30

Pourtant, quelques années plus tard (1817), le même Coleridge adoptera cette nouvelle terminologie :

Now the sum of all that is merely OBJECTIVE, we will henceforth call NATURE, confining the term to its passive and material sense, as comprising all the phaenomena by which its existence is made known to us. On the other hand the sum of all that is SUBJECTIVE, we may comprehend in the name of the SELF or INTELLIGENCE. Both conceptions are in necessary antithesis.

ibid., p. 30

De tous les penseurs de cette l’époque, Max Weber est celui dont la pensée nous paraît synthétiser, dans le domaine de la méthodologie des sciences sociales et humaines, les principaux éléments des discussions antérieures sur l’objectivité. S’intéressant à la question de l’objectivité dans les sciences historiques, Weber, en bon héritier de Kant, concevra l’objectivité, non pas comme la découverte du typique ou de l’archétype des événements concrets, mais plutôt comme une démarche procédant par l’identification et la construction de ce qu’il nomme un individu historique. De ce point de vue, il s’éloigne effectivement des versions antérieures de l’objectivité qui préconisaient de rechercher le type (Typus), l’archétype, ou le modèle idéal du phénomène. Mais, d’un autre point de vue, il se rapproche du principe de ces démarches, puisque qu’il préconise également de construire le type-idéal (l’idéaltype) du phénomène individuel en question, afin de mieux saisir toutes les caractéristiques pertinentes de cet individu historique. Toutefois, cet idéaltype, loin d’être un modèle idéal du phénomène :

[…] est un tableau de pensée, il n’est pas la réalité historique ni surtout la réalité « authentique »; il sert encore moins de schéma dans lequel on pourrait ordonner la réalité à titre d’exemplaire. Cet idéaltype n’a pas d’autre signification que celle d’un concept limite purement idéal, auquel on mesure la réalité pour clarifier le contenu empirique de certains de ses éléments importants, et avec lequel on la compare.

Weber, 1965, p. 185

On l’obtient, poursuit-il, en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène (ibid., p. 181). Cependant, comme nous pouvons le voir ici, cette conception de l’objectivité issue de la tradition post-kantienne fait, elle aussi, une bonne place à l’intervention ou à la subjectivité du scientifique (dans la sélection des éléments), même si l’on cherchera par ailleurs à limiter les effets de cette subjectivité en lui imposant de la retenue dans l’usage des valeurs (le principe de la neutralité axiologique).

Toujours est-il que ces développements, et en particulier les débats auxquels ils donneront lieu dans les sciences sociales et les sciences de la nature, conduiront à l’élaboration, surtout dans les sciences naturelles, au deuxième grand registre de l’objectivité : l’objectivité mécanique (mechanical objectivity) (Daston et Galison, 2007, p. 115-190). Ce nouveau registre de l’objectivité tentera d’éliminer toute médiation d’origine subjective dans l’enregistrement des données de la nature (des idiosyncrasies du sujet aux systèmes de pensées et aux idées ou théories) ou, au moins, d’atténuer les interférences de la subjectivité par le recours aux nouveaux moyens techniques de collecte de l’information : photographies, rayons X, graphes, etc. Les scientifiques de la deuxième moitié du XIXe siècle, écrivent Daston et Galison, rêveront d’une science sans discours, une science qui ne s’exprimerait que par des photographies et des courbes mécaniquement (et automatiquement) générées, une science constituée exclusivement d’images écrites dans le langage même des phénomènes de la nature :

"Let nature speak for itself" became the watchword of a new brand of scientific objectivity that emerged in the latter half of the nineteenth century. At issue was not only accuracy but morality as well: the all-too-human scientists must, as a matter of duty, restrain themselves from imposing their hopes, expectations, generalizations, aesthetics, even ordinary language on the image of nature. Where human self-discipline flagged, the machine would take over. Wary of human intervention between nature and representation, [they] turned to mechanically produced images to eliminate suspect mediation. They enlisted polygraphs, photographs, and a host of other devices in a near-fanatical effort to create atlases – the bibles of the observational sciences –documenting birds, fossils, human bodies, elementary particles, and flowers in images that were certified free of human interference.

Daston et Galison, 1992, p. 81

Fondamentalement différente du régime précédent de l’objectivité (fidélité à la nature) et de ses différentes variantes – du fait de leur interventionnisme actif –, le nouveau régime de l’objectivité qui apparaît vers la deuxième moitié du XIXe siècle, l’objectivité mécanique, se distinguera de cette autre modalité de l’objectivité qui commençait à prendre forme dans le sillage de la réception post-kantienne de l’objectivité – du fait, une fois encore, de la trop grande latitude laissée au scientifique (sélectivité). Le leitmotiv, dans ce deuxième régime de l’objectivité, ce sera de parvenir à une forme idéale de neutralité et d’impartialité parfaite de la collecte des données de la nature, qui consistera essentiellement à policer la subjectivité humaine (policing of subjectivity), à maintenir celle-ci dans des limites rigoureuses par l’usage d’instruments techniques de collection, d’enregistrement et de représentation des données. Autosurveillance, donc, automaîtrise et autolimitation de soi assistées par des outils techniques.

Cependant, même ce régime de l’objectivité assistée ne permettra pas d’atteindre l’ambition de la science rêvée, la science constituée exclusivement de données écrites dans le langage même des phénomènes de la nature. D’une part, l’on ne tardera pas à constater l’impossibilité technique d’un enregistrement véritablement « neutre », « fidèle » des données brutes de la nature, ainsi qu’espéraient le faire les scientifiques avec leurs instruments techniques. D’autre part, l’on réalisera que, même mécaniquement assisté, l’enregistrement des données ne supprime pas pour autant le travail d’interprétation ni celui du jugement. Ainsi, même dans le cas des clichés de rayons X dans le domaine de l’anatomie humaine, les scientifiques découvriront la quasi-impossibilité d’un enregistrement réellement « neutre » de la nature :

By 1905, when Grashey was completing his work on normal Röntgenbilder, it was clear that there were systematic mismatches between macroscopic anatomy and the X-ray image of the human body. There were elements of the body that did not produce image traces on the X-ray, and there were representational elements on the X-ray that did not correspond to identifiable characteristics under the anatomist's knife. As a result, the diagnostician had to learn – through a study of an atlas such as this – to qualify the mechanical procedure of X-raying with a knowledge of systematic deviations between anatomy and its Röntgen representation. Secondly, the atlas could, by the multiplication of examples, help to prepare the observer for the enormous variation of image that resulted from a movement of the X-ray tube or a rotation of the body part under scrutiny. Such a displacement of the camera, tube, or body could easily make certain contours disappear and other ones appear. Third, by collapsing a complex, three-dimensional form into two dimensions, the projective process itself could easily mislead.

ibid., p. 106

De la même manière que l’on avait découvert dans le passé le rôle des interférences de la subjectivité dans le processus de la représentation, de la même manière l’on en venait maintenant à réaliser l’existence d’interférences résultant des instruments techniques eux-mêmes ou du milieu environnant ou encore de l’objet à représenter lui-même ou de la manipulation même des outils techniques dans le processus de la représentation mécaniquement assistée. Pour le coup, cela même qui devait précisément conjurer une fois pour toute la subjectivité humaine – par le recours à des procédés techniques d’enregistrement et de représentation des données de la nature – est cela même qui réintroduit de plus belle la subjectivité humaine dans le processus, sous la forme d’un entrainement spécialisé de la perception (de la vision) et du jugement, afin de mieux voir et de mieux interpréter les données brutes. Cela conduira, comme dans les registres précédents de l’objectivité, au développement de toute une série de modalités de l’objectivité mécanique qui se révéleront avoir la même caractéristique essentielle : l’impossibilité de faire l’économie du jugement informé du scientifique, de celui qui enregistre les données et de celui qui les interprète. D’où la nécessité d’un troisième régime de l’objectivité, l’objectivité-jugement-expert (trained judgment).

Distincte de l’objectivité du premier régime (fidélité à la nature) ainsi que de celle du deuxième régime (objectivité mécanique), le troisième régime de l’objectivité sera celui de l’objectivité-jugement-expert (trained judgment). En effet, afin de pouvoir repérer et corriger les distorsions pouvant s’introduire même dans les représentations mécaniques des objets ou phénomènes de la nature (distorsions pouvant venir des instruments tout comme de l’objet ou de l’intervention du scientifique), les scientifiques de ce troisième registre insisteront sur la supériorité du regard et du jugement entraînés sur tout dispositif automatique de représentation ou de collecte d’informations. Pour eux, l’image interprétée par un oeil ou un jugement expert – c’est-à-dire un jugement ayant été perfectionné à la suite d’une longue pratique et familiarité avec tous les types d’objets possibles d’une catégorie donnée de phénomène, et fécondé par l’étude des différentes théories et connaissances existant sur le phénomène en question – devait être le supplément indispensable permettant de contrebalancer l’inadéquation de la simple image mécanique. En outre, il fallait également une capacité éprouvée à pouvoir distinguer, à l’intérieur d’une classe d’objets donnés, entre l’objet singulier « normal » (encore à l’intérieur des limites de variation du normal) et celui qui n’est plus dans ces limites, entre le normal et le pathologique. C’est précisément ce problème, insistent Daston et Galison, qui conduira l’anatomiste Grashey, par exemple, à insister sur l’intermédiation du jugement expert pour suppléer aux imprécisions de l’enregistrement purement mécanique des données :

The problem is this: If one is committed, as was Grashey, to the mechanical registration of images of individuals, then how can one distinguish between variations within the bounds of the "normal" and variations that transgress normalcy and enter the territory of the pathological? Grashey's own solution was to elevate the most striking of such rare deviations to a place of honor (Ehrenplatz) in the x-ray laboratory. They would then serve as boundary posts of the normal, guiding the diagnostician away from false attributions of pathology.

Daston et Galison, 2007, p. 309-310

Comme nous le voyons ici, sans une vaste expertise préalable, sans une familiarité parfaite avec toutes les possibilités, y compris une fréquentation assidue des différentes formes de variations (par rapport à la norme) possibles, il est impossible de procéder à la discrimination indispensable du normal et du pathologique, par exemple.

Mais ce n’est pas tout : outre ces trois régimes de l’objectivité, Daston et Galison en identifient deux autres : l’objectivité structurale, propre au XXe siècle, qui cherchera pour sa part à se départir de toute imagerie pour insister sur « l’importance des formes, voire des modes d’écriture », et une forme émergente d’objectivité, propre à la pratique des nanotechnologies, qui ne consiste plus à représenter un phénomène préalablement existant, mais à engendrer par leurs instruments le phénomène qu’ils visualisent en direct en le manipulant (Latour, 2012b, p. 13-14).

Or, comme le révèle cette généalogie rapide, l’acception contemporaine de la notion d’objectivité n’est ni un élément incontournable de la science – l’histoire ayant montré l’existence d’une science avant la notion d’objectivité –, ni une notion univoque – elle a pris au cours des siècles des significations différentes. Au reste, Daston et Galison ne sont pas les seuls à parvenir à cette conclusion; d’autres ouvrages, issus de champs disciplinaires et de lieux géographiques différents, parviennent aux mêmes conclusions (Cohen, 2011; Bredekamp, Dünkel et Schneider, 2008; Latour, 2012a) : à savoir qu’il est temps désormais de déconstruire nos idées arrêtées de vérité par l’édification transparente et assumée de formes nouvelles d’objectivité, de procéder à une critique des dispositifs savants et légitimant du savoir afin de nous rendre à nous-mêmes transparente la constitution des faits scientifiques (Lafont, 2012).

Or, ce qu’il y a de remarquable dans cette généalogie de l’objectivité ou, mieux encore, cette traque des systèmes de démonstration, c’est le fait que, à travers l’étude approfondie des modalités de véridiction de notre société depuis au moins quatre siècles, elle nous incite à prendre au sérieux l’affirmation de Nietzsche (la vérité, l’objectivité ou encore la transcendance ne sont que préjugés ou croyances) et à réviser nos idées de vérité, d’objectivité, de validité (Nietzsche, 1966; Picon, 1998).

2. La problématique de l’objectivité dans les sciences historiques et culturelles

L’histoire est aujourd’hui notre plus grand problème. Elle l’est au triple sens où elle est tout à la fois le plus urgent, le plus englobant et le plus difficile de tous nos problèmes.

Krüger, 2011, p. 23-52

Raison pour laquelle Serge Halimi, dans le but de rappeler à nouveau les historiens à leur devoir d’objectivité, insiste pour bannir des programmes d’histoire toutes les leçons de morale, car ce que chacun peut penser du capitalisme, du communisme, du fascisme, etc., relève du débat politique, des choix axiologiques ou idéologiques de l’individu, et non pas de l’histoire. L’histoire, la vraie, doit se contenter d’éclairer le citoyen, de comprendre le passé plutôt que prêcher aux vivants, de découvrir et d’exposer ce qui s’est réellement passé, et non pas écrire le roman du passé (Halimi, 2014). Ces propos trouvent écho chez Gérard Noiriel qui déplore ce qu’il appelle la « crise » de l’histoire :

Lorsqu'on examine tout ce qui se publie aujourd'hui en France sous le nom d'« histoire », on ne peut qu'être frappé par le décalage entre les certitudes tranquilles que véhiculent les organes de vulgarisation [...] et les doutes qu'expriment haut et fort les historiens de métier. Depuis une dizaine d'années, les écrits sur la « crise » de l'histoire se sont multipliés […]. La conception traditionnelle de l'objectivité et de la vérité historiques sur laquelle la discipline avait construit son identité depuis la fin du siècle dernier n'a pas résisté aux coups de boutoir des relativistes qui estiment que chaque communauté est en droit d'établir ses propres normes de vérité ou que – les réalités du passé étant de toute façon hors d'atteinte – tout discours historique est une fiction parmi d'autres.

Noiriel, 2009

Querelle aussi vieille que l’histoire elle-même, convient-il de remarquer, la controverse sur la possibilité même d’une reconstruction objective du passé remonte à la nuit des temps. Déjà à l’époque d’Hérodote, l’on avait soin de remarquer que l’histoire divise ou rassemble, se raconte et se révise, et qu’elle est, plus sérieusement encore, « une arme au tranchant effilé », qui soulève toujours, outre la question de la légitimité d’une reconstruction donnée du passé, toujours un enjeu important de pouvoir et de connaissance (Bréville, 2014).

Ce qui est en question ici, c’est la capacité de l’histoire à faire le récit objectif de ce qui s’est « réellement » passé, c’est sa capacité alléguée à dire ce qui s’est « réellement » passé, comme cela s’est effectivement passé – capacité qui, nous le savons, est depuis longtemps contestée par les critiques les plus divers (sceptiques, nominalistes et antiréalistes, relativistes, positivistes, poststructuralistes, constructivistes et les postmodernes) et parfois par les historiens eux-mêmes[11].

En particulier, parce que le discours de l’objectivité historique est, de manière générale, chose suspecte pour les modernes. Mythe commode quand il est utilisé contre les pouvoirs ou pour assurer la pérennité de la discipline, ce discours devient problématique lorsqu’il fait oublier cette vérité simple que Nietzsche formulait à l’aube du XXe siècle, avec la profondeur qui le caractérise, à savoir que le XXIe siècle découvre enfin que les contemporains ne possèdent pas la vérité, que ce que l’on a toujours cherché historiquement – la vérité, l’objectivité ou encore la transcendance –, que tout cela n’est, en somme, qu’une idée arrêtée, un préjugé ou une croyance (Nietzsche, 1966; Picon, 1998).

Affirmation énigmatique, sans doute, mais qui a le mérite de ramener, par-delà les développements des sciences humaines, aux difficultés qui hantent depuis toujours la tentative de fonder en raison la connaissance, la vérité ou encore l’objectivité : le trilemme de Münchhausen – à savoir le fait que tout raisonnement, quel qu’en soit la nature, n’a que trois issues, ou bien la régression à l'infini, ou bien la circularité logique, ou bien encore la rupture, c’est-à-dire le recours ultime à un principe de justification qui n’est pas rationnel[12]. Il est vrai, certes, que des penseurs tels Jürgen Habermas et Karl Otto Apel contesteront une telle affirmation, non sans de bonnes raisons (Habermas, 1987a, 1993, 2001a, 2001b). N’empêche, toutefois, que la difficulté à fournir une fondation en raison de la prétention à l’objectivité ou, à l’inverse, de la récusation du relativisme, en particulier dans le domaine des sciences historiques et culturelles, demeure posée.

D’autant que, comme le soutient Roland Barthes, tout discours tourné vers la reconstruction des phénomènes culturels et sociaux appartenant au passé (philologie, anthropologie, herméneutique, philosophie de l’histoire, etc.) se trouve toujours dans la situation paradoxale consistant à créer (construire) les objets qu’il prétend en fait découvrir dans la réalité (1967, p. 73). Notamment, parce que la réalité à laquelle se réfère l’interprétation de l’historien, par exemple, est produite par cette même interprétation; or, là est la difficulté, la validité de cette interprétation est dite pourtant reposer sur la fidélité (adéquation empirique) de celle-ci à une réalité qui résiderait à l’extérieur de, ou aurait existé avant, cette interprétation. D’où une tension irréductible entre la réalité historique et la construction historique. Tension qui résulte d’un double problème : l’illusion référentielle et l’effet de réel (Scott, 1996).

Partant de la thèse nietzschéenne selon laquelle il n’y a pas de faits en soi, qu’il faut toujours « commencer par introduire un sens pour qu’il puisse y avoir un fait », Barthes fait remarquer que le fait ne peut être définit que d’une manière tautologique dès lors que le langage intervient. En effet, si le noté procède du notable et si le notable n’est que ce qui est digne de mémoire, ce qui mérite d’être noté, alors on comprendra aisément l’accusation de tautologie (Barthes, 1967, p. 73). D’où le paradoxe propre au discours historique : « le fait n’a jamais qu’une existence linguistique (comme terme d’un discours), et cependant tout se passe comme si cette existence n’était que la “copie” pure et simple d’une autre existence, située dans un champ extra-structural » – que l’on considère comme le « réel » (ibid., p. 73). D’où la conclusion de Barthes : seul discours où « le référent est visé comme extérieur au discours, sans qu’il soit pourtant jamais possible de l’atteindre hors de ce discours », « le discours historique est un discours performatif truqué, dans lequel le constatif (le descriptif) apparent n’est en fait que le signifiant de l’acte de parole comme acte d’autorité » (ibid., p. 74). C’est l’illusion référentielle.

Concernant l’effet de réel, Barthes dira que le discours historique ne suit pas le réel; il ne fait que le signifier, « ne cessant de répéter c’est arrivé, sans que cette assertion puisse être jamais autre chose que l’envers signifié de toute la narration historique » (ibid., p. 74). Ainsi, refusant d’assumer le réel comme signifié (ou encore de détacher le référent de sa simple assertion), l’histoire en est venue, au moment privilégié où elle a tenté de se constituer en genre, à voir dans la relation pure et simple des faits la meilleure preuve de ces faits, et à « instituer la narration comme signifiant privilégié du réel » (ibid., p. 75).

3. Archéologie de l’objectivité

Dans Naissance de la biopolitique, tentant de clarifier son point de départ méthodologique – à savoir que les universaux (tels la folie, l’objectivité, la vérité) n’existent pas –, Michel Foucault écrit :

Je n’ai pas étudié […] la pratique gouvernementale réelle, telle qu’elle s’est développée en déterminant ici et là la situation qu’on traite, les problèmes posés, les tactiques choisies, les instruments utilisés ou remodelés, etc. J’ai voulu étudier […] l’instance de la réflexion dans la pratique de gouvernement et sur la pratique de gouvernement […]. […] la manière dont à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement et au plus près en tout cas de la pratique gouvernementale, on a tenté de conceptualiser cette pratique qui consiste à gouverner […] ses différents objets, ses règles générales, ses objectifs d’ensemble. En somme, c’est, si vous voulez, l’étude de la rationalisation de la pratique gouvernementale.

2004, p. 4-5

Par ce point de départ, Foucault montre qu’il a surtout cherché étudier non pas les pratiques réelles de choses telles la gouvernementalité, la médecine, la psychiatrie, la pénalité, etc., mais plutôt l’instance de la réflexion dans ces pratiques, c’est-à-dire les discours sur les objets, les procédés, les règles d’ensemble, les méthodes et les opérations concrètes par lesquelles l’on organise, rationalise et systématise telle ou telle de ces pratiques. Appliquant la même démarche ici, nous chercherons donc à comprendre l’instance de la réflexion et de la rationalisation qui permet, dans la pratique des sciences sociales et humaines, de constituer et de donner une cohérence théorique à quelque chose comme l’objectivité.

Or, à cet égard, ce que Weber appelait les « sciences historiques » – disciplines dites herméneutiques ou compréhensives, disciplines qui reposent à la fois sur l’interprétation et la compréhension du sens pour la constitution de leur objet et sur la reconstruction d’événements passés – nous paraît être un lieu privilégié pour observer cette instance de la rationalisation dans les pratiques de l’objectivité. Manifestement, parce que la définition même de leur objet et de leur méthode requerraient que soient levées dès le départ deux grandes difficultés : d’une part, les doutes persistants quant à la possibilité même d’une saisie objective de ce qui est désormais de l’ordre du passé, et qui ne subsisterait plus seulement qu’à l’état de « traces » et, d’autre part, les doutes quant aux conditions de la possibilité d’une étude scientifique de choses dont on présuppose qu’elles sont fondamentalement traversées et travaillées par l’indétermination et la subjectivité humaines.

Plus profondément encore, l’interrogation sur la « la valeur de vérité », ou encore le fondement de la validité de la connaissance scientifique, c’est-à-dire son « objectivité » demeure, même de nos jours encore, une question incontournable pour toute personne qui s’intéresse à l’épistémologie, la philosophie des sciences, la philosophie de l’histoire, l’histoire, etc. C’est la raison pour laquelle la réflexion sur l’objectivité de la connaissance revient de manière récurrente dans l’histoire des idées, aussi bien dans les sciences sociales et humaines que dans les sciences naturelles. Comme si aucun des traitements antérieurs de la question n’avait réussi, jusqu’à présent, à régler la question[13]. Tel est le cas en philosophie de l’histoire et dans les sciences historiques et culturelles, disciplines particulièrement hantées par la question de l’objectivité, tout comme le sont d’autres disciplines des sciences sociales et humaines (Weber, 1965).

Parler de l’histoire, de sa possibilité comme science, c’est nécessairement soulever le problème de la possibilité d’une écriture utile de l’histoire et de la valeur d’une telle connaissance pour le présent, ce qui signifie que la justification de l’histoire comme science requiert nécessairement la possibilité d’une « déduction transcendantale » (au sens de Kant) de l’objectivité de la connaissance historique[14]. Impossible, en effet, écrit Marvin Eyler, de réfléchir à la question de la vérité dans l’enquête historique sans être confronté au problème le plus important de tous – celui de l’objectivité de l’enquête et de la connaissance historiques :

La mémoire, poursuit-il, permet de nous ménager un accès au passé, mais elle ne nous en donne pas une vision directe. Aussi, la seule chose que nous pouvons affirmer avec certitude, c’est que nous avons un point de contact avec les choses passées. Un point de contact qui nous donnerait, peut-être, la possibilité de présager, dans une certaine mesure, de la forme des choses passées, certes; mais non pas en telle façon que nous puissions attester de l’exactitude de notre reconstruction par une comparaison avec le passé. Aussi, le seul critère de vérité dont nous disposons en histoire, tout comme dans les autres sciences factuelles, c’est la cohérence interne de la croyance que nous établissons sur cette fondation.

W. H. Walsh cité par Eyler, 1974, p. 63

C’est à ce même problème que s’est frontalement heurté Thucydide, père paradoxal de l’histoire[15] – que l’on aime à considérer comme le premier historien au sens moderne du terme – en essayant de justifier la valeur de son récit par rapport aux autres récits qui avaient court à son époque[16]. Récit qui posséderait plus de véracité que ceux des logographes, premièrement, parce que fondé sur des témoignages véridiques (il aurait été lui-même témoin des événements ou bien se serait informé auprès de ceux qui en avait été témoins); deuxièmement, parce qu’il aurait eu l’exceptionnel privilège d’observer les événements des deux côtés de la querelle (objectivité spéculaire ou autopsis) et, finalement, parce que, au rebours des récits merveilleux des logographes et des poètes, son récit livrerait seulement les faits tels quels, en évitant toute élaboration, embellissement ou déformation (Thucydide, 1852, livre I).

Pour Thucydide, ces indications suffisaient pour justifier la supériorité (l’objectivité) de son récit par rapport à ceux des logographes. En effet, écrit, Francisco Murari Pires :

Thucydide postule donc pour son oeuvre une objectivité, la qualité d’une espèce de miroir des événements […] parce que l’oeuvre fonde ses jugements compositifs dans une observation directe des événements. C’est là un attribut d’objectivité spéculaire que l’oeuvre acquiert à cause de sa contemporanéité avec les faits dont elle fait la narration.

2003, p. 129

Cela en raison du fait précisément que Thucydide estimait que la présence cognitive de ses informateurs, lui-même y compris, avait valeur de garantie épistémologique de la validité des prétentions de son récit. Notamment, parce que son récit avait le grand avantage de réduire le plus possible la profondeur temporelle de la mémoire historique, en diminuant la distance qui sépare le temps de l’événement (le passé) du temps de sa narration (le présent) – évitant ainsi les travers des récits des logographes (surcharge mythique, superpositions de sens que la mémorisation du fait acquiert avec l’écoulement du temps, falsifications de la vérité des faits) (ibid., p. 129).

Sans doute. Il n’en demeure pas moins, cependant, que le principe épistémologique invoqué par Thucydide (présence cognitive, autopsis) est bien loin de suffire à fonder l’objectivité de son récit. Non seulement l’objectivité spéculaire qu’il réclame pour son récit, et qu’il considère comme un gage de véracité factuelle, nous semble problématique, car ce qui, selon lui, permet de raconter les événements avec une prétention élevée à la véracité, c’est cela, au contraire, qui rend cette prétention suspecte à nos yeux – il a été exilé par Athènes et, par conséquent, il y a de bonnes raisons de douter de son entière impartialité[17]. Mais en outre se pose aussi la question de l’impartialité de ses informateurs : ceux-ci ont parfois des versions différentes des mêmes événements selon leurs allégeances, parti-pris ou intérêts. Une double difficulté qui met la narration historiographique, écrit encore Francisco Murari Pires, devant une impasse redoutable :

Si petite que soit la distance temporelle entre le temps de l’événement et le temps de la narration, il y a toujours entre ces deux temps l’intervention d’un acte de mémorisation de l’événement. C’est par cette mémorisation que la perception visuelle du sujet qui était présent lors de l’événement transmet sa réalité perceptive traduite selon un récit discursif, lequel informe à son tour la composition narrative de l’oeuvre historiographique. Toutefois, cette intermédiation informative met en avant une singulière aporie dans la constitution d’une histoire qui ambitionne à la véracité factuelle univoque […]. C’est en ce sens que Thucydide, aussitôt qu’il a déterminé l’orientation par laquelle il composerait dans son oeuvre le récit des actions pratiquées dans la guerre, affirme : Il fallait de la peine pour les trouver, car les témoins de chaque action ne disaient pas la même chose sur les mêmes actions, leurs paroles dépendaient de leur parti pris ou de leur mémoire.

2003, p. 129-130

Pourtant, de la solution à cette aporie, Thucydide ne dit rien : c’est au lecteur de démêler les choses; de savoir comment, dans quelle mesure et jusqu’où une reconstruction historique, procédant de ces éléments, peut être dite « valide » (objective)[18]. Ce qui est clair, en revanche, c’est qu’il y a manifestement chez Thucydide un changement – conscient et assumé – de registre de justification de la « véracité » de la narration historique : non plus, comme chez les poètes et logographes, par l’évocation de telle ou telle muse ou par des emprunts à la tradition mythologique, mais par une stratégie rhétorique consciente dont la finalité est de circonscrire un horizon de validité « supérieur » – un horizon de validité fondé sur la présence cognitive (autopsis) et l’exactitude factuelle. À l’horizon de validité qui avait été jusque-là le fondement de la légitimité de la narration historique, Thucydide opposera un changement de registre, lequel coïncidera à la mise en place d’une modalité nouvelle de légitimation de la validité de la reconstruction historique – la fidélité à la nature comme critère de l’objectivité du récit.

Mais ironie terrible que celle du temps qui s’écoule, en effet, car ce qui, pour Thucydide, devait servir de garantie de l’objectivité de son récit – l’autopsis et le fait de rendre compte du passé sans embellissement ni idéalisation – allait se révéler, quelques siècles plus tard, être une approximation très imparfaite des nouvelles formes de la fidélité à la nature qui s’imposeront. Ce qu’il convient de retenir sur ce point, en somme, c’est que le nouveau registre de justification de l’objectivité que Thucydide contribuera à mettre en place, à l’encontre du registre antérieur, n’est somme toute qu’une modalité, parmi d’autres, du même régime de l’objectivité entendue comme fidélité à la nature.

4. L’objectivité historique, un idéal renouvelé

Ces propos font écho à ceux d’Heather Douglas pour qui « objectif » et « objectivité » sont parmi les termes les plus utilisés en épistémologie; ils sont pourtant les moins bien définis[19]. D’une part, ces termes recouvrent des significations fort diverses[20] et, de l’autre, les historiens connaissent depuis fort longtemps la situation paradoxale de leur discipline par rapport à l’objectivité (Novick, 1988).

Déjà, en 1954, écrit Berkhofer, le Guide d’histoire américaine de Harvard attirait l’attention des futurs historiens sur le problème de l’objectivité en ces termes :

À supposer qu’existe une machine à remonter le temps. Supposons en outre que l’historien puisse l’utiliser à volonté pour remonter le temps. Il n’empêche que, même dans de telles conditions, le même historien retrouverait, en sortant de sa machine, exactement le même problème d’interprétation qu’il croyait avoir laissé en arrière en embarquant dans la machine.

Berkhofer, 1995, p. 64

La conséquence est évidente : le cercle herméneutique (le problème de l’interprétation) demeure entier, même pour celui qui peut être « devant » la « réalité » historique – puisqu’il faudra encore qu’il en rende compte par l’interprétation. Ce problème, nous l’avons vu, était déjà celui de Thucydide, et il est toujours celui de l’historien.

En outre, et les historiens le savent bien, le fait que l’histoire soit révisable, la révisabilité de principe du savoir historique impose également de prendre acte de toute la complexité et de toute l’ambiguïté inhérentes au travail d’élaboration des faits, ce qui impose, en l’occurrence, de s’accommoder de l’idée de plausibilité plutôt que de celle de vérité, et de procéder à partir de jugements qui tiennent compte des changements disciplinaires de standards, de procédures et de cohérence.

Ce qui fait dire à Thomas Haskell que, sans pour autant récuser l’idéal d’objectivité, il faut cependant reconnaître que la question de l’objectivité se pose en d’autres termes aujourd’hui : l’objectivité ne doit pas être vue comme une qualité ou une propriété donnée. Elle est une exigence qui pousse l’historien à ne pas se satisfaire du monde tel qu’il lui apparaît familièrement; elle est ce qui l’incite à formuler des visions alternatives du monde, plus ouvertes, plus inclusives et moins égocentrées. Bref, elle est exigence de détachement, de distanciation et d’impartialité (Haskell, 1990, p. 132). Elle n’est certes pas fondamentalement différente du détachement, de l’équité et de l’honnêteté, écrit Haskell, mais elle est également autre chose : notamment, le produit de l'extension et de la consolidation de ces mêmes précieuses vertus ascétiques (ibid., p. 133). Aussi, contrairement à Novick qui récuse la valeur de l’idéal d’objectivité, Haskell insiste :

Mon impression est que, parmi les membres influents de la profession d'historien, le terme même objectivité a depuis longtemps perdu les liens qu’il avait avec le fait d’être dépassionné, indifférent et neutre [...]. À mon avis, ce que les historiens sophistiqués entendent par ce terme aujourd'hui a bien peu de choses à voir avec neutralité, et beaucoup plus à voir avec une orientation culturelle dans laquelle la neutralité, le désintéressement et autres qualités semblables étaient en bonne place au XIXe siècle.

ibid., p. 131

Selon Haskell, en effet, si l’objectivité se réduisait à la simple neutralité – ainsi que le soutiennent ses critiques –, alors cela ne vaudrait même pas la peine de la défendre. Mais, dans la mesure où elle va bien au-delà de la neutralité, dans la mesure où elle est précisément l'expression de la dimension ascétique de la vie dans les affaires intellectuelles, elle mérite effectivement qu’on la défende. Parce que, et c’est là une formule admirable, « l’ascétisme n'est pas seulement “commun à toute la culture”, il est l’élément “culturel” dans la culture; car là où il y a culture, il y a nécessairement ascétisme » (ibid., p. 131-132).

Comme le montre l’analyse qui précède, et en dépit des nombreuses critiques qui en ont été faites, l’objectivité n’en possède pas moins une série de significations précises, et, à ce titre, exerce une action efficace sur les pratiques, les méthodes, les procédures et l’institution mêmes de la science. Dans cette perspective, elle doit être entendue en un double sens : premièrement, comme idéal régulateur – idéal qui délimite de manière précise ce que doit viser le scientifique et les exigences à respecter pour y parvenir –, comme un horizon de sens vers lequel le scientifique doit tendre de toutes ses forces; deuxièmement, comme un idéal ascétique, l’objectivité étant « à l’épistémologie ce que l’ascétisme extrême est à la moralité » (Jouvenet, 2009, p. 431-434).

Aussi, véritable mise à la raison du scientifique, arraisonnement du regard, de l’enregistrement des données, de la description, l’objectivité est alors à comprendre comme méthode ou, mieux encore, comme technique de soi, à la fois manière d’être et de faire, norme du comportement et du travail scientifique, sorte d’impératif scientifique. Foucault l’a bien montré par ses analyses sur les techniques de soi et les exercices spirituels et pratiques que, de l’Antiquité à la Renaissance, devaient pratiquer aussi bien le croyant que l’étudiant pour parvenir à la vérité et à la maîtrise de soi. En effet, parce que la connaissance implique elle-même des jeux de pouvoirs, de connaissances et de vérités, le sujet connaissant doit, s’il veut atteindre cette connaissance, effectuer un double travail (extérieur et intérieur) sur, d’une part, les normes, les règles, les procédures et les mécanismes de contraintes objectives et externes au scientifique et, d’autre part, les techniques de soi (ensemble d’exercices et de procédures) par lesquelles le sujet lui-même se modifie, se transforme et se contraint à être d’une manière spécifique[21].

Nous voilà ainsi en accord avec Bruno Latour :

Le vocable « objectif » qui devait diriger le mieux l’attention vers ce qui échappe à toute discussion parce qu’il permet d’être le plus indifférent aux valeurs, nous ramène immanquablement vers un appel aux plus hautes valeurs. On croyait parler d’épistémologie, nous voici en pleine philosophie morale!

2012b, p. 10

C’est que l’histoire de l’objectivité, contrairement à ce que l’on croit souvent, n’est pas seulement l’histoire de l’avènement d’une idée; c’est, plus généralement, à la fois une histoire des pratiques de la science – histoire de l’ethos scientifique ou pratique ascétique de la connaissance –, une histoire des manières « légitimes » de faire de la science – c’est-à-dire des modalités de dévoilement et de représentation du réel, des régimes successifs de la véracité –, et, finalement, une histoire des représentations « légitimes » du sujet connaissant – des différentes manières dont on s’est représenté le sujet de la connaissance, puisqu’en effet le sujet (la manière dont il est conçu) a toujours constitué une des préconditions nécessaires du savoir.

Le savoir de l’objectivité ou le désenchantement d’un idéal

Comme nous l’avons vu, la notion d’objectivité, tout comme celle de vérité scientifique, est une notion historique en ce sens que notre conception moderne de l’objectivité n’a pas toujours existé dans l’histoire. Elle est apparue à un moment précis, et elle a également eu tendance à se transformer et à se complexifier au fur et à mesure des développements des sciences. Ce qui suggère, deuxièmement, de voir cette notion bien plutôt comme un idéal régulateur, comme un objectif que l’on ne peut réaliser que comme une procédure ou une méthode. Finalement, les analyses antérieures ont montré que l’objectivité n’est pas seulement une idée, mais également une manière de faire, de penser et d’être, autrement dit, un éthos spécifique. Elle est l’ascèse fondamentale de notre culture moderne.

En ce sens, écrivent Daston et Galison, la notion d’objectivité comporte trois dimensions essentielles. Une dimension négative consistant en l’élimination ou l’atténuation de la présence médiante de l’observateur, l’auto-exercice d’une discipline du jugement et des sens. Une dimension positive consistant d’abord en une exigence d’exactitude, de patience et de persévérance, et ensuite en un véritable ascétisme de la besogne et de l’acuité sensorielle. Une dimension éthique, finalement, qui consiste en un ascétisme de la vision et une ascèse de la maîtrise de soi, un héroïsme pour ainsi dire de l’autodiscipline.

Comme l’a montré Foucault, la connaissance, ou du moins ce que nous entendons par connaissance objective des choses, n’est pas pensable sans une certaine forme de subjectivation – les subobjectivités de Bruno Latour (2012b, p. 12). C’est donc dire que l’objectivité est impensable sans le sujet (la subjectivité), le je pensant et connaissant, lequel serait tenu, pour ainsi dire, d’« annuler » sa présence et son effet dans le processus de constitution de la connaissance. Un effacement de soi qui suppose nécessairement certaines formes de renonciation à soi (ascétisme) impliquant une manière bien spécifique de savoir dire les choses, une manière précise aussi de savoir scruter les choses afin de voir vraiment, une manière bien particulière de savoir utiliser ses facultés afin de penser juste et, finalement, une manière spécifique de savoir agir (démarches, protocoles, règles, méthodes, etc.).